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La Grève générale

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Collectif dont
L’Ère nouvelle de mai 1901Numéro 1 (p. 5-12).

LA GRÈVE GÉNÉRALE

Il y avait assez longtemps que je n’avais eu le plaisir de converser avec mon ami Louis Lepage, quand, samedi dernier, embarrassé que j’étais pour rédiger l’article de fond de notre petite feuille, je me décidai à me rendre chez lui. Autrefois, nous nous voyions plus souvent, mais Louis Lepage habite actuellement dans la banlieue, forcé qu’il a été de s’y réfugier par la cherté des loyers. On construit de belles maisons dans les quartiers excentriques de Paris, de vastes bâtiments avec des pièces parquetées, des cuisines claires, de larges fenêtres par où pénètrent l’air et le soleil, seulement, car il y a un seulement ; seulement, dis-je, les propriétaires oublient de mettre les loyers de ces beaux logements à la portée des ouvriers qui habitent le quartier, de sorte que ceux-ci, chassés de plus en plus vers les fortifications, finissent par les franchir.

Comme c’est son habitude le samedi soir, je trouvai Louis Lepage en manches de chemise, assis devant la table de bois noir qui lui sert de bureau et plongé dans une profonde lecture. J’avais oublié de vous dire que mon ami est un militant du socialisme révolutionnaire. Tout comme moi et depuis bien plus longtemps que moi, il est parfaitement convaincu que le prolétariat n’a rien à attendre de la société telle qu’elle est constituée et que seule une transformation radicale de cette société capitaliste et égoïste peut rendre possible l’avènement d’une humanité meilleure.

Je trouvai Lepage absorbé dans la lecture de plusieurs hebdomadaires du Parti, ou pour mieux dire des Partis, car chacun sait que le socialisme comprend un nombre très grand d’Écoles, qui le plus souvent ne s’entendent pas et qui quelquefois se disputent la direction du mouvement de l’émancipation prolétarienne, de sorte qu’on ne saurait dire parfois si c’est l’émancipation en elle-même ou la direction qu’ils ont le plus à cœur.

Dès qu’il m’aperçut, Lepage leva les yeux :

— Quoi de neuf ? lui dis-je.

— Pas grand’chose. La querelle du Petit Sou avec la Petite République, ou la polémique, comme vous voudrez… J’étais en train de lire un article du Socialiste où Jaurès se trouve encore pris à parti.

— Assez, lui dis-je. Il y a d’autres questions plus sérieuses que ces querelles de boutiques dont se réjouit la bourgeoisie et les tenanciers d’échoppes de toute sorte. C’est de la Grève Générale dont je voudrais vous entretenir.

— La Grève Générale ?

— Certainement, n’est-ce pas dans trois jours, le 1er mai ? ce premier mai qui, entre parenthèses ne la verra pas plus naître cette année que les précédentes. Ne vient-elle pas d’être discutée au Congrès de Lens ? Les travailleurs ont là une arme assez terrible pour qu’ils ne la dédaignent pas…

— Vous avez raison, interrompit Lepage, tandis que les yeux noyés dans l’espace, il réfléchissait, vous avez raison, car de son emploi dépendrait, tout au moins pendant de longues années, l’émancipation de notre classe. Si elle réussissait, qui pourrait prévoir ses résultats ? Si elle échouait, la défaite serait peut-être irréparable pour le prolétariat ruiné, saigné à blanc, brisé par les privations et la souffrance ; en admettant que, poussé à bout, il n’eût pas fourni aux Lebels qui, eux, ne chôment pas un facile prétexte pour s’exercer sur terre française.

— D’ailleurs continua Lepage, qui me regardait fixement maintenant comme s’il eût voulu que ses arguments se gravassent sur mon cerveau, d’ailleurs, il ne s’agit plus là d’une de ces grèves de peu d’importance, d’un de ces conflits locaux qu’une cotisation minime des travailleurs syndiqués de la même coopération pourrait soutenir de longs mois le cas échéant. Ce dont les promoteurs de la Grève générale des mineurs ne s’imprègnent pas assez, c’est qu’il s’agit par l’étendue et l’importance de la manœuvre d’arrêter ou tout au moins de paralyser le mouvement commercial et industriel de tout un pays pour amener le capital et par suite le gouvernement à capituler.

Ce serait superbe, si les capitalistes consentaient à céder, mais c’est une habitude qui leur fait malheureusement défaut. De plus, est-on bien sûr que ces messieurs ne trouveront pas dans le stock actuellement disponible le combustible qui leur est nécessaire et cela pour longtemps encore. Est-on bien sûr qu’à défaut de ce stock, ils n’auront pas recours aux pays voisins ou à l’Amérique ?

Rien à faire dans ce cas et il a été prévu par les capitalistes. Il faudrait tout d’abord s’assurer de la coopération des mineurs de l’étranger ou tout au moins, des employés affectés aux industries de transport. Est-on certain que les uns ou les autres se solidariseront avec nos mineurs ?

— Tout cela, poursuivit Lepage, de l’air d’un mathématicien qui vient victorieusement de résoudre quelque ardu problème, tout cela sans compter qu’il faut avoir sous la main quelques petits millions en réserves monétaires ou en approvisionnements qui permettraient de faire face aux exigences de la situation, car si, à la rigueur, quelques dizaines de milliers de francs suffisent pour subventionner un petit conflit local, quelle somme faudra-t-il pour soutenir la grève de toute une corporation jusqu’au moment où, le stock mondial s’épuisant, il ne restera plus aux puissantes compagnies qu’à s’incliner ?

Et les jaunes, les non-syndiqués ; les jaunes auxquels les bourses des nationalistes et des antisémites demeurent aussi ouvertes que les portes des usines ou les puits des mines ? A-t-on réfléchi à cela ? Non, non, le prolétariat n’est point mûr pour la Grève Générale, et les travailleurs le comprennent si bien que votée ou non ils se rangeront aux vues de la majorité des Congressistes de Lens.

Tout à coup, Lepage se leva, comme illuminé par une révélation intérieure, secoué par une violente émotion, presque l’air d’un prophète avec son visage de vieux militant.

— Et puis, voulez-vous que je vous dise l’fin mot, jamais une Grève Générale ne réussira tant q’vous verrez les travailleurs débattre leurs intérêts chez l’mastroquet. V’s’entendez, jamais. Rien qu’avant-hier, j’ai carrément refusé d’assister à notr’réunion syndicale d’quartier, que les amis ont voulu à tout prix avoir chez Faurtrinque, le liquoriste d’la place. Est-ce qu’ils peuvent pas se réunir ici ? Pourquoi faire s’ingurgiter un tas d’liqueurs, d’l’absinthe, du rhum ou autr’saletés pareilles pour discuter nos revendications ; ça, dans l’arrière boutique, tandis que les patrons ou les ronds-de-cuir font leur manille dans la salle. Tenez, vos statisticiens, y me font tordre. Y en a pas un encore qui nous ait fait le calcul de c’que d’puis dix ans les ouvriers ont englouti en boissons, en tabac, au jeu, en lectures idiotes ou avec les d’moiselles q’arpentent le trottoir. J’me demande par exemple la masse de coopératives de production qu’on aurait pu établir et soutenir avec ça ?

Je n’avais jamais vu Lepage ainsi transporté. Il était réellement superbe. Je serrai chaleureusement sa forte main de mécanicien et je compris, mieux que jamais en le quittant, que plus vite il se dressera en face du capitalisme tout puissant, un prolétariat conscient de sa force et de sa valeur morale, imprégné de justice et de solidarité, ayant une claire notion de ses droits et de ses devoirs, délivré des vices et des passions qui déshonorent l’individu, plus vite la victoire ne tardera pas à être de son côté, car la justice triomphe toujours de l’injustice.

É. Armand.