La Grève générale et la Révolution

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Groupe de propagande par la brochure (p. 1-24).


Aristide BRIAND


La Grève Générale
et la Révolution


Discours sténographié (in-extenso) et revu, par l’orateur.
Prononcé devant le Congrès du Parti Socialiste
en Décembre 1899

INTRODUCTION


Lors de la première édition de ce discours, le Comité de la Grève Générale le faisait précéder de l’appel suivant :

Camarades,

Malgré une opposition acharnée, et pour ainsi dire systématique, la conception de la Grève générale avait fait, sous l’influence des décisions corporatives, de tels progrès dans le monde des travailleurs syndiqués, que le Congrès général du Parti Socialiste a dû se décider à donner son adhésion quasi-unanime à ce mode d’action révolutionnaire.

Il a compris que le prolétariat, las des vagues formules déclamatoires, des vaines protestations révolutionnaires, exigeait maintenant autre chose que des mots.

Le Comité de la Grève générale, fondé de pouvoir des Congrès nationaux ouvriers, croit avoir le droit de se féliciter d’un tel résultat auquel sa propagande active, incessante, n’a certes pas été étrangère.

En prenant la résolution de publier le discours prononcé par le citoyen Aristide Briand devant le Congrès du Parti socialiste, le Comité est certain de répondre au désir que lui ont maintes fois manifesté les militants de posséder une brochure sur la Grève générale où pourrait s’alimenter leur propagande.

Tous les travailleurs savent le zèle infatigable avec lequel, sans se laisser rebuter un seul instant par les attaques passionnées de ses adversaires, le citoyen Aristide Briand, qui s’est fait le champion de cette idée a, par la plume et la parole, mené campagne en faveur de la Grève générale.

Son discours devant le Congrès du Parti socialiste était déjà un exposé clair, précis, éloquent, de tous les arguments qui militent en faveur de ce mode d’action révolutionnaire. Cependant, le citoyen Briand a tenu à y ajouter ceux que la limitation de temps imposée aux orateurs ne lui avait pas permis de développer.

Tel que nous le publions, ce discours est maintenant un plaidoyer irrésistible en faveur de la Grève générale. Nous ne saurions trop engager les travailleurs à le lire et à le méditer.

Ils y puiseront énergie et confiance en y trouvant, lumineusement indiquée, la voie qui mène à l’Émancipation.

Vive la Grève Générale !

LE COMITÉ.




Discours sur la Grève Générale
prononcé
par M. Aristide BRIAND
Au Congrès général du Parti Socialiste Français
(Décembre 1899)

 CITOYENS,

La Grève générale est une conception à laquelle j’ai tout particulièrement consacré mes efforts de propagande et que je me félicite d’avoir fait adopter par le premier Congrès corporatif auquel elle fut soumise. Ce sont des antécédents qui m’imposent en quelque sorte un devoir de paternité que vous voudrez bien me permettre de remplir sans trop m’interrompre. Je vous assure, dès maintenant, que je m’efforcerai de ne rien dire qui puisse être pris en mauvaise part par l’une ou l’autre des fractions de cette assemblée.

Je fais, dès à présent, cette déclaration que je ne suis pas, sur ce point de l’ordre du jour, en communion d’idées avec tous mes camarades de l’organisation à laquelle j’appartiens, la Confédération des Indépendants, car je ne voudrais pas que le Congrès pût supposer que je prends ici la parole en son nom.

Citoyens, j’ai demandé, hier, que cette question de la Grève générale, fut traitée à part. J’estime, en effet, qu’elle mérite les honneurs d’une discussion particulière. D’abord, elle est vraiment intéressante en elle-même ; ensuite, le Congrès du Parti socialiste aura ainsi l’occasion de marquer sa déférence envers les Congrès des organisations syndicales, tenus à Marseille, à Nantes, à Limoges, à Rennes, qui se sont prononcés affirmativement sur cette question. Il est déjà fâcheux, à mon avis, que sous l’influence des préoccupations exclusivement politiques, certains de nos camarades parmi les meilleurs, les mieux écoutés, aient cru devoir, dès l’abord, écarter la conception de la Grève générale avec un dédain qu’elle ne méritait pas.

De deux choses l’une, en effet : ou les Congrès ouvriers ont eu raison d’adopter cette tactique, ou bien ils ont eu tort. Dans les deux cas, il est de toute nécessité que les partisans de la Grève générale viennent dire pourquoi ils l’ont préconisée ; que, d’autre part, ceux qui en sont les adversaires et l’ont combattue, exposent les raisons qui la leur ont fait rejeter. Le Congrès jugera. Mais il est absolument indispensable et urgent que le prolétariat soit renseigné, afin qu’il puisse s’écarter au plus vite de la voie où, sur mes conseils et ceux de quelques-uns de mes amis, il s’est engagé, si elle est jugée mauvaise et dangereuse.

Vous me permettrez, citoyens, de persister à croire qu’elle est bonne et féconde, et d’espérer que le Parti socialiste tout entier s’y engagera avec le prolétariat, j’ose même dire à la tête du prolétariat. (Vifs applaudissements.)

Citoyens, si paradoxale que cette déclaration puisse vous paraître, et au risque de frapper d’étonnement ceux de nos amis du Parti ouvrier français qui, depuis le Congrès de Marseille, m’ont-infligé le sobriquet ironique de « général gréviste », je tiens à déclarer, dès le seuil de cette discussion, que je suis personnellement plutôt hostile à la grève. Je ne suis pas un prêcheur de grève… (Protestations et exclamations diverses.) Citoyens, n’interrompez pas déjà ; j’apporte dés arguments, je vous en prie, écoutez-les.(Protestations et applaudissements.)

Je ne suis pas partisan de la grève, j’entends de la grève partielle. Je la juge néfaste, et même quand elle donne des résultats, je considère qu’ils ne compensent jamais les sacrifices consentis. La grève partielle est presque toujours vouée à l’impuissance, parce que les ouvriers engagés dans un conflit ne se trouvent jamais, en réalité, aux prises avec des patrons isolés. Les travailleurs en grève sont bien réellement isolés, eux, même quand ils ont l’aide morale et matérielle du prolétariat. Qu’est cet appui à côté de celui que trouvent les patrons auprès des pouvoirs publics ? Le patron n’est jamais seul ; il a toujours avec lui, pour lui, tous les moyens de pression dont dispose sa classe, l’ensemble des forces sociales organisées : magistrature, fonctionnaires, soldats, gendarmes, policiers. (Vifs applaudissements.)

Une Voix. — Et le Ministère ! Et Millerand !

Le citoyen Briand. — Vous avez pu faire, sur la première question, les personnalités qui vous tenaient au cœur. Vous avez eu largement le temps d’écouter vos sentiments particuliers. Je vous en prie, sur une question spéciale comme celle-ci, faites trêve à votre animosité ; ne mêlez pas la personne d’un camarade à une discussion dans laquelle elle n’a plus rien à faire. (Vifs applaudissements.)

Citoyens, étant donnée cette situation : d’une part, le patronat toujours engagé tout entier dans chaque grève, et cela d’une manière effective ; d’autre part, le prolétariat, toujours isolé dans les conflits économiques, qu’est-il arrivé ? Après un certain nombre d’expériences, il est arrivé que les travailleurs conscients se sont rendu compte de l’inutilité, tout au moins de l’insuffisance de leurs efforts. Ils en sont venus très vite à se demander s’il ne serait pas possible de tirer un meilleur parti de l’organisation syndicale.

Le résultat de leurs réflexions a été ce qu’il devrait être ; il les a conduits instinctivement à la conception de la grève générale ; en sorte qu’il m’a suffi, soit dans les conférences, soit dans les congrès, de la dégager en une formule précise pour me trouver aussitôt en communion d’esprit avec les représentants du prolétariat organisé.

Le secret de la force de cette idée réside en ceci, qu’elle est venue au monde du travail apportée par l’évolution économique elle-même. Et je dis à l’avance qu’il n’est pas possible, entendez-moi bien, au point de vue économique tout au moins, de ne pas être partisan de la grève générale quand on l’est de l’organisation syndicale. (Vifs applaudissements)

Quel est effet le point culminant de l’organisation syndicale ? Doit-elle se borner à la création de Syndicats, voire de Fédérations plus ou moins nombreuses ? Non, n’est-ce pas ? Lorsque vous conseillez aux travailleurs de se grouper en Syndicat, aux Syndicats de se grouper entre eux, vous envisagez une vaste organisation définitive dans laquelle seraient représentées toutes les forces du travail. Vous n’avez pas la pensée qu’elle s’arrêtera à la Fédération des mineurs, des métallurgistes, des ouvriers du bâtiment : vous espérez qu’à un moment donné, toutes ces Fédérations de métiers seront elles-mêmes fédérées entre elles dans une Confédération générale du travail.

Or, citoyens, quand vous allez, vous, militants, — et cela est arrivé à la plupart de ceux qui assistent à ce Congrès, — quand vous allez préconiser la création d’un Syndicat, vous ne vous reconnaissez pas le droit de conseiller aux futurs syndiqués d’exclure de leurs préoccupations, de bannir de leurs statuts l’éventualité de la grève. Vous prévoyiez qu’à un moment donné, un conflit entre le patron intéressé et ce syndicat peut devenir aigu, au point que, pour le régler, il faudra nécessairement recourir à la grève. Vous n’engagez pas les travailleurs à la faire, mais vous les invitez, et c’est votre devoir, de s’en préoccuper comme d’une éventualité qui peut s’imposer à eux.

Si vous admettez ce principe, vous êtes engagé. Il ne vous est plus possible de vous dérober, il faut que vous alliez jusqu’au bout. (Vifs applaudissements.)

Imaginez, en effet, qu’au lieu de vous adresser à des Syndicats en formation, vous avez à parler devant les représentants de la Confédération générale de toutes les forces du travail organisées. Envisageant les divers modes d’action qui peuvent s’imposer à eux pour assurer le triomphe de revendications communes à tout le prolétariat, ne seriez-vous pas amenés fatalement à leur dire :

— Quand vous aurez fait vos sommations au patronat, quand vous aurez constaté qu’il reste irréductible devant la légitimité de vos revendications, alors, de même qu’en pareille circonstance s’impose à l’examen du syndicat, la pénible éventualité de la grève partielle, s’imposera aussi à votre examen l’éventualité plus redoutable, mais plus féconde, de la grève générale… (Vifs applaudissements) de la grève générale qui, en face du patronat, mettra debout, pour la première fois, le prolétariat tout entiers. (Vifs applaudissements.)

Le citoyen Filliol. — Voilà la révolution accomplie ! (Exclamations et protestations.)

Le citoyen Briand. — Je serais très heureux que cette ironie pût se traduire à la tribune en objections sérieuses. J’attends que les adversaires de la grève générale viennent exposer les raisons qui leur ont, dès l’origine, fait considérer cette idée comme une utopie. Je considère, moi, qu’elle est, au contraire, essentiellement pratique.

Elle est utopique, dites-vous ? Mais si vous persistez à la juger telle, il faudra que vous veniez à déclarer ici que vous considérez aussi, comme vouée d’avance à l’insuccès toute tentative pour déterminer un courant profond de solidarité ouvrière ; il faudra que vous disiez que le mouvement syndical est condamné à n’atteindre jamais son complet développement, que vous tenez les travailleurs pour trop inconscients pour former à un moment donné une Confédération générale. (Vifs applaudissements.) Eh bien, moi, j’ai plus de confiance en eux, et je reste convaincu que, la propagande aidant, les syndicats se multipliant, prenant chaque jour notion plus nette de leurs intérêts et de leurs devoirs, les travailleurs réaliseront l’union, comme nous sortirons nous-mêmes unifiés de ce Congrès. (Vifs applaudissement). Oui, un jour, tous les travailleurs étroitement groupés sur le terrain syndical opposeront une force irrésistible à ce patronat qui n’a pas attendu, lui, qu’ils prissent conscience de leurs intérêts pour s’unifier contre le prolétariat. (Vifs applaudissements et acclamations.)

Je n’insiste pas sur ce point spécial de la question. J’arrive au second point de vue, celui qui fera, sans doute, l’objet principal de la discussion, sur lequel on peut faire des réserves, élever des objections : le point de vue politique et révolutionnaire. La nouvelle tactique, en effet, n’a pas pour but unique, exclusif, de servir les intérêts purement économiques. Elle peut être, le cas échéant, employée, avec autant d’efficacité, à la défense des libertés politiques que le prolétariat considère, à juste titre, comme la condition expresse, essentielle, de son émancipation définitive. C’est, du reste, dans cet esprit que, pour la première fois, au Congrès corporatif de Marseille, fut votée en 1892 l’organisation de la grève générale.

Tout à l’heure, pendant que je faisais entrevoir la possibilité d’une pareille bataille engagée entre le salariat et le patronat, des camarades disaient : « Ce serait la Révolution ! Eh bien ! oui, je le dis aussi, je le crois fermement, la grève générale ce serait la Révolution… » (Vifs applaudissements) Mais la Révolution sous une forme qui donne aux travailleurs plus de garanties que celles du passé en ce qu’elle les expose moins aux surprises, toujours possibles, des combinaisons exclusivement politiques.

Victorieux par la grève générale, le prolétariat garde les positions conquises qu’une organisation préalable, conforme, adéquate à l’évolution même, née d’elle, lui permet d’administrer lui-même sans avoir besoin, comme jadis, de confier à d’autres le soin, toujours délicat, de tirer parti de la victoire.

Ce n’est plus une révolution autour de formules décevantes, il ne s’agit plus non seulement pour le peuple de conquérir la faculté puérile et chimérique d’inscrire au fronton des monuments publics ses droits à la liberté, à l’égalité, à la fraternité. C’est une révolution dans les choses qui permet, enfin, à l’homme de passer du domaine des mots dans celui des réalités. (Applaudissements.)

L’opposition passionnée faite par les hommes les plus éminents du parti ouvrier français à la conception de la Grève générale est d’autant moins compréhensible que les marxistes, ont toujours attribué à l’évolution économique une influence décisive sur la modification des milieux sociaux. Marx n’a-t-il pas surtout fondé l’espoir de la prochaine révolution sur la situation antagonique qui résulte du caractère privé du mode d’appropriation opposé au caractère social du mode de production ?

Imbus de ces principes, comment des hommes comme Guesde et Lafargue ont-ils pu juger utopique et décevante l’idée d’une Grève générale, dont la conséquence serait la main-mise sur les instruments de production par ceux-là mêmes qui sont déjà systématiquement organisés pour les actionnaires ? Et si jamais révolution doit affecter le caractère de la lutte de classes, je vous le demande, citoyens, n’est-ce pas celle-là ?

Je prévois qu’on me fera cette objection : « Mais si la Grève générale, c’est la Révolution, pourquoi ne pas aller droit au but, en préconisant directement la Révolution ? Si les travailleurs étaient prêts pour la Grève générale, n’est-ce pas qu’ils le seraient aussi pour la Révolution ? » D’autres diront : « La Révolution ne s’organise ni ne se décrète, elle ne dépend pas de la volonté des individus ; elle est le résultat de circonstances, le point culminant de l’évolution : elle s’impose aux hommes… » Vous voyez que je n’essaie pas d’esquiver les difficultés de la discussion.

Je conviens, citoyens, que la Grève générale, la Révolution, ne peuvent être décrétées d’avance pour une date ferme ; je conviens que la Révolution, malheureusement, ne dépend pas de quelques bonnes volontés, sans cela, il y a longtemps que vous l’auriez faite. : Je ne nie pas le rôle prépondérant de l’évolution et des circonstances. (Vifs applaudissements). Mais je crois — c’est une réserve que je tiens à faire car je ne suis pas fataliste — que la volonté humaine peut hâter la marche de l’évolution et contribuer puissamment à accoucher les circonstances.

Il n’est pas douteux que, dans le passé, bien des circonstances révolutionnaires se sont présentées, dont les hommes, faute de préparation suffisante, n’ont pas su tirer parti. Le prolétariat a pu être souvent enclin à la révolte, sans aller jusqu’à la révolution faute de moyen. En lui offrant le moyen, la Grève générale a précisément pour but de dégager ses bonnes dispositions latentes.

Enfin, jadis, on pouvait inciter le peuple à la révolution. Ces exhortations ne le laissaient pas sceptique ; elles évoquaient à son esprit le souvenir des barricades, des piques, des fusils qu’on se procure au hasard. Quand vous dites à l’opprimé « Révolte-toi ! » il vous montre d’un geste découragé les immenses avenues qui déconseillent la barricade ; il vous demande si vous avez des fusils à lui donner pour répondre à ceux de la bourgeoisie. (Vifs applaudissements et acclamations.)

Conseiller à nos militants de faire la révolution ? Ah ! citoyens, ils en ont bien l’envie, si cela ne dépendait que d’eux, ils seraient bien vite dans la rue. Ils n’y vont pas parce qu’ils prévoient comment ils y seraient reçus… (Vifs applaudissements), parce qu’ils savent bien que leurs efforts seraient noyés dans le sang…

Une Voix. — Comme en 1871 !… (Applaudissements.)

Le citoyen Briand. — Ils comprennent que la révolution de demain, celle qui émancipera le prolétariat, ne peut être efficacement tentée par les vieux procédés révolutionnaires. Non pas, camarades, que je les réprouve. Je suis de ceux qui se feront toujours scrupule de décourager les bonnes volontés sous quelques formes elles se manifestent (Applaudissements.)

Allez à la bataille avec le bulletin de vote si vous le jugez bon, je n’y vois rien à redire. J’y suis allé, moi, comme électeur, j’y suis allé comme candidat, et j’y retournerai sans doute demain. Allez-y avec des piques, des sabres, des pistolets, des fusils : loin de vous désapprouver, je me ferai un devoir, le cas échéant, de prendre une place dans vos rangs. Mais ne découragez pas les travailleurs, quand ils tentent de s’unir pour une action qui leur est propre, à l’efficacité de laquelle ils ont les plus sérieuses raisons de croire. Car enfin, citoyens, la réussite d’une révolution dans l’état actuel des choses, à quoi tient-elle ? (Une voix : À l’anarchie !) Ah ! non, certes ! Elle tient surtout, de même que la réussite des guerres modernes, à une question de mobilisation.

Si une Révolution éclatait aujourd’hui dans la forme ancienne, à Paris d’abord, puis successivement dans chacune des villes où nous avons des amis, où nos idées ont progressé, la classe bourgeoise, grâce aux moyens de transports dont elle dispose, avec une armée facilement mobilisable, aurait bien des chances pour étouffer successivement, au fur et à mesure qu’elles se produiraient, nos tentatives de révolte.

Une Voix. — Voyez la Commune.

Le citoyen Briand. — Eh ! oui, citoyens, et la Commune a été vaincue, c’est surtout parce qu’elle a été isolée dans Paris. (Applaudissements.) Avec la Grève générale, un pareil inconvénient n’est pas à craindre. C’est presque simultanément, sur tous les points du territoire, que la bataille s’engagerait. La mobilisation des travailleurs serait aussi rapide que celle des soldats, et c’est partout à la fois que la bourgeoisie aurait à faire face au danger.

Puis, la Grève générale présente sur les autres procédés révolutionnaires, un autre avantage incontestable. Elle donne aux travailleurs plus de confiance et de courage. Il faut compter avec la faiblesse humaine. Ce n’est jamais d’un cœur léger que l’homme se jette dans la mêlée. Au moment où il va quitter sa maison pour prendre part à la lutte, s’exposer peut-être à la mort, il y a des sentiments qui le disputent à la révolte et le retiennent au foyer. Il doit subir les supplications de sa femme, de ses enfants. Entre lui et la rue qui l’appelle, de lourdes responsabilités se dressent. Malgré sa bonne volonté, c’est souvent l’hésitation qui l’emporte et fait rester l’homme au foyer. (Vifs applaudissements.)

La Grève générale présente au militant cet avantage, elle a ceci de séduisant, qu’elle est, en somme, l’exercice d’un droit qui commence dans la légalité, avec la légalité. En se refusant au collier de misère, l’ouvrier se révolte dans la plénitude de son droit. L’illégalité, c’est la classe capitaliste qui la commettrait en se faisant provocatrice, en essayant de violer un droit qu’elle a consacré elle-même. (Vifs applaudissements). J’aurais encore bien des choses à dire, mais on me fait remarquer que mon temps de parole…

Voix diverses. — Mais non, parlez, parlez.

Une Voix. — Et l’armée ?

Le citoyen Briand. — L’armée est bien, en effet, l’obstacle, le danger avec lequel il faudrait surtout compter, en période de Grève générale.

Cette armée, il faut voir ce qu’elle est aujourd’hui, entre les mains de la classe capitaliste.

Une Voix. — Il y a la grève des militaires.

Le citoyen Briand. — On peut préconiser la grève des soldats, on peut même essayer de la préparer, et vous avez raison de me rappeler que nos jeunes militants s’emploient à faire comprendre à l’ouvrier qui va quitter l’usine, au paysan qui va déserter les champs pour aller à la caserne, qu’il y a des devoirs supérieurs à ceux que la discipline voudrait leur imposer. (Vifs applaudissements et acclamations prolongées). Mais, citoyens, s’il est permis de souhaiter que sous l’effort de cette propagande, l’armée devienne, même entre les mains de la Société capitaliste, un danger de plus contre elle, vous ne concéderez que la réalisation de cette espérance paraît encore bien éloignée. La discipline est trop forte, trop brutalement oppressive, pour que, d’ici longtemps, les cerveaux puissent s’en affranchir à l’heure critique où les devoirs du citoyen entrent en conflit avec ceux du soldat.

Mais, en cas de Grève générale, l’armée ne serait plus un instrument aussi souple, aussi docile, entre les mains de la bourgeoisie. (Vifs applaudissements). Celle-ci, qui n’ignore pas la force des sentiments familiaux, s’est toujours prudemment abstenue de la mettre aux prises avec celle de la discipline, Aussi, à de rares exceptions près, n’est-ce jamais dans leur pays, au milieu des leurs, que les jeunes gens accomplissent leur période de service militaire. Et c’est grâce à cette précaution que la Société capitaliste a pu faire expérimenter à Fourmies, dans de la chair ouvrière, la force de pénétration des balles Lebel. (Vifs applaudissements.)

En période de Grève générale, cette combinaison scélérate se trouverait déjouée. Dans l’armée, en effet, nombreux seraient les fils, les frères, les neveux, les parents à un degré quelconque d’ouvriers en grève, Quand on commanderait au soldat faisant son service dans une autre région que la sienne, mais ayant laissé dans son pays une famille de travailleurs, de tirer sur les grévistes, le petit pioupiou pourrait bien se faire cette réflexion : « On me dit, à moi, de tirer sur ces ouvriers, qu’on me présente comme des étrangers, mais aux soldats des régiments servent dans mon pays, on commande peut-être à la même heure de fusiller mon père, mon frère, un des miens… » (Vifs applaudissements et acclamations enthousiastes.)

Et alors, si l’ordre de tirer persistait, si l’officier, tenace, voulait quand même contraindre la volonté du soldat, quand elle est envahie par des préoccupations de cette nature, ah ! sans doute, les fusils pourraient partir, mais ce ne serait pas peut-être dans la direction indiquée. (Applaudissements prolongés.)

Cette possibilité d’affaiblir ainsi l’armée entre les mains de la classe capitaliste, n’est-ce pas une considération favorable à la conception de la Grève générale ?

L’armée serait, du reste, insuffisante pour faire face à un pareil danger. Déjà, vous avez pu constater l’état d’affolement dans lequel de grandes grèves récentes avaient mis la bourgeoisie ; vous avez pu, par les efforts considérables qu’elle a dû faire pour enrayer le mouvement de solidarité qui gagnait de proche en proche toutes les corporations parisiennes, et menaçait même de s’étendre aux chemins de fer, juger de ceux qu’exigerait d’elle une grève générale des travailleurs français… (Applaudissements.)

Vous m’opposez le résultat des grèves auxquelles je fais allusion. Mais elles n’ont été que partielles. Dans toutes les guerres, il y a des escarmouches et de grandes batailles. Les escarmouches donnent rarement des résultats décisifs, mais elles préparent aux grandes batailles.

Reconnaissons, pour être justes, que la tentative récente a avorté par suite de circonstances exceptionnelles, les travailleurs ayant, dans un esprit d’abnégation que personne ici, je pense, ne songera à leur reprocher, cru devoir faire à cause de la liberté le sacrifice de leurs intérêts particuliers ; puis aussi il faut bien le dire, parce que la propagande en faveur de la grève générale n’ayant pas précisément été encouragée, le prolétariat ne se trouvait pas prêt. (Vifs applaudissements.)

Une Voix. — Elle a trop de détracteurs parmi les socialistes…

Le citoyen Briand. — Permettez-moi de vous affirmer, en tout cas, que, malgré l’avortement de la tentative en question, les travailleurs ne sont nullement démoralisés. Au contraire, éclairés par l’expérience, ils ne demandent qu’à recommencer demain avec une nouvelle ardeur quand les circonstances s’y prêteront… (Vifs applaudissements.)

Une Voix. — Concluez !

Le citoyen Briand. — Je ne demande pas mieux, mais je devrai, forcément, alors, laisser de côté quelques points qu’il eût été intéressant d’envisager.

Une Voix. — Si chaque orateur parlait autant que vous…

Le citoyen Lenormand. — On a bien laissé parler le citoyen Guesde !

Le citoyen Président. — Le temps que l’orateur demande pour conclure n’excède pas cinq minutes ; je prie l’assemblée de vouloir bien me permettre de lui rappeler que le citoyen Briand est justement, en France, un des protagonistes de l’idée qui se traite en ce moment. Je prie donc l’assemblée, en considération de ceci, de l’écouter, même ceux qui ne partagent pas son opinion et de lui faire crédit de quelques minutes supplémentaires. (Vifs applaudissements ; cris : Qu’il parle ! Qu’il parle !)

Le citoyen Briand. — Quand je parlais tout à l’heure, de l’armée en période de Grève générale, quelqu’un a fait cette objection : « Mais si elle devient insuffisante, étant donné le nombre considérable de grévistes et des points de grève, la société bourgeoise aura un moyen bien simple de l’augmenter, ce sera de mobiliser les grévistes. »

Ce serait un moyen, en effet, je le reconnais volontiers, mais je crois que, dans une occurrence aussi grave, la bourgeoisie y regarderait à deux fois, avant de mettre des fusils et des balles entre les mains des grévistes. (Vifs applaudissements.)

Maintenant, il faut que je réponde aussi à ceux de nos amis qu’une instinctive horreur de toute violence porte à espérer que la transformation de la société peut être l’œuvre de la seule évolution. Dans la générosité de leur esprit, ils se refusent totalement à admettre que les profondes modifications dans l’état des hommes doivent être nécessairement précédées de cataclysmes sociaux. Leur optimisme persiste à croire que le prolétariat peut aller à l’émancipation par une voie moins douloureuse : celle des réformes.

Certains, même, ne sont pas éloignés d’espérer que la force de justice et d’humanité, incluse en nos idées, peut suffire à gagner à la cause socialiste, même parmi nos adversaires de classe, assez de cœurs généreux pour nous permettre d’atteindre le but de nos espérances sans soubresauts et sans secousses.

Ce sont là, certes, de beaux rêves, mais ce ne sont que des rêves : nous y complaire trop longtemps nous exposerait à de fréquentes et cruelles déceptions.

S’il est vrai que les classes dominantes ont pu, à certaines époques, sous l’influence de grands courants de générosité, se laisser aller, au profit des classes opprimées, à des concessions de justice et d’humanité, il faut bien reconnaître que les « Nuits du Quatre Août » sont des événements exceptionnels, bien rares dans la vie des peuples. Encore convient-il de se demander si dans notre pays, par exemple, la renonciation aux privilèges fut aussi spontanée que d’aucuns le prétendent, et si la prise de la Bastille n’avait pas eu sur cette manifestation généreuse une influence salutaire.

D’une façon générale, en tous cas, l’histoire est là pour démontrer que le peuple n’a guère obtenu que ce qu’il a pris ou pu prendre lui-même. Dans la marche de l’humanité vers l’émancipation, combien d’étapes qui ne sont pas marquées d’une flaque de sang ? Même en dehors des périodes de révolution, c’est presque toujours sous l’influence de la menace, par un effet d’intimidation qu’ont été successivement consenties des améliorations à son sort. Sans avoir nullement, je le répète, l’intention de nier l’influence de l’évolution sur ces divers changements d’état, je crois au moins pouvoir affirmer, sans crainte d’être démenti par personne, que la réalisation effective des progrès sociaux a toujours été singulièrement en retard sur l’évolution elle-même. Toujours, il a fallu le coup de pouce décisif, l’effort suprême, soit qu’il ait revêtu la forme nettement révolutionnaire, soit qu’il ait été limité à la seule menace. (Applaudissements.)

Ce n’est donc pas par dilettantisme, encore moins par amour, de la violence, que notre parti est et doit rester révolutionnaire, mais par nécessité, en quelque sorte par destination. Il se trouverait considérablement amoindri, son action perdrait beaucoup de son efficacité, s’il n’avait pas toujours entre les mains un levier puissant pour faire sur la Société capitaliste les pesées nécessaires.

Non, citoyens, la seule force de la persuasion, même unie à celle des circonstances, ne peut suffire à dicter les lois à la classe bourgeoise. Et, du reste, ces lois, une fois faites, a-t-on la garantie qu’elles seront appliquées si la sanction ne réside pas dans la force révolutionnaire permanente et continue, du prolétariat organisé ? Le décret de 1848 sur le marchandage et toutes les lois de protection ouvrière, est-ce que le patronat ne les a pas facilement éludés ?

Or, il faut bien en convenir, le mot révolution, évocateur des vieux modes de révolte, n’a plus le don d’émouvoir nos adversaires de classe. Contre une éventualité de ce genre, ils ont pris tant précautions que leur sécurité paraît désormais assurée.

Il en va tout différemment d’une menace de Grève générale. La Grève générale, pour la Société capitaliste, c’est l’inconnu, toujours redoutable, l’adversaire mystérieux, dont la force doit être présumée d’autant plus grande, plus irrésistible, qu’on n’a pas eu encore l’occasion de la mesurer. (Applaudissements.)

Ses inquiétudes à cet égard, la bourgeoisie n’a même pas essayé de les dissimuler. Tout de suite, elles se sont traduites en efforts pour rendre impossible une telle éventualité.

L’organisation de la grève générale n’avait pas plutôt été votée par les Congrès ouvriers, que le Parlement était saisi des projets de loi tendant à supprimer à une notable portion du prolétariat, le droit de coalition.

Quand on sait la facilité, la promptitude avec lesquelles, lorsqu’il s’agit de la défense de leurs intérêts, nos adversaires violent les principes les mieux établis, les garanties les plus essentielles de la démocratie, on a le droit de se demander pourquoi les propositions de MM. Merlin, Cordelet et Trarieux ont été indéfiniment ajournées ?

La réponse est bien simple :

Les Chambres n’ont pas porté la main sur le droit de coalition, parce que, en présence de menaces de grève générale qui s’élevaient de tous les syndicats, elles ont craint de provoquer, par un tel défi au prolétariat, l’événement redouté que les projets de loi en question avaient précisément pour but de rendre réalisable.

J’ai donc le droit de proclamer : Si, à la veille de commettre cette infamie suprême, la bourgeoisie s’est ainsi accordé des délais, c’est qu’elle s’était cru obligée de transiger avec la peur. (Applaudissements.)

Un tel résultat ne vaut-il pas qu’on en tienne compte ? Et pense-t-on que, pour l’obtenir, il eût suffi d’agiter le vieux spectre révolutionnaire ?

Du reste, le Parti ouvrier français lui-même, avait si bien compris, il avait si fortement senti la nécessité d’opposer à la société capitaliste une action révolutionnaire plus conforme, mieux adaptée aux exigences de l’évolution, qu’il fut des premiers à se rallier avec enthousiasme à l’idée de la manifestation prolétarienne du Premier Mai.

Pourtant, que fut, en réalité, le Premier Mai, sinon un premier essai de mobilisation, une véritable tentative de grève générale ? Et pourquoi les organisations socialistes quand leur vint l’idée d’adresser au régime bourgeois une sommation définitive, furent-elles unanimes à recourir à ce moyen, si son efficacité leur paraissait douteuse ?

Quand on se rappelle l’énorme effet d’intimidation que produisit sur nos adversaires la seule annonce de cette manifestation formidable, on a le droit de supposer que le Premier Mai fut resté moins platonique si, au lieu de devenir un simple prétexte à fêtes familiales, à promenades auprès des pouvoirs publics, il avait pris dès le début, et conservé le caractère d’une protestation révolutionnaire. (Applaudissements.)

Ceci, dites-vous, est du domaine des hypothèses. Soit, mais qui donc oserait nier que le commencement de la grève générale, qui eut lieu en Belgique, en 1893, n’ait eu une influence décisive sur l’inscription du suffrage universel, — au moins en principe, — dans la législation de ce pays ?

Je vous demande, à ce propos, la permission d’évoquer brièvement un souvenir personnel.

Au deuxième Congrès de Marseille, celui du Parti ouvrier français, qui suivit immédiatement le Congrès des organisations syndicales, assistait le citoyen Anseele, de Belgique. Quand j’eus développé les arguments favorables à la grève générale, il me répondit que, personnellement, il ne croyait pas à l’efficacité de cette tactique. Au nombre des raisons données par lui, figurait celle-ci :

« Même dans mon pays, disait-il, où la population ouvrière est pourtant très dense, la grève générale me paraît d’une réalisation impossible. »

Quelques mois après, c’étaient précisément les travailleurs belges qui, les premiers, faisaient l’expérience de ce mode d’action révolutionnaire. Le résultat de leur effort, personne ne l’ignore. Le parlement belge, affolé, céda. Si ses concessions furent limitées au vote plural, c’est peut-être qu’entre la terreur des partis bourgeois, l’hésitation, l’inquiétude et le peu de confiance des chefs socialistes dans l’efficacité de la nouvelle tactique, une sorte de transaction s’était faite. (Applaudissements.)

Mais, dans notre pays même, au point de vue économique au moins, la conception de la grève générale a déjà exercé sur l’orientation du prolétariat une influence des plus heureuses. En indiquant aux travailleurs un but d’organisation, en leur offrant un moyen d’émancipation à l’efficacité duquel ils croient fermement, elle a puissamment contribué à donner à l’action syndicale plus de confiance et de méthode.

C’est à cette influence qu’il faut attribuer l’esprit de tactique assurément nouveau qui porte le prolétariat à renoncer de plus en plus aux efforts partiels, désordonnés, où s’épuisaient autrefois tant d’énergie et de confiance, pour recourir à ces grands mouvements d’ensemble auxquels prennent part des travailleurs de régions entières, véritables grèves sociales qui troublent la quiétude capitaliste et contraignent les gouvernements bourgeois à prendre, au mépris de leurs principes, une part de responsabilité dans le réglement des conflits économiques. (Applaudissements.)

Je m’arrête, citoyens, — et je vous prie de m’excuser d’avoir retenu si longtemps votre bienveillante attention ; — je termine en répondant à une dernière objection.

On m’a fait observer souvent que la propagande en faveur de la grève générale présentait un grave danger en ce que les travailleurs, quand ils se croiront suffisamment organisés, pourraient bien ne pas résister au désir d’expérimenter la tactique nouvelle et cela même à contretemps, dans des circonstances défavorables.

Je répondrai qu’une pareille tentative, si les circonstances ne s’y prêtaient pas, avorterait simplement et dès le début La grève, ainsi engagée par une ou plusieurs corporations, ne se généraliserait pas, voilà tout. Il n’en résulterait que les inconvénients inhérents à tout avortement de grève.

Mais, quand nous organisons des Comités pour la Révolution, nous sommes exposés à un danger au moins égal. Une fois prêts, il est possible qu’ils aient aussi l’envie intempestive de faire l’essai de leurs forces. La crainte d’une telle éventualité ne nous a pourtant pas empêchés de grouper les militants pour l’action. Pourquoi serions-nous plus timorés quand il s’agit d’organiser les travailleurs en vue de la grève générale ?

Croyez-moi, citoyens, cette idée est féconde. Ne la combattez plus ; aidez-nous, au contraire, à la propager. En lui faisant bon accueil, le parti socialiste fera œuvre révolutionnaire et l’union qui sortira de ce Congrès sera plus complète, n’étant pas exclusive d’un mode d’action pour lequel le prolétariat syndiqué a nettement marqué ses préférences. (Applaudissements prolongés ; l’orateur est vivement félicité en regagnant sa place.)