La Grande Famille (J. Grave)/Ch. X.

La bibliothèque libre.
P.-V. Stock, éditeur (p. 265-287).


X


Un samedi, après midi, Caragut, affalé sur son lit, ressassait désespérément toute l’horreur et le vide du métier, se demandant s’il n’aurait pas mieux valu pour lui partir au hasard, à l’aventure, dans l’inconnu, au lieu de se laisser parquer dans cette vie abrutissante et malsaine.

Depuis quinze jours il n’était pas sorti du quartier. Il venait, du matin seulement, finir quinze jours de salle de police que, pour une futilité de service, il avait attrapés sur un motif de Balan. L’animosité de ce dernier s’accentuait, n’attendant plus les occasions de sévir, mais cherchant à les faire naître.

L’après-midi du samedi à la caserne étant destiné à toute sorte de travaux de propreté, il n’y a pas d’exercice. Comme on ne savait, ce jour-là, à quoi occuper les hommes, on avait annoncé une « corvée de quartier générale ». Et en attendant qu’on les rappelât, ils s’étaient disséminés dans les chambres ; les uns, comme Caragut, allongés sur leur lit, occupés à remuer les souvenirs gais ou tristes de leur existence, la plus grande partie ne pensant à rien ou racontant les vieilles histoires, reprenant les papotages, idioties courantes du métier.

La corvée annoncée pour trois heures, amena, à l’heure dite, tout le monde dans la cour.

L’ordre était formel : corvée de quartier générale, — mais comme on n’avait pas défini quel travail il y aurait à faire, l’officier et les sous-officiers de semaine étaient très embarrassés de distribuer les hommes et de les occuper.

On se décida, en fin de compte, à les envoyer par petits groupes de quatre ou cinq dans la cour du quartier pour la nettoyer des cailloux, débris de papier, feuilles mortes, brindilles et autres détritus.

Seulement, comme il n’y avait pour les enlever, ni balais, ni pelles, ni brouettes, chaque homme devait les ramasser avec les mains et en former des tas au milieu de la cour.

Et les douze cents hommes qui formaient approximativement l’effectif de Pontanezen, déambulèrent à travers la cour du quartier, ramassant qui un bout d’enveloppe, ou autre fragment de papier jeté là au hasard, qui un caillou minuscule, ou une feuille arrachée par quelque accident aux arbres voisins, s’évertuant tous à faire des tas, dont les plus gros, à la fin de la séance, pouvaient bien atteindre le volume du poing !

Après un quart d’heure de ce manège, Caragut se sentit d’une humeur massacrante.

— Ah ça ! dit-il, à son voisin qui se trouvait être Brossier, est-ce qu’ils n’auront pas bientôt fini de se foutre de nous ? À quoi ça rime-t-il ce qu’ils nous commandent ? Depuis qu’il nous les font mettre en tas, ces cailloux, jamais je ne le ai vus emporter.

— Oh ! moi, ça m’est bien égal, faire ça ou autre chose, je m’en bats l’œil

— Dites donc ! tas de flemmards, fit, tout à coup, l’organe gracieux de Balan, vous n’avez pas l’air de vous baisser souvent. Voulez-vous vous dépêcher de faire comme les autres, et de ramasser les pierres qui sont sous vos pieds. Vous n’avez pas les côtes en long, je présume ?

— Moi aussi, reprit Caragut, quand Balan se fut éloigné, ça ou autre chose, ça me serait bien égal, mais crois-tu que ce n’est pas doublement assommant de voir que l’on fait un travail inutile, et d’avoir, malgré cela, un tas de pierrots sur le dos qui vous font chier des lames de rasoir en travers, absolument comme si le sort de la France dépendait du nombre de cailloux que l’on arrivera à mettre en tas !

— Ho !… qu’est-ce que ça fait. Après tout, être engueulé pour ça ou pour autre chose… le temps se passe tout de même.

— Ramassez bien tous les bouts de papier, hein ! intervint Bouzillon, sans cela, je vous fous dedans.

— Hé ! merde ! fit Caragut, entre ses dents.

Bouzillon s’en alla stimuler le zèle d’un autre groupe qui lui semblait ne pas déployer beaucoup d’ardeur à la besogne.

— Et alors, continua Caragut, tu te figures que ce n’est pas rasant d’avoir ces cocos-là sur le dos, tout le temps ; ça ne te fait rien, à toi ?

— Ça m’est bien égal, je n’y fais même pas attention. Qu’ils gueulent, tant qu’ils voudront, pourvu qu’ils ne me collent pas à la boîte ! C’est tout ce que je demande.

— Moi j’éprouve, à chaque fois, la démangeaison de leur foutre ma main sur la gueule — Si ça ne devait pas coûter si cher !….

— …. Hein !… gnan…. gnan…. plus doucement !… plus doucement que ça, vint dire Bracquel en se balançant les épaules, traînant la voix : ce n’est pas la peine de vous en fouler une. Est-ce que c’est pour vous procurer l’occasion de bavarder que l’on vous a commandés de corvée ? Je vais vous coller deux jours, vous allez voir ça, si je m’y mets.

Enfin, après une heure de cette ballade de tout le bataillon à travers le quartier, on comptait, disséminés sur toute la surface de la cour, un demi cent de petits tas formés des cailloux, papiers et brindilles, rencontrés au hasard de la promenade.

Le clairon, sonnant la soupe, donna le signal de rompre. Les petits tas restèrent dans la cour : le samedi suivant, ils seraient assez dispersés pour occuper une nouvelle corvée.

— Et dire que j’en ai encore pour quatre ans comme cela, soupira Caragut en se dirigeant vers la cuisine de la 28e.

Le soir on l’avertit qu’il était de garde, pour le lendemain, à Pontaniou, la prison militaire du port.

Être de garde, cela lui souriait assez : c’était toujours vingt-quatre heures en moins d’exercices bêtes, et d’engueulades des galonnés, qui ne les ménagent guère, soit que l’on rate un mouvement, soit pour accentuer le commandement, soit tout simplement pour le plaisir de gueuler.

Les exercices ! c’était là ce qui l’horripilait le plus : être épluché quatre heures durant dans tous ses mouvements, par des individus auxquels on enverrait bien la crosse de son fusil au travers de la figure, c’était un supplice énervant.

Il préférait donc être de garde, et quatre à six heures de faction ne l’effrayaient pas ; surtout il arrivait souvent que l’on était placé dans des endroits où il ne passait personne. C’étaient, chaque fois, deux heures sans entendre crier les gradés ; cela le reposait.

La prison de Pontaniou où se rendait le détachement dont Caragut faisait partie, est située en plein port du côté de Recouvrance.

La petite troupe passa non loin des bâtiments de l’ex-bagne, transformés en magasins, dont l’énorme façade, percée de larges baies garnies d’épais barreaux, rappelait tout de suite la destination primitive.

À Pontaniou on remplaça les factionnaires, les chefs de poste échangèrent les consignes, les caporaux dressèrent l’inventaire du matériel du poste, et la garde descendante se rendit à la caserne, les nouveau venus présentèrent les armes, face au bâtiment ; puis les baïonnettes furent remises au fourreau, les hommes s’engouffrèrent sous une voûte, gravirent quelques marches conduisant au corps de garde où chacun se débarrassa de son sac et de son fusil, s’installant de son mieux.

Les uns se jetèrent sur le lit de camp, d’autres commencèrent l’inévitable partie de poule qui était, en ce temps-là, au quartier, la distraction de ceux qui avaient de l’argent ; pendant que le reste se groupait autour des joueurs, discutant des coups.

Caragut devait prendre la faction quatre heures plus tard. Il avait bien apporté de quoi lire, mais, attiré par le mouvement du port, il descendit prendre l’air à la porte, où, assis sur un banc, il suivit de l’œil l’interminable défilé d’ouvriers, marins et soldats qui animent le port.

Curieux, en effet, à voir s’agiter cette fourmilière de travailleurs, habillés de pantalons et de vareuses en toile à voile portant imprimées, sur le dos, de grosses lettres hautes de 10 centimètres : D. P. (Direction du Port) ou C. N. (Constructions Navales), avec d’autres lettres ou chiffres de même grandeur dont l’ensemble formant le matricule de l’ouvrier qui porte cette casaque de forçat, affecte, à peu près, la disposition ci-jointe : le pantalon reproduit cette disposition.

De sorte que, si un ouvrier pris en défaut par un ingénieur, un surveillant ou un gendarme, arrivait à leur échapper, il est ainsi facile de le désigner à l’administration

En regardant passer ces hommes d’un pas traînant, coiffés pour la plupart de bérets de matelots, le visage rasé, avec quelque chose de triste dans le regard, de douloureux dans toute la physionomie, Caragut ne pouvait s’empêcher de les comparer à un détachement de prisonniers militaires qu’il avait rencontré un jour, en corvée, sous la surveillance de gardes-chiourmes armés : c’était le même aspect, presque la même tenue.

Lui qui arrivait de Paris, où l’ouvrier a l’allure vive, aisée, la figure gouailleuse, il avait été frappé, dès les premiers jours, de cette attitude morne des ouvriers Brestois.

Mais, un jour qu’il était de garde, dans une autre partie du port, il leur avait parlé, et avait pu deviner une partie de leur existence ; et leur situation misérable lui avait expliqué l’expression triste de leur physionomie.

Dans le port, défense de fumer : aussi, aux heures des repas, les ouvriers se tassent dans les corps de garde pour allumer une pipe ou griller une cigarette, en faisant chauffer leur soupe qu’ils mangent en hiver autour du poêle. Caragut en avait profité pour causer avec eux et les questionner.

Sous l’autorité de l’État, ils sont astreints au régime militaire ; à cela près qu’ils peuvent se marier et vivre en ville. Jusqu’à quarante ans — on pourrait même dire jusqu’à cinquante — ils sont à la disposition de l’autorité maritime.

Vingt-cinq ans de service effectif et cinquante ans d’âge, sont exigés pour avoir droit à la pension de retraite.

Le service compte à partir de seize ans pour ceux qui entrent comme apprentis. Il faut donc, dans ce cas, quarante-et-un ans d’âge avant de pouvoir quitter le port, si le bénéficiaire ne veut pas perdre le droit de toucher sa retraite à cinquante ans révolus.

Le salaire est de 2 francs par jour pour un manœuvre ou un apprenti devenant ouvrier.

En admettant qu’un manœuvre obtienne tous les avancements annuels — ce qui n’a pas toujours lieu — consistant en une augmentation de dix centimes par jour, il lui faudra neuf ans pour obtenir la paie maxima qui est de 2 fr. 90. On passe ensuite ouvrier, et l’on peut prétendre à un nouvel avancement annuel.

Or, comme il fait très cher vivre à Brest, on juge de la misère de ces travailleurs. Caragut voyait leur déjeuner : une écuelle de soupe, accompagnée, pour les « rupins », d’une ou deux tartines beurrées. Comme boisson : du Château-Lapompe à discrétion, avait remarqué un loustic en les voyant donner de vigoureuses accolades à la cruche du poste.

Aussi, lorsqu’ils ont de l’argent, les malheureux se rattrapent sur le tafia et la mauvaise eau-de-vie de cidre — de grain plus sûrement — qui se vend en quantité à Brest. Cela saoule vite et à bon marché ! Et les soirs de paie, bien avant que la nuit soit tombée, il n’est pas rare de rencontrer des ouvriers ivres-morts, couchés dans le ruisseau. Ce qui n’a rien d’étonnant ni d’excessif, cela est fatal même, étant données les privations auxquelles ils sont astreints.

Comme les soldats, les ouvriers de l’armurerie et de l’artillerie ont leur bon de tabac qui donne le droit de fumer, pour trois sous, les cent grammes de tiges et de nervures de feuilles que leur accorde la munificence gouvernementale tous les dix jours.

Les ouvriers des constructions navales, eux, n’ont pas droit au tabac, mais ils achètent les bons que carottent les fourriers et les sergents-majors.

Mais ce qui avait le plus frappé Caragut, c’était, lors de la première garde qu’il avait montée, un spectacle inattendu.

Il faisait partie du poste occupant la « Grille du Bassin » (de son vrai nom, Grille Tourville), située sur la rive gauche de la Penfeld. Le détachement arrivait de Brest et était à peine débarrassé de son attirail, midi venait de sonner. Caragut éloigné du poste de quelques pas, était absorbé dans la contemplation d’un navire évoluant pour sortir du port ; deux hommes faisaient la manœuvre du magnifique pont tournant qui enjambe la Penfeld[1], afin de livrer passage au navire en partance, lorsqu’il vit ses camarades sortir tumultueusement du poste, baïonnette au canon ; il n’eut que le temps de courir prendre son fusil et de se ranger avec eux le long de la façade du corps de garde.

— Bon ! se dit-il, déjà la visite du jour !

Il ne fut pas peu étonné de voir que c’était la sortie des ouvriers qui motivait cette prise d’armes.

La grille avait deux portes ouvertes : à chaque porte se tenaient deux factionnaires du poste ; les ouvriers s’allongeaient en deux longues files passant entre deux gardiens du Port qui se tenaient également à chaque porte palpant les ouvriers au passage[2], faisant ouvrir les boîtes à ceux qui avaient apporté leur soupe, tâtant les poches, appuyant sur les ceintures, jetant sur tous un regard inquisitorial pour s’assurer qu’ils n’avaient rien volé à l’État, ne sortaient rien en contrebande.

Pour le coup, ce n’était pas à une sortie d’atelier que Caragut assistait ; il croyait voir défiler des prisonniers sous l’œil de la chiourme. Les soldats, immobiles, l’arme au pied, baïonnette au canon, achevaient de donner cette illusion. Du temps du bagne, la rentrée des forçats ne devait pas se passer autrement.

Les ouvriers défilaient sans paraître affectés de ce qu’avait d’humiliant cette fouille sous l’égide des baïonnettes ; ils attendaient leur tour de sortie ; en causant de leurs affaires, quelques-uns allant au devant de la fouille, en ouvrant leur bissac ou leur boîte, tout en plaisantant entre eux.

Ils ne semblaient pas comprendre à la vue de ce poste armé, qu’ils n’étaient que des esclaves, sous le joug de maîtres impitoyables, et que ces armes, qui semblaient n’être sorties que pour la forme, n’hésiteraient pas à se planter dans leur peau, le jour où ils tenteraient de se soustraire à la servitude.

Mais, loin de nourrir des pensées de révolte, ces bons Brestois trouvaient tout naturel d’être ainsi commandés par des gardes chiourme galonnés ; l’habitude du reste ayant émoussé leur sensibilité si elle avait pu être chatouillée dans les débuts ; tout cela leur semblait absolument naturel. Et, sans doute, Caragut les aurait fort étonnés, s’il leur eût fait part des impressions qu’il en ressentait.

Et puis, s’il trouvait choquant cet appareil militaire qui accentuait les précautions prises contre les travailleurs du Port, c’est qu’il n’avait jamais eu à subir aucune réglementation dans son travail, n’avait pâti dans aucun enfer industriel.

Son métier de cordonnier lui permettait de travailler chez lui ; or, sauf le servage de la famille, il n’avait pas eu à se plier aux règlements d’atelier, n’avait jamais connu les exigences d’un chef d’usine, n’avait jamais trimé sous l’œil d’un garde chiourme ; jamais, pour lui, n’avait sonné la cloche annonçant la rentrée et la sortie du bagne.

Car, en somme, ce qu’il voyait faire ici, en grand, avec l’appareil militaire, ne le faisait-on pas, en petit, dans les usines et les grands centres industriels avec moins de pompe il est vrai, mais d’une façon tout aussi vexatoire. Affaire de milieu, tout simplement. Que d’humiliations, que d’oppression, que de vilenies, le travailleur n’a-t-il pas à subir partout, pour arriver à gagner le morceau de pain qu’on lui mesure si parcimonieusement ! Vexations qu’il finit par supporter sans s’en rendre compte, par simple habitude.

Aussi le défilé terminé et le poste rentré au corps de garde, Caragut se mit à réfléchir.

Jusqu’alors, l’idée de République avait répondu à toutes ses aspirations ; non la république du moment qui se trouvait, pour l’instant, aux mains des réactionnaires, mais celle que les véritables républicains proclameraient le jour où, toutes les lois en faveur de l’ouvrier, repoussées jusqu’ici, toutes les réformes ajournées, seraient mises en vigueur ; ce serait alors l’âge d’or.

Caragut était-il socialiste ? Du socialisme il n’en connaissait que le nom, et il eût été fort étonné, si on lui eût dit que les propos qu’il avait tenus à ses camarades, le jour de cette promenade à Plougastel, où il les avait tant rasés, étaient du socialisme le plus accentué ! Dans ses lectures à la diable, il avait bien côtoyé cette partie des revendications populaires, mais n’était jamais tombé sur un ouvrage traitant la question économique dans toute son ampleur. Un sentimentalisme pleurard, des aspirations vagues, mal définies, mal formulées, plutôt des déclamations que des réclamations positives, c’était tout ce qu’il connaissait du socialisme. Un gouvernement de travailleurs favorable aux travailleurs, résumait toute la science sociale.

L’antagonisme du Capital et du Travail se dressait bien, déjà, devant sa pensée : il comprenait intuitivement que l’intérêt du patron étant de pressurer l’ouvrier, et celui de l’ouvrier de ne pas se laisser pressurer, il y avait là une situation que pouvait seule résoudre la révolution. Certainement, se disait-il, les travailleurs seront forcés de se révolter pour s’émanciper ; ce ne sont pas ceux qui possèdent qui voudront se dépouiller de ce qui fait leur force ; ils ne renonceront pas aux jouissances raffinées auxquelles ils se sont habitués. Ils ont besoin d’une classe servile pour pimenter leur satisfaction égoïste, ils useront leurs forces à maintenir l’ouvrier sous leur domination ; cela est incontestable.

Le suffrage universel dont il n’avait pas encore compris toute l’inanité lui semblait une arme bien aléatoire pour l’émancipation définitive, quoi qu’en disent les promoteurs des candidatures ouvrières, — ce qui était ce qu’il eut vu de plus avancé encore comme revendication économique. — Et il lui semblait bien que l’État, ce défenseur des privilégiés, ne se laisserait pas désarmer par le bulletin de vote.

Certes, ces questions étaient loin de se poser en termes aussi clairs, aussi précis dans son cerveau ; tout cela était très vague, très confus dans son entendement, mais il commençait à s’en dégager une lueur bien faible, bien vacillante, lui indiquant pourtant que la société était mal faite, mal organisée, ne répondant pas aux véritables besoins de chacun de ses membres.

Toutes ces impressions rétrospectives se confondaient dans le cerveau de Caragut avec les réflexions que lui suggéraient les faits nouveaux. Et, alors, il était ramené à la situation présente : De quel droit le forçait-on, lui qui avait le militarisme en horreur, à endosser l’uniforme ? Au nom de quelle entité, lui enlevait-on les cinq plus belles années de son existence, pour le livrer, pieds et poings liés, aux caprices de l’arbitraire le plus absolu ?…..


— Numéro huit, glapit tout à coup, en haut de l’escalier, la voix du caporal de consigne, prenez votre fusil, vous venez avec moi, en patrouille.

Brusquement arraché à ses réflexions, Caragut alla décrocher son fusil et, emboîtant, avec un autre camarade, le pas au caporal, ils partirent à travers les dédales du Port, le caporal allant dans les postes où devait être constatée la ronde et l’heure de son passage.


Ils défilèrent le long de hautes piles de bois provenant de la démolition de vieux navires et qui s’étageaient sur les quais, bois qui pourrissait sans profit pour personne, alors qu’il y avait de quoi chauffer toute une ville ; ailleurs c’étaient des parcs d’artillerie où s’entassaient symétriquement rangés en pyramides régulières, des obus, des boulets, datant, pour la plupart de la Restauration, et n’ayant plus rien à voir avec l’artillerie moderne ; que l’on conservait pour le coup d’œil, sans doute. Il y avait là, la fortune de plusieurs marchands de ferraille. Plus loin, c’étaient des ancres énormes, gisant par couples de deux ou trois, dont le poids se chiffrait par milliers de kilos. Des ouvriers faisaient de l’ordre, d’autres s’escrimaient à goudronner, à peindre, à charrier des objets.

Caragut se demandait à quoi pouvait être utile une patrouille dans ce monde de travailleurs.

Peut-être, songeait-il, a-t-on peur que quelque ouvrier emporte dans sa poche une de ces ancres que son poids cependant, devait mettre à l’abri d’une tentative d’enlèvement. Il souriait en lui-même de sa réflexion, lorsqu’il vit le caporal se diriger vers deux ouvriers assis à l’abri d’une pile de bois et qui n’avaient point vu venir la patrouille.

— C’est comme cela que vous vous occupez ? Vos noms ? fit-il, en prenant note de leur matricule[3]. C’est bon, vous aurez de mes nouvelles. Et Caragut se rappela alors que, dans une de ses gardes précédentes, il avait lu sur le tableau de consigne du poste, que le caporal en patrouille avait à surveiller les ouvriers, et à signaler sur son rapport ceux qu’il surprenait en contravention.

Les deux pauvres diables balbutièrent quelques excuses, mais durent donner leurs noms….

… Au loin, de l’autre côté de la rivière, se profilait la sombre silhouette des vastes bâtiments de l’ex-bagne ; avec leurs grilles à toutes les ouvertures, ils semblaient se dresser en symbole permanent de l’autorité et de l’exploitation.

Caragut se demanda si les ouvriers soi-disant libres étaient mieux traités que les forçats qu’ils remplaçaient.

On ne leur inflige pas les chaînes et les grilles du bagne ; mais par combien de chaînes et de grilles morales, tout aussi solides, tout aussi torturantes que les autres, sont-elles remplacées ! un seul avantage, au profit des maîtres qui les éternisent : elles ne sont pas visibles, elles ne blessent pas les sens émoussés de ceux qui les traînent, elles ne pèsent pas à leur cerveau mal dégrossi.

La patrouille, sa ronde terminée, rentra au poste, Caragut remit son fusil au râtelier, où, du reste, il ne tarda pas à le reprendre, son tour de faction étant arrivé.


Celle-ci terminée, il redescendit prendre l’air devant le poste, la conversation de ses compagnons l’horripilant de plus en plus.

En face de Pontaniou s’élevaient des ateliers en pleine activité : une forge où l’on fabriquait d’énormes pièces de fer entrant dans la construction de nouveaux navires. Caragut s’approcha pour jeter un coup d’œil à travers les vitres encrassées : on sortait du brasier un arbre de fer long de cinq à six mètres, mesurant environ un mètre cinquante de circonférence, et terminé à un bout par un renflement carré.

Cette énorme pièce était suspendue par de solides chaînes au bras d’une grue actionnée par la vapeur. Au sortir de la fournaise, la pièce était dirigée sous un marteau-pilon également mû par la vapeur qui, de sa pression, ajoutait au poids déjà formidable du mouton qu’elle déclenchait et dont on entendait les coups sourds aplatissant le fer comme une motte d’argile.

L’énorme pièce, chauffée à blanc, éclairait d’une lumière rougeâtre les silhouettes des travailleurs qui semblaient se mouvoir dans une apothéose de flammes de bengale. Il s’en dégageait une telle chaleur que les ouvriers ne pouvaient s’en approcher qu’en s’abritant derrière des plaques de tôle qu’ils portaient, en guise d’écran, devant eux.

Absorbé par le spectacle de ce travail tout nouveau pour lui, Caragut ne fut tiré de sa contemplation que lorsque les ouvriers, avertis de la cessation du travail par une grosse cloche installée dans une espèce de tour, près de la grille du Bassin, se préparèrent pour le départ. Il revint alors s’asseoir sur le banc que l’on avait descendu du poste et se plongea dans ses rêveries habituelles.


Peu à peu, tout mouvement avait cessé dans le Port. Le coup de canon annonçant la fermeture s’était fait entendre. Au bruit et à l’animation de la journée avaient succédé le calme et le silence. La nuit tombait lentement, enveloppant graduellement les bâtiments et les objets environnants, estompant les profils, embrumant les angles ; il se dégageait de ce silence et de ce calme une douce mélancolie dont Caragut se sentait imprégné, l’oreille bercée par le clapotement régulier des rames des canots transbordant des travailleurs, ou promenant des rondes qui commençaient à s’organiser pour la nuit, il sentait une tristesse résignée s’infiltrer lentement dans son cerveau et l’engourdir.

Devant la veulerie générale, il sentait faiblir ses colères, se demandant si, après tout, ils n’étaient pas les plus sages, ceux qui, se résignant au fait accompli, acceptent passivement ce qu’ils ne peuvent empêcher, sans se formaliser des avanies, plutôt que d’être toujours à regimber et risquer ainsi de sentir peser sur soi davantage le joug disciplinaire que la Société met sur les hommes qu’elle contraint à la défendre contre eux-mêmes.

Et il en venait à souhaiter de ressembler à ses camarades, à envier leur insouciance. Ne vaudrait-il pas mieux, pensait-il, prendre le temps comme il vient, au lieu de me froisser de tout, de me dessécher d’indignations stériles et de colères inassouvies, pourquoi ne pas me résigner en opposant l’indifférence à la brutalité ? Et il allait remonter au poste quand il vit se diriger vers le greffe deux ouvriers du Port qui arrivaient de côtés opposés.

Deux ou trois fois, déjà, il en avait vu entrer, sans y prendre garde, pensant qu’ils allaient voir quelque employé ou faire quelque commission. Mais l’arrivée de ceux-ci alors qu’il ne se rappelait pas avoir vu sortir les premiers, l’intrigua et, s’adressant au factionnaire, il lui demanda ce que venaient faire ces individus que l’on ne voyait pas ressortir.

— Ce sont, répondit le camarade interpellé, des ouvriers du Port, punis de prison, qui viennent coucher à la boîte….

Caragut fut abasourdi. Des travailleurs punis de prison pour leur travail ! et acceptant bénévolement ce régime, venant à la fin de leur journée se constituer prisonniers pour subir leur peine ! Instinctivement, ses yeux se portèrent dans la direction du bagne, dont la silhouette massive se profilait plus en noir dans l’ombre du crépuscule.

Et toutes ses rancœurs lui revinrent en foule : Faudra-t-il donc, se disait-il, que nous subissions longtemps encore, la tyrannie de nos maîtres ? Non ! cette division des hommes en deux, classes : les dirigeants et les dirigés n’est pas juste, ne peut être éternelle. Non, il n’est pas admissible que les uns aient toutes les jouissances, et les autres toute la peine, toutes les misères.

Ceux qui nous commandent, ceux qui possèdent, sont-ils pétris d’une autre pâte que nous ? Actuellement, ils nous sont supérieurs par leur savoir, parce qu’ils se sont réservé le monopole de l’instruction, mais, est-ce que moi aussi, je n’aurais pas pu m’initier à ces sciences dont je n’ai, malgré ma ferveur, ramassé que des miettes, assez seulement, pour me rendre compte qu’en définitive, la meilleure partie en échappera toujours à ma compréhension, parce que je n’aurai jamais ni le temps, ni les moyens de les étudier à fond.

Pourquoi n’ai-je pas ce temps et ces moyens ? J’ai pourtant travaillé depuis l’âge de douze ans, sans trêve ni relâche. Je n’ai connu que la misère et les privations pendant que d’autres sont restés inactifs et ont de tout à satiété.

Dire que ce qui me manque est prodigué à des idiots qui ne peuvent s’en assimiler quoi que ce soit. Ce que je voudrais tant apprendre est gâché pour l’instruction d’imbéciles qui n’apprennent bien qu’une chose : nous faire marcher ! Nous sommes, comme cela, des millions qui subissons la morgue de quelques centaines de mille.

Le problème que tant d’injustice soulève est bien difficile à résoudre. Le socialisme dont je n’ai encore rien lu de positif doit contenir des données là-dessus, peut-être me donnera-t-il la solution de quelques-unes de ces questions ? Si jamais je redeviens libre, il faudra que j’essaie de m’en rendre compte.



  1. Rivière qui sert de port militaire.
  2. Aujourd’hui, paraît-il, les gardiens font entrer au poste, où se tient un autre gardien, ceux qu’ils veulent faire fouiller.
  3. Cette surveillance, est, paraît-il, exercée aujourd’hui par les gendarmes. Les postes de garde ne font plus que les patrouilles de nuit.