La Grande Grève/1/01

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Librairie des Publications populaires (p. 5-14).

LA
GRANDE GRÈVE




PREMIÈRE PARTIE


I

DANS LES BOIS


Le grand jour était venu. Dans les bois calmes et profonds courut soudain un frémissement ; un coup de sifflet longuement prolongé déchira l’air et, à ce signal, comme en un brusque changement de décor, surgirent partout, de l’épaisseur des fourrés des groupes et des individus.

Les rayons mourants du soleil, tamisés par le dôme de feuillage, éclairaient le rassemblement dans une large clairière, de plusieurs centaines d’hommes.

C’étaient des mineurs, les esclaves de Chamot, roi des mines de Pranzy et de Mersey.

La veille au soir, Ronnot, délégué par ses camarades, était allé recevoir à la gare Baladier, orateur révolutionnaire à la voix ronflante, mais inféodé à la police qui lui faisait jouer, avec succès, les rôles d’agent provocateur.

Ronnot, sur la recommandation de militants lyonnais trompés eux-mêmes, avait installé chez lui Baladier.

On est confiant dans le monde révolutionnaire depuis qu’en a disparu le vieux conspirateur Blanqui. L’enthousiasme réel ou affecté, suffit trop souvent à recommander un homme qui peut être un sincère comme aussi un écervelé ou un traître.

De la meilleure foi du monde, les membres du groupe lyonnais La Solidarité sociale avaient donc décerné à Baladier le plus élogieux brevet de révolutionnarisme. Il parlait bien, écrivait de même et vivait de l’existence misérable du prolétaire ; comment n’eût-il pas été au-dessus de tout soupçon ?

Arrivé à Mersey le samedi soir, le conférencier fut aussitôt présenté par son hôte à Détras, Vilaud, Janteau, Panuel réunis chez Ronnot. Las de subir le joug du capitalisme autocratique et du cléricalisme triomphant, ceux-ci rêvaient d’affranchir les mineurs, de leur donner conscience de leur propre force et de leur valeur. Leur idée première s’arrêtait à la création d’une société de secours mutuels et d’une caisse de grève, permettant la lutte contre le patronat.

N’ayant pu trouver à Mersey-les-Mines une salle de réunion, car tous les commerçants de la ville restaient sous la dépendance de Chamot et le redoutaient, Détras, fils d’un ancien déporté de la Commune qui avait osé, malgré Chamot et le curé de Mersey vouloir être enterré civilement et l’avait été au grand scandale de la population asservie, Détras, disons-nous n’hésita pas à proposer à ses camarades de se réunir dans les bois, sous le grand manteau du ciel étoilé.

Dès l’arrivée de l’orateur, il y eut un moment d’observation : Baladier, très circonspect sous des allures rondes, étudiait le tempérament des mineurs, avant d’affirmer le sien. Ce moment dura peu ; bien vite la cordialité apparente du nouveau venu lui acquit les sympathies de ces hommes rudes et francs, incapables de dissimuler longuement leurs sentiments.

— Celui-là c’est un bon ! affirma avec force Janteau lorsque, avec ses trois autres camarades, il eut pris congé de Ronnot et de Baladier.

— Oui, fit Vilaud, on voit que c’est un véritable ami du peuple, un homme qui sait beaucoup et qui, néanmoins, ne vous écrase pas de ses grandes phrases. J’aime cela.

Albert Détras fit un signe d’approbation. Panuel ne dit rien. Celui-ci, un ouvrier menuisier travaillant pour son compte, restait indépendant, et aussi méfiant par caractère. Mais il avait le cœur loyal. Ancien ami du père Détras, il demeurait l’ami du fils, tout autant.

Évidemment le conférencier ne lui avait pas produit mauvaise impression, mais il fallait attendre son discours avant de le juger.

La matinée du lendemain fut employée par Baladier que guidait Ronnot à visiter quelques mineurs, de ceux, lui disait son hôte, qui avaient des idées. Le mouchard les laissait causer, accentuant d’un mot leurs revendications et leurs colères, notant ceux qui lui paraissaient hommes à se laisser entraîner. Parfois il les interrogeait sur les conditions du travail : l’aération des puits était-elle suffisante ? n’y avait-il pas eu plusieurs coups de grisou au puits Saint-Jules depuis le commencement de l’année ? Il lui semblait bien se rappeler que si. Mineurs et manœuvres s’entendaient-ils bien ? C’était indispensable car, « voyez-vous, citoyens, la solidarité seule assurera la victoire des exploités. » Et Chamot, ce misérable vampire, se hasardait-il quelquefois à descendre dans la mine, au milieu de ses victimes ? Pas souvent, n’est-ce pas ! Il redoute l’explosion de colères bien légitimes. Mais viendra le jour du grand règlement de comptes !

Les mineurs flattés dans leurs espoirs et leurs rancunes d’opprimés, vidaient leur cœur gonflé de souffrances. Ils se sentaient attirés vers ce propagandiste s’intéressant aux détails de leur vie quotidienne et qui évoquait l’avènement des temps meilleurs.

Baladier voulut jeter un coup d’œil sur les chantiers déserts, les magasins fermés et les bureaux de la direction. Dans le repos de cette journée dominicale, nul être vivant n’apparaissait.

— Où donc sont les chiens de garde du maître ? demanda-t-il.

— À la messe, répondit Ronnot. Ingénieurs, comptables, garde-magasins, surveillants, contre-maîtres, tout ce qui commande ou s’élève au-dessus de nous est forcé d’y aller sous peine de renvoi immédiat.

Et il ajouta dans un gros rire :

— C’est tout juste si on ne nous force pas nous-mêmes à aller manger le bon Dieu.

Baladier regarda l’église de Mersey dont la flèche s’élevait au-dessus des toits rouges, dominant la ville.

— Il n’y a donc pas d’allumettes chimiques à Mersey ? demanda-t-il d’une voix tremblante d’une indignation naturelle.

C’est qu’en ce moment, le mouchard était sincère. Comme les excellents artistes, il s’était mis entièrement dans la peau de son personnage, sentant avec l’âme d’un prolétaire écrasé et lançant au ciel un vrai cri de révolte.

Ronnot y fut trompé et répondit avec un soupir :

— Que voulez-vous ! Nous ne sommes pas les plus forts.

Au déjeuner, Baladier fut charmant et conquit les enthousiastes sympathies de Mme Ronnot. Pour ne pas ajouter une charge à celle qui pesait sur le ménage — cinq enfants ! — il avait expressément tenu à apporter sa part : une grande tarte et deux bouteilles de bon vin. Et, comme le mineur protestait, il avait vaincu ses résistances de cette phrase superbe :

— Chacun selon ses moyens : c’est la vraie formule du communisme, de l’égalité et de la fraternité.

Après ce dessert, qui fit la joie des enfants, ce fut Baladier qui s’offrit et insista pour tourner le moulin à café.

Puis dans l’après-midi, le conférencier et le mineur s’étaient acheminés tranquillement vers le Bois-de-Vaux, parlant peu, car le premier préparait son discours et le second respectait la méditation de son hôte.

De tous les points de la ville et des faubourgs, des mineurs se dirigeaient pareillement vers la forêt. Ils allaient par petits groupes et plus encore isolément, s’enfonçant et disparaissant soudain sous le rideau des halliers.

On savait que Chamot possédait sa police : Michet, qui sans travailler allant et venant des chantiers aux puits et des puits aux chantiers, était payé comme un contre-maître, sans compter les gratifications ; les frères Chenin, suspects à tous pour être vus fréquemment en sa compagnie ; puis quelques autres qu’on ne nommait pas, n’ayant sur eux que de vagues soupçons. Aussi fallait-il prendre ses précautions. Être signalé, c’était être renvoyé et un mineur renvoyé par Chamot pouvait aller loin et longtemps avant de trouver à s’embaucher.

Ronnot et ses amis les plus intimes, ceux qui, dès la première heure, s’étaient ralliés à son idée de société de secours mutuels, avaient individuellement prévenu leurs camarades, n’excluant que les suspects ou les ivrognes sur la discrétion desquels on ne pouvait compter.

Malgré tout, il est bien difficile qu’un secret confié à plusieurs centaines d’individus soit fidèlement gardé. Aussi, au moment même où le coup de sifflet de Ronnot faisait surgir des profondeurs de la forêt, comme une légion de spectres, toute une armée de mineurs, une figure inquiète, celle de Michet, émergeait-elle du feuillage épais d’un vieux chêne.

Installé à califourchon sur une grosse branche, le mouchard Michet pouvait embrasser d’un coup d’œil circulaire le rassemblement des mineurs, voir sans être vu.

Devant lui s’étendait une clairière entourée d’un épais rempart d’arbres et de hautes broussailles. Cette clairière était située à cent mètres à peine d’une immense carrière abandonnée qui eût pu servir également de lieu de réunion.

— Les gredins ! pensa Michet qui tâchait de dénombrer les mineurs et de noter les physionomies. Ils sont bien de trois cent cinquante à quatre cents. Voici Janteau, Bochard, Vilaud, le gros Pétron… Galfe… lui aussi !… Détras, qui s’avance vers Jaillot. Attention !…

Ronnot, accompagné de Baladier, s’était placé au centre de la clairière et, d’un geste, avait réclamé le silence. D’une voix forte, dont chaque parole parvint à l’oreille de Michet, il commença :

— Camarades, je n’ai pas besoin de vous dire à quelles précautions nous oblige notre misérable condition de salariés. Notre présence à tous dans cet endroit en est la preuve. Ceux que notre travail fait riches et heureux ne veulent pas que nous nous réunissions pour discuter nos intérêts, et de tous les débitants de Mersey, il n’en est pas un seul qui oserait nous prêter sa salle. N’importe ! nous nous en passons…

Des applaudissements et des acclamations, mêlés au cri de : « À bas Chamot ! » bientôt répété par des centaines de voix, l’interrompirent.

— Ah ! gueux ! murmura in petto Michet, pâle de rage, si le patron apparaissait avec des gendarmes, vous ne crieriez plus : « À bas Chamot ! »

Cependant, Ronnot continuait son discours. Sans être orateur, il trouvait des mots, et mieux que des mots, des arguments, pour convaincre ses camarades de la nécessité de s’unir afin de faire contrepoids à la tyrannie patronale. Il allait au-devant des objections possibles, expliquant comment la société, quoique légale, aurait un certain caractère secret, les travailleurs relativement indépendants devant seuls figurer sur des listes officielles, tandis que les autres seraient inscrits sur des listes secrètes.

Un tonnerre d’acclamations lui répondit.

Les mineurs n’avaient pas souvent l’occasion d’exprimer tout haut ce qu’ils pensaient. La semaine durant, ils étaient implacablement rivés à leur tâche de forçats ; le dimanche s’écoulait pour eux, moins fatigant mais à peine moins morne, au milieu de leur famille triste et misérable, ou entre les quatre murs d’un estaminet. Maintenant, dans l’enthousiasme communicatif d’un décor impressionnant et la confiance de leur nombre, ils se sentaient heureux de manifester leurs sentiments.

— Ah ! que les garde-chiourmes de Chamot viennent donc nous chercher ici ! cria Jaillot.

— Mes amis, reprit Ronnot, lorsque le silence se fut rétabli, la société de secours mutuels, qui pourra devenir plus tard un véritable syndicat — il y eut ici de nouvelles acclamations — est désormais constituée. Nommez-lui un président.

— Vous ! toi ! Ronnot !

Le mineur désigné par ce triple cri étendit la main. De nouveau, le silence se fit :

— J’accepte, camarades, dit-il. Mercredi prochain, nous nous réunirons de nouveau ici, à neuf heures du soir, pour la désignation des autres membres du bureau et l’adoption définitive des statuts. Je cède maintenant la parole au citoyen Baladier, venu de Lyon pour vous porter la bonne parole, et je suis heureux de lui souhaiter la bienvenue au nom de vous tous.

Une salve d’applaudissements salua de confiance le propagandiste que désignait Ronnot.

Baladier s’était senti contrarié du discours terre à terre, posé et pratique qui venait de servir de préambule à sa conférence. Il y avait loin d’une société de secours mutuels à la révolution sociale. Et pourtant, il ne voulait ni exciter les défiances ni se brouiller avec Ronnot dont il constatait surtout l’influence. Le policier, homme de ressources, s’en tira avec adresse.

— Mes amis, clama-t-il d’une voix chaude qui impressionna en sa faveur, — car les orateurs ont toujours séduit beaucoup plus par la forme de leur débit que par la puissance de leurs idées, — je tiens d’abord à vous dire qui je suis, afin que vous voyiez que j’ai le droit de me dire des vôtres.

Mon père, ouvrier graveur, plusieurs fois condamné pour avoir attaqué l’Empire, a été fusillé par les bandits de Versailles, lors de la défaite de la Commune.

Un grand cri s’éleva, comme une voix de la terre, qui emplit la forêt :

— Vive la Commune !

— Oh ! oh ! pensa Michet, ils s’échauffent.

Ronnot, surpris, regardait Baladier. Celui-ci avait les yeux humides, la figure tirée dans un rictus farouche, comme devant la vision de quelque scène tragique ; ses poings se fermaient, menaçants.

— J’étais soldat, encore prisonnier en Allemagne, continua l’agent provocateur, lorsque mon père fut ainsi assassiné par les soudards, laissant ma pauvre mère seule, sans ressources, sans appui, minée par les souffrances morales qui devaient bientôt la conduire au tombeau. Ce sont, voyez-vous, citoyens, des souvenirs qu’on n’oublie jamais…

Il s’arrêta une seconde, comme vaincu par l’émotion, et examina à la dérobée l’effet de son éloquence sur les mineurs. Cet effet était considérable : les visages de ses auditeurs reflétaient l’émotion, quelques yeux même se mouillaient.

Baladier eut une jouissance d’artiste et continua :

— Pour moi, rentré dans la vie civile, c’est-à-dire dans l’esclavage du travail et de la misère, pour moi, déshérité comme vous, exploité comme vous, ayant de plus que vous l’inoubliable souvenir de mon père et de ma mère assassinés par une société infâme, j’ai fait le serment de consacrer mes forces à détruire cette société-là ou à mourir.

C’était la phrase à effet, celle qui empoigne par l’image, le « crescendo » du ton et le geste. Elle s’acheva, c’était inévitable, dans un tempétueux fracas d’applaudissements.

La difficulté était vaincue.

— Prolétaires ! Esclaves du Capital ! continua-t-il, votre vie est celle des bêtes de somme : morne, abrutie, sans repos, sans espoir. Ou plutôt si, il vous reste un espoir : l’espoir que ce monde d’exploitation et d’infamie s’écroulera, écrasant les têtes orgueilleuses qui dépassent les vôtres, têtes de jouisseurs qui insultent à vos souffrances.

La tirade était un peu longue ; néanmoins, l’élan avait été donné : l’impression sympathique persistait. Baladier, regardant Ronnot à la dérobée, le vit tout de même un peu déconcerté : c’était moins ces grandes phrases à métaphores et épithètes qu’une exposition claire des antagonismes économiques qu’attendait le mineur.

Habilement, le conférencier descendit un peu de ces hauteurs où il planait au milieu des fulgurations menaçantes. Il montra, antithèse facile, mais toujours saisissante, le parasite Chamot, oisif, insolent, remuant les millions et vivant dans la splendeur, tandis que ses esclaves, artisans de sa fortune, traînaient au milieu des mortels périls du grisou et des éboulements la plus misérable des existences.

Il montra, cette fois, avec une éloquence réelle, parce que, tout agent provocateur qu’il fût, il ne disait que l’exacte vérité, les multiples forces de l’État : armée, magistrature, clergé, concourant toutes à la défense du capital.

— Quant à ces êtres abjects que l’on nomme mouchards, s’écria-t-il, partout où vous les rencontrerez, supprimez-les !

— Eh mais, il va bien ! murmura Michet les dents serrées, tandis qu’un immense cri de : « Mort aux mouchards ! » répondait à l’orateur.

Baladier termina par un appel à la révolution sociale et au groupement de tous les prolétaires pour la réaliser. Cet appel fait dans la même réunion clandestine où s’était fondée la société de secours mutuels pourrait permettre plus tard de dénaturer le caractère de celle-ci devant un tribunal ne cherchant que prétextes et apparences pour condamner.

Après quelques derniers mots de Ronnot rappelant à tous le rendez-vous du mercredi suivant, les mineurs s’en retournèrent à Mersey comme ils étaient venus, isolément ou par petits groupes. Michet eut soin de descendre le dernier.

— Dire que j’avais prévenu le curé de l’arrivée de cet oiseau-là et qu’il n’a pas voulu que je l’assomme ! murmura-t-il. Un gredin qui parle de nous supprimer. C’est à n’y rien comprendre.

Michet, en effet, ne brillait point par la compréhension, et l’abbé Brenier, curé de Mersey, informé par Drieux, jésuite de robe courte et chef des policiers à la solde du clergé et du capital, du rôle de Baladier, n’avait pas jugé à propos de faire des confidences au bas mouchard de la mine.