La Grande Grève/1/07

La bibliothèque libre.
Librairie des Publications populaires (p. 57-65).
Seule !  ►
Première partie


VII

CÉLESTE NARIN


Galfe n’était pas du nombre. Alors que Baladier s’attendait à le voir jouer un rôle important dans cette révolte factice, s’y précipitant tête baissée, en aveugle et en mystique, un incident inattendu l’avait éloigné, ce soir-là, du bois de Varne.

À cinquante mètres de la cabane du jeune mineur, derrière un rideau de maigres broussailles, passait, clair et rapide, un ruisseau, le Moulince, dont les eaux allaient grossir celles du canal du Centre.

Ce soir-là, il sentait la fièvre de ses idées lui brûler le cerveau. Le renvoi des trois mineurs l’avait indigné ; mais ce qui l’indignait bien plus encore, c’était la résignation muette de ce grand troupeau.

Galfe se demandait s’il irait ce soir-là à la réunion de la mutuelle. À quoi bon ? Entendre des discours ! entendre des camarades qui passaient pour intelligents prêcher la sagesse, la résignation, et préconiser des palliatifs dérisoires qui, dans mille ans, laisseraient encore debout le salariat, cette forme moderne de l’esclavage ! Non, tous ces discours l’exaspéraient : il n’irait pas ce soir-là, se contentant de verser exactement sa cotisation.

Songeant ainsi, il s’approchait du Moulince pour y tremper sa tête brûlante, lorsqu’un cri étouffé le cloua sur place.

Sa stupeur ne dura qu’une seconde. Tout de suite, il se ressaisit et courut vers le ruisseau. De là était parti l’appel.

Son regard explora la berge et ne rencontra rien, puis se porta sur le ruisseau, large de quatre mètres et profond de deux. L’espacement des grands arbres laissait pénétrer en cet endroit de la forêt plus de clarté qu’ailleurs ; le reflet d’un mince croissant de lune argentait le cours du Moulince : dans un remous, Galfe aperçut une masse sombre qui disparut l’instant d’après.

Il se précipita dans le ruisseau, plongea et sentit quelque chose qui, emporté par le courant, lui glissait entre les doigts. Il revint à la surface pour respirer, replongea d’une vigoureuse poussée et tout aussitôt sa main se referma sur une étoffe, il tira : l’étoffe était alourdie par un poids. Quelques secondes plus tard, Galfe déposait sur la berge un corps inanimé.

C’était une jeune fille qui paraissait à peine seize ans, brune et très belle dans la rigidité de ses membres et la pâleur de son visage. Ses yeux, ombragés de longs cils noirs, étaient à demi fermés, laissant entrevoir la pupille dilatée ; pas une fibre de son être ne tressaillait ; Galfe, très angoissé, posa la main sur sa poitrine, et ne sentit pas le cœur battre. Peut-être aussi se trouvait-il trop ému pour bien se rendre compte.

Était-elle morte ?

Doucement il l’étendit à terre, la tête un peu plus basse que les pieds et s’efforça de desserrer les mâchoires fermées. Le mineur se rappelait avoir lu des histoires de noyés rappelés à la vie au bout de plus d’une heure de submersion. Or, quelques minutes à peine s’étaient écoulées entre le moment où il avait entendu le cri d’appel et celui où il avait ramené le corps.

Galfe, après avoir desserré les mâchoires de la noyée, la déshabilla.

Sous la vigoureuse friction du mineur, un corps de jeune nymphe, d’une impeccable pureté de lignes apparaissait, raide et frigide comme un marbre. Peu à peu, il lui sembla que ce corps reprenait la chaleur et la vie. Un soupir contracta la poitrine, les paupières tressaillirent, se soulevèrent, laissant errer le regard encore trouble, vague de deux grands yeux noirs.

— Elle vit ! s’écria joyeusement Galfe.

Et, alors seulement il eut conscience de la situation, seul devant cette jeune fille nue, qu’il venait d’arracher à la mort.

Galfe était un chaste. Non par principe, car il professait cette idée que les individus des deux sexes doivent être absolument maîtres de leur cœur et de leur corps et que seule l’hypocrisie sociale en a décidé autrement. Il respectait l’être qui se donne par amour, plaignait la malheureuse qui se vend par misère et méprisait foncièrement celui ou celle qui se marie par intérêt. Mais, vivant avec son imagination dans un monde tout idéal, resté farouche et peut-être au fond timide, il ne courait pas le jupon.

Devant la superbe nudité de ce corps qu’il venait d’arracher à la mort et achevait de ranimer, il se sentait troublé, embarrassé.

Cependant un frisson avait secoué la noyée. Galfe s’arracha à son indécision.

Deux minutes après l’inconnue reposait sur le lit du mineur, chaudement enveloppée d’une chemise de laine et d’une couverture. Galfe lui avait enlevé ses bas et ses chaussures, de grosses bottines aux talons tournés et usés par la marche.

Dans l’unique chambre flambait un bon feu de bois que le mineur avait allumé. Une casserole emplie de café chauffait.

Justement à défaut d’autre chose, il restait à Galfe un peu de café de l’avant-veille. Il pensa que ce liquide chaud achèverait de remettre la pauvre enfant.

Un soupir, faible comme un souffle, s’échappa des lèvres de la ressuscitée. Galfe versa le contenu de la casserole de café dans un gobelet qu’il vint porter aux lèvres de la jeune fille.

— Buvez ! lui dit-il en lui soulevant la tête de la main gauche.

Machinalement, la noyée ouvrit la bouche et laissa le café couler dans sa gorge goutte à goutte.

— Merci ! balbutia-t-elle.

C’était sa première parole.

Le mineur avait pensé juste : la chaleur du café maintenant achevait de la ranimer. Elle soulevait la tête et promenait un regard étonné sur les quatre murs de la cabane.

— Vous voilà sauvée, lui dit Galfe. Ne vous faites pas de mauvais sang et reposez-vous. Quand vous aurez dormi il n’y paraîtra plus.

— J’ai faim, murmura la jeune fille.

Puis aussitôt, comme sous la honte de cet aveu inconsciemment arraché à sa faiblesse, ses joues pâles furent envahies d’une rougeur.

— Faim, pensa Galfe avec amertume. C’était bien un suicide ! Et dire que je n’ai rien pour la rassasier.

Furieusement, il chercha de tous côtés. Il croyait bien n’avoir, car on était au milieu de la semaine, qu’une demi-miche de pain rassis et un peu de cervelas, mets peu réconfortant pour l’estomac d’une jeune fille qui a failli se noyer. Et soudain, il poussa un cri de triomphe : il venait de découvrir, conservé entre deux assiettes, un restant de certaines herbes cueillies par lui dans la forêt et qui, bouillies et hachées, avaient un goût d’épinards. C’était plus délicat que de la charcuterie.

— Vous allez manger, dit-il presque triomphant.

Il partagea son pain en deux, tendant le plus gros morceau à la jeune fille. Puis il lui passa l’assiette d’herbages.

Devant ce repas, si frugal qu’il fût, l’enfant eut un regard indicible, le regard d’un naufragé mourant d’inanition qui rencontrerait la table de Véfour. Son premier mouvement fut de se jeter avec avidité sur cette nourriture. Galfe l’arrêta.

— Doucement, lui conseilla-t-il, vous vous feriez mal. Et puis… malheureusement, c’est tout ce que j’ai.

Il n’osait lui offrir le cervelas, non parce que lui-même n’avait pas autre chose à manger, mais parce qu’il craignait que cette charcuterie ne lui fît mal. Pourtant, quand il vit la jeune créature se ranimer en mangeant et frotter son pain sur l’assiette vidée, il se hasarda :

— J’ai tout de même encore quelque chose, dit-il en lui apportant le cervelas.

Mais elle le repoussa du geste, murmurant :

— Et vous ?… Merci, je n’ai plus faim !

Galfe comprenait bien que c’était plus de privations que de la secousse de son bain qu’elle souffrait. Aussi insista-t-il et, comme elle refusait encore, il divisa le cervelas en deux parties égales, lui en donnant une et mangeant l’autre avec le restant du pain.

Alors, après avoir fini de manger, elle lui conta son histoire. Elle s’appelait Céleste Narin ; son père avait travaillé aux mines de Brisot et de Pranzy, puis était mort dans un éboulement.

Dès ce moment avait commencé une indescriptible odyssée de misère. Céleste, alors âgée de huit ans, avait accompagné sa mère dans d’interminables exodes, le long des routes, cherchant à vivre de travaux dans les fermes ; parfois suivant des caravanes foraines, souvent arrêtées par la gendarmerie pour n’avoir pas de domicile, puis relâchées tant leur misère faisait pitié. Elle avait onze ans et demi, lorsque, épuisée, sa mère rendit l’âme sur la paille d’un vieux hangar où des paysans avaient bien voulu par charité la laisser s’abattre et mourir. Céleste fut recueillie par les religieuses du couvent de la Merci à Tondou, qui, chrétiennement, firent d’elles leur esclave en Jésus-Christ. Elle fut employée au jardin, à la cuisine, à la lingerie, nourrie d’une soupe aux légumes gâtés et d’eau claire, la semaine, de restes de ragoûts et de piquette, le dimanche ; pourtant comme il fallait lui faire faire sa première communion, on lui apprit entre temps à lire pour qu’elle pût s’assimiler le catéchisme, les miracles de l’Histoire sainte et les vérités éternelles de l’Évangile. Trois jours après avoir avalé sous la forme d’un pain à cacheter le sacré corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, elle eut une indigestion définitive de toute cette bondieuserie doucereusement féroce et se sauva. Mais où aller ? Au bout de deux nuits passées à la belle étoile, et de deux jours, passés dans les champs où elle déterra des carottes pour les manger crues, elle fut reprise et ramenée au couvent. On la punit, mais en lui imposant double travail, au lieu de l’inutiliser au cachot, où elle ne resta que quarante-huit heures pour la règle. Six mois plus tard, nouvelle tentative d’évasion : décidément Satan habitait en cette petite, lui soufflant son esprit de révolte et une noire ingratitude envers les bonnes dames qui l’avaient si généreusement recueillie : le mieux était peut-être de s’en défaire. Quelque temps plus tard Mme Hachenin étant venue du chef-lieu faire ostensiblement ses dévotions à la cathédrale de Tondou — les mauvaises langues insinuaient autre chose — rendit visite à la supérieure des Dames de la Merci, s’intéressant d’ailleurs depuis longtemps aux œuvres de la communauté. Par hasard, on parla domestiques, difficulté de s’en procurer à la ville d’absolument honnêtes et maniables ; ainsi la femme du banquier avait dû renvoyer une petite de dix-sept ans, pas plus, qu’elle avait prise par bonté d’âme, à quinze francs par mois. La supérieure saisit l’occasion de se débarrasser de Céleste, sinon contre argent, la vente des esclaves étant interdite, du moins avec la perspective d’un don à la communauté. Et Céleste, prônée par son bourreau comme une merveille, entra au service de Mme Hachenin.

Ce fut incontestablement une amélioration notable dans sa vie. À la vérité on ne pensait pas à la payer : une enfant de moins de quatorze ans, recueillie « par charité » !

Ce bien-être relatif dura un an et demi. Mais un jour Mme Hachenin s’aperçut de la disparition d’une bague. La femme de chambre soupçonnée jeta les hauts cris, d’autant plus qu’elle avait réellement commis le vol et pour se dégager accusa nettement Céleste. Celle-ci eut beau s’indigner, protester, la femme du banquier parla de la faire arrêter. Alors l’enfant, affolée à l’idée d’être emprisonnée comme voleuse, se sauva de cette opulente maison où, sous les dehors de la respectabilité bourgeoise, se cachaient la sécheresse du cœur et tous les vices possibles, car Céleste et les autres domestiques eussent pu en dire long sur le compte de Mme Hachenin, courtisée par Schickler et par bien d’autres encore.

La malheureuse petite partit au hasard, abandonnant la ville, cherchant du travail dans les fermes, en trouvant quelquefois parce qu’elle était jolie et bientôt obligée de partir quand elle s’apercevait que le maître entendait bien la traiter entièrement comme sa chose. Et finalement, lasse de misère, de jours sans pain, de nuits à la belle étoile, arrivée d’étape en étape sur les bords du Moulince, ne sachant plus où aller, que faire, elle avait voulu en finir, une fois pour toutes : elle n’avait pas encore seize ans.

Galfe écoutait sans l’interrompre ce récit lamentable qui lui poignait le cœur. À mesure que la jeune fille parlait, il voyait, comme s’il s’y fût trouvé mêlé lui-même, se dérouler les phases de cette vie, il se sentait courbé dans l’agenouillement stupide du couvent, épuisé de travaux rudes par les servantes du Christ, puis encagé comme un oiseau chez Mme Hachenin, enfin se traînant à demi mort de fatigue et de faim, au long des routes. Quand elle eut fini de parler, il murmura d’une voix étranglée :

— Oui, elle est jolie, la société ! Et on ne se révolte pas !

Et comme elle le considérait d’un regard un peu étonné, il ajouta :

— De sorte que, maintenant, vous ne savez pas où aller ?

— Non, répondit Céleste.

Elle avait éprouvé une sorte de soulagement amer en vidant le trop plein de son cœur. Depuis bien des années, c’était la première fois qu’elle eût rencontré un être auquel elle pût conter toutes ses souffrances de jeune paria.

— Eh bien, dit Galfe, vous resterez ici jusqu’à ce que vous ayez trouvé quelque chose.

La jeune fille eut un élan de reconnaissance.

— Ah ! vous me sauvez ! s’écria-t-elle en se soulevant sur le lit et embrassant les mains du mineur d’un mouvement spontané.

Au contact tiède de ses lèvres, Galfe avait pâli, puis senti subitement un flot de sang lui monter au cœur, tandis qu’un brouillard humide passait devant ses yeux.

— Reposez-vous et dormez, fit-il doucement.

— Mais vous, demanda Céleste, où allez-vous dormir, si je vous prends votre lit ?

— Ne vous en occupez pas. Bonne nuit.

Galfe prononça ces mots avec une certaine autorité pour vaincre l’hésitation de la jeune fille. Celle-ci, d’ailleurs, tombait de sommeil, un sommeil fait de l’accumulation de toutes ses fatigues antérieures : elle bégaya un « bonne nuit » dans un irrésistible bâillement et s’endormit profondément.

Le mineur la regarda longuement, soucieux, méditatif. Qu’allait devenir cette enfant, perdue dans la vie, guettée par toutes les embûches d’une société inexorable aux faibles et aux déshérités ? Lui-même ne gagnait que tout juste son pain, une partie de son salaire étant envoyée à son père, qui n’était pas au mieux à l’hospice de Jancy, une autre passant en achat de livres et brochures. C’était une charge inattendue qui lui tombait du ciel : il ne pouvait, cependant, après l’avoir arrachée à la mort, rendre cette enfant aux misères de la grande route. Enfin, on verrait.

Avec tout cela, il fallait qu’il prît lui-même un peu de repos, pour recommencer le lendemain matin sa vie de bête de somme. Il se fit un lit de feuilles sèches et ne tarda pas à s’endormir.

Galfe avait parfaitement oublié la réunion de la Mutuelle à laquelle, d’ailleurs, son intention au retour de la mine, n’était guère de se rendre.

Il ne se doutait pas que cette même nuit devait voir s’accomplir, dans le bois de Varne, des événements de haute importance.