La Grande Grève/1/09

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Librairie des Publications populaires (p. 74-78).
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Première partie


IX

RELIGION D’AMOUR.


Geneviève, une fois rentrée chez elle, ne prit même pas le soin de refermer sa porte et se livra tout entière à la douleur.

Durant que ses larmes coulaient, elle n’entendit pas entrer l’abbé Firot. Le prêtre la saisit à la taille comme pour la consoler.

— Vous ! s’exclama-t-elle en sortant alors de son désespoir.

— Oui, moi ! répondit-il avec un mélange d’onction et de tendresse. Pauvre femme ! je sais quelles sont vos douleurs et je viens vous consoler.

Et comme elle se taisait, encore étourdie par le choc de cette visite qui s’ajoutait à tant d’autres chocs, il reprit :

— Ne vous l’ai-je pas dit, ma chère enfant, la dernière fois que je vous ai vue, que je restais votre ami ? Et maintenant que vous voilà seule, le cœur saignant, sans appui, je viens à vous.

Ces paroles, débitées d’un ton sentimental, étaient parfaitement vraies. Oui, l’abbé Firot venait à Geneviève parce qu’elle demeurait isolée, accablée et sans défense ; toutefois, il n’avait pas trop à s’en vanter.

— Et vous, murmura Geneviève, que me voulez-vous ?

Dans ce « et vous » il y avait tout un reproche adressé à cet anonyme bourreau : la société ; la société dont le vicaire était une des forces malfaisantes.

— Vous consoler, dit l’abbé Firot.

Et sa main vint caresser doucement la tête éplorée de la jeune femme.

Geneviève n’avait pas fermé l’œil de la nuit ; depuis quinze heures, c’est-à-dire depuis la trouvaille du revolver et des manifestes, elle vivait dans les angoisses ; toutes les secousses, tous les accablements s’étaient succédé pour elle, la rendant en partie inconsciente. Elle ne sentit pas la main du prêtre et ne protesta point contre son geste bizarre de consolation.

Encouragé, l’abbé Firot se rapprocha, donnant à son contact, d’abord furtif, la force d’une étreinte. De la main qui lui restait libre, il saisit les deux mains de la jeune femme ; sa poitrine amoureuse pressa le sein de Geneviève.

— Venez à moi ! murmura-t-il selon la formule sacrée du divin pasteur.

Et il ponctua cette phrase mystico-charnelle d’un ardent baiser sur les lèvres mêmes de Geneviève.

Celle-ci poussa un cri et se dressa d’un sursaut éperdu : le baiser de l’abbé Firot lui brûlait la bouche comme un fer rouge. Elle voulut se débarrasser de l’étreinte du prêtre ; mais cette étreinte, tout à l’heure insensible, était devenue puissante comme celle d’un boa constrictor soudé à sa proie. Le prêtre maintenant n’était plus qu’un homme, un homme enfiévré de rut.

Maintenant il l’étreignait à la taille et, avec une force stupéfiante chez un être aussi fluet, il lui écrasait les lèvres, lui mangeait la face de nouveaux baisers, auxquels désespérément elle cherchait à se soustraire. Geneviève luttait, mordait et ne pouvait se débarrasser de cet enlacement de reptile qui l’étouffait. Déjà, il la renversait sous lui.

À ce moment, un poing vigoureux s’abattit sur la tête du vicaire et, avant que celui-ci eût le temps de se remettre du choc et de la surprise, il était enlevé par la nuque et jeté sans cérémonie à la porte avec la ponctuation finale d’un formidable coup de pied au derrière.

Le poing et le pied appartenaient à Panuel.

De tous ceux que connaissait le ménage Détras, le menuisier était incontestablement celui qui avait droit dans toute l’acception du terme au titre d’ami. Il avait été celui du père et, depuis de longues années, celui du fils ; Geneviève aussi le considérait comme un parent, une sorte de frère aîné pour son affection à toute épreuve et son esprit plein de justesse. Après lui seulement venaient de bons camarades comme Ronnot, Vilaud et quelques autres.

Comment, dans son angoisse mortelle, la femme du mineur n’avait-elle pas songé à faire appel à cette amitié chaude et avisée ? C’est ce que son trouble profond pouvait seul expliquer.

Panuel avait dormi, cette nuit-là, d’aussi bon cœur que les autres fois, sans se douter de la catastrophe qui frappait ses amis. Même il n’entendit pas la sonnerie de clairon ou, s’il l’entendit, ne la distingua pas d’un rêve.

Ce fut seulement à son réveil qu’il apprit les événements de la nuit. Il vit les soldats et, très alarmé pour ses amis, courut aux informations dans le voisinage. Alors il apprit quelques noms des arrêtés : Détras, Ronnot, Janteau, Vilaud. Sans plus tarder il se précipita chez Geneviève.

Il y était arrivé juste à temps pour délivrer la jeune femme du misérable qui, l’ayant à demi étouffée, allait finir par la violer.

Jusqu’alors Geneviève avait lutté ; mais, une fois débarrassée du prêtre, ses nerfs exaspérés se détendirent dans une réaction naturelle : une crise se produisit, que la fatigue et la faiblesse terminèrent bientôt par un évanouissement.

Panuel, très anxieux, lui prodigua tous les soins, l’installant dans un fauteuil, lui frictionnant les tempes avec du vinaigre et finalement lui appliquant sur la tête une grande compresse d’eau sédative.

Au bout de quelques minutes, Geneviève rouvrit les yeux ; un soupir s’échappa de sa poitrine.

— Merci ! murmura-t-elle.

— Courage, ma pauvre amie ! lui dit affectueusement Panuel.

Sous l’influence de cette voix affectueuse, la jeune femme acheva de reprendre conscience.

— Panuel, dit-elle en serrant fortement les mains du menuisier, est-ce que ce n’est pas un rêve ? Ce prêtre…

— Ne parlons plus de ce gredin… il a eu son compte. Comme je me réjouis d’être arrivé à point !

— Et Albert ?

Geneviève ne songeait plus au misérable vicaire, fuyant honteusement après son attentat non consommé. Toutes ses pensées se tournaient vers son mari.

— Ils l’ont pris ; ils vont soulager contre lui leur vieille haine et celle qu’ils nourrissaient contre son père.

Et elle raconta à Panuel le mystérieux dépôt du revolver, des cartouches et des imprimés.

— Un complot policier ! cela ne fait pas de doute, répétait le menuisier en l’écoutant le cœur serré.

Le père avait été frappé par l’Empire, le fils allait-il l’être par la République ?

— Écoutez, dit-il, c’est une épreuve… dure, oui, mais il ne faut pas se désespérer. On verra bien l’infamie des mouchards ; Albert vous reviendra, vous êtes jeunes l’un et l’autre, sans enfant, ce qui est un bonheur…

Geneviève l’interrompit d’un gémissement :

— Panuel ! je suis enceinte…

Le menuisier pâlit.

Enceinte ! Oui, Geneviève en avait eu la veille le premier doute, mais si vague encore qu’elle ne l’avait pas communiqué à son mari. Et puis cette affaire du revolver et des imprimés lui avait tourné la tête et fait tout oublier. Ce matin, elle avait eu confirmation de ses doutes ; ce malaise, troubles de l’estomac, nausées, qui s’était joint à ses souffrances morales, c’était la preuve indéniable de sa maternité. En elle germait un être destiné à souffrir comme tous ceux de sa classe et qui, à cette société capitaliste emprisonnant son père, servirait, garçon, de chair à travail et à canon, fille, peut-être de chair à plaisir !

Panuel lut tout cela dans les yeux de la jeune femme. Grave, il étendit la main et déclara :

— Geneviève, tant que je serai vivant et debout, ni vous ni la créature que vous portez n’aurez à souffrir. Et si jamais les juges avaient l’infamie de ne pas vous rendre votre mari, l’enfant d’Albert serait le mien.