La Grande Grève/2/01

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Librairie des Publications populaires (p. 90-95).


DEUXIÈME PARTIE

LA PUISSANCE DE L’OR


I

LES MINEURS SE RECUEILLENT


Dans son cabinet de travail, le docteur Paryn, assis devant sa table, surchargée de papiers, était pensif.

Depuis nombre d’années, il vivait à Climy, en pleine contrée agricole, au milieu des paysans qui l’aimaient, parce qu’il voyait en eux des hommes et non des clients possibles. Des clients, il n’eût eu qu’à s’installer à Chôlon ou à Môcon, pour en avoir plus qu’aucun de ses confrères, car il joignait à une compétence médicale reconnue, ces éléments de réussite, plus puissants encore, les relations et la fortune.

Mais sans dédaigner l’exercice de sa profession, il se sentait invinciblement attiré vers la politique. Républicain intransigeant, socialiste de tendances, encore qu’il demeurât en dehors de toute école, il se disait que la République n’existait en France que de nom et de cette fiction il eût voulu faire une réalité. Dans son département, pourtant l’un des plus avancés, il voyait combien il y avait à faire : partout l’administration était aux mains des réactionnaires, le clergé continuait à donner le mot d’ordre, la magistrature se montrait foncièrement conservatrice, les préfets et sous-préfets se succédaient et se ressemblaient, n’ayant qu’une pensée : plaire à la fois au ministère et aux gros bonnets locaux. Dans les discours officiels, c’étaient toujours les mêmes clichés qui revenaient : « progrès pacifique, sage liberté, prospérité des affaires, grandeur nationale. » Et sous tous ces mots pompeux, aucun sentiment généreux, aucune idée forte, mais le vide le plus absolu !

En vain, les populations travailleuses de Seine-et-Loir avaient-elles, à maintes reprises, manifesté leurs aspirations vers un régime social meilleur, vers une République qui fût véritablement la chose de tous ; la domination du capital s’exerçait toujours aussi oppressive. Avec des formes et des mots différents, c’était encore la féodalité : au Brisot, continuait de régner la dynastie Schickler ; à Mersey, le baron des Gourdes, héritier et successeur de Chamot, roi des mines de Pranzy.

Et, à côté de ces autocrates de la grande industrie, enrichis par tout un peuple de serfs, c’étaient des femmes ambitieuses et sans cœur qui dictaient leur volonté : la baronne des Gourdes, à Mersey ; Mme Hachenin, dans toute la région ; et le clergé, qui, lui aussi, est femme par la robe et par la souplesse subtile.

Depuis le procès de Chôlon, des années avaient passé…

L’éclair de révolte avait alors transfiguré les mineurs d’esclaves en combattants. Le calme, depuis cette époque mouvementée et tragique, n’avait cessé de régner à Mersey : dans les profondeurs de la terre, l’armée noire travaillait silencieusement pour ses maîtres.

Était-ce la mort ou l’abdication qui, souvent, est pire que la mort ?

L’abdication ou la mort, un observateur superficiel eût pu le penser. Les mineurs ne tenaient plus, la nuit, de réunions secrètes dans les bois ; ils ne se laissaient plus éblouir d’images chaudement colorées ou bercer de phrases chantantes ; ils ne couvraient plus de leurs applaudissements des orateurs métaphoriques comme Baladier.

Ils réfléchissaient et s’essayaient, du moins un bon nombre, à penser par eux-mêmes.

La révolte vaincue de 1882 n’avait pas été inutile, certes non ; de semblables mouvements ne le sont jamais, quelle que soit leur issue. Elle avait appelé leur attention sur des idées, les avait forcés de réfléchir, de chercher eux-mêmes des solutions, au lieu de s’en remettre au hasard ou à des sauveteurs providentiels.

Et ils commençaient à comprendre cette grande parole que l’émancipation des prolétaires sera l’œuvre des prolétaires eux-mêmes. La chambre syndicale des mineurs de Mersey, demeurée debout parce qu’elle se tenait sur le terrain de la plus stricte légalité, maintenait, si modérée que dût être son attitude, un lien de solidarité familiale entre les travailleurs.

« Ils se recueillent, pensait le docteur. Le feu couve sous la cendre. »

Cette germination d’idées parmi les mineurs l’intéressait au plus haut point. Que serait le réveil de cette classe de producteurs sans laquelle l’industrie moderne serait frappée de mort ? Sans doute le jour viendrait où les mineurs, reconnaissant leur puissance, s’uniraient par delà les frontières, en France, en Angleterre, en Belgique, pour former une immense fédération, plus forte par son entente que tous les millions du Capital et alors les serfs de la veille deviendraient les maîtres.

Le docteur Paryn se leva, alla à sa fenêtre et l’ouvrit. Le soleil illuminait de ses feux le cours de la Gorne et les contreforts des Cévennes ; entre la rivière et les montagnes s’étendait, immense, un espace verdoyant de bois et de coteaux où les maisons de villages épars piquaient çà et là une note blanche.

Longuement, il contempla cette paix de la campagne contrastant avec les agitations des hommes. Dans la sérénité de la nature, sous le ciel clair, où montait, doucement grisante, l’exhalation des plantes et des fleurs champêtres, il se retrempait, puisait des forces pour la lutte, cette lutte politique vers laquelle il se sentait invinciblement attiré.

Déjà il était devenu populaire dans le département de Seine-et-Loir. Les mineurs de Mersey n’avaient pas oublié son activité courageuse, puis ses tentatives réitérées pour obtenir la grâce des mineurs forçats.

Le jour où, désireux de vivre en dehors du souci des affaires, dans une retraite tranquille et dorée, Chamot avait remis au baron des Gourdes le gouvernement de son royaume industriel, il avait dit à son successeur :

— Les mineurs de Mersey sont matés pour de longues années, je l’espère, mais prenez garde à ce docteur de Climy qui vient se mêler de nos affaires. Je sens en lui un adversaire dangereux.

— Ne craignez point, avait répondu des Gourdes, nous l’écraserons.

Et si la baronne n’avait rien ajouté aux paroles de son mari, son regard aigu comme une pointe d’acier en disait long sur ses pensées.

C’est que le mariage lui avait donné le rôle directeur qu’elle ambitionnait depuis longtemps. Finie la jeune fille effacée et muette ! C’était maintenant une femme dominatrice, toute volonté et ambition, qui régnait à Mersey, elle et des Gourdes ne faisant qu’un en deux personnes.

Sans être de nature cruelle ni même méchante par plaisir, elle eût, pour arriver à son but, marché sur n’importe qui, indifférente à tout ce qui n’était pas la réalisation de son idée.

Avec une activité d’esprit remarquable, elle aidait et conseillait son mari, enchanté d’avoir rencontré pareille collaboratrice. Elle eût voulu le voir député, vivant à Paris, où elle tiendrait salon, tandis que Troubon, l’administrateur comptable, homme de toute confiance, se fût entièrement occupé des mines. Par son conseil, des Gourdes avait appelé de Paris un révolutionnaire repenti, un nommé Moschin, pour en faire le chef de sa police, Michet devenant simplement son sous-ordre. D’intuition ou de raisonnement, la baronne comprenait qu’il n’est tel que les renégats pour connaître et frapper impitoyablement leurs anciens coreligionnaires.

Telle était la femme qui avait voué au docteur Paryn une haine froide ou même quelque chose de plus terrible que la haine : la résolution sereine de le broyer, sans colère comme sans hésitation, puisqu’il s’annonçait comme un obstacle entre elle et ses ambitions.

Paryn ne l’ignorait pas. De Mersey même lui parvenaient des avis anonymes l’avertissant et bien que, par nature, il attachât peu de créance aux lettres non signées, il ne pouvait méconnaître l’origine de celles-ci. Elles émanaient de mineurs tremblant que leurs noms fussent connus et qui, cependant, tenaient à mettre sur ses gardes celui qui s’était montré leur défenseur.

Tout cela faisait, en fin de compte, réfléchir le docteur. Non qu’il eût jamais douté de l’animosité de la famille des Gourdes ; toutefois cette animosité s’était jusqu’alors manifestée d’une façon vague, n’indiquant aucun plan d’attaque ; maintenant, il en était différemment. Le baron avait annoncé son intention d’en finir avec Paryn avant de « se présenter » sans doute à la députation ; sa femme avait montré l’arme : la Gazette de Seine-et-Loir.

Paryn connaissait ce journal défenseur de l’exploitation capitaliste et de la réaction politique, sous la formule « républicain conservateur ». Deux ou trois fois, déjà, il avait été pris à partie dans cette feuille avec une mauvaise foi absolue.

— Ah ! Mme la baronne veut me faire dévorer par la Gazette de Seine-et-Loir ! murmura-t-il avec un sourire dédaigneux. Eh bien, moi aussi, j’aurai un journal et je puis lui garantir que la lutte sera chaude.