La Grande Grève/2/06

La bibliothèque libre.
Librairie des Publications populaires (p. 123-128).


VI

UN OUBLIÉ


Le choc qu’éprouva Bernin en reconnaissant Galfe, Galfe le ressentit en reconnaissant Bernin.

Moins intense, cependant, ou fait d’un sentiment différent.

Chez Bernin, c’était de la peur, une épouvante instinctive, non maîtrisable, en revoyant l’homme qu’il avait dénoncé et fait condamner.

Chez Galfe, c’était autre chose.

C’était la brusque évocation de toute une vie antérieure : Mersey, le travail aux mines, sa cabane du bois de Varne et, par-dessus tout, la figure de Céleste Narin, qui planait sur ce passé.

Dix ans s’étaient écoulés depuis que la destinée avait séparé le tout jeune homme d’alors et la jeune fille à peine devenue femme. Dix ans pendant lesquels, autour de Galfe, s’étaient déroulés les vices, les tortures, les crimes du bagne, les épouvantables amours des fauves humains qui l’entouraient, le fouet, la bastonnade, les coups de revolver des surveillants ; dix ans pendant lesquels il avait eu les yeux pleins de visions d’horreur, les oreilles pleines de cris furieux, de râles et de sanglots.

Et pendant cette submersion de son être dans un indescriptible enfer, tel que pour lui la notion du temps n’existait même plus, l’image de Céleste n’avait pas cessé un seul jour d’être présente à son esprit !

C’était la seule vision qui pût affaiblir l’horreur du bagne et il s’efforçait de concentrer en elle toute sa pensée pour ne pas voir ce qui l’entourait. Ainsi, indifférent à la vie extérieure, les yeux fixes, perdu dans la contemplation de son rêve, était-il devenu une sorte d’automate, de cadavre vivant. Ses compagnons, soit pitié, soit autre sentiment, s’abstinrent de l’obséder, le laissèrent vivre à part de cette vie du souvenir ou de la rêverie.

Même les gardes-chiourmes finirent par le laisser à peu près tranquille en dehors des corvées qu’il remplissait machinalement.

— Il a une idée fixe, quelque chose dans le ciboulot, pensaient-ils. Encore un bagnard qui finira maboule ! Bah ! ce ne sera ni le premier ni le dernier.

Galfe, en effet, sans être atteint de trouble mental, était sur une pente critique.

D’espoir, il n’en avait pas, ne pouvait en avoir. Vaincu dans son duel avec la société capitaliste, c’était pour la vie que celle-ci l’avait jeté au bagne.

Si courageux qu’il se fût montré dans cette lutte, si ardent qu’eût été son mysticisme révolutionnaire, il y avait en lui comme un ressort brisé. Le présent étant horrible, l’avenir devant n’être que la continuation de ce présent, sa pensée, instinctivement, se rivait au passé, c’est-à-dire au rêve.

Or, si ce rêve, prolongé depuis dix ans, l’isolait en esprit du monde de douleurs et d’ignominies dans lequel matériellement il vivait, il n’en est pas moins vrai que l’idée fixe ou la rêverie ininterrompue peut insensiblement conduire à la démence.

Cette apathie, cette torpeur morale, gagnait peu à peu chaque jour. Maintenant, Mersey même et la cabane du bois de Varne commençaient à s’effacer de son esprit ; seule subsistait l’image de Céleste, mais comme enveloppée d’un voile qui, d’abord léger, transparent, finirait peut-être par se faire lourd et l’obscurcir.

Ce voile allait-il s’étendre sur le cerveau même de Galfe, destiné à sombrer, au bout de quelques années, dans l’hébétude ?

Nous n’osons pas répondre à cette question, car il est indéniable que l’esprit même de révolutionnaires vigoureusement trempés est condamné à se déprimer et s’atrophier en pareil milieu.

Mais la vue de Bernin produisit un effet salutaire sur sa victime. Sans doute, fût-ce la première fois que le misérable pût faire, bien involontairement, œuvre utile.

Ce fut d’abord un réveil ou, du moins, une netteté plus grande du souvenir. Mersey et les toits rouges de ses maisons, les chantiers des mines, le puits Saint-Pierre, les compagnons de travail et Bernin parmi eux, revécurent tels que s’il les eût quittés la veille, dans la pensée de Galfe.

Puis ce furent les réunions de mineurs sous les grands arbres du bois de Varne, les conciliabules, l’attentat.

Et, au milieu de cette revivification du passé, le léger brouillard qui entourait la figure de Céleste se dissipa. Galfe, arraché à la dangereuse torpeur de sa rêverie, sentit la vie revenir fortement en lui par la précision du souvenir.

Un flux de sang, qui semblait arrêté depuis des années, circula librement dans ses veines, portant à son cerveau la force et la lucidité.

Tout ce réveil de son être ne demanda, pour s’accomplir, que quelques instants.

Et lorsque Bernin, qui avait baissé la tête, effaré, anéanti, se hasarda à relever les yeux, il rencontra le regard, non plus stupéfié et intensément fulgurant, mais calme de sa victime.

Oui, calme, mais inexorablement rivé sur lui et qui le pénétrait comme une lame d’acier.

— Grâce ! murmura Bernin d’une voix étouffée et crispant les doigts.

Galfe haussa les épaules sans parler.

Quel mot eût-il pu dire qui exprimât la millième partie des idées et des sensations qui se pressaient en lui ? Et quel geste eût-il pu faire en ce milieu qui fût le geste logique ?

Il continua seulement à regarder Bernin et à la fin, la sensation devint trop forte pour que le mouchard pût la supporter. Prêt à défaillir, il se retira chancelant, fermant les yeux.

Il peut sembler étrange qu’un homme aussi peu dénué de scrupules que Bernin fût accessible à une impression toute morale. Pourtant les natures les plus cyniques ont leur moment de faiblesse nerveuse ; puis, il faut tenir compte de la dépression amenée chez l’ancien mouchard par le bagne.

Les autres forçats avaient été témoins de cette scène muette. Ceux arrivés à Kouéta avec Bernin connaissaient l’histoire de ce dernier ; ceux qui s’y trouvaient déjà avec Galfe n’ignoraient pas l’odyssée de celui-ci. Il ne fut pas difficile aux uns et aux autres de pressentir la vérité.

Et tandis qu’une sorte de sympathie discrète s’attachait de plus en plus à Galfe, le mépris et la haine grandissaient autour de Bernin, lui rendant la vie épouvantable.

Il y a chez ces hommes, stigmatisés comme malfaiteurs et qui, cependant, le sont parfois moins que d’autres libres, heureux et triomphants, un instinctif besoin de justice. L’horreur du mouchard, être abject entre tous, domine surtout.

Cette nuit-là, Bernin, qui essaya vainement de fermer les yeux, entendit tous les condamnés venir auprès de son hamac lui cracher les noms les plus ignominieux.

Tous, moins Galfe.

Ce n’était pas que ce dernier eût pardonné à son bourreau. Oh ! non.

S’il se fût trouvé seul à souffrir par le crime de Bernin, peut-être l’anarchiste, se rappelant ses anciennes théories sur l’irresponsabilité humaine, eût-il eu la magnanimité et la force de ne plus voir que l’homme malheureux et non le mouchard.

Mais Galfe, enflammé autrefois par l’amour dans sa ferveur théorique, ne pouvait oublier qu’une autre créature humaine, la femme qu’il avait aimée, qu’il aimait toujours, d’un sentiment indéracinable, survivant à tout, avait été broyée, victime innocente et faible, par la faute du misérable.

Pardonner cela à Bernin lui eût été aussi impossible que de ne pas respirer.

Il comprenait que le destin, autrement vengeur qu’un rapide coup de couteau, commençait à faire justice, que le bourreau à son tour devenait victime, tandis que lui, victime, devenait spectateur. Et sous l’œil de ce spectateur, l’agonie de Bernin se faisait épouvantable.

Chaque jour, chaque nuit, les forçats prodiguaient à celui-ci les injures, les outrages sanglants, les coups. Bernin n’osait se défendre, se plaindre au surveillant, parfaitement indifférent à tout, ni même demander grâce.

Seul Galfe demeurait muet, ne parlait pas, ne frappait pas. Il se contentait de regarder Bernin, et ce regard, que Bernin ne pouvait soutenir, lui était plus terrible que tous les outrages et tous les coups. Sous ces yeux impitoyables, rivés sur lui, il se sentait percé jusqu’à l’âme d’un poignard de feu ; sa poitrine s’oppressait, son cerveau, entamé comme par le scalpel, se troublait. Il sentait avec angoisse la folie l’envahir et n’avait même pas la force de crier.

Depuis dix jours, Bernin était au camp de Kouéta et depuis dix jours durait ce supplice. Bernin ne dormait plus, ne mangeait pas, n’osait parler à personne. Ce silence, auquel il était condamné, achevait de l’affoler. Il se disait que Galfe, après avoir bien joui de sa torture, finirait par l’achever d’un coup de couteau, et il attendait sa mort comme une délivrance, regrettant que ce dénouement tardât.

Galfe lisait en lui, et le maintenait sous une véritable domination magnétique. Il eût pu lui suggérer l’idée de n’importe quel acte : Bernin, jouet inerte, eût obéi.

Le supplice de Galfe durait depuis dix ans ; celui de Bernin dura dix jours, mais chacun de ces jours eut pour le dernier la longueur mortelle d’une année.

Un soir, enfin, on ne vit plus Bernin. Le lendemain matin, on trouva dans la rivière son cadavre déjà bleui.

— Tiens ! il est crevé ! murmura insouciamment le surveillant. — Il s’est fait justice ! pensèrent les forçats.

Ce fut la seule oraison funèbre du mouchard.

Galfe, vers lequel tous les condamnés tournaient leurs regards, ne changea pas de visage, ne prononça pas un mot. On eût dit que jamais il n’avait connu Bernin ou entendu parler de lui.

Mais, sous cette apparence impassible, quelque chose d’inexprimable remuait en lui. Il avait ressenti d’abord un serrement angoissant, puis une sensation de délivrance, comme si un fardeau eût été enlevé de dessus sa poitrine.