La Grande Grève/2/10

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Librairie des Publications populaires (p. 157-162).


X

DEUX ADVERSAIRES


Le docteur Paryn avait été élu maire de Climy ; le baron des Gourdes avait été élu conseiller général du canton de Mersey. La situation entre les deux hommes demeurait la même sans qu’aucun eût l’avantage sur l’autre.

Jamais ils ne s’étaient parlé, jamais ils ne s’étaient vus et la lutte entre eux continuait, implacable. Les deux partis qui s’incarnaient en leurs personnes se heurtaient furieusement.

Des Gourdes, c’était l’aristocratie féroce, non pas cette aristocratie momifiée, qui, étrangère à l’universel mouvement des choses, râle et achève de s’éteindre dans ses châteaux délabrés, au milieu d’un monde qu’elle ne connaît pas et qui ne la connaît pas, mais l’aristocratie rajeunie, retrempée par son union avec la haute bourgeoisie, enrichie dans la finance, l’industrie, les spéculations et s’engraissant du formidable travail des masses.

Paryn, c’était la faction intermédiaire entre cette bourgeoisie démocratique, libérale en politique, conservatrice en économie, et le prolétariat révolutionnaire dont l’heure s’approche. C’était le parti destiné aux affaires dans une période préparatoire d’évolution à gauche.

À Climy, la lutte avait été chaude. Plus d’une fois les paisibles habitants avaient failli s’entre-dévorer, grâce surtout aux incitations de la Gazette de Seine-et-Loir qui jetait flamme et venin sur le candidat radical-socialiste. Le cabaret du Poisson-bleu, transformé en place forte des partisans de Balloche, avait vu des batailles homériques. Le soir de la proclamation du scrutin, il avait été pris d’assaut par les rouges, Poulet en tête, au cri de : « Vive Paryn ! »

La nouvelle de cette élection avait naturellement indigné des Gourdes et sa femme, celle-ci plus encore. Si le nouveau maire de Climy n’eût été qu’un arriviste, radical par besoin d’étiquette, elle ne se fût pas émue outre mesure : ces sortes d’individus, qui commencent en révolutionnaires pour finir en conservateurs, calculant vingt ans à l’avance les phases de leur évolution rétrograde, ne lui inspiraient pas la moindre crainte. Mais Paryn n’était pas du tout de cette trempe : il s’était attaqué à l’omnipotente direction des mines de Pranzy, encore que cette région ne fût pas appelée à lui fournir des électeurs, puisque sa commune et sa circonscription étaient essentiellement agricoles, preuve qu’il n’était point guidé par l’idée fixe d’un mandat à conquérir. Un tel homme était dangereux.

— Les articles de la Gazette ont fait long feu, dit la baronne à son mari.

— Long feu ! Il en restera toujours quelque chose, répondit des Gourdes qui avait lu Beaumarchais.

— C’est égal, il faut trouver mieux. D’autant plus qu’il va avoir son journal.

— On le dit.

En effet, le docteur Paryn avait reconnu la nécessité d’avoir à sa disposition un quotidien dans lequel il pût riposter aux calomnies qui, il n’en doutait pas, continueraient à être déversées sur lui par la Gazette de Seine-et-Loir. Le journal, à notre époque d’âpre affairisme et de domination capitaliste, n’est plus que bien rarement le champion d’une idée ; la presse, qui aurait un rôle si grand et si pur dans une société d’affranchis, est asservie sous la puissance de l’or : elle doit servir les appétits, les ambitions, les rancunes de ceux qui possèdent ce levier magique.

Pourtant, il est des feuilles où la conscience ne se vend pas à la ligne et l’Union populaire de Seine-et-Loir était de celles-là.

Fondée à Môcon quelques années auparavant avec un programme de concentration républicaine, ce journal, lieu de se modérer peu à peu comme les républicains arrivés au pouvoir, avait, au contraire, plutôt accentué ses tendances. En même temps, des collaborateurs occasionnels, correspondants de Mersey, de Pranzy, de Montjeny, du Brisot, de Chôlon, lui donnaient maintenant une note populaire : la question sociale y apparaissait, cette question sociale niée par un éloquent tribun républicain qui ne vit jamais dans la masse travailleuse et souffrante qu’un marchepied.

De ces collaborateurs, le docteur Paryn était devenu le principal. D’abord il avait envoyé des chroniques scientifiques, conçues non pas dans ce jargon hérissé à plaisir de termes ultra techniques, inintelligible pour le plus grand nombre, mais en claire langue française. Ces articles, œuvre d’excellente vulgarisation, d’enseignement simple et de conseils pratiques, extrêmement goûtés, avaient contribué à rendre populaire le nom du docteur. Puis, des questions scientifiques il s’était élevé aux questions philosophiques, sociales, politiques, s’occupant très particulièrement de l’enseignement dont il faisait valoir l’importance primordiale dans un pays démocratique.

De la sorte le journal s’identifiait peu à peu à lui. Depuis un an, il en était même devenu actionnaire. Il se trouvait tout naturellement sur le chemin de la direction.

Des Gourdes savait tout cela, sa femme aussi. Leur police, habilement dirigée par Moschin, ne se contentait pas de moucharder les mineurs de Mersey et du Pranzy, elle opérait en dehors de ce fief et enveloppait Paryn, à Climy même, d’un savant réseau d’espionnage.

— Savez-vous ce que vous devriez faire, Raoul ? demanda la baronne des Gourdes.

— Non. Quelle est votre idée ?

— Puisque la campagne de la Gazette et tous vos efforts ont été impuissants à empêcher l’élection de Paryn, eh bien, laissez-le s’élever encore un peu : sa chute n’en sera que plus mortelle.

— S’élever ! Pas jusqu’à la députation, j’imagine !

— Non, mais jusqu’à la direction de l’Union populaire. Seul, il était invulnérable ; une fois son existence et sa fortune liées à la fortune et à l’existence d’un quotidien, il sera à votre merci. Un journal, mon cher, c’est une arme, mais quelquefois aussi c’est un gouffre.

— L’Union populaire est un journal exécrable ; néanmoins, ou à cause de cela, il a une réputation bien assise et une bonne clientèle.

— On peut lui faire perdre l’une et l’autre, le tuer sous les procès. La rédaction d’un journal ne peut toujours être sur ses gardes comme un individu. Quoi de plus facile que de faire glisser un article diffamatoire, une information calomnieuse, de s’entendre avec le marchand de papier, de suborner les dépositaires, de terroriser les vendeurs ? Tout cela nous est facile puisque nous avons de l’argent et que nous pourrons nous mouvoir non plus seulement sur le terrain politique, mais sur tous les terrains.

Des Gourdes regardait sa femme avec admiration. La baronne continua :

— Bref, si nous savons vouloir, Paryn se ruinera, s’endettera dans la possession du journal. Il rêve maintenant la députation ; précipitez-le dans la faillite et vous en serez débarrassé à tout jamais.

Tout cela avait été dit du ton décidé d’un général en chef exposant son plan de bataille à ses lieutenants.

Le baron des Gourdes prit la main de sa femme et la porta galamment à ses lèvres.

— Vous êtes adorable, lui dit-il.

Un mois plus tard, par un vote unanime des actionnaires, la direction de l’Union populaire passait aux mains du docteur Paryn.

Ce fut un événement sensationnel dans le département et plus d’un politicien en chambre prophétisa que l’hostilité, jusqu’alors intermittente entre la Gazette de Seine-et-Loir, feuille à la dévotion de des Gourdes, et l’Union populaire allait se transformer en une lutte à mort.

Peu de temps après, eurent lieu les élections pour le conseil général. Des Gourdes fut élu à Mersey presque à l’unanimité. À peine une centaine d’électeurs, sur plus de trois mille, osèrent-ils se prononcer contre lui. Et encore ceux-là n’étaient-ils pas des mineurs.

Quant au troupeau ouvrier du baron, il s’abstint en très grande partie d’aller voter. On savait qu’à l’entrée de la salle de vote, derrière les distributeurs se tenaient les agents de Moschin, notant ceux qui déposeraient dans l’urne un bulletin au nom de Pougin, le candidat républicain modéré, l’unique concurrent qui eût osé se présenter, d’ailleurs sans nulle chance, contre des Gourdes.

Et la fortune politique de Pougin n’intéressait pas suffisamment ces déshérités pour qu’ils risquassent en sa faveur leur pain quotidien. Des Gourdes, Pougin ou un autre, que leur importait ? Qu’y aurait-il de changé dans leur situation d’esclaves !