La Grande Grève/2/13

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Librairie des Publications populaires (p. 189-197).
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Deuxième partie


XIII

RÉVEIL DES MINEURS


C’était un après-midi de dimanche.

Mersey dormait sous la tiédeur de juin. Seul, le cabaret du Fier Lapin, sis au haut de la côte de Vertbois, semblait vivre, animé par les conversations d’une quarantaine de mineurs.

Il est vrai que de cet établissement long et large, aux murs blancs festonnés de lierre, aux larges volets verts et à l’enseigne glorieuse — un gigantesque lapin coiffé du bonnet blanc de cuisinier, brandissant une casserole — se dégageait un double parfum de fraîcheur et de gibelotte, tout à fait irrésistible.

Dans la vaste salle du fond, donnant sur une assez grande cour garnie de tonnelles, les mineurs étaient attablés autour de quelques bouteilles. Ils buvaient modérément et discutaient avec sang-froid.

Les moralistes reprochent volontiers au peuple travailleur une tendance à l’ivrognerie et lui déclarent que, s’il buvait vertueusement de l’eau, son sort se trouverait complètement changé.

Il est incontestable que l’ivrognerie est une plaie terrible et que mieux vaut s’abstenir de vin que de rouler dans le ruisseau. Reste à savoir si cette plaie est une conséquence ou une cause et si elle ne résulte pas d’un régime économique que les vertueux moralistes se gardent bien de vouloir changer.

Si les prolétaires se condamnent aux plaisirs abrutissants du cabaret, n’est-ce point parce que leur situation sociale leur interdit les plaisirs plus élevés ?

N’est-ce point parce que la fatigue de travaux qui, selon une énergique expression, font couler le cerveau dans les bras, le manque de temps et d’éducation première leur enlèvent toute possibilité de s’initier aux jouissances de l’art et de la science ?

Et c’est l’oubli momentané de sa condition de bête de somme que le déshérité cherche au fond de la bouteille.

Mais que disparaisse le salariat, restant de l’esclavage antique et du servage médiéval, et l’ivrognerie disparaîtra, elle aussi. Deux générations pourront suffire pour éliminer de la société transformée les éléments morbides, tristes fruits de l’exploitation économique et de l’atavisme.

En outre, les Palais du peuple, où se trouveront réunis tous les plaisirs et délassements intellectuels ou physiques, n’existant jusqu’à ce jour qu’à l’état de rêve prophétique ; les Universités populaires demeurant le plus souvent inaccessibles au prolétaire inculte et les Bourses du travail commençant seulement à surgir dans les grandes villes, où donc mieux qu’au Fier Lapin eussent pu se réunir les mineurs de Mersey par ce chaud après-midi de juin 1893 ?

Du reste, nous l’avons dit, ils buvaient modérément et seulement parce qu’il est impossible de s’installer chez un débitant sans consommer.

On pouvait voir, à l’attention avec laquelle le plus grand nombre suivaient une conversation soutenue par une demi-douzaine d’entre eux, qu’ils s’étaient réunis pour discuter une question sérieuse et non pour boire bouteille.

— En résumé, disait un mineur d’environ trente ans, à la physionomie sagace et décidée, on nous reprend d’une main ce qu’on est forcé de nous octroyer de l’autre. Il faut bien nous payer, si peu que ce soit, pour notre travail, les machines ne pouvant nous remplacer entièrement…

— Oh ! les machines, interrompit un travailleur plus âgé, il faudrait les briser !

— Non : il faudrait les prendre. Donc on est forcé de nous payer, juste assez pour que nous puissions vivre et reproduire une race de malheureux comme nous, travaillant à perpétuité pour les maîtres. Mais, en même temps, nous sommes tenus de nous fournir du nécessaire, aliments et vêtements, dans les cantines installées par la Compagnie.

— Où l’on ne vend que de la camelote, déclara un troisième.

— Et défense de nous fournir ailleurs. De sorte que l’argent qui nous a été versé le samedi revient presque tout entier le dimanche à nos patrons.

— Si la concurrence des commerçants était permise, on serait forcé de nous vendre meilleur et moins cher.

— Oui, mais elle n’est pas permise, voilà le hic. La municipalité est aux ordres de la direction.

C’est en petit l’histoire de la société, mes amis. Le gouvernement nous paraît quelque chose de bien grand, de bien redoutable : eh bien, on se trompe. Ceux qui le mènent et qui tiennent les fils, ce sont les capitalistes. Le gouvernement est comme un gendarme chargé de défendre un coffre-fort.

Une chose était remarquable, la modération de langage de ces durs travailleurs. Certes, ils exprimaient des idées aussi catégoriques que possible sur le régime capitaliste ; mais cela était dit simplement, sans aucun de ces grands mots et de ces épithètes terribles qui souvent recouvrent le vide absolu de la pensée.

Les mineurs de Mersey savaient qu’ils étaient exploités ; ils ressentaient profondément cette exploitation et cherchaient les moyens de l’atténuer, en attendant l’aide des événements pour y mettre entièrement fin, mais ils ne s’attardaient pas aux déclamations stériles.

Ce que, si on se reportait à dix ans en arrière, ils semblaient avoir perdu en élan impulsif, ils l’avaient gagné en solidité consciente.

Ronnot était mort : Vilaud, attiédi par l’âge, se tenait très calme ; Jaillot, après son retour du régiment, ne trouvant plus à s’employer aux mines de Mersey, était parti pour Rive-de-Giers. Comme eux, d’autres anciens étaient morts, assagis ou partis. C’est la loi naturelle ! Mais d’autres avaient surgi qui, sans bruit, sans éclat, se faisaient éducateurs de leurs camarades. Si une période de lutte, comme en 1882, revenait, la direction trouverait cette fois devant elle, non plus seulement de naïfs enthousiastes, mais des réfléchis tenaces qui sauraient disputer la victoire sans se laisser griser ni abattre.

Pour le moment, la circonspection des militants, refusant de tomber dans les pièges que leur tendait Moschin, avait sauvegardé l’existence du syndicat. C’était beaucoup, nul autre groupement de travailleurs n’ayant pu jusqu’alors se fonder dans la région.

Les mineurs réunis au Fier-Lapin se connaissaient tous les uns les autres. Ils savaient qu’ils pouvaient parler entre eux sans que leurs paroles fussent rapportées aux mouchards de la direction. D’ailleurs, ils ne conspiraient point et n’avaient même pas l’air de conspirer comme leurs devanciers de 1882.

— Oui, reprit celui qui avait pittoresquement comparé le gouvernement à un gendarme veillant sur un coffre-fort, il faudrait faire la révolution dans la commune en chassant la municipalité réactionnaire. Ce serait, du moins, un commencement.

Sur ces paroles, la conversation devint confuse, plusieurs mineurs parlant à la fois.

— Ce que tu nous dis là, Bernard, dit un vieux, n’est pas facile à faire. On nous chante bien que le bulletin de vote nous rend souverains : cela n’empêche pas, depuis un demi-siècle, tous les mystificateurs de se foutre de nous et les maîtres de rester les maîtres.

— Si on s’adressait à l’Union populaire, suggéra un jeune. Pour sûr elle nous aiderait à lutter ici contre la calotte et les gros bonnets. Ça les ferait peut-être réfléchir.

— Ou ça les exaspérerait. N’importe, ton idée a du bon.

— Autrefois, fit un ancien, on s’est aussi adressé à un individu de Lyon pour venir nous faire des conférences, un nommé Baladier, soi-disant un type épatant. Ah ! le cochon ! ce qu’il nous a mis dedans ! Il était de la police.

— C’était du temps de la bande noire, ajouta un autre. Plusieurs de nos camarades sont allés au bagne ; quant à Baladier, on n’a jamais su ce qu’il était devenu.

— Pardon ! J’ai entendu dire que les anarchistes de Genève l’avaient flanqué dans le lac. Malheureusement il savait nager.

— Pour en revenir à ce que nous disions, reprit Bernard, je crois que le concours des radicaux en vue du département et de l’Union populaire pourrait nous aider à créer dans Mersey un mouvement sérieux. Non pas une révolution comme l’espéraient nos camarades de 1882 — les révolutions ne se décrètent pas et celle qui jettera bas la bastille du Capital peut venir soit demain, soit dans quinze ans — mais une forte agitation des esprits. La population tout entière nous est au fond sympathique ; préparons le terrain, non par des déclarations furibondes, mais par des discours sensés, des manifestations pacifiques en dehors de notre travail ; intéressons à notre cause des personnages qui comptent par leur situation et leur nom, comme le docteur Paryn, et puis après nous formulerons tranquillement nos revendications. Si on les méconnaît, alors… la grève !

La grève ! Ce mot, lancé comme une bombe, produisit une singulière impression sur les mineurs.

Bernard avait parlé posément, en homme qui mesure ses phrases et ne se laisse point emporter plus loin qu’il ne veut aller. D’une instruction supérieure à celle de ses compagnons, il puisait dans les brochures socialistes des matériaux, mais non point des idées toutes faites, estimant que tout être doit penser avec son cerveau. Avant d’admettre une opinion, il l’avait analysée, retournée sous toutes ses faces et, une fois qu’il l’avait admise, il cherchait les moyens pratiques de la réaliser.

Il ne se réclamait d’aucune école et ne se disait même pas indépendant, car ce titre, qui devrait être le plus beau, sert trop souvent à masquer le vide de convictions ou d’idées, l’absence de droiture, les compromissions honteuses avec tous les partis.

Bernard eût été de préférence collectiviste, mais il se disait qu’aucun système ne peut prétendre à l’infaillibilité, de même qu’aucun cerveau ne peut déterminer autrement que dans ses grandes lignes l’évolution à venir des sociétés humaines. Il y avait, en outre, à la fois dans la doctrine collectiviste et dans les allures du parti une rigidité dogmatique qui lui déplaisait ou, du moins, qui ne s’accordait pas avec son caractère, car, somme toute, il trouvait utile qu’à côté des opportunistes il y eût des sectaires. C’était une compensation.

Artiste ou poète au lieu d’être ouvrier, il eût été vraisemblablement anarchiste, car l’anarchie, vision d’une humanité future, est plutôt considérée comme la sublimation de l’individu dans une société évoluée que comme la révolte spontanée et anonyme des masses. Elle tend à méconnaître parfois les nécessités économiques immédiates pour planer en plein rêve philosophique : un rêve qui aura sans doute sa réalisation.

Mais Bernard était un travailleur manuel : il voyait de trop près ou plutôt il ressentait trop lui-même les conséquences du servage économique pour ne pas vouloir avant tout briser ce servage et, s’il ne pouvait le briser d’un coup, l’amortir, l’éliminer progressivement, s’arrêtant peu aux moyens, légaux ou révolutionnaires, pourvu qu’ils aboutissent.

Il possédait, chose rare parmi les ouvriers et les révolutionnaires, cette plasticité, ce doigté qui sont des armes puissantes à condition de s’allier à l’intégrité de caractère.

Sa conception d’une société dans laquelle les travailleurs, groupés professionnellement, seraient co-propriétaires des sources de production, sol, mines et outillages, qu’ils exploiteraient à leur profit, organisant eux-mêmes la production, la consommation et l’échange, différait certainement de la conception républicaine bourgeoise qui, même sous l’étiquette radicale, maintient le salariat comme institution indispensable à laquelle il ne faut pas toucher sinon dans quelques siècles. Mais, puisqu’on vivait enserré dans la société capitaliste, il fallait bien en tirer le peu qu’elle pouvait donner et régler son action en conséquence, se servant de toutes armes, bonnes ou médiocres, au lieu de s’envelopper dans les majestueuses intransigeances théoriques.

Aussi l’idée de faire venir à Mersey des personnalités influentes du chef-lieu ne lui déplaisait-elle pas. C’était un appui moral pour les mineurs, un encouragement pour la population, un réveil succédant au recueillement de dix ans. Certes il faudrait éviter les incohérences qui pouvaient, dès le début, isoler et perdre le mouvement, mais, une fois ce mouvement lancé et bien orienté, on en tirerait tout ce qu’il pourrait donner.

Après avoir battu en brèche la municipalité aux ordres de des Gourdes par une campagne de réunions dont les organisateurs ostensibles ne seraient pas les mineurs, Bernard entrevoyait la grève comme un moyen efficace pour forcer les édiles à se retirer. Avec eux disparaîtraient une foule de règlements et arrêtés vexatoires qui faisaient des salariés de la Compagnie de véritables serfs. La police de Moschin mille fois plus redoutable que la police municipale, ne viendrait plus moucharder les mineurs jusque chez eux et terroriser les familles des travailleurs.

Certes il n’appartenait pas à Bernard ni à une minorité de ses camarades de faire décider une mesure aussi grave que la grève, car tous ces travailleurs savaient ce que ce mot signifiait. Ce n’était pas seulement la cessation de travail pour la bête de somme humaine, lasse de produire sans trêve, c’étaient aussi les minces ressources s’épuisant chaque jour, le manque de pain pour la famille tout entière, les angoisses, la faim.

Et pourtant toute victoire est le résultat d’une bataille. Combien plus poignantes et héroïques sont ces batailles économiques que celles livrées à coups de canon par des héros stupides qui s’entre-égorgent sans savoir pourquoi !

Du moins si la grève devait être décidée par l’ensemble des mineurs eux-mêmes, pouvait-on la préparer.

— Alors, c’est décidé ? demanda Bernard, vous m’engagez à demander le concours d’orateurs républicains de Môcon et d’ailleurs ?

— Oui.

— Lesquels ?

— Paryn !

Ce nom fut proféré par toutes les voix avec une spontanéité remarquable.

— Après ?

— Renouard ! Vallon !

— Mais, fit un des mineurs, il faudrait tout de même, au moins, un orateur de Mersey.

— Naturellement, répondit Bernard. N’ayez pas peur : on en aura.

Comme il achevait ces mots, la porte de la salle s’ouvrit et s’avança sur le seuil un homme dont l’apparition fut saluée de ce cri de haine ou de peur :

— Moschin !