La Grande Grève/2/15

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Librairie des Publications populaires (p. 203-214).
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Deuxième partie


XV

UN REVENANT


Sur la route de Ranjy à Mersey, un homme de stature assez haute et vigoureuse dont il eût été difficile de préciser l’âge, cheminait le bâton à la main.

D’allure droite et solide, on lui eût donné trente-cinq ans en le voyant simplement de dos. De face, sa figure basanée et ridée, couronnée de cheveux blancs et barrée d’une moustache de neige, lui eût fait donner vingt ans de plus. Pourtant, dans cette figure ridée, brillaient deux yeux restés jeunes.

Il était vêtu d’un complet bleu sombre, d’étoffe simple, dessinant sa taille bien musclée. À la boutonnière de la jaquette hermétiquement boutonnée s’étalait le ruban de la médaille militaire ; un chapeau melon de feutre brun posé droit sur la tête, complétait son costume.

Somme toute, le voyageur avait la mine d’un sous-officier d’Afrique, retraité, mais ayant gardé le pli militaire et l’empreinte physique du séjour colonial.

Sans doute était-il descendu à la station précédente, car il ne paraissait point fatigué, et la poussière de la route ne ternissait que très peu le brillant de ses solides chaussures.

En tout cas, Mersey semblait lui être une localité familière, car il se dirigeait droit devant lui, sans hésitation, s’arrêtait à peine un instant de-ci de-là pour contempler quelque maison neuve ou quelque voie récemment percée.

Il se dirigea vers le faubourg de Vertbois, s’engagea sur la route de Saint-Phallier et la suivit jusqu’à la hauteur du passage des Lianes.

Alors il s’arrêta court et une expression de surprise douloureuse se peignit sur sa physionomie comme s’il eût été déçu dans quelque attente.

Sur la porte d’une maison basse aux tuiles rouges, un vieux, en bras de chemise, fumait sa pipe. Le voyageur s’approcha.

— Pardon, fit-il, en soulevant son chapeau, est-ce qu’il n’y avait pas ici un menuisier ?

Le vieillard hocha la tête.

— Oh ! murmura-t-il, vous n’avez pas besoin d’aller bien loin pour trouver le père Jouby, celui qui a succédé à Panuel. Il s’était d’abord installé ici, mais la mauvaise réputation de son devancier lui faisait du tort. Alors, il est allé s’établir un peu plus haut, sur la côte, à main droite.

— Ce devancier, comment l’appelez-vous ? Panuel était donc un malhonnête homme ?

— Ah pour ça, oui, il a filé de Mersey en enlevant la femme d’un de ses anciens amis.

— La femme d’un ami ! murmura le voyageur d’une voix altérée.

— Oui, d’un individu qui était au bagne pour les affaires de la bande noire, un nommé Détras. Panuel a enlevé la Détras, ainsi qu’une enfant qu’il avait eue d’elle et ils sont partis.

L’étranger eut un regard étrange. Pourtant ce fut d’une voix parfaitement calme qu’il demanda :

— Et partis sans dire où ils allaient ?

— Naturellement, répliqua le vieux en riant. Ils sont allés cacher leur bonheur comme deux jeunes amoureux.

— Merci, fit le voyageur.

Il partit de son pas régulier, gravissant la côte, sans que rien dans sa physionomie indiquât la torture intérieure qu’il devait ressentir.

Nos lecteurs ont reconnu Albert Détras.

Nous dirons tout à l’heure quelle suite de péripéties il avait traversée, quelles aventures l’avaient empêché, pendant des années, de revenir en France où, à peine de retour, il accourait à la recherche de Geneviève et de sa fille.

Il se disait qu’au bout de dix ans, personne ne le reconnaîtrait à Mersey. Malgré les épreuves cruelles qu’il avait subies, il n’était pas extrêmement vieilli. Ses cheveux châtains commençaient à peine à grisonner aux tempes ; mais, pour plus de sécurité, il se les blanchit, ainsi que la moustache.

Comme dans ce prétendu pays démocratique qu’est la France, rien n’en impose encore autant à la masse badaude qu’un chiffon de couleur quelconque à la boutonnière, il arbora le ruban de la médaille militaire, cette croix d’honneur des sous-officiers modernes.

Sous cet aspect de vieux sergent, qui donc eût reconnu le forçat no 3205 ? Quel sans patrie se fût permis de manquer de respect à un vétéran dont le seul aspect devait faire jaillir ce cri cher à M. Déroulède : « Vive l’armée ! »

Prudemment, il ne s’était pas informé de Geneviève Détras, mais de Panuel, bien sûr que, par celui-ci, il retrouverait celle-là. Il ne voulait pas, d’ailleurs, aller directement à sa maison et désirait, pour éviter à sa femme une émotion dangereuse, la faire prévenir par son ami.

On peut juger du choc terrible qu’il ressentit lorsque le vieil habitant de Mersey, se faisant l’écho de la calomnie lancée par l’abbé Firot, lui annonça que sa femme, le trahissant pour Panuel, était disparue avec celui-ci, emmenant sa fille.

Il se tint à quatre pour ne pas sauter à la gorge de l’inconscient calomniateur ou lui rompre son bâton sur le crâne.

Non pas qu’il se crût « déshonoré », comme tant de niais qui attribuent à l’honneur conjugal une singulière position topographique. Absent depuis dix ans, disparu, cru mort, de quel droit monstrueusement propriétaire se fût-il permis de condamner Geneviève, si celle-ci, restée seule, sans appui, ayant à nourrir sa fille, et encore au printemps de sa vie, s’était, légalement ou non, unie à un autre, unie à l’ami dévoué des Détras, qui veillerait sur la mère et l’enfant ?

Mais non, il connaissait le cœur de Geneviève et, encore qu’il lui reconnût le droit de disposer d’elle-même, il avait l’inébranlable intuition qu’elle l’attendait toujours.

Ce qui l’indignait, c’était donc non la conduite attribuée à Geneviève, mais le ton sur lequel on parlait d’elle. Peu s’en fallut qu’il n’éclatât.

Heureusement, il était fort ; il se dompta et partit sans laisser soupçonner au vieillard quelle tempête se déchaînait en lui.

Geneviève, Berthe et Panuel avaient disparu. Où les retrouver ?

Comment s’informer sans donner l’éveil ?

Tout en songeant, angoissé, il marchait. Il était arrivé maintenant au haut de la côte, dominant le faubourg. Devant lui, était une masure qu’il reconnut, bien que dix ans eussent passé sur son toit crevassé : celle habitée jadis par la mère Bichu ; sans doute, la vieille chiffonnière était-elle morte. Et à cent pas, sur sa droite, s’élevait une autre maison, dont la vue fit battre son cœur, une maison basse aux volets verts, la sienne !

C’était là qu’il avait vécu avec son père ; c’était là qu’était mort le vieux Détras ; c’était là qu’il avait amené Geneviève Boulay, sa femme, qu’ils avaient passé leurs années de jeunesse, heureux l’un près de l’autre, s’aimant ! Là était née son enfant, sa fille, qu’il ne connaissait pas.

Détras sentit la tempête qui convulsait son cœur monter à sa gorge en un furieux sanglot. Il voyait, par la fenêtre ouverte, une femme, qui n’était pas la sienne, assise, cousant. Jamais il n’avait été à la fois si près et si loin de son foyer, maintenant perdu ; il se sentait mille fois plus malheureux que lorsqu’il était en Nouvelle-Calédonie, sous le gourdin de Carmellini.

La femme leva la tête et, l’ayant aperçu, le regarda. Lui aussi la considéra : c’était une femme quelconque, sans âge, peut-être moins de trente-cinq ans, peut-être plus de quarante.

Elle lui fit un salut de la tête, ce qui le fait tressaillir de surprise.

— Est-ce qu’on me reconnaîtrait ? pensa-t-il, l’idée de préservation lui revenant au milieu de son désespoir.

Un instant après, il pensa :

— Que je suis bête ! Ce n’est pas moi, c’est mon ruban qu’elle salue.

Machinalement il porta la main à son chapeau.

— Il fait chaud voyager à pied, dit familièrement la femme.

— Oui, il fait chaud, répéta Détras sans trop savoir ce qu’il disait.

Cependant l’idée lui vint de profiter de cette conversation commencée.

— Vous vivez bien éloignée du faubourg, fit-il pour dire quelque chose.

— Oh ! répondit-elle avec un sourire qui découvrit des dents passables. Il y a bien toujours quelques voyageurs qui s’arrêtent ici.

— Y a-t-il longtemps que vous y vivez ?

— Pas plus de deux ans et demi. Avant moi la maison appartenait à un paysan qui ne l’habitait pas, parce qu’il avait une terre à Saint-Phallier.

— Et avant le paysan ?

— Elle était à une pauvre femme qui avait eu des malheurs. Son mari était au bagne pour des affaires politiques ; elle, un beau jour, a vendu tout ce qu’elle possédait, la maison aussi, et a disparu avec un vieux. Tout le monde ici lui jette la pierre, mais je dis qu’elle est plus à plaindre qu’à blâmer : il faut bien vivre, n’est-ce pas ?

Quelle torture pour Détras ! Et pourtant, il y avait dans ces paroles un sentiment de commisération pour Geneviève qui contrastait avec la dureté ricanante du vieillard. Il eut l’explication de cette humanité, lorsque la femme, le regardant avec de singuliers yeux, lui dit :

— Si vous êtes fatigué, vous pouvez entrer : je ne vous prendrai pas cher.

Il reçut un choc et demeura stupide. Ainsi, cette femme racolait les hommes ; cette maison, dans laquelle il avait vécu, honnête, travailleur, entre un père martyr d’une idée, et une compagne modèle, était devenue un lieu de prostitution.

Il eut un gémissement étouffé, sa main serra convulsivement le bâton et, brusquement, il partit.

Où allait-il ? Il ne savait. La loi avait fait de lui un être en dehors de l’humanité, quelque chose comme un mort vivant. À quel habitant de Mersey eût-il pu se confier ?

Tout d’un coup, reprenant conscience, il se trouva dans le bois de Varne. C’était là que se réunissaient autrefois clandestinement les mineurs pour fonder une société de secours mutuels : c’était là que Baladier, le mouchard, prêchait la révolution sociale ; c’était là que, dans la nuit de l’attentat, il avait été arrêté par la police.

Les grands arbres, témoins muets de ces événements, étaient toujours là. Il retrouvait, courant entre les buissons, la route de la chapelle et, par une association d’idées, la figure de l’abbé Firot surgit dans sa pensée.

Cette évocation lui rendit tout son sang-froid. Il avait, quoi qu’il pût arriver, un terrible compte à régler avec le misérable, cause initiale de sa catastrophe ; le désespoir est le refuge des âmes faibles, il ne devait pas s’y abandonner.

Calme, résolu, il envisagea la situation.

Il ne pouvait, malgré son déguisement, continuer à fouiller Mersey, s’enquérant au hasard, sous peine d’éveiller des soupçons. Sûrement, il existait encore d’anciens camarades de la mine ; mais était-il prudent d’aller les trouver ? Qui sait quels changements d’idées avaient pu produire dix années !

Un nom, cependant, lui venait à l’esprit : Ronnot. Celui-là était un camarade sérieux et sagace, plus même qu’un camarade : après Panuel, c’était un ami. Il pourrait le voir, lui parler, et, s’il le jugeait à propos, se faire reconnaître.

Pour cela il fallait attendre la fin du travail quotidien et aller au-devant du mineur, à quelque distance de sa maison, afin d’éviter les curiosités de la famille et des voisins.

Comme il allait revenir sur ses pas, se dirigeant vers le faubourg des Vert-bois, il vit surgir de l’épaisseur des taillis un jeune homme en costume débraillé dont le visage le frappa.

De son côté, le nouveau venu eut un mouvement de recul et appuya sur sa blouse pour y dissimuler quelque chose de mystérieux : un lapin indûment pris au collet.

Avec sa figure maigre et blafarde, trouée par deux yeux gris très vifs et ombragée par trois poils de moustache, le jeune homme offrait le plus pur type du voyou.

Mais ce qui préoccupait Détras, c’est qu’il croyait reconnaître cette physionomie.

Il ne se trompait pas : c’était Justin Bichu, petit-fils de la vieille et bigote chiffonnière, sa voisine, qui apparaissait, revenant de braconner. Une faiblesse de constitution et plus encore la protection des prêtres l’avaient fait exempter du service militaire. Aussi n’avait-il pas quitté Mersey.

De son côté, le jeune chasseur considérait Détras. Bien qu’il fût à mille lieues de le reconnaître, cette figure basanée et énergique lui inspira une confiance mêlée de respect. Le respect était sans doute dû au ruban jaune.

Justin réprima donc sa velléité de fuir et s’avança vers l’étranger qu’il salua militairement.

— Bonjour, mon ancien, fit-il.

— Bonjour, répondit Détras.

— C’est-y votre chemin que vous cherchez ? Vrai comme je m’appelle Bichu, vous tournez le dos à Mersey et à Saint-Phallier pour vous enfoncer dans les bois.

Bichu ! Ce nom rappelait tout un monde de souvenirs au mineur. C’était bien le gamin maraudeur, adonné à mille petits métiers, son voisin d’autrefois, qu’il avait devant les yeux. Allons ! puisque Justin ne le reconnaissait pas, les autres ne le reconnaîtraient point non plus.

Qui sait ? Cette rencontre était peut-être heureuse. Ce jeune homme, qui l’avait abordé, pourrait de lui-même lui apprendre quelque chose, le mettre sur une piste.

Il sentit en même temps la nécessité d’inventer une histoire.

— En effet, dit-il, je crois que je me suis égaré. C’est la première fois que je viens à Mersey depuis vingt-cinq ans et j’en ai aujourd’hui cinquante-cinq bien sonnés.

— Ah ! vous étiez déjà venu dans le pays ?

— Une fois et j’y suis resté vingt-quatre heures, mais je me rappelle. Il y avait à cette époque un digne curé que je connaissais un peu, l’abbé Frémont… j’ai eu le chagrin d’apprendre qu’il était mort.

Justin, tout à fait respectueux devant cet ancien militaire décoré, qui connaissait des prêtres, répondit :

— Oui, monsieur… oh ! il y a longtemps de cela… j’étais tout à fait un môme. Il a eu pour remplaçant M. l’abbé Brenier qui est parti après les affaires de la bande noire.

— Quelle bande noire ? demanda Détras du ton le plus naturel.

— Comment ! vous ne connaissez pas ? En 82.

— En 82, mon jeune ami, j’étais encore au service de l’État dans les colonies, après être sorti de l’infanterie coloniale adjudant médaillé.

Cela était dit du ton digne d’un vieux sous-officier blanchi sous le soleil des tropiques. Justin, ébloui, salua derechef.

— Continuez, fit Détras, ce que vous dites m’intéresse et même, s’il y avait une auberge sur notre route, je vous inviterais à y boire une chopine avec moi, car la marche m’a donné soif.

— J’en connais une, s’écria vivement Justin, à dix minutes d’ici, le restaurant Chenet, au bois de Varne. Vous pourrez y trouver à boire, manger et coucher.

— Allons-y, fit Détras qui, dans l’effondrement de ses espérances, se raccrochait instinctivement à Justin.

Le restaurant Chenet ! Que de choses — toute une vie passée ! — lui remémorait ce nom ! C’était là que, bien des fois, avec Geneviève, il était venu s’asseoir le dimanche, sous les bosquets, en écoutant gazouiller les oiseaux. C’était là que, le 14 juillet, un mois avant la catastrophe, tous deux, accompagnés de leurs amis, Panuel, Ronnot, Vilaud, Janteau, Jaillot et leurs familles, étaient venus célébrer la fête de la République et boire à l’avenir.

Et maintenant Geneviève et Panuel étaient disparus, Janteau mort au bagne ; Ronnot, Vilaud, Jaillot, il ne savait ce que le temps avait fait d’eux et craignait presque de l’apprendre. La République avait fait de lui un forçat, de sa femme et de sa fille deux malheureuses ; l’avenir avait été le bagne, la misère, le désespoir !

Chemin faisant, Justin, sans nul besoin d’y être incité, contait l’histoire de la bande noire, avec force détails terrifiants et imaginaires, car dans le pays cette histoire avait fini par devenir une légende. Mais au milieu de toutes les exagérations et inventions, Détras pouvait reconstituer la vérité.

Ainsi il apprit ce qui s’était passé au lendemain de son départ pour la Nouvelle-Calédonie : Ronnot était mort — et il en éprouva un profond serrement de cœur ; — Jaillot avait quitté le pays ; Vilaud était devenu un « ouvrier modèle », déclarait Justin, ce que Détras traduisit par un résigné auquel il ne serait pas prudent de se confier.

Une à une ses dernières espérances s’envolaient. Absorbé dans l’amertume de ses pensées, à peine se rendit-il compte qu’ils étaient arrivés au restaurant Chenet et s’attablaient dans la cour sous un bosquet, tandis que Justin s’empressait de commander « un litre, et du bon ! »

Tout en buvant, le petit-fils de la mère Bichu continuait à conter et Détras, un moment perdu dans sa douloureuse rêverie, revint au sentiment de la réalité lorsqu’il l’entendit parler avec un rire trivial du départ de Geneviève et de Panuel.

— Ils ont filé sans tambour ni trompette, fit-il, s’esclaffant, pendant que le pauvre bougre de mari fait le Jacques à l’île Nou. Ah ! les salauds ! Et on les croit bien loin, mais moi…

Détras se retint pour ne pas pousser un rugissement de joie. Ce vaurien allait-il donc le mettre sur la piste si passionnément désirée ?

— Vous savez où ils sont ? demanda-t-il, en s’efforçant de cacher l’émotion qui l’étouffait.

— Peuh ! pas précisément… d’autant plus que je m’en fous, mais, si j’y avais le moindre intérêt, je vous réponds que je saurais bien les dénicher. J’ai rencontré, il n’y a pas huit mois, sur la route de Gênac, un bonhomme ressemblant bougrement à Panuel et qui accompagnait une petite écolière de l’âge de Berthe. Vous comprenez que si l’amant et la gosse sont là, la mère doit y être aussi. Pas vrai ?

Détras fit un geste affirmatif. Il lui eût été impossible de parler, partagé entre la velléité d’étrangler Justin qui se faisait, lui aussi, l’écho de la calomnie, et l’envie de l’embrasser pour l’inappréciable information qu’il lui donnait.

Gênac ! C’était là ou aux environs que se trouvaient ceux qu’il cherchait !

— En route pour Gênac ! se dit-il aussitôt.