La Grande Grève/2/26

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Librairie des Publications populaires (p. 312-322).
Deuxième partie


XXVI

APRÈS LE GUET-APENS


L’agression sauvage de la bande à Moschin contre les orateurs et organisateurs du meeting avait produit à Mersey une profonde impression. Impression d’indignation qui n’osait se manifester et surtout de terreur intense.

Paryn, Vallon, Renouard, Brossel et deux ou trois autres avaient pu gagner le Fier Lapin, grâce au dévouement de Bernard et de sa poignée de camarades qui avaient concentré sur eux tous les coups.

Devant l’auberge, ils trouvèrent une foule assez houleuse, mais formée d’éléments très divers. Une vingtaine de mineurs, de ceux qui avaient promis à Bernard de défendre les orateurs, s’y étaient portés directement, afin d’empêcher la police de des Gourdes d’envahir et occuper exclusivement la salle. Ils s’y étaient rencontrés avec l’arrière-bande de cette police, une trentaine d’hommes environ, tous les autres étant disposés sur le parcours de la gare au Fier Lapin. Le reste de la foule se composait de curieux très mélangés, les uns affectant une dévotion moins réelle qu’apparente envers des Gourdes, les autres, au contraire, intérieurement sympathiques aux organisateurs de la réunion.

La lutte s’était déroulée, acharnée sur la côte des Mésanges sans que cette multitude expectante y prît part et même pût s’en rendre compte. Mais lorsque la demi-douzaine d’hommes échappés au guet-apens apparut courant et laissant derrière elle la dernière mêlée confuse, il y eut un grand mouvement de la foule. Des cris violents de : « À bas les rouges ! » s’élevèrent, poussés par les hommes de Moschin, cris auxquels répondirent aussitôt ceux de : « Vive la République ! Vivent les travailleurs ! » Et comme les gens de la bande voulaient s’élancer, gourdins levés, contre les arrivants, les mineurs aussitôt se précipitèrent pour les protéger. Il y eut une confusion, un commencement de mêlée.

Cependant Paryn s’écriait, haranguant la foule :

— Citoyens, je vous prends à témoin du guet-apens infâme qui nous a été tendu. Vous laisserez-vous terroriser et ravir le droit de réunion par une bande d’assassins ?

— Non ! s’écrièrent quelques voix.

— Avant tout, continua-t-il, allons au secours de vos camarades qu’on assomme ! Suivez-moi !

Il voulait retourner sur ses pas, n’ayant quitté Bernard qu’à contre-cœur et pour ne pas abandonner ses compagnons de voyage Renouard, Vallon et son collaborateur Brossel.

Mais ce dernier, lui montrant le plateau, dit :

— C’est inutile, voyez.

En effet, toute lutte avait cessé. Une soixantaine d’hommes, les bandes victorieuses de Moschin, s’avançaient vers le Fier Lapin. Le reste redescendait dans la ville, emmenant blessés et prisonniers.

— Nous allons être attaqués une autre fois, dit Vallon.

— Eh bien, répondit Paryn, entrons dans la salle : nous nous y défendrons mieux que dehors, et puis nous sommes venus ici pour tenir un meeting ; nous le tiendrons quand même.

Comme il venait de prononcer ces mots, un gros homme, la figure placide encadrée de favoris bruns, s’avança vers lui. C’était l’aubergiste.

— Monsieur, lui dit-il, j’avais consenti à louer ma salle, mais, étant donné ce qui se passe, vous comprendrez que la réunion est impossible. D’ailleurs, la police vient de l’interdire.

— La police ! s’écria avec une véhémente indignation le maire de Climy, où donc est-elle ? que fait-elle ? Elle nous a laissé attaquer par des bandes de malfaiteurs avec lesquels elle pactise ouvertement !

Ces paroles produisirent un mouvement dans la foule. Des acclamations s’élevèrent, mêlées aux cris de : « À bas Moschin ! à bas les traîtres ! » Les hommes de la bande grondaient, mais, se sentant tenus en respect, n’osaient bouger.

Cependant les autres arrivaient et la bataille allait recommencer, lorsqu’un remous se produisit dans la foule qui s’ouvrit. Des uniformes de gendarmes et d’agents de police apparurent, escortant un petit homme grisonnant, à la figure rouge, à la démarche importante. Une écharpe tricolore lui serrait les reins : c’était le commissaire Pidurier.

— Messieurs, au nom de la loi ! prononça-t-il, solennel, s’adressant au groupe des orateurs.

La foule, habituée au respect craintif, superstitieux, de l’autorité, s’était déjà écartée, quelques-uns des assistants commençant à s’éclipser par peur d’être compromis. Seuls restaient face à face deux groupes : celui de la force publique et celui des orateurs.

— La réunion est interdite et je vous invite, messieurs, à me suivre, continua le commissaire.

Cette fois, un murmure courut parmi les assistants, tandis que Renouard ironique s’écriait :

— Comment donc, n’est-ce pas juste que ce soient les battus qui paient ?

Paryn jugea d’un coup d’œil la situation. La foule apparaissait sympathique, mais les hommes de Moschin se trouvaient maintenant réunis, groupés autour de leur chef, ironique vainqueur de la journée. Un dernier conflit eût été d’autant plus à l’avantage de la bande que la police officielle eût fait cause commune avec elle. Les victimes eussent été les mineurs, dénoncés aux vengeances de l’autorité et de leur patron.

— Mes amis, cria-t-il, demeurez calmes ! Vous avez pour vous le droit, vos maîtres ne sauraient vous l’arracher : nous nous organiserons pour le faire valoir.

Et, se tournant vers le commissaire, devenu de rouge blême de rage, il ajouta tranquillement :

— Nous vous suivrons, mais j’espère bien que ce monsieur, préparateur du guet-apens d’aujourd’hui, va être également invité à vous suivre.

Et il désignait Moschin, qui affectait un calme souriant.

— Je sais ce que j’ai à faire, répondit superbement le commissaire. Allons, vous autres, dispersez-vous !

Cette dernière phrase était à l’adresse de la foule. Celle-ci, d’ailleurs, avait devancé l’injonction. Il ne restait plus, à distance respectueuse, que quelques curieux, regardant descendre dans la ville, se dirigeant vers le commissariat le groupe des orateurs marchant à côté du commissaire entre les agents et gendarmes, suivi de tous les mouchards de la mine. Moschin en tête.

Mais déjà circulait parmi les mineurs un mot d’ordre dont l’idée première avait été lancée par Bernard, lors de la première réunion au Fier Lapin : la grève !

Non point une grève passive, suppliante, résignée, mais une grève à allures énergiques au cours de laquelle se multiplieraient les réunions, les manifestations de toute sorte, chaque jour sur plusieurs points à la fois, qui mettrait sur les dents toutes les polices, celle de Moschin et celle de Pidurier, ferait réfléchir la municipalité et terroriserait les exploiteurs.

Une grève qui serait la réponse à l’agression de ce jour, qui montrerait l’existence d’une force ouvrière et marquerait à Mersey le commencement d’un nouvel ordre de choses.

Et cette nuit-là, on entendit dans la petite ville, retentir un peu partout, autour des bâtiments de la direction, devant la mairie, le commissariat, l’église, ce cri qui jamais n’avait retenti à Mersey :

— Vive la grève !… La grande grève !

Les orateurs avaient pu reprendre le train de Chôlon.

Certes s’ils eussent été d’obscurs travailleurs, Pidurier se fût offert le plaisir de les emprisonner. Mais il n’osa tout de même pas, quel qu’en fût son désir, en user de façon aussi dictatoriale à l’égard du docteur Paryn, maire d’une commune importante, et de ses deux compagnons, l’un avocat, l’autre représentant de commerce.

Après l’avoir pris de haut, il baissa même le ton lorsque Paryn lui eut froidement déclaré :

— Aujourd’hui, un guet-apens ignoble s’attaquant à la sûreté individuelle et à la liberté de réunion, a été commis à Mersey. La police ne pouvait l’ignorer ; en le laissant s’accomplir, elle s’y est associée ; elle a de la sorte violé la loi qu’elle a pour mission de faire respecter. Les conséquences en seront graves, monsieur le commissaire.

Pidurier était très brave avec les gens qui tremblaient devant son titre et son écharpe. En face de Paryn et ses compagnons, tout aussi calmes, il se trouvait beaucoup moins à l’aise. Il se disait que ces hommes étaient peut-être de futurs députés avec lesquels il ne convenait pas de se brouiller entièrement, tout en continuant à servir le baron des Gourdes. Aussi, commença-t-il à ne plus les traiter tout à fait en accusés.

— Asseyez-vous et causons, messieurs, dit-il en désignant à ses prisonniers restés debout le banc qui faisait face à son bureau.

Ce « causons », prononcé à la suite d’événements aussi violents, avait une saveur intraduisible.

— Ce n’est pas ici que nous devions causer, murmura Vallon avec une pointe d’ironie, c’était au Fier Lapin.

— J’avais autorisé la réunion, répliqua le commissaire, mais je ne pouvais prévoir que votre arrivée donnerait lieu à des manifestations aussi violentes.

— À des manifestations ! dites à une tentative d’assassinat !

C’était Paryn qui rétablissait ainsi les choses. Renouard ajouta :

— Commise et préparée par la police particulière du baron des Gourdes avec la tolérance de l’autorité.

— Messieurs, vous allez un peu loin ! exclama Pidurier, plus inquiet que furieux.

— Oui ou non, y a-t-il deux polices à Mersey : la vôtre et celle de la mine ? demanda Paryn.

— Oui, il y a deux polices. C’est tout naturel.

— Vraiment ?

— Certes ! vous imaginez-vous que c’est avec quelques agents et une demi-douzaine de gendarmes que je puis maintenir l’ordre parmi dix mille mineurs ?

— Maintenir l’ordre ! Dites les espionner, les provoquer, les pousser à bout ! Dites organiser des tueries comme celle d’aujourd’hui ! Je vous préviens que l’affaire n’en restera pas là ; elle ira loin.

— Elle peut aller loin. Monsieur le Préfet m’a confié une mission : le maintien de l’ordre…

— De l’ordre !

— Je la remplis.

— D’une jolie façon ! grommela Brossel.

— Le préfet saura ce qui s’est passé ; il le saura complètement, déclara Paryn. Je ne doute pas de son esprit de justice.

— Et puis, monsieur le commissaire, ajouta narquoisement Vallon, il y a les ministres, le Parlement qui comptent aussi pour quelque chose. Je sais bien que le baron des Gourdes considère Mersey comme son fief, mais vous n’ignorez sans doute pas que la féodalité est supprimée en France depuis le 4 août 1789.

— Comment se fait-il, ajouta Paryn, que l’organisateur connu du guet-apens d’aujourd’hui n’ait pas été interrogé par vous comme nous venons de l’être ?

— Il le sera, répondit le fonctionnaire perdant la tête.

Les orateurs éclatèrent de rire.

— Ah ! fit le maire de Climy, vous constatez, monsieur le commissaire, qu’il y a eu guet-apens organisé et que vous en connaissez l’organisateur. Je suis heureux de vous l’entendre dire devant témoins.

Et il désignait Brossel, Renouard et Vallon.

Pour le coup, Pidurier se sentit affolé. Il n’eut plus qu’un désir : se débarrasser au plus tôt de prisonniers aussi gênants :

— Messieurs, dit-il, je regrette que vous ayez complètement méconnu mes intentions. Vous êtes libres… Si je vous ai fait conduire au commissariat, c’était pour vous protéger contre une foule exaspérée… Vous me devez la vie…

Il y eut, malgré la gravité de la situation, un quadruple éclat de rire.

— Vous riez, messieurs. Vous avez tort. Vous êtes venus, appelés ici par des éléments de désordre ; vous êtes venus imprudemment provoquer une population qui, en grande majorité, est attachée à ceux qui la font vivre.

— À ceux qu’elle fait vivre, rectifia Brossel.

— Si je ne vous avais amenés ici entre mes agents et les gendarmes, vous ne seriez pas sortis vivants de Mersey. Maintenant, l’effervescence est dissipée, le chemin de la gare est libre, vous pouvez vous retirer. Je vous ferai même suivre par deux de mes hommes pour vous protéger.

— Merci, répondit Paryn, nous préférons nous protéger nous-mêmes. Mais, avant de quitter Mersey, nous avons un devoir à remplir.

— Lequel ? demanda Pidurier dont l’inquiétude s’accrut et qui eût voulu voir les quatre hommes bien loin.

— Nous assurer de la situation des honnêtes travailleurs qui sont tombés sous les coups des bandits.

— Messieurs, messieurs, cela ne vous regarde pas.

— Pardon, cela nous regarde beaucoup, au contraire. Venus sur l’invitation de ces braves gens, nous avons épousé leur cause. C’est en nous défendant contre les agresseurs qu’ils ont été frappés : nous voulons savoir ce qu’ils sont devenus.

— C’est impossible. Moi-même, d’ailleurs, je l’ignore présentement, sauf en ce qui concerne le nommé Bernard.

— Où est-il ? demanda vivement Paryn.

— Blessé à la tête, il a été transporté à l’hôpital. Vous ne pouvez le voir.

— Pourquoi ? Je suis médecin.

Le commissaire hésita un instant. Il n’eût point voulu paraître céder. D’autre part, il se disait qu’en satisfaisant le désir de Paryn, il amadouerait peut-être celui-ci et lui ferait abandonner toute idée de compliquer les choses.

Ce fut ce dernier sentiment qui l’emporta.

— Soit, dit-il, je comprends le sentiment d’humanité qui vous fait agir. Je vous accompagnerai à l’hôpital, mais vous seul. Ces messieurs peuvent attendre ici votre retour.

— Pourquoi pas chez moi ? demanda Brossel. J’habite à deux pas de l’hôpital.

— Soit, chez vous si vous voulez, répondit le commissaire qui, maintenant, ne souhaitait rien tant que de voir ses prisonniers s’éloigner.

Et tandis que Brossel, accompagné de Vallon et Renouard, quittait le commissariat, Pidurier, guidant le docteur vers l’hôpital, s’efforçait le plus habilement possible, d’établir sa parfaite rectitude de conduite.

Deux minutes après, ils étaient arrivés devant l’hôpital, situé entre le commissariat et la direction. Bernard, le corps couvert de contusions, y avait été transporté depuis une heure, il n’avait pas encore repris connaissance.

Deux ou trois autres blessés se trouvaient dans la même salle, abandonnés aux soins d’une religieuse et d’un infirmier.

C’était tout. L’hôpital, qu’on appelait ainsi, bien que ce ne fût en réalité qu’une infirmerie de vingt-deux lits, était nominalement dirigé par le docteur Chaudet, médecin de la compagnie qui ne s’y montrait que le matin et parfois un moment dans la soirée, laissant le reste du temps la direction à la sœur Angélique.

Cette religieuse, que les malades appelaient respectueusement « ma mère », ne possédait en matière de thérapeutique, que des notions très ordinaires, mais elle était à cheval sur les principes religieux et veillait inexorablement à ce que les malades se missent en règle avec le Créateur. La confession, qu’elle appelait avec une dévotion médicale, la « purgation de l’âme », représentait à ses yeux le remède par excellence.

Qu’étaient-ce, auprès de ce remède spirituel, que les sinapismes et les clystères ?

Paryn s’approcha du lit de Bernard et commença à défaire les bandes qui enveloppaient le front du blessé. Le commissaire le regardait sans dire mot, ne songeant qu’aux suites que pourrait avoir la journée, mais la sœur bondit.

— Pardon, messieurs, dit-elle résolument. Je ne puis laisser faire.

— Ma sœur, expliqua le commissaire, monsieur est médecin…, monsieur le docteur Paryn.

En entendant ce nom d’un radical-socialiste venu à Mersey, pour y provoquer les horreurs de l’anarchie, la sœur se recula instinctivement lançant au docteur un regard qui démentait absolument son nom d’Angélique.

— Le coup a été porté avec une violence sauvage, murmura Paryn. Deux centimètres plus bas, c’était à la tempe ; la mort eût été soudaine. Ils vont bien, les hommes de la bande à Moschin !

Le commissaire ne répondit pas, pour la bonne raison que, gêné, honteux, il n’eût su quoi répondre.

— Il faudra un pansement plus complet : d’abord, donnez-moi de l’eau…

Machinalement le commissaire alla chercher une cuvette que lui-même il remplit d’eau. La sœur, retirée dans un coin de la salle, ne bougeait pas, se contentant de darder sur Paryn un regard vipérin.

Le docteur lava soigneusement une plaie que couvrait un sang noir coagulé et, comme il portait toujours une petite trousse dans la poche intérieure de sa redingote, il en tira une paire de petits ciseaux. Avec beaucoup de soins il coupa ras les cheveux autour de la plaie.

Puis il confectionna une large compresse d’eau sédative et l’appliqua en forme de casque sur le haut du crâne ; après quoi il refit les bandes.

— Cela ne sera rien si la fièvre ne vient pas compliquer les choses, déclara-t-il satisfait. Maintenant, voyons ailleurs.

Il rejeta entièrement la couverture, inspecta, tâta le corps de Bernard.

— Des contusions sans gravité : une affaire de peu de jours.

— Y a-t-il d’autres blessés de la journée ? demanda Paryn.

— Non, aucun, répondit le commissaire qui, ayant donné à son incommode compagnon ce qu’il considérait comme une preuve indéniable de conciliation, n’avait plus qu’un désir : le voir quitter Mersey au plus tôt avec Bernard et Vallon.

Vingt minutes plus tard, ce souhait était accompli : les trois orateurs, montés dans un wagon du train de Chôlon, s’éloignaient, à raison de soixante kilomètres à l’heure, au nez des séides de Moschin, postés devant la gare et qui, cette fois, se bornèrent à vociférer :

— À bas les rouges !

— Criez tant que vous voudrez ! leur lança Paryn par la portière. Nous reviendrons.