La Grande Grève/2/28

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Librairie des Publications populaires (p. 332-340).
Deuxième partie


XXVIII

LA REVANCHE DU FORÇAT


Le retour imprévu, foudroyant de Détras, avait été pour les hôtes de l’Étoile Solitaire une joie que rien ne saurait exprimer.

Certes, la surveillance dont l’auberge était l’objet de la part de Martine vint jeter une note d’inquiétude. Mais les soupçons de l’ancien mouchard, Détras l’affirmait autant par conviction réelle que pour rassurer les siens, ne pouvaient être que très vagues ; sans cela, il l’eût suivi sur la route de Chôlon et fait arrêter au premier poste de la gendarmerie.

Comment avaient pu s’éveiller ces soupçons, c’est ce que l’évadé ne comprenait pas, mais il était sûr qu’il n’y avait que soupçons et non certitude. En outre, Martine ne l’avait pas vu entrer dans l’auberge. Que Geneviève et Panuel ne changeassent rien à leurs allures, que Détras dissimulât sa présence pendant vingt-quatre ou trente-six heures, et l’ex-policier, fatigué, finirait par s’en aller.

C’est ce qui s’était produit.

Honteux de ce qu’il croyait maintenant sa méprise, se demandant comment il avait pu rêver une chose aussi invraisemblable que le retour du forçat disparu depuis tant d’années et probablement mort dans un coin ignoré de la brousse néo-calédonienne, Martine était retourné à Véran.

Détras qui, pendant deux jours, s’était tenu caché à l’auberge même, où Panuel lui avait improvisé une retraite que nul n’eût pu découvrir, demeurait donc maître du terrain.

Il avait enlevé avec un acide la teinture qui lui blanchissait les sourcils, la moustache et les cheveux, fait disparaître quelques fausses rides et était redevenu, à l’émerveillement de Berthe, ce qu’il était réellement : un homme de quarante-trois ans, vigoureux de corps, resté jeune d’énergie et bien conservé de figure, malgré les terribles épreuves qu’il avait subies.

Panuel, menuisier très habile, n’avait eu qu’à scier quelques planches de la cloison dans la chambre de Geneviève, à vider l’intérieur et à rajuster les planches, à la façon d’un panneau mobile en effaçant toute trace de son travail pour préparer à son ami un refuge qui pouvait servir en toute occasion.

Mais Détras n’avait pas eu besoin de faire usage de cette cachette. Martine était parti, décidé à ne plus revenir.

Quelques jours d’indicible bonheur s’écoulèrent pour la famille dont faisait partie Panuel. Ce bonheur rachetait les angoisses et les souffrances de dix années.

Le soir, une fois la porte du cabaret fermée et les volets clos. Détras dans la chambre du premier étage, racontait aux siens, attentifs, émus au point de ne pouvoir parler, ce qu’avait été sa vie, au bagne, le voyage de Saint-Martin-de-Ré à La Nouvelle, les brutalités de Carmellini, l’évasion de ce camp effroyable de Bouraké, où était mort le malheureux Janteau, sa lutte avec les chiens sauvages du Ouitchambô, puis la suite de son odyssée, l’Australie et la Nouvelle-Guinée.

Berthe frémissait et s’extasiait successivement ; elle se sentait fière d’avoir un père qui avait traversé victorieusement tous ces dangers. Quant à Geneviève, elle pâlissait en entendant ces récits terribles et souvent les larmes lui venaient aux yeux. Mais Détras lui disait en se penchant vers elle et l’embrassant :

— Toutes ces épreuves ne sont pas plus cruelles que celles que tu as subies. Le décor et les circonstances différaient, mais l’intensité de douleur a été la même. Il t’a fallu autant de courage pour demeurer à Mersey, sous les attaques et les outrages des misérables, qu’à moi pour demeurer debout dans l’horreur du bagne.

Cependant tout n’était pas terminé pour Détras.

Il sentait d’abord l’impossibilité d’éterniser cette situation instable, de vivre caché, sans oser franchir le seuil de l’Étoile solitaire sous peine d’infliger à sa femme des inquiétudes mortelles.

Il ne pouvait ni condamner Geneviève à de pareilles angoisses ni se condamner lui-même à une réclusion perpétuelle.

Pour résoudre la question, il n’était qu’un moyen : abandonner l’auberge à un acquéreur pour aller vivre tous ensemble dans un pays où l’extradition ne fût pas à craindre.

Détras, rapatrié gratuitement de la Nouvelle-Guinée en Europe avait à peine entamé les mille francs que lui avait procurés son travail dans les mines australiennes. Avec cela et ce que rapporterait la vente de l’Étoile solitaire, on pourrait s’établir ailleurs.

Mais auparavant, il était un compte que l’évadé entendait absolument régler.

C’était celui pendant avec l’abbé Firot.

Détras ne pouvait oublier que la cause volontaire des malheurs qui avaient accablé lui et sa femme était le prêtre, alors épris de Geneviève. Cela il ne pouvait le pardonner.

Que les chrétiens prêchent l’agenouillement, la résignation et la joue gauche tendue aux soufflets après la joue droite ! Que les philosophes, établissant l’irresponsabilité de l’être humain, déterminé dans tous ses actes par un enchaînement logique de causes concluent à l’illogisme de la vengeance et dénient le droit de punir ! Libre à eux !

Mais lui, qui avait souffert silencieusement pendant tant d’années avec la vision de sa femme et de son enfant perdues pour lui, malheureuses, exposées à tout ; lui, qui avait dû faire appel à toute son énergie pour étouffer ses cris de douleur, qu’il pardonnât à l’abbé Firot, jamais !

Quelques jours après son arrivée à l’Étoile solitaire, Détras dit à sa femme et à Panuel :

— Il faut que je vous quitte, mais, rassurez-vous, ce ne sera pas pour dix ans, cette fois. Pour une semaine peut-être. Nous nous retrouverons à Bruxelles.

— À Bruxelles ! exclama Geneviève.

Puis réfléchissant :

— C’est vrai, ajouta-t-elle aussitôt. J’oubliais ! J’oubliais les mouchards, les gendarmes, la loi ! J’oubliais notre situation ! Eh bien, partons ! Soit à Bruxelles, soit ailleurs, que nous importe ! Notre pays, c’est le monde !

— À Bruxelles, expliqua Détras, nous pourrons vivre tranquillement, sans être molestés. L’argent qui me reste et les quelques sous que produira la vente de l’établissement nous permettront de nous établir. J’ai hâte de me remettre au travail. Vous verrez que nous serons heureux tous les quatre.

Tous les quatre ! En effet, il ne pouvait être question un seul instant pour Panuel d’abandonner cette famille à laquelle il se trouvait uni par les liens du cœur et de l’esprit, bien supérieurs aux liens du sang. Abandonner Berthe, qu’il considérait comme sa petite fille ! Ah bien oui ! Jamais lui ni l’enfant n’en eussent eu l’idée.

Détras laissa à sa femme huit cents francs, et partit après avoir embrassé Geneviève et Berthe, mais sans leur dire où il allait.

Seul peut-être Panuel en eut l’intuition.

— Pas d’imprudence ! recommanda-t-il à son ami en lui serrant fortement la main.

Du reste, il ne chercha pas à l’arrêter. Il connaissait trop bien le caractère de Détras pour ignorer que s’il exécutait un acte grave, c’était après l’avoir mûrement médité et que rien ne le ferait revenir sur sa résolution.

Détras était parti après avoir, une fois de plus, modifié sa personnalité. La moustache complètement rasée, les cheveux blanchis sur les tempes seulement, une large tache brune produite artificiellement au moyen d’un crayon de nitrate d’argent, s’étendant sur sa joue gauche, il apparaissait tout autre. Il endossa un vieux costume noir que Panuel était allé acheter au Brisot chez un revendeur et que Geneviève rajusta à sa taille. À la boutonnière de sa redingote, l’ancien mineur arbora, sans hésitation comme sans scrupules, le ruban violet.

Or, l’abbé, après avoir expédié sa dernière pénitente — c’était son jour de confession — avait quitté l’église Saint-Vincent et s’était dirigé dans la ville. Il éprouvait le besoin d’une promenade pour détendre ses nerfs.

Enfoncé dans un dédale de rues étroites s’étendant vers le fleuve, la tristesse d’un soir pluvieux et sombre se reflétait en lui. Les maisons, hautes et grises, lui semblaient comme voilées d’un crêpe.

Comme il achevait une amoureuse rêverie, l’abbé Firot sentit tout à coup une main se poser sur son épaule.

Il se retourna avec un tressaillement d’épouvante : ce n’était guère ainsi qu’on l’abordait, et, en outre, les pensées qu’il ruminait avaient déterminé en lui une sorte d’état latent de terreur.

Un homme de robuste apparence, malgré ses cheveux blancs aux tempes, était devant lui.

Le prêtre se rassura en voyant la redingote de cet inconnu fleurie des palmes académiques. Un homme qui porte le ruban violet à sa boutonnière ne peut être un tire-laine ou un escarpe.

— Je vous demande bien pardon de vous aborder de façon aussi familière, dit l’individu, mais nous ne sommes pas tout à fait des inconnus l’un pour l’autre.

— Excusez-moi, bredouilla l’abbé au comble de l’étonnement, je ne me rappelle pas bien…

Il cherchait en vain dans ses souvenirs en regardant cette figure rasée, brûlée d’une large tache brune sur la joue gauche et trouée de deux yeux vifs restés jeunes.

— Me serais-je trompé ? demanda vivement son interlocuteur. Mais non, c’est bien à l’excellent abbé Firot que j’ai l’honneur de parler ?

Il y avait dans son ton, sous la forme courtoise, une ironie intraduisible. Le prêtre se demanda s’il devait se fâcher ou accepter sérieusement le qualificatif d’ « excellent ». Il finit par prendre ce dernier parti.

— En effet, répondit-il, je suis l’abbé Firot. Mais voudrez-vous bien me dire à qui j’ai l’honneur de parler ?

— Quoi ! vous ne reconnaissez pas vos vieux amis ! Voyons ! un peu de mémoire !… Vous ne trouvez pas ?… Eh bien, je vais vous rappeler quelques faits qui vous mettront sur la voie.

Il avait passé son bras sous celui de l’abbé Firot qui, complètement subjugué, n’opposait aucune résistance. Une petite cour étroite et sombre s’ouvrait entre deux hautes murailles, menant à une bâtisse délabrée, entièrement inhabitée : Détras y entraîna le prêtre, après lui avoir murmuré :

— Venez ! Nul ne doit entendre ce que j’ai à vous dire.

L’abbé se demandait s’il n’avait pas affaire à un fou et, comme la rue était déserte, que l’inconnu paraissait vigoureux et agile malgré ses cheveux blancs, il estima que le plus sage était de l’écouter pour s’en débarrasser en douceur.

Cependant lorsque, ayant suivi sans protester son compagnon, il vit que celui-ci poussait une porte qui fermait l’entrée de la cour, il sentit l’épouvante le gagner. Brusquement, il se rejeta en arrière. Il était trop tard ! Détras avait poussé une énorme barre de fer qui verrouillait la porte et il s’était placé contre cette porte.

— Là ! fit-il tranquillement, nous serons plus à l’aise pour causer. Alors, vous dites, monsieur l’abbé, que vous ne me reconnaissez pas ?

Le prêtre était arrivé au comble de la terreur. D’un œil hagard, il considérait son interlocuteur sans pouvoir arriver à mettre un nom sur ce visage.

— Que me voulez-vous ?… Laissez-moi passer ! murmura-t-il d’une voix que l’émotion rendait rauque.

Et il saisit à son tour Détras s’efforçant de le tirer de côté pour se rouvrir un passage.

Mal lui en prit, une main de fer le saisit à la gorge, tandis qu’à son oreille épouvantée résonnaient ces mots :

— Bandit, tu as donc oublié tes victimes de Mersey ? Je suis Albert Détras.

La foudre tombant sur l’abbé Firot ne l’eût pas anéanti davantage. Livide, la sueur au front, les yeux roulant désespérément dans ses orbites, il offrait l’image même de l’agonie. Il ne dit pas un mot, pour une excellente raison, d’ailleurs, l’étreinte formidable qui serrait son cou l’empêchait de parler. Seulement, d’un geste instinctif, que sa profession lui rendait habituel, il joignit les mains.

Détras eut un rire muet, un rire terrible :

— Tu le vois, prêtre, marchand d’impostures, dit-il après l’avoir regardé un moment en silence, on sort du bagne quelquefois. J’en suis sorti pour venger ma femme restée en butte aux outrages et en proie à la misère, pour venger ma fille privée de son père, pour venger mes camarades de Mersey, condamnés sur ton faux témoignage, pour me venger moi-même. Tu es une vipère qu’il faut écraser, un chien enragé qu’il faut abattre : tu vas mourir !

L’abbé Firot eut un effort désespéré pour échapper à l’étau vivant qui l’emprisonnait. Mourir quand la vie s’étendait encore large devant lui, pleine de satisfactions quotidiennes et d’heureuses perspectives d’avenir ! Mourir à trente-sept ans à peine, en pleine force de corps et d’esprit !

Il revit en un instant tout le passé : son éducation au séminaire, ses débuts à Mersey, ses tentatives infructueuses sur la femme du mineur, ses succès auprès des belles pénitentes mondaines.

Dans une secousse de tout son être, le vicaire tenta de se dégager, en même temps que ses ongles labouraient le poignet de Détras.

Peine inutile ! Ce poignet demeurait inébranlable, rigide comme une barre de fer et la main qui le terminait resserrait implacablement son étreinte autour du cou de l’abbé Firot.

Celui-ci étouffait, sa poitrine haletait, ses yeux roulaient convulsivement dans ses orbites et, tout d’un coup, un frisson suprême courut par tout son corps, puis Détras sentit que la vie avait abandonné ce corps.

Telle fut la fin de l’abbé Firot.

Détras continua, par simple mesure de précaution, à serrer le cou du vicaire pendant quelques minutes encore. Puis il posa l’oreille sur la poitrine de l’abbé Firot : le cœur ne battait plus.

— Il est bien mort ! pensa-t-il.

Doucement, il étendit le corps contre le mur dans une posture horizontale, qui semblait celle d’un profond sommeil. Et, en effet, l’abbé Firot dormait pour longtemps !

Détras tira la barre de fer, ouvrit la porte, la ramenant ensuite derrière lui, et sortit d’un pas tranquille.

Il se sentait, sinon heureux d’une volupté féroce, du moins soulagé d’un poids immense. Depuis dix années, l’inaccomplissement de cette vengeance pesait sur lui et l’étouffait. Maintenant justice était faite : avec l’abbé Firot mourait tout un passé de tortures et de deuil.