La Grande Grève/2/30

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Librairie des Publications populaires (p. 343-348).
Deuxième partie


XXX

L’AGRESSION


Bernard était devenu vendeur de journaux. Le matin, à cinq heures, il se levait et partait prendre livraison à la gare du ballot d’imprimés arrivé par le premier train. Puis il se mettait en route, parcourant les localités voisines, tout d’abord celles dans lesquelles il n’existait point de dépôts de journaux et terminant par Mersey, où il rentrait à temps pour se trouver sur le passage des mineurs se rendant aux puits. Après quoi, sa tournée étant finie, il rentrait dans sa bicoque et s’occupait le restant de la journée à tresser des corbeilles. Vente de journaux et vannerie lui rapportaient ensemble, en moyenne, trois francs par jour.

C’était bien peu, mais Bernard vivait seul et n’avait point de goûts dispendieux. Et sur cette somme dérisoire de trois francs, il mettait régulièrement quelques sous de côté pour arriver à s’acquitter envers Paryn.

Cessant d’être mineur, il avait abandonné le syndicat, ce syndicat qu’il s’était attaché à consolider pour en faire une arme de résistance et plus tard d’attaque contre le capitalisme exploiteur. Et il en avait éprouvé une grande peine. Sa consolation était de voir le secrétariat, c’est-à-dire la direction morale du syndicat, entre les mains d’Ouvard, dont le révolutionnarisme froid et tenace le rassurait.

Il projetait aussi la création d’un syndicat des hommes de peine qui, englobant les salariés de tous métiers, les ferait fraterniser et les amènerait à concevoir une action d’ensemble non limitée par le particularisme professionnel. Il se rendait parfaitement compte des défauts que présentent encore les syndicats ouvriers : le modérantisme, l’esprit étroit, tatillon ou autoritaire, et il se disait que ces groupes, indispensables pour lutter sur le terrain économique, devaient cependant subir avec le temps toute une révolution morale, sous peine d’amener l’avènement d’une féodalité ouvrière rongée par les rivalités intestines, ou celui d’un écrasant socialisme d’État. Le syndicat des hommes de peine pouvait former un trait d’union entre les travailleurs des diverses professions, du moins à Mersey, où la réaction cléricale, encore maîtresse, eût empêché une fédération ouvrière de se constituer et vivre.

Canul, le mouchard de la mine, surveillait toujours son voisin, dont la propagande comme vendeur de journaux n’était pas moins redoutée que celle à laquelle il se livrait jadis. Toutefois, cette surveillance était plus discrète et même Bernard eût pu s’imaginer qu’elle avait pris fin si, de temps à autre, il n’eût aperçu Mme Canul rôdant autour de sa maison pour noter les visiteurs.

Car des camarades venaient assez souvent, le soir ou l’après-midi du dimanche, échanger quelques idées avec lui. La grande et unique chambre où il travaillait, mangeait et couchait, devenait parfois un véritable club, un club où cependant on parlait sans vociférer et sans rechercher les effets oratoires.

De ces visiteurs, le plus habituel était Brossel. Le correspondant de l’Union populaire ressentait pour Bernard une sympathie grandissante et, en même temps, avait plaisir à discuter avec un homme à l’esprit nourri pendant les longues veillées de la saison triste.

Ce soir-là, ils avaient, étant seuls, discuté la question du syndicat des hommes de peine. Brossel s’en montrait peu enthousiaste.

— Je comprends bien votre pensée, disait-il. Sont hommes de peine tous ceux qui, manquant des moyens de vivre indépendants, sont obligés de vendre leur travail à un exploiteur, dans quelque branche professionnelle que ce soit. Tous ont le même intérêt à une transformation économique de la société ; tous doivent fraterniser : c’est parfait. Pourtant ne craignez-vous pas qu’un groupement aussi vaste ne soit envahi par des éléments hétérogènes ou même suspects qui en pourront faire, non plus une force ouvrière, mais un obstacle ? Voyez ce qui s’est produit, il y a quelques années, à Paris : une chambre syndicale des hommes de peine, qu’on y a fondée, a été aussitôt envahie par un ramassis de filous et de mouchards.

— L’idée n’en était pas moins bonne, si la réalisation a été mauvaise, répondit Bernard. Et, d’ailleurs nous sommes à Mersey et non à Paris, où existent tant d’éléments déclassés et inclassables. Ici, il sera beaucoup plus aisé de vérifier si les adhérents sont ou non de véritables travailleurs.

— Mais enfin, qu’espérez-vous faire avec ce nouveau syndicat ?

— Donner la cohésion nécessaire au mouvement qui se prépare.

— Toujours votre idée fixe de grande grève !

— Oui, de grande grève… en attendant l’autre, la vraie… la grève générale.

— Oh ! celle-là est pour un avenir lointain.

— Qui peut savoir ? Qui peut dire ?

— Et à votre grande grève, vous y croyez pour bientôt ?

— Peut-être dans un an, peut-être plus tôt ou plus tard. Mais elle viendra, soyez-en sûr.

Brossel, sceptique, secoua la tête.

— Oui, reprit Bernard avec force, elle viendra : elle est dans l’air. On ne peut préciser l’avenir, mais on peut l’entrevoir. L’oppression a atteint son comble, elle ne peut aller plus loin ; d’autre part, les idées se sont éveillées ; les mineurs se lassent d’être insultés dans leur travail, espionnés dans leur vie intime, de voir leurs femmes et leurs filles obligées de se courber sous la férule du prêtre, sous peine de mourir de faim, pendant que, dans les ouvroirs, des malheureuses travaillent à cinq francs par mois.

Ils se lassent de voir les cercles catholiques, les sociétés de gymnastique, les orphéons, sous la présidence de des Gourdes ou de Moschin, venir entraver tout développement de la vie ouvrière. Ils veulent un peu plus de bien-être, un peu moins de fatigue, en attendant la disparition totale du salariat, et ils se lèveront pour faire valoir ces revendications immédiates qui ont pris corps dans leur esprit. Ce ne sera plus une aspiration vague, une révolte impulsive et désespérée, exploitée par les mouchards comme autrefois, au temps de la « bande noire ». Non, ce sera un mouvement réfléchi, général, qui se ramifiera dans tous les centres industriels, ébranlera toute la région et imposera un programme de réformes. Les gendarmes et les soldats n’en auront pas raison et la puissance du capital en recevra un coup profond. Vous verrez cela.

— Je le souhaite, répondit Brossel dont l’incrédulité s’était fondue aux paroles de son interlocuteur.

Le coucou appendu au mur marquait dix heures, l’heure à laquelle se couchait le vendeur pour pouvoir se lever avant le jour. Le correspondant de l’Union populaire prit congé de Bernard.

Dehors l’obscurité était épaisse ; les étoiles scintillaient dans le ciel noir, mais la lune demeurait invisible. Toutefois Brossel n’en avait cure : il connaissait son chemin de façon à pouvoir se diriger les yeux fermés.

En marchant, il songeait à ce que lui avait dit Bernard d’une grande grève et de l’ébranlement qu’elle produirait dans toute la région.

Absorbé dans ses pensées, il n’entendit point des pas furtifs bruisser derrière lui, se rapprochant.

Tout à coup, un choc violent sur le crâne le fit trébucher ; deux ombres surgies de la nuit se précipitèrent sur lui.

En un clin d’œil Brossel fut jeté à terre et roué de coups sans pouvoir se défendre.

Deux individus étaient là, armés de gourdins dont un coup porté sur la tête, l’avait étourdi et immédiatement mis hors de combat.

— Au secours, cria-t-il. On…

Il ne put achever : un coup de pied dans la poitrine le renversa évanoui.

Auparavant, il lui avait semblé reconnaître, malgré les ténèbres, en une vision d’une seconde, la silhouette de Michet.

C’était bien, en effet, l’ancien chef policier de Chamot, devenu simple lieutenant de Moschin, qui avait, sur l’ordre de ce dernier, perpétré l’attentat avec l’aide d’un complice.

On voulait fermer la bouche, en le tuant au besoin, au correspondant de l’Union populaire et intimider Paryn qui devinerait bien d’où venait le coup.

Michet et son acolyte abandonnèrent sur la route Brossel privé de connaissance, non sans l’avoir auparavant soulagé de son portemonnaie. Cette opération avait un double but : faire croire à la justice que l’agression avait été l’œuvre de rôdeurs et s’enrichir aux dépens de l’ennemi. « Toute peine mérite salaire », dit ironiquement Michet en empochant la bourse.

Ce fut seulement au bout de deux heures que Brossel revint à lui, tiré de son évanouissement par une pluie glaciale. Le croissant lunaire commençait à poindre, mince et pâle : à la clarté, le blessé se traîna péniblement jusqu’à la porte de Bernard. Celui-ci, qui dormait d’un sommeil léger, entendit une voix plaintive appelant à l’aide : il se leva aussitôt et demeura stupéfait en apercevant à demi mort le même homme avec lequel il avait causé toute la soirée.

Très heureusement, si violents qu’eussent été les coups, ils n’avaient lésé de façon grave aucun organe essentiel. Brossel fut sur pied au bout de huit jours.

Lorsque Paryn apprit l’agression dont son correspondant avait été victime, il eut un mouvement d’exaspération. Il devinait bien, comme l’avaient prévu des Gourdes et Moschin, par qui avait été ordonné ce guet-apens.

C’était le même ennemi qui, un moment ébranlé par le courroux populaire, au lendemain de la catastrophe du puits Saint-Eugène, avait repris toute sa force et son insolence, bien décidé à écraser impitoyablement quiconque lui ferait obstacle.