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La Grande Panne/X

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Publications de l’Amitié par le Livre (p. 175-190).

X
OÙ DANAÉ SURVIENT

Même pour mon histoire personnelle, les sentiments qui m’agitèrent, cette après-midi et cette soirée-là, n’ont pas grande importance. Ils n’influèrent sur les événements de ma vie que de façon nulle, et il est préférable de les passer sous silence. La décision du destin ne fut pas le moins du monde modifiée par les folies que je triturai durant les heures passées à me promener dans la ville, puis dans mon atelier ; par mon dépit, en songeant à la séparation qu’elle m’imposait, pour ce si précieux jour ; par mes révoltes contre les obstacles, par mes résolutions de les vaincre, d’amener Aurore à n’écouter que la voix de son cœur. Durant ces heures, je crus à la puissance absolue de la volonté humaine ; j’oubliai ma croyance habituelle, que nous sommes entre les mains des dieux : nos dieux intérieurs et ceux des événements… Et, par une inconséquence ultime, j’allai jusqu’à reprocher à Aurore de m’avoir fait cet aveu, de m’avoir laissé comprendre qu’elle m’aimait, alors que je commençais de m’habituer à notre situation réciproque, alors que je me résignais à n’être pour elle qu’un bon camarade… Tant l’illusion rétrospective de la passion peut transformer et fausser le souvenir de nos propres sentiments !

Mais peu importent, je le répète, les souffrances morales que j’endurai ce jour-là et tout ce que je me promis de lui dire le lendemain, à la séance de pose. Rien de tout cela ne se réalisa, pas même cette dernière.

Mieux vaut donner un aperçu de la situation dans Paris, ce soir-là et le lendemain. Cette période de ma vie est en général tellement intriquée avec l’histoire du Lichen, que je ne puis raconter mes souvenirs de l’une sans parler de l’autre. Mais durant les dix-huit heures en question, le Lichen seul a de l’importance, et je puis me dispenser de mentionner mon modeste personnage : je ne me prends pas systématiquement pour le centre du monde.

Pour cette fois, au lieu d’énumérer les événements dans l’ordre où je les appris, j’anticipe sur les nouvelles du lendemain, pour parler des faits concernant les transports en commun.

L’arrêt total du trafic sur tout le réseau du Métro, même sur les lignes encore indemnes, fait honneur au discernement et à l’esprit de décision des dirigeants de l’exploitation, qui aperçurent d’emblée l’urgence de cette mesure et osèrent l’appliquer dès 19 heures, malgré les conséquences pour les actionnaires.

Il fallut deux nouveaux incidents, et plusieurs autres « explosions de vie » analogues à celle du Nord-Sud, il est vrai, pour faire comprendre à la compagnie qu’elle ne devait pas s’obstiner à maintenir le service des trains. À 17 heures, la ligne Maillot-Vincennes était à son tour fortement contaminée, les souterrains envahis de lichen à croissance ultra-rapide et deux rames furent bloquées comme la nôtre, l’une à « Champs-Élysées », l’autre vers la Bastille, mais le courant fut coupé assez vite, et il n’y eut pas non plus de victime. Un peu plus tard, l’obstruction se produisit entre la gare du Nord et les Halles, mais les trains furent sagement retenus aux stations.

La T. C. R. P., dès 16 heures, avait pris pour les tramways une mesure identique, après que se furent produits en divers points du réseau une dizaine de cas analogues à ce que nous avions vu rue de la Pépinière : court-circuit, moteur grillé, avec ou sans incendie consécutif de la voiture.

Alors seulement, les Parisiens comprirent que cela devenait sérieux.

Jusqu’ici, même dans les quartiers de Paris les plus atteints, tout s’était borné à des incommodités domestiques, supportées avec plus ou moins de bonne humeur. Mais en apprenant coup sur coup cette série d’accidents, puis l’arrêt des tramways et celui du Métro, ce fut un émoi général.

Les usagers des différentes lignes de tramways, faute de pouvoir rentrer chez eux après la journée de travail, par leur moyen habituel de transport, se rabattirent sur la station de Métro la plus proche ; mais bien que la cessation officielle du trafic ne pût être ordonnée qu’une heure plus tard, à 18 heures déjà les trains ne circulaient plus que sur des tronçons de lignes. À la gare Saint-Lazare, aux Invalides, au quai d’Orsay, les gens habitant la banlieue se butèrent à une désorganisation complète du service des trains à traction électrique, par suite de courts-circuits, comme sur les tramways. Les derniers moyens de transport : autobus et taxis, furent pris d’assaut, et leur insuffisance obligea nombre de banlieusards à regagner leur gîte par des moyens de fortune.

Et, rentrés chez eux, l’incertitude de se demander si les services seraient rétablis le lendemain.

Ils ne le furent pas ; ils ne pouvaient pas l’être. Toute nouvelle tentative dans ce sens eût provoqué au bout de peu d’heures une nouvelle série d’accidents pires que les premiers. Des expériences furent évidemment faites, au cours de la nuit, et démontrèrent qu’aucun balayage, aucune désinfection ne pouvaient débarrasser tunnels ni voitures des spores calamiteuses. Il fallait jusqu’à nouvel ordre, jusqu’à découverte d’un moyen de destruction efficace, se résigner aux pertes financières et à la perturbation de la vie sociale que devait entraîner cet arrêt de l’exploitation.

Le personnel des tramways et du Métro fut mis en congé provisoire, avec demi-salaire… et chaque employé, porteur de germes, contribua comme l’avaient fait les voyageurs, à diffuser le Lichen dans Paris et la banlieue.

Les zones contaminées s’étaient déjà fort étendues. À ce que je vis avant de rentrer chez moi vers 7 heures après un long vagabondage, les grands boulevards étaient atteints, avec une répartition capricieuse, comme il arrive dans les épidémies. Beaucoup de réclames électriques fonctionnaient encore convenablement : mais certaines avaient une partie de leurs lampes « malades » ; la gazette lumineuse de la place de l’Opéra n’offrait plus qu’un texte brèche-dents, illisible. Plusieurs cinémas, en sus du Paramount, avaient fermé. Aux terrasses des cafés, même celles aux éclairages non déficitaires, les visages étaient mornes. Malgré mon désintérêt des choses extérieures. Je sentais dans la ville une atmosphère de consternation.

Et pourtant, les résultats calamiteux de l’invasion cosmique ne faisaient que commencer !

Dans mon atelier, sur son chevalet, le portrait commencé attendait la séance de pose. Dès 8 heures, sitôt levé et habillé, je me mis à préparer ma palette. Une nuit de bon sommeil… inattendu, certes, après ces heures de tourmente… avait rasséréné mon esprit et rendu l’équilibre à mon cœur, en ranimant la confiance en l’avenir et la juste appréciation des valeurs. La partie serait dure à gagner, c’était trop probable, mais mes chances avaient triplé, décuplé, depuis la veille… Bons camarades, en apparence, soit ! pour observer le protocole imposé par Aurore, mais son aveu de la veille me donnait la vraie température de ses sentiments. Dans cette lutte que j’entreprenais pour lui faire partager mon amour, elle était en secret mon alliée.

Cependant, à trop réfléchir avant l’arrivée de mon modèle, je craignais de perdre mon calme et la confiance recouvrée. Lorsque la concierge me monta le courrier, avec Excelsior et le Matin, je laissai volontiers bavarder la bonne femme.

Elle me remercia d’abord de mon conseil : depuis qu’elle s’éclairait à la bougie, la loge restait propre et les démangeaisons de son mari avaient disparu. Mais j’étais curieux de savoir ce qu’elle pensait des événements. Elle était renseignée, puisque son mari était wattman au Métro ; mais à ses commentaires, je compris que les accidents de la veille n’étaient tragiques que pour qui y avait assisté. Ces choses-là ne pouvant arriver à domicile, on n’avait pas trop à s’en émouvoir. Pour Mme Taquet, c’était surtout un ennui à cause de la mise en chômage de son homme.

— Mais ça n’est que pour un jour ou deux, bien sûr ; autrement la Compagnie ne lui donnerait pas demi-salaire… Aujourd’hui qu’il fait beau, il en profite pour se balader. Il va avec des copains, à la Tour Eiffel, cueillir du zébi.

— Du quoi ?

— Du zébi. Vous n’avez pas vu ? On commençait à en vendre déjà hier au soir dans le quartier, sur les petites charrettes. C’est quasiment de la confiture et ça pousse sur les antennes de la Tour. Il paraît que ça a bon goût ; mais moi, quand même, je ne voudrais pas y toucher. Si Antoine en rapporte, il pourra tout manger… Vous en mangeriez, vous, monsieur Delvart ?

Je me ressouvins de la « gelée de framboises » du jeune Frémiet.

— Ma foi, oui, madame Taquet. Pourquoi pas ? Il faut prendre les bienfaits de la science avec ses inconvénients. Si la police n’interdit pas la cueillette, c’est que le zébi est inoffensif.

La brave femme hocha la tête, mal convaincue.

— C’est égal, j’ai idée que ça ne doit pas être sain.

En manière de parenthèse, je dirai tout de suite que la même répugnance manifestée par ma concierge régna au début chez bien des gens du peuple, qui eussent dû pourtant accueillir comme une manne céleste cette variété comestible de Xénobie, friandise économique qui compensait pour une faible part les inconvénients des autres formes du Lichen. Les petites charrettes à bras que je vis, plus tard ce jour-là, dans mon quartier et ailleurs, attiraient une foule de ménagères curieuses autour de l’espèce de gélatine rouge-rubis qui tremblotait dans des seaux de fer-blanc ; mais peu cédaient aux sollicitations des marchands et des pancartes : « Zébi framboise, première qualité. Confiture Tour Eiffel. Plus nourrissant que la viande de bœuf d’après les analyses du Laboratoire de la Répression des Fraudes Alimentaires. 2 francs le kilo, 25 centimes le quart ». Le susdit Laboratoire avait-il donné son autorisation, comme l’affirmaient les Crainquebilles ? Ou bien la police fermait-elle les yeux, en ces jours de relâchement ? Je l’ignore ; mais le fait est que cette substance fut déclarée par les journaux inoffensive pour le consommateur, sinon réellement nutritive. De temps à autre, une ménagère tendait un bol de faïence ou une boîte à conserves, que le marchand remplissait sur la balance en puisant au tas avec une louche de bois à tourner les sauces ; mais la vente manquait d’entrain. Le bon marché du produit le fit un peu dédaigner, au début, tant que sa récolte fut libre, Mais quand un syndicat l’eut trustée, le prix augmenta, et le zébi acquit la vogue populaire.

— Et ça ne se conserve même pas ! conclut Mme Taquet. Ça doit se manger frais, où ça tourne comme du lait.

La concierge partie, je jetai un coup d’œil sur les journaux. J’ai déjà parlé de l’arrêt complet des services, sur le Métro et les tramways. Sur les chemins de fer électrifiés, État, Orléans, désorganisation complète et trafic virtuellement suspendu au départ de la capitale. Au P. L. M., de nombreux fils télégraphiques aériens s’étaient rompus, entre Paris et Villeneuve-St-Georges, sous la surcharge du Lichen. Les rapides du Midi avaient jusqu’à deux heures de retard ; et là-bas, entre Marseille et Nice, dans la zone envahie par la Xénobie, régnait un désarroi pire encore.

Je venais de lire que le Conseil des Ministres s’était réuni pour discuter de la situation, et que la rentrée des Chambres était avancée au 25 octobre, lorsque le carillon tubulaire tenant lieu de sonnette à la porte de mon appartement retentit… Aurore, déjà ? En avance d’un quart d’heure ?… Je m’élançai… !

C’était Luce de Ricourt, avec son frère.

Je dus lui laisser voir mon peu d’enthousiasme devant cette visite aussi intempestive qu’imprévue, et Luce parut y prendre un malin plaisir.

— Tu ne nous attendais pas, hein, mon vieux Tonton ! On te dérange ?

— Pas du tout. Entrez donc… Et par quel hasard êtes-vous à Paris ? Je vous croyais à Cassis jusqu’au 30.

Alors seulement je m’avisai que Géo était porteur d’un volumineux paquet. Il me le remit.

— Tes toiles, que l’hôtelier du Cendrillon m’a chargé de te porter, sur ma demande. J’ai cru cela plus prudent que de lui laisser faire l’envoi.

Mon irritation mollit, devant ce service rendu de si bonne grâce, et je supportai l’intrusion avec plus d’indulgence. Cependant Luce avait pénétré en coup de vent, la première, dans mon atelier. Elle tomba en arrêt devant le portrait commencé.

— Hé ! Tonton ! Mais c’est « la jeune et sympathique astronaute », comme disent MM. les journalistes… Et tu l’attendais, je parie, pour une séance de pose ?

— Oui mais…

— Mais maintenant que nous sommes là, tu ne nous mets pas à la porte ? Merci. Nous allons te laisser bientôt ; mais auparavant, sais-tu ce que tu devrais faire si tu étais gentil ? Nous présenter à Mlle Lescure. Depuis que je l’ai vue à Cassis, de loin, à ton bras, je meurs d’envie de faire sa connaissance.

Impossible de refuser, Tout en craignant quelque piège de Luce, à qui ce ton doucereux n’était pas habituel, je me résignai à la mettre en présence de celle qui devait lui apparaître comme une rivale triomphante, et contre qui elle devait nourrir un solide antagonisme.

Au moment précis où j’acquiesçais, on sonna de nouveau… Aurore.

Malgré les effusions affectées de Luce, il y eut une minute de gêne. Pour y mettre fin, Géo conta leur exode de Cassis.

Le jour même de mon propre départ, le 17, les lampes de l’hôtel avaient commencé de se contaminer. Le 18, le pain avait manqué une demi-journée, les boulangers de Cassis usant tous de pétrins électriques, et les moteurs s’étant détraqués mystérieusement. De plus, Mme de Ricourt avait une horreur maladive des puces ; et, après s’être grattée deux nuits, ses plaintes et ses lamentations avaient fait décider le retour… car les journaux ne signalaient encore l’invasion du Lichen qu’à Marseille, et ils se figuraient que Paris devait être indemne. Partis le 19 au matin, ils étaient arrivés hier à la fin de l’après-midi, Luce relayant son frère au volant. Ils auraient fait le trajet en beaucoup moins d’heures, n’eussent été, sur la fin, des pannes réitérées dues à la formation du lichen sur les bougies d’allumage.

— C’était bien la peine, continua Géo, de changer de patelin !… Mais il faut que je vous parle de notre ami le docteur. Les infirmières ont dû jaser, Mme la doctoresse aussi, sans doute ; et les Cassidiens l’ont vite rendu responsable des perturbations de l’éclairage électrique et autres accidents. L’attitude de la population était devenue si hostile, à notre départ, que ce brave Alburtin n’osait presque plus se montrer. Les gens refusaient de travailler pour lui ; il a eu toutes les peines du monde à trouver quelqu’un pour emballer et transporter à la gare l’appareil de Mlle Lescure.

— Pauvre docteur ! murmura Aurore. Quand était-ce ?

— La veille de notre départ, je crois, le 18. Les caisses doivent présentement vous attendre en gare de Paris… Avec tout cela, le mal était fait, Cassis n’avait plus une maison indemne. Les hôteliers sont furieux et navrés ; les étrangers sont tous partis pour La Ciotat, Bandol, Saint-Cyr… Et nous, ce n’est qu’après Chalon que nous avons compris que nous en trouverions autant à Paris. Autant, et pis ! Car ce qui n’était là-bas qu’une petite incommodité, dans un village, risque de tourner à la catastrophe dans une grande capitale, où tout dépend de l’électricité.

— En somme, chère mademoiselle, interrompit Luce d’un air perfidement affable et apitoyé, le professeur Nathan a beau dire, vous avez fait là un triste cadeau à l’humanité. Nous commencions déjà à soupçonner, depuis la guerre, que les découvertes de la science ne sont pas toutes bonnes. Mais vous me direz que vous avez rapporté en compensation l’or lunaire.

Aurore tressaillit.

— En effet, je dois être considérée comme une criminelle…

Cette allusion à l’or lunaire, était-elle de la part de Luce une gaffe involontaire ou une méchanceté ?… À la hâte avec laquelle Géo s’interposa, je penchai pour la seconde hypothèse. Alburtin avait dû leur dire que la Fusée n’avait pas atteint la Lune.

— Moi, reprit Géo, je ne pense pas que l’opinion publique soit tentée de vous accuser, mademoiselle. On a beau savoir, par les révélations de la Presse, que le germe initial du Lichen a été rapporté des espaces par la Fusée de Mlle Lescure ; l’infinie majorité des Français moyens ne « réalisent » pas la connexion. Pour ce plus grand nombre, les cosmozoaires sont un mythe impersonnel, une de ces données livresques que l’on absorbe sans y attacher d’attention réfléchie, comme tant d’articles de vulgarisation scientifique, et dont ceux mêmes qui s’en rappellent quelque chose ne gardent qu’un souvenir de psittacisme pur. Il est en somme heureux que le bel article de M. Nathan ait été peu compris des masses. On croit aux cosmozoaires par un acte de foi ; mais ils restent sans rapport commensurable avec le Lichen, fait matériel que l’on connaît seul, comme une calamité naturelle, assimilable à une épidémie, à une inondation, à un tremblement de terre. Entre le Lichen qui bouche les tunnels du Métro et la gracieuse astronaute que l’on a vue à l’écran ou sur ses portraits, il ne peut y avoir commune mesure, dans l’opinion populaire. Seuls, les gens cultivés comme nous parviennent à établir un rapport de causalité entre le foisonnement des Xénobies et les météorites récoltés par Mlle Lescure ; mais ceux-là ne peuvent évidemment songer à vous rendre « responsable ». Et nous savons encore mieux que les autres l’inutilité de vous en vouloir.

— Tu parles comme un livre, Géo, fit sa sœur, pince-sans-rire.

Aurore regardait son défenseur avec reconnaissance.

— Vous me rassurez, monsieur. Je redoutais des manifestations hostiles à l’arrivée à Paris de mon père et de Lendor-J. Cheyne, cette après-midi.

Luce n’attendait que cela.

— Chère mademoiselle, vous allez me faire faire la connaissance de M. Lendor-J, Cheyne, que je suis très désireuse de voir. Sa spéculation à l’américaine sur l’or… lunaire (et à son ton ce fut comme si elle eût ajouté : Qui n’existe pas) m’emballe tout à fait. À quelle heure donc, cette arrivée au Bourget ?

— À 15 heures.

— Vous voulez bien, n’est-ce pas ? reprit Luce.

— Qui, Mais comment ?…

Géo trancha la question.

— Faisons une chose. Mon patron Hénault-Feltrie, qui vient de me téléphoner, sera au Bourget pour recevoir MM. Cheyne et Lescure au nom de l’Astronautique française. Je vous prends dans ma turbo, et avec vous quatre, nous aurons encore la place de les emmener à Paris. Malgré tout, ce sera leur rendre service, car je ne crois pas que les Parisiens, sans leur être précisément hostiles, leur réservent un accueil chaud, chaud…

J’espérais qu’Aurore allait refuser la combinaison, mais elle inclina la tête en silence, et Géo conclut :

— Allons, c’est dit. Et nous déjeunons ensemble.

J’espérais voir partir les intrus, qui nous donneraient rendez-vous ; mais Luce n’en avait pas fini. Elle tint à choisir plusieurs toiles, dans le lot de mes « calanques » rapportées par son frère. Elle avait un coup de Bourse en train, de réussite sûre, et se hâtait de faire un placement or.

La discussion et le choix des tableaux eut lieu avec le concours d’Aurore. Elle y mit tant de complaisance que je la soupçonnai d’être heureuse de l’occasion qui la privait du tête-à-tête avec moi, malgré sa promesse de la veille. Elle n’était pas sûre du bon camarade !

Quand ces interminables palabres furent conclus, par l’achat de quatre toiles que Luce me paya d’un chèque, il était 11 heures et demie. Aurore et Luce semblaient dans les meilleurs termes. Cela m’agaçait, mais j’éprouvais néanmoins un secret plaisir à les considérer ainsi, à les confronter l’une à l’autre.

Revenant à ses projets de spéculation, Luce disait à sa nouvelle amie :

— Je viens de prendre position à la baisse sur les électriques, à la hausse sur les pétrolifères… à terme, malheureusement. Si j’avais quelques centaines de millions disponibles, je raflerais tous les titres pétrolifères du marché… Vous ne suivez pas les cours de la Bourse ?… Ni toi, naturellement, Tonton ?… Hé bien, la Royal Dutch a fait hier 400 francs de hausse, et la Shell dépasse le cours de 700 !

En prononçant ces phrases misérablement vénales, Luce s’échauffait, prenait son expression suprême et complète de beauté. Mieux que jamais je comprenais pourquoi j’avais si longtemps pu me méprendre sur elle : je détestais les bassesses qu’elle disait, les sentiments qui étaient en elle… et cela juste au moment où le resplendissement de sa physionomie et de son attitude me forçait à l’admirer, d’une émotion artiste… La rousse Danaé du Titien sous le ruissellement de l’or !

Et Aurore, dédaigneuse comme moi de ces contingences, réfugiée dans un sourire d’indifférente politesse… Aurore, dont la grâce ingénue, souple et simple m’enchante, elle, par toutes les antennes de mon humanité…

Ce petit jeu des contrastes, savouré en secret, m’aida encore, un peu plus tard, à faire bonne figure à nos hôtes, pendant le déjeuner… Et puis, un peintre peut-il se montrer revêche à l’amateur qui vient de lui acheter quatre toiles, au prix fort, et dont on a le chèque dans son portefeuille ?