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La Grande aventure de Le Moyne d'Iberville/14

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Texte établi par Albert Lévesque, Éditions Albert Lévesque (p. 181-192).



VI

DIPLOMATIE


I



LE 5 juillet 1701, le nouveau roi d’Espagne, petit-fils de Louis XIV, écrit au roi de France : « Très haut, très excellent et très puissant prince, nostre très cher et très aimé bon frère, Monseigneur et grand-père, en conséquence de ce que le secrétaire d’Etat de la Marine a escrit par ordre de Vostre Majesté au duc d’Harcourt, en luy envoyant la relation de l’entreprise que le sieur d’Iberville a commencée au Mississipy, et sur ce qu’il a marqué, en mesme temps, qu’il conviendroit au bien de nos deux Couronnes de la continuer, j’ay ordonné que la chose fust communiquée à mes Ministres de la Junte de guerre des Indes ». Et la lettre se termine par ces mots : « Vostre bon frère et petit-fils, YO EL REY ».

Le bon frère et petit-fils prend toutes ces précautions oratoires pour annoncer, en termes fort polis, ma foi, qu’il n’entend pas laisser Monseigneur et grand-père s’établir dans la Louisiane, Cette lettre est l’aboutissement de toute une série d’incidents.

À son premier voyage au Mississipi, d’Iberville s’est heurté aux Espagnols de Pensacola, qui l’ont mal reçu. Les voyant peu affermis, il songea à s’emparer de la place par la force. Mais, lorsque les deux couronnes s’unirent, il résolut de recourir à la voie diplomatique. Il aurait réussi, n’eût-il lui-même constaté les avantages supérieurs de la Mobile. Mais, dès le début de ses explorations, il vit bien que sa colonie s’arrêterait au Nouveau-Mexique, région de mines. Son service d’espionnage, ses nombreuses sources de renseignements lui apprirent la faiblesse de ce pays. « Cinq cents bons Canadiens le feraient trembler », écrivit-il dans la relation de son premier voyage.

De leur côté, les Espagnols le voyaient venir avec appréhension. Après l’échec lamentable de La Salle, ils avaient détruit les restes de son petit établissement et ils se crurent définitivement les maîtres de ces parages. Leur déception fut grande quand d’Iberville se montra. Ils protestèrent avec énergie, protestations bien vues de Le Gallois de Beaujeu, intéressé pour des motifs particuliers à contrecarrer les plans de Pierre Le Moyne. Ducasse, mal renseigné sur les forces des Espagnols qu’il avait pourtant battus à la Vera-Cruz et ailleurs avec ses flibustiers, abondait dans le même sens. Les Espagnols, annonçait-il à Pontchartrain, pouvaient mettre sous les armes cent mille Blancs « sans une infinité des naturels du pays qui leur sont sujets ».

— Fables ! rétorque d’Iberville.

Et il compose un long mémoire pour le démontrer. Il le fait à sa manière, si peu commune de son temps, c’est-à-dire en se fondant sur les seuls faits constatés. Dans ce document, intitulé « Mémoire de la Coste de la Floride et d’une partie du Mexique » (ce qui fera dire à un historien que l’auteur en est un Canadien du nom de La Coste !), s’appuyant sur ses observations, sur les récits des déserteurs, des flibustiers ou des prisonniers français libérés, il rédige une description minutieuse du pays, de Pensacola au Vieux-Mexique, dénombrant les villages et les habitants. Ducasse se trompe grossièrement, peut-il ainsi établir ; les villages sont peu peuplés, mal défendus. Des endroits, d’où les Espagnols tirent beaucoup de piastres pour remplir leurs galions et devenus presque fabuleux en Europe, sont en réalité très faibles. Saint-Louis, où l’on raffine tant d’argent, n’a que 200 familles. Caouïl n’en a que 35 ou 40. Tampique, la fameuse Tampique, n’en compte que cent. La province de Laousteque au Mexique, ne résisterait pas à l’assaut de 400 à 500 hommes, affirme Pierre, ajoutant cette fois qu’il n’y faudrait pas même des Canadiens. Les sauvages ? Ils se rangeraient tout de suite du parti des Français, car les Espagnols les traitent durement et leur font verser un tribut annuel de « 22 reales par teste ». Les Espagnols ne se maintiennent que par la forteresse de la Vera-Cruz et les flibustiers de Saint-Domingue ont déjà rançonné cette place !

D’Iberville rêvait, au début, d’ajouter à son empire tout le Mexique. Les deux couronnes unies, il y renonce, mais il veut une alliance formelle avec les Espagnols contre l’ennemi commun, l’Anglais. C’est dans cet esprit qu’il écrit, à la demande de Pontchartrain, le mémoire destiné à la junte de guerre. Il s’y révèle sous un jour tout nouveau. La France voit en lui un grand marin, un homme de guerre remarquable. Il va se montrer habile diplomate, mais surtout profond politique : il a toutes les qualités d’un fondateur d’empire.

Dans ce document, non seulement établit-il avec netteté la position des diverses puissances en Amérique, mais il annonce l’ordre de choses que les événements rendent inévitable. Les petits établissements chers à la France et à l’Espagne ne vivront pas ; un empire se fondera, par ceux qui le voudront vraiment, qui sauront prévoir. La lutte s’engage tout de bon et l’enjeu de cette lutte est l’hégémonie, ou bien la mort de la puissance coloniale. À distance, ces vues apparaissent comme des prophéties.

« Si la France ne se saisit de cette partie de l’Amérique, qui est la plus belle, pour avoir une colonie assez forte pour résister à celle de l’Angleterre qu’elle a dans la partie de l’est depuis Pescadoué jusques à la Caroline, la colonie anglaise, qui devient très considérable, s’augmentera de manière que dans moins de cent années elle sera assez forte pour se saisir de toute l’Amérique et en chasser toutes les autres nations ». Moins de soixante ans plus tard, l’événement donnera une confirmation éclatante à cette parole.

Vauban partage ces vues : « Si le Roy ne travaille pas vigoureusement à l’accroissement de ces colonies, écrit-il à Pontchartrain, à la première guerre qu’il aura avec les Anglais et les Hollandais, qui s’y rendent de jour en jour plus puissants, nous les perdrons, et pour lors nous n’y reviendrons jamais ».

Comment parer à ce danger ? En s’établissant solidement sur la côte de la Floride, écrit d’Iberville. Les colons y « deviendront puissants et, en moins de cinquante ans, joints aux sauvages du pays, seront en estat de tenir en bride toute la Nouvelle-Angleterre, qu’il leur sera facile mesme de prendre, sans quoy les Anglois de la Nouvelle-Angleterre, s’augmentant, se jetteront insensiblement dans la coste de la Floride, qui est séparée de leur pays par les montagnes des Apalaches ».

D’Iberville ne se borne jamais à affirmer. Avec sa minutie habituelle, il fait le dénombrement de tous les postes anglais, depuis les frontières de l’Acadie jusqu’à la Floride. La Caroline, la Virginie et la Pennsylvanie s’étendent de la mer à une chaîne de montagnes très hautes, derrières lesquelles se trouvent les colonies françaises et espagnoles. Ces pays sont bien remplis d’habitants, « les enfants desquels seront obligés de passer ces montagnes pour s’y placer, ce que plusieurs ont déjà fait en différens endroits ».

Faibles en ces parages, les Espagnols surtout doivent craindre les Anglais, qui, alliés aux sauvages, pourraient détruire leurs établissements même dans « l’isle de Cube ». Pour les tenir en échec, les avantages de la Mobile sont évidents : « Quelque chose que l’on puisse dire contre l’establissement que le Roy a fait à la Mobile, c’est le seul qui puisse soustenir l’Amérique contre les entreprises que pourront faire les Anglois de ce continent dans quelques années, qui seront en estat de transporter par le moyen de leur grand nombre de bastiments, en quinze jours, plus de vingt et trente mille hommes dans telle isle qu’ils voudroient attaquer… » D’Iberville discerne donc la puissance maritime de l’Angleterre. Il ajoute : « Par terre, ils pourront aller au Mexique et se joindre à plus de cinquante mille familles sauvages qui sont dans ce continent. Par le moyen de l’establissement de la Mobile nous les mettons dans nos intérêts et couvrons les provinces de la vice-royauté du Mexique, et nous mettons en estat de ruiner toutes les colonies angloises de ce continent, qui tiennent une frontière de costes de plus de six cents lieues, que nous pourrons attaquer à revers par terre, soit par un bout ou par le milieu, sans qu’elles puissent facilement se secourir ».

Les Espagnols s’opposant à la cession de Pensacola, avant la fondation de la Mobile, notre homme écrira : « C’est un entestement, ou une ignorance à eux sur la connoissance du pays, car ils ne se soutiendront jamais contre les Anglois, qui se rendroient maistres des nations sauvages du dedans des terres… Les Espagnols ne connaissent tous ces sauvages que par les relations qu’ils ont eues de Fernand Soto, qui sont bien différents aujourd’huy de ce qu’ils estoient dans ce temps-là qu’ils n’avoient pas l’usage des armes à feu ni n’estoient soustenus des Anglois ». Il se livre ensuite à un examen détaillé des établissements anglais d’où il ressort que l’Angleterre a sur les côtes de l’Amérique six cents bateaux de commerce sans compter cinq cents autres embarcations, caiches, brigantins et felouques, employés au transport entre les diverses colonies.

D’Iberville soumet son mémoire à l’ambassadeur d’Espagne, Castel dos Rios, qui l’assure de l’approbation de la Junte. Il se trompe fort. Les conseillers, gonflés de fierté castillane, affirment qu’il faut garder Pensacola et, au besoin, la faire défendre par l’armée navale de Barlovento, la barlovente. Les Anglais, pour eux, sont négligeables : « Il ne paroist pas qu’ils soient fort à craindre, ni qu’ils aient dans leurs colonies voisines, à beaucoup près, le nombre de familles marquées dans le mémoire de M. d’Iberville ». À des chiffres et des données précises, ils répondent par des déclarations vagues. Quant aux colonies « que les François ont usurpées au fleuve de Mississipy », ils devraient les céder à l’Espagne et Louis XIV, demander à ses commandants de recevoir les patentes du Roi Catholique dont ils seraient les sujets. Le conseil, ressuscitant la vieille bulle d’Alexandre VI qui accordait à la monarchie espagnole l’investiture des fameux 180 degrés à peine d’excommunication contre les « usurpateurs », ordonne aux Français de déguerpir.

C’en est trop. Pontchartrain se charge de la réplique et n’y va pas de main morte. Il adopte entièrement les vues d’Iberville sur les Anglais : « La Junte est certainement mal informée du nombre d’habitans que les Anglois ont dans l’Amérique septentrionale depuis la Floride jusqu’à l’Acadie. Ce pays est extrêmement peuplé ». Les enfants y sont nombreux, ajoute-t-il, et les religionnaires français ajoutent à cette population. Quant aux sauvages, loin d’être soumis aux Espagnols, « ils ne sçavent pas qu’il y en ait dans le monde… Ceux qui composent la Junte sçavent bien qu’aucun prestre espagnol n’y a jamais mis le pied ». C’est une dure vérité. Le ministre français ne s’embarrasse guère de la bulle d’Alexandre VI, « titre qu’aucun souverain du monde ne doit reconnoistre… Le pape qui a establi l’évesché de Québec, ceux qui ont donné et donnent tous les jours des pouvoirs aux vicaires apostoliques qui vont dans les colonies françoises, n’ont pas cru qu’il y eust peine d’excommunication contre ceux qui s’établissoient dans ce pays, comme la Junte le veut faire entendre ». La France, annonce-t-il carrément, gardera le Mississipi, où elle a les mêmes droits qu’au Canada.

Les Espagnols se tiennent cois. Pierre Le Moyne a remporté une victoire diplomatique.


II


Comme il l’a prévu, les Anglais passent les Apalaches. On les voit chez ; les Chicachas, sur l’Ouabache.

Poursuivant son dessein, non seulement de les contenir sur le littoral de l’océan, mais même de les chasser d’Amérique, il conçoit un vaste plan de déplacement des sauvages pour les rapprocher des établissements français du Mississipi. Son but est, d’abord, de les mettre à la culture des terres (il a déjà commencé dès son deuxième voyage), puis d’en faire une armée dont les armes seront fournies par la France. Il placera à des points stratégiques toutes les tribus : les Illinois, qu’on y forcera en n’allant plus faire la traite chez eux ; les Sioux, où Le Sueur a une grande influence ; toutes, par des présents surtout d’armes. Craignant toujours l’objection de la dépense, il fera payer ces armes en castor. Son projet comporte un immense mouvement migratoire de 24 000 familles, pouvant lever une armée de dix à douze mille hommes : il n’en doit coûter au roi qu’une douzaine de mille livres. Il encadrera ces sauvages dans quelques postes français retranchés, et des établissements de Canadiens aimés des naturels du pays. De la sorte, il aura et des colons et des soldats ; du même coup, il règle la question du peuplement et celle de la formation d’une armée. Jamais, en France, on n’a eu une idée d’une telle ampleur à l’égard des colonies.

Comme toujours, il veut passer sans plus de délai à la réalisation, et il termine son mémoire par une note dont nous respectons l’orthographe : « Pour se pouvoir servir les anné suivante des Sauvages du Mississipy contre nos ennemis, il faudrait y envoyer des sete anné deux mille fusil, affain de les armer a leurs depans et qu’ils s’acoutume au maniment des armes. Sete manière d’agir avec les Sovage, nos amis, engagera les aliés des Anglois à les quiter et se jouendre à nous. Il sera nessessere de régler au Missionnerre les lieux qu’ils deveront aucuper pour les mettre d’acaur et qu’il naye pas de dispute… Il seroit nessessere qu’il y en nallat plusieurs pour les plascer chez les nations que nous détachons de l’interest des Anglois ». Son allusion aux querelles des missionnaires n’est pas sans motif : déjà le ministre a dû intervenir dans un démêlé entre les jésuites et les pères des Missions étrangères, qui se disputent la suprématie en Louisiane, pour leur rappeler « que leurs démeslez scandalisent les fidèles et retardent peut-estre la conversion des sauvages », surtout dans « le voisinage des Anglois, encore plus ennemys de la religion catholique que de Sa Majesté ».

Le Canada s’oppose au projet, sous prétexte que les sauvages domestiqués ne se livreront plus à la chasse du castor. D’Iberville de rétorquer que la colonie du nord n’a plus rien à y voir, puisque la Louisiane forme un gouvernement séparé. D’un autre côté, la compagnie s’étant plainte de la surabondance des pelleteries ne devrait pas chercher à en augmenter la production. MM. de Callières et de Champigny allèguent aussi qu’il faut laisser les sauvages près des Français qu’ils aiment.

— Si nous y sommes, s’écrie d’Iberville, il me semble que nous ne sommes pas Anglais.

Quant au castor, il n’en a que faire, répète-t-il, sauf pour se faire payer ses armes.

Afin d’établir l’un des postes d’appui prévus, il envoie Juchereau de Saint-Denis créer des tanneries sur l’Ouabache. Son plan est en voie de réalisation, et son frère en poursuivra l’exécution, après lui. Mais les successeurs de Bienville laisseront les Anglais dominer les Natchez et les Chicachas, à qui ils apprendront même la guerre de forteresse.