La Guerre civile en Espagne - Le parti carliste et les provinces basques

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La Guerre civile en Espagne - Le parti carliste et les provinces basques
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 618-649).
LA
GUERRE CIVILE EN ESPAGNE

LE PARTI CARLISTE ET LES PROVINCES BASQUES.


I.

L’Espagne a fait beaucoup parler d’elle dans ces derniers temps, justifiant une fois de plus le vieil adage, que les seules nations heureuses sont celles dont on ne parle pas. Ébranlée par les convulsions politiques, déchirée par les factions, en proie à une horrible guerre civile qui désole ses provinces les plus florissantes, elle est devenue pour l’Europe un sujet d’inquiétude, et récemment on a pu croire que de la Péninsule allait, comme en 1870, partir le signal d’un immense conflit. Toutefois il ne faudrait point la rendre responsable des passions politiques et religieuses qui divisent le monde moderne et qui cherchent partout un champ de bataille. Il suffit d’étudier un peu l’Espagne, son esprit, ses mœurs, son histoire, pour voir que la lutte entreprise par le prétendant n’a pas l’importance internationale qu’on s’est plu à lui accorder, et qu’à tout prendre elle rentre dans les proportions plus modestes d’un acte ordinaire de rébellion.

La sympathie du parti légitimiste en France pour don Carlos vient d’un malentendu. Beaucoup de gens en effet croient de bonne foi que le carlisme représente au-delà des Pyrénées les mêmes idées qu’ils soutiennent de ce côté, et que la légitimité et la religion sont intéressées à son triomphe ; ainsi prévenus, ils sont portés à tout excuser, à voir dans chaque chef de bande un chevalier chrétien. Ils ne comprennent pas que les carlistes, aux yeux de tout bon Espagnol, représentent bien moins le droit et la religion que la réaction et la violence. Peut-être eux-mêmes, à les mieux connaître, rougiraient-ils d’une alliance aussi compromettante, et s’étonneraient-ils d’avoir pu montrer autant de sympathie pour des factieux dont le caractère et les façons répondent si peu à leurs propres traditions de loyauté, d’honneur et de patriotisme.

S’il fallait en croire les princes carlistes et leurs partisans, ils n’auraient pris les armes que pour défendre leurs droits ; mais leurs droits, quels étaient-ils, quels pouvaient-ils être sous Ferdinand VII, frère aîné de don Carlos ? Or de son vivant, en 1827, ils ont osé faire circuler un manifeste adressé au peuple espagnol par une fédération de royalistes purs sur l’état de la nation et la nécessité d’élever au trône le sérénissime infant don Carlos ! Dira-t-on que le roi ne pouvait avoir d’enfans ? Il en a eu depuis. Savait-on qu’il n’aurait pas d’enfans mâles ? Ne cherchons pas si loin : le parti théocratique ou apostolique, inquiet des velléités libérales de Ferdinand et craignant pour sa propre influence, sacrifiait vaillamment le devoir du sujet au triomphe de l’idée, et, trouvant dans l’étroit fanatisme de l’infant un instrument à souhait pour ses vues de domination farouche et de réaction impitoyable, l’armait contre son frère et son roi. Au manifeste en effet succède la rébellion ouverte, bientôt réprimée par la force ; don Carlos, coupable d’y avoir prêté les mains, est exilé en Portugal. Sept ans après, lorsque Ferdinand mourut, ce même parti qui avait pris les armes contre le roi se révolta contre sa fille au nom de la légitimité. Or, pour quiconque accepte le principe monarchique, entre don Carlos et Isabelle II le droit ne pouvait être douteux. De tout temps, les femmes furent habiles à succéder à la couronne de Castille, ou plus simplement à la couronne d’Espagne, puisque le royaume de Castille a absorbé tous les autres. Philippe d’Anjou, qui tenait ses droits des femmes, — car l’agnation rigoureuse transférait aux princes de la maison d’Autriche l’héritage de Charles II, — trouva bon d’implanter en Espagne la loi salique. Cependant il n’ignorait point combien l’ancienne coutume était chère aux Espagnols ; il s’était heurté déjà à l’opposition du conseil d’état et du conseil de Castille ; prévoyant une résistance des cortès, il n’osa pas les convoquer régulièrement. Il rendit leurs pouvoirs à d’anciens députés qui se trouvaient alors à Madrid et dont le mandat était expiré, après s’être au préalable assuré de leur adhésion, puis il leur notifia son nouveau règlement de succession avec ordre de l’enregistrer. Le décret par cela même est entaché de nullité au premier chef ; il fallait qu’il eût été discuté et voté en pleines cortès élues ad hoc, et alors seulement promulgué. Le petit-fils de Philippe V, Charles IV, rendit une pragmatique rétablissant la succession des femmes à la couronne ; mais pour diverses raisons politiques, il ne la promulgua point : elle ne pouvait donc faire loi. En 1830, Ferdinand VII reprit le décret de son père, et le fit promulguer dans les cortès au milieu de l’assentiment général. S’il existe, comme on l’a dit, quelque vice de forme dans la promulgation, si plus tard, affaibli et malade, Ferdinand VII put songer un moment à se rétracter, la reconnaissance de doña Isabel comme héritière du trône par les cortès solennellement réunies à cet effet n’a-t-elle pas rendu au décret toute la validité dont il était susceptible[1] ?

Aussi bien la légitimité n’a été que le prétexte de la guerre civile. Ce qu’il faut voir dans cette guerre, c’est la lutte de l’absolutisme contre le libéralisme, c’est l’esprit d’intolérance aux prises avec les idées nouvelles de civilisation et de progrès, c’est le fanatisme armé se mettant au service d’une branche cadette, avide, ambitieuse, sans scrupules, et luttant avec elle sous le manteau de la religion contre les lois du royaume. L’insurrection de 1827 ne permet pas de s’y méprendre. Ceux qui dès lors prenaient le nom de carlistes ont essayé de se substituer, eux et leur chef, au souverain légitime. Ce qu’ils avaient tenté contre un roi viril et peu enclin à la clémence, ils devaient le tenter à plus forte raison au milieu de la faiblesse et des embarras d’une minorité ; ils se fussent révoltés contre un successeur mâle de Ferdinand VII, de même qu’ils l’avaient fait contre celui-ci. L’insurrection de 1827 est la même qui se continue en 1833 et renaît de nos jours ; mais à la mort du dernier roi elle prend un masque de légalité qu’elle n’avait pas à l’origine, et qu’elle s’obstine à garder depuis.

Un dernier argument, tout moral, contre la légitimité des prétendans, c’est la conduite de l’aristocratie espagnole dans les deux guerres civiles. Quel est l’intérêt de cette noblesse ? Don Carlos lui promet ce qui peut le mieux la séduire : la perpétuité des biens, la conservation de l’éclat et de la grandeur, en un mot les substitutions, les majorats ; les libéraux lui imposent au contraire le partage égal entre les enfans, le code civil français, l’égalité, la disparition prochaine, et cependant elle n’hésite point. Le marquis de Villafranca, duc de Medina-Sidonia, deux ou trois grands noms avec lui, suivent la cour de don Carlos en 1834. Les autres, à commencer par les ducs de Medina-Celi, légitimes héritiers de la couronne comme descendans par les femmes de l’infant don Alphonse, petit-fils de saint Louis, dépossédé par un usurpateur[2] ; après eux, les différentes familles de souche royale, telles que les comtes de Trastamara, les ducs de Villahermosa, et les représentans de ces grands vassaux qui tenaient en tutelle les rois de Castille, les connétables et les almirantes, les ducs de Frias, d’Albe, d’Alburquerque, de Najera, d’Osuna, les descendans du grand Gonzalve et de Christophe Colomb, les familles même qui à des époques plus récentes avaient acquis une illustration de premier ordre, tous enfin viennent se ranger sous la bannière d’Isabelle II. Évidemment ils ne peuvent se faire d’illusion : un premier essai de liberté, de 1820 à 1823, leur a trop bien appris les douloureux sacrifices qu’on exigera d’eux, et malgré tout, pour eux qui ont suivi la discussion des pragmatiques, pour eux qui ont vu de près les tentatives illégales des carlistes sous Ferdinand VII, il n’y a pas de doute possible, le droit l’exige, l’honneur le commande, et sans hésiter ils sacrifient ce que l’aristocratie, comme corps, a de plus cher au monde, ses espérances de perpétuité, au sentiment du devoir. On a peine à comprendre après cela comment les légitimistes français ont pu se tromper au point de prendre les émigrés carlistes pour l’élite de l’aristocratie espagnole. Sans doute la plupart étaient nobles et de noblesse d’épée : les gens de qualité abondent chez un peuple qui a fait une croisade de huit siècles ; mais il y a loin de là à l’éclat des noms cités plus haut, comptés partout parmi ceux des plus grands seigneurs d’Europe, et qui tous embrassaient la cause libérale et légitime d’Isabelle II.

Aujourd’hui, il est vrai, le parti carliste compte quelques nouvelles recrues parmi les membres de la noblesse espagnole. Au lieu d’une famille du rang du marquis de Villafranca, on en pourrait citer trois ou quatre ; la proportion est la même pour les autres branches de la hiérarchie nobiliaire. Encore ces défections, si peu nombreuses qu’elles soient, n’auraient-elles pas eu lieu, si la restauration du prince des Asturies avait paru plus prochaine. En l’absence du véritable drapeau monarchique, au milieu de l’affreux désordre qui suivit l’abdication d’Amédée de Savoie, ils furent amenés, presque malgré eux, à se rallier au carlisme. Dans plusieurs provinces d’Espagne, Estramadure, Andalousie, Valence, les partageux se sont effectivement partagé les terres, et, bien que ces tentatives aient eu le sort qui les attendait inévitablement, la répression fut si lente et si molle que beaucoup ne se croient à l’abri du renouvellement de pareilles scènes que par le retour à une monarchie quelconque, pourvu qu’elle soit nationale.

On sait la lutte qui éclata vers la fin de 1872 entre les officiers d’artillerie et le gouvernement : ce corps des artilleurs passe pour le plus aristocratique de l’armée espagnole. Le général Cordoba, alors ministre de la guerre, ayant voulu leur imposer le général Hidalgo, capitaine en 1866 et accusé par eux de connivence avec les sergens qui, dans une émeute (22 juin 1866), égorgèrent leurs supérieurs, ils refusèrent d’obéir : 700 officiers d’un même coup furent mis à la retraite ; le roi Amédée, comme souverain constitutionnel, signa cette impolitique mesure, mais il en comprenait toute la portée, et de la même plume il écrivit son abdication. Sur ces 700 officiers, beaucoup n’avaient que leur épée pour vivre ; ils durent attendre un an la réorganisation de l’armée par Castelar ; outragés, réduits à la misère, repoussés par le gouvernement qu’ils voulaient servir, ils pouvaient, semble-t-il, avec quelques prétextes, passer dans le camp carliste, où leurs titres, leur rang, leur éducation militaire, les assuraient d’avance du meilleur accueil ; à peine en est-il une vingtaine qui eurent cette faiblesse, tant la vraie noblesse espagnole a peu de sympathie pour la cause du prétendant. Don Carlos du reste ne s’y trompe pas, et, s’il faut en croire les paroles qu’on lui prête, désespérant de la gagner jamais, il songerait déjà à la punir. « Arrivé dans Madrid, a-t-il dit, je donnerai quinze jours aux grands d’Espagne pour venir me baiser la main ; passé ce délai, leurs noms seront rayés du livre de noblesse, leurs titres feront retour à la couronne, et seront donnés à des paysans qui les auront mérités sur les champs de bataille. »

Une autre erreur singulière serait de croire que don Carlos combat pour la foi, et que l’intérêt du catholicisme est le moins du monde lié au succès de sa cause. Par tradition, par éducation, par caractère, tout Espagnol est sincèrement catholique : il n’est pas de pays peut-être où la religion ait des racines plus vivaces et plus profondes que dans la Péninsule. C’est au nom de la foi que pendant huit siècles le peuple espagnol a lutté contre les Maures et versé son sang sur tant de champs de bataille ; c’est au nom de la foi que plus tard il a abdiqué ses libertés et subi le joug pesant de l’inquisition. Sauf quelques républicains exaltés, les plus libéraux en Espagne tiennent à leurs croyances. Aussi s’indignent-ils à bon droit de voir les carlistes associer Dieu à leur tentative impie et se faire une arme de la religion dont ils observent si mal les préceptes, et pour leur part ils prétendent rester bons chrétiens en chassant don Carlos. Sans doute les prêtres basques jouent un grand rôle dans l’insurrection : plusieurs dirigent des bandes armées et comptent parmi les plus redoutables cabecillas ; mais à aucun titre le clergé des provinces basques ne saurait être pris plus particulièrement comme un guide d’orthodoxie ; il s’est fait toujours remarquer par son caractère inquiet et remuant. Pendant ce temps le reste du clergé d’Espagne respecte le gouvernement établi ; dépouillés de leurs biens, privés de la rente qui avait été stipulée en retour, la plupart de ses membres vivent dans une véritable misère et supportent cette injustice avec la plus grande dignité, sans conspirer, sans se plaindre. Qu’on se rappelle la noble conduite de l’évêque de Cuenca et de son clergé pendant le sac de la ville par les bandes carlistes : on les vit à travers le massacre et l’incendie s’élancer au-devant de la soldatesque en fureur, lui disputer ses victimes, soigner et consoler les blessés ; puis, comme le prélat, s’adressant à doña Maria de las Nièves, femme de don Alphonse, frère du prétendant, la suppliait au nom du Christ de mettre un terme à tant d’horreurs, et que la jeune princesse, excitée par la victoire, s’était laissée aller à des paroles de colère et de menace : « Madame, répondit l’évêque avec une éloquence prophétique, digne d’un père de l’église, ce n’est pas ainsi que l’on conquiert un trône sur la terre ni des couronnes dans le ciel. »

Du reste, la cour de Rome n’a jamais appuyé, même indirectement, les prétentions de don Carlos. Pour un prince cependant qui se dit le soutien de l’orthodoxie, l’approbation du Vatican semblerait nécessaire, et il est permis de croire qu’il a tout fait pour l’obtenir ; mais Pie IX est le parrain du fils d’Isabelle II ; c’est lui qui a fait accomplir au prince Alphonse ses premiers devoirs religieux. De tout temps, le pape a montré pour la reine d’Espagne la plus affectueuse bienveillance ; bref il verrait avec plaisir la restauration de son filleul, et il ne s’en cache pas. En dépit de quelques influences puissantes dans son entourage, qui depuis longtemps déjà travaillent en faveur du prétendant, il n’a pas même voulu accorder à l’armée carliste la nomination d’un aumônier-général qu’on réclamait de lui.

À défaut de la foi et de l’orthodoxie, le parti carliste au moins représente-t-il le patriotisme ? Mais on l’a vu en toute occasion profiter des malheurs ou des embarras du pays pour lever l’étendard de la révolte. En 1860, l’Espagne se trouvait en guerre avec le Maroc, jamais expédition ne fut plus populaire dans la Péninsule ; c’était un premier effort, une première preuve de vitalité après tant d’années d’apathie et d’abaissement ; l’armée entière était en Afrique. Le comte de Montemolin, fils de Charles V, et son plus jeune frère, don Fernando[3], choisirent un pareil moment pour débarquer en Catalogne avec quelques soldats et un général Ortega qu’ils avaient gagné. On réunit à la hâte le peu de troupes qu’on avait sous la main, et en quelques heures le gouvernement d’Isabelle eut raison de cette équipée, où l’odieux le dispute au ridicule. Ortega, qui avait trahi, — il commandait les Baléares, — fut passé par les armes ; on fit grâce aux princes et au général Elio. Cette tentative est du reste l’unique signe d’existence qu’ait jamais donné Charles VI ; à peine conçoit-on que les siens l’intercalent dans la liste de succession à la couronne après un pareil exploit, et que le prétendant consente à le rappeler sans cesse en adoptant le chiffre VII.

S’il importait à l’honneur de l’Espagne de terminer sans préoccupations intérieures la guerre contre le Maroc, du moins ses intérêts n’eussent-ils pas été sérieusement compromis par une défaite ; il n’en est pas de même de la lutte qu’elle soutient aujourd’hui contre les insurgés de Cuba. Ici l’intérêt et l’honneur sont également engagés. Plusieurs des provinces et des grands ports de commerce de l’Espagne vivent exclusivement de leurs rapports avec La Havane, Santiago, Matanzas ; qu’elle perde sa belle colonie, les conséquences en seront désastreuses pour Barcelone et la Catalogne, Santander et la Vieille-Castille, Cadix et l’Andalousie. Cette question de Cuba est des plus complexes : les États-Unis, sous divers prétextes, aident les insurgés, et il semble bien difficile qu’après tant de sang versé l’accord se fasse jamais sincère entre la colonie et la mère-patrie. Cependant, si depuis six ans, malgré les désordres de la Péninsule, l’Espagne a su se maintenir à Cuba, libre de toute complication domestique, disposant d’un plus grand nombre de soldats, elle eût fait mieux et davantage ; elle eût pu dès le début comprimer le soulèvement, et tout aussi bien faire droit à ce qu’il y a de juste et de légitime dans les réclamations des créoles. La diversion opérée par don Carlos a divisé ses forces, distrait son attention, et favorisé les progrès de l’insurrection cubaine. Si jamais la grande Antille est perdue pour l’Espagne, la responsabilité doit en retomber en grande partie sur les carlistes.

Ce manque de patriotisme, cette propension à mettre à profit les maux du pays ne rend que trop probable les bruits qui coururent l’été dernier sur la connivence du parti carliste avec les insurgés de Carthagène. Il est certain que ces derniers, en soulevant l’est et le midi, faisaient le jeu de don Carlos dans le nord ; mais il est un indice plus frappant encore. L’amiral Anrich, ministre de la marine sous Pi y Margall, c’est-à-dire sous le ministère le plus anarchique qu’ait eu l’Espagne et dont le chef n’était pas sans entretenir des relations avec les insurgés de Carthagène, a passé cet hiver au prétendant après avoir lancé un manifeste où il se vantait d’avoir été et d’être resté toujours carliste ; ainsi ce défenseur de l’absolutisme avait consenti à partager le pouvoir avec un ami de Contreras ; tout le parti néanmoins l’a accueilli à bras ouverts.

Don Carlos, dans ses manifestes, déclare bien haut qu’il apporte à l’Espagne l’ordre, la sécurité, la richesse ; mais en attendant, sans parler de tant de combats qui coûtent chaque jour à l’Espagne le plus pur de son sang, sans parler des sommes immenses dépensées par le gouvernement de Madrid pour la continuation de la lutte, et qui augmentent d’autant la dette publique, déjà si lourde, le commerce est complètement suspendu dans plusieurs provinces ; 500 fabriques chôment en Catalogne ; Bilbao, jadis si prospère, est aujourd’hui ruiné, car les mines de fer ne s’exploitent plus, et le port ne reçoit aucun navire ; Saint-Sébastien, la ville d’eaux, ne voit pas un seul étranger ; les exportations, dans toute la zone que desservaient les chemins de fer du nord, de Pampelune et de Bilbao, sont paralysées ; les magnifiques récoltes des dernières années n’ont pas été vendues, tout le pays riverain de l’Èbre regorge de produits qu’il faudra laisser perdre : tels sont les résultats les plus immédiats des promesses de don Carlos.

Encore si les carlistes cherchaient à ménager autant que possible ce malheureux pays qu’ils prétendent gouverner un jour ; il semble au contraire qu’ils veuillent se venger d’un échec prévu et inévitable, détruisant pour détruire et tuant pour tuer. Il n’est pas de jour qui ne nous apporte la nouvelle de quelque acte de vandalisme et de cruauté. Une fois ils renversent les murailles de La Guardia, merveilles de l’architecture militaire du temps de Charles-Quint, intactes dans leur beauté ; un autre jour, conduits par un prêtre, sur le chemin de fer de Saragosse, entre Arcos et Medina-Celi, ils coupent les fils télégraphiques, mettent en pièces le matériel, font sauter les ponts, détruisent la voie. C’est là du reste un de leurs exploits les plus fréquens : arrêter les trains en marche ou les faire dérailler, tirer sur les voyageurs sans défense, incendier les gares et les wagons, emporter la caisse des compagnies, fusiller les employés de chemin de fer coupables uniquement de faire leur service, voilà comment les carlistes entendent et pratiquent la guerre. L’envahisseur le plus barbare oserait à peine sur un sol étranger ce qu’ils commettent dans leur propre patrie.

Tout le monde connaît ce trop fameux curé Santa-Cruz qui si longtemps tint la campagne, arrêtant les convois, dépouillant les voyageurs, fusillant ceux qui lui étaient suspects, redoutable à tous, même aux partisans de don Carlos. Aujourd’hui interné en France, il a laissé sur plusieurs points des émules dignes de lui. Outre les bandes les plus importantes, qui, réunies, concourent à des opérations militaires comme la prise de Cuenca et l’attaque de Teruel, il en est d’autres, de quelques hommes, plutôt brigands qu’insurgés, dont la mission trop bien remplie consiste à dévaster le pays. Poursuivis, ils font leur soumission, et, leur pardon reçu, malgré tous les sermons, ils recommencent. Vieux caberillas de la Manche, compatriotes de l’honnête don Quichotte, s’illustraient récemment de cette manière. L’un d’eux, surnommé Telaraña (toile d’araignée), ne manquera plus à sa parole : il vient d’être frappé d’une balle dans un engagement.

Un des traits distinctifs du parti carliste, c’est ce mélange d’ignorance et d’ineptie, cette haine instinctive de la civilisation, cette horreur du progrès qui le rend plus odieux encore. Un honorable Irlandais, M. O’Donovan, mû par un sentiment de charité chrétienne, peut-être aussi par ses sympathies politiques, s’était rendu auprès des carlistes pour soigner leurs blessés. Sur le soupçon le plus futile, parce qu’il portait avec lui un flacon de laudanum, on l’arrête, on l’accuse d’avoir voulu attenter aux jours de sa majesté Charles VII ; puis, sans autre enquête, on le jette dans la prison d’Estella ; il y resta six mois en proie à toutes les souffrances, à toutes les privations, jusqu’à ce qu’enfin, mourant de fièvre, il fut porté à l’hôpital. C’est là qu’un de ses compatriotes, qui dirige les ambulances carlistes, le trouva, apprit son histoire et le fit mettre en liberté. Deux associations furent formées l’hiver dernier par les dames de Madrid pour soigner les blessés. L’une avait à sa tête la marquise de Miraflores et s’occupait exclusivement des blessés de l’armée libérale : c’est celle qui rallia le plus grand nombre de souscripteurs, surtout dans l’aristocratie ; il semblait plus généreux pourtant de s’intéresser aux blessés des deux camps, comme le voulait l’autre société, présidée par la-duchesse de Medina-Celi. L’événement montra qui connaissait le mieux les gens auxquels on avait affaire. Les ambulances de la duchesse furent saisies par les carlistes à Orduña, le personnel insulté, maltraité même ; du matériel restant, — c’était heureusement la plus grande part, — la société fit cadeau à l’armée libérale. Et qu’on n’aille pas dire que le parti tout entier n’est pas responsable de ces violences, qu’elles sont le fait de quelques soldats exaspérés par la lutte, que les chefs suprêmes les condamnent et les désavouent : ceux-ci au contraire semblent avoir pris à tâche de justifier les plus odieux de leurs cabecillas, N’est-ce pas don Alphonse, le frère du prétendant, qui en compagnie de sa jeune femme assistait au sac de Cuenca ? N’est-ce pas don Carlos lui-même qui à Estella souffrit qu’on décimât de malheureux prisonniers sans défense ? Dans son dernier manifeste, adressé aux puissances chrétiennes et daté du quartier-général de Lequeitio, n’a-t-il pas revendiqué hautement la responsabilité de cet acte de Dorregaray et, par un singulier abus de mots, flétri du nom de condamnés de braves soldats que les hasards de la guerre avaient jetés en son pouvoir ? Si fort qu’il fasse sonner son titre prétendu de souverain légitime, il s’adresse bien moins à la conviction qu’à la crainte.

La même remarque, il est vrai, peut s’appliquer au premier prétendant, car ce parti de tout temps s’est distingué par une incroyable férocité. On n’a qu’à lire tout au long dans Antonio Pirala, écrivain honnête et impartial, le récit de la première guerre civile et des horreurs qui s’y commirent. Certes les libéraux ne furent pas toujours exempts de reproches, et se laissèrent trop souvent entraîner à des excès impardonnables ; il faut convenir pourtant que, dans cette affreuse lutte de représailles, les carlistes se montrèrent de beaucoup les plus implacables et les plus acharnés. Un O’Donnell, colonel au service d’Isabelle II, était tombé aux mains du général Zumalacarregui, le seul homme vraiment supérieur qu’aient eu les carlistes. Celui-ci le reçoit avec toute la considération due à son rang : ils s’étaient connus autrefois, la conversation fut des plus cordiales ; le carliste, par mille promesses, essayait de gagner son prisonnier à sa cause ; mais, comme O’Donnell refusait, alléguant la foi jurée et la reconnaissance qu’il devait à la reine, sans plus tarder il est passé par les armes. Ses compagnons, au nombre d’une centaine, eurent le même sort ; l’un d’eux, un officier, Clavijo, connu dans l’armée libérale, était mourant de ses blessures : on l’arrache du lit de paille où il gisait pour le fusiller. C’est ce même Zumalacarregui qui quelques jours plus tard faisait mettre à mort en une fois 120 soldats pris à Gamarra les armes à la main. Tel chef de bande à l’occasion allait plus loin encore.

L’esprit se refuse à croire de pareilles horreurs, et cependant, si invraisemblables qu’elles paraissent, les scènes de la dernière guerre se sont renouvelées de nos jours. Que dire en effet de cette épouvantable exécution d’Olot, où sur les ordres du cabecilla Saballs près de 200 prisonniers de l’armée libérale ont été fusillés ? On se rappelle le triste sort de la colonne Nouvilas, qui fut au mois d’avril dernier cernée, prise en partie ou rejetée sur la frontière. Les prisonniers comptaient déjà trois mois de captivité quand Saballs ordonna de procéder au massacre. Voulait-il ménager ses vivres ? voulait-il simplement faciliter la marche de sa troupe en se défaisant de ceux qui l’embarrassaient ? Toujours est-il que 75 carabiniers, soldats de douane, mariés pour la plupart et pères de famille, furent passés par les armes, et avec eux 112 soldats de ligne, soit un sur cinq des autres prisonniers. Bien que les carlistes aient essayé d’étouffer le bruit de cette épouvantable affaire, des récits de témoins oculaires se sont produits ; il y a là sur les derniers momens des carabiniers, leur désespoir, certains détails qui font frémir.

Les carlistes argueront du droit de représailles, ils diront qu’ils ont été provoqués, poussés à la violence par les nécessités de la lutte et la barbarie de leurs ennemis. Or, soit dit à leur honneur, les libéraux ont aujourd’hui complètement répudié les traditions cruelles de la guerre qui se termina en 1840. Que l’on compare les proclamations parties des deux camps, celles du maréchal Concha, celles de Dorregaray, et l’on verra de quel côté se trouvent la modération et l’humanité. « Notre mission est de vaincre et non d’assassiner, » disait Concha dans sa dernière proclamation adressée à l’armée du nord devant Estella. On sait les événemens qui suivirent, la mort du vieux maréchal, la retraite de son armée. Dans la lutte, quelques maisons d’Abarzuza et de Zabal avaient pris feu ; comment rendre un chef responsable d’excès de cette sorte commis pendant une bataille de trois jours par des soldats en retraite ? Dorregaray néanmoins part de ce prétexte pour mettre ses menaces à exécution et décimer ses prisonniers. Depuis lors, pour répondre à ses adversaires, le gouvernement de Madrid a décrété que les biens des carlistes en armes et de tous ceux qui favoriseraient l’insurrection seraient séquestrés, et sur les revenus des indemnités allouées aux familles des prisonniers mis à mort. Ce sont là sans doute des mesures injustifiables, et plusieurs feuilles libérales en Espagne même les ont énergiquement blâmées comme dangereuses et iniques. Après avoir depuis deux ans, avec une indulgence voisine de l’apathie, souffert les excès des rebelles, on pouvait recourir à d’autres moyens pour les frapper, eux et leurs adhérens, et les priver des ressources qui prolongent la guerre ; mais ce décret, si blâmable qu’il soit d’ailleurs, est précédé d’une déclaration expresse de ne jamais user de représailles. Pendant ce temps, les carlistes font revivre l’horrible loi des otages. Le brigadier Andres Ormaeche, commandant général de Viscaye au nom de don Carlos, s’adresse ainsi aux magistrats de sa province : « immédiatement après le reçu de cet ordre, vous mettrez en prison tous les libéraux qui habitent la côte de votre district ; vous informerez les prisonniers que, pour chaque coup de canon que les navires ennemis tireront sur les villes et les villages de la côte, il sera passé par les armes un des prisonniers que le sort désignera. » Cette façon de faire la guerre répugne trop aux idées du monde moderne ; l’Europe, par son silence, ne pouvait l’autoriser plus longtemps ; l’opinion publique s’est émue, elle a demandé qu’on désavouât en son nom une cause qui ne s’appuie que sur la terreur, et les grandes puissances, en reconnaissant officiellement le gouvernement de Madrid, lui ont donné, en même temps qu’une preuve d’estime au peuple espagnol, l’autorité et la force morale qui doivent hâter sa victoire.


II.

Le résultat en effet ne saurait être douteux : don Carlos sera vaincu ; ses partisans eux-mêmes n’oseraient lui promettre le succès, ils connaissent trop pour cela le sentiment du pays. L’immense majorité de la nation espagnole est fortement attachée à l’idée de liberté ; elle en déteste les exagérations, elle déplore les troubles que lui ont causés les divers essais de pratique tentés depuis six ans, mais plus encore elle déteste l’absolutisme traditionnel représenté par don Carlos et les siens. Il y eut un moment où le carlisme avait quelques chances de l’emporter : c’était pendant l’été dernier, alors qu’avaient lieu les scènes de cannibalisme d’Alcoy et que les cantonalistes tenaient Carthagène. Tel était l’effroi qu’inspiraient les doctrines de ces furieux, tel était le désarroi du gouvernement, la désunion des partis, la désorganisation de l’armée, tout autre solution semblait si difficile, que beaucoup, libéraux encore, mais avides surtout d’ordre et de sécurité, étaient déjà prêts à se jeter dans les bras du prétendant. Si don Carlos avait su secouer l’influence de son entourage et adopter des idées libérales, peut-être maintenant régnerait-il à Madrid. Depuis lors un nouveau gouvernement s’est fondé, plus solide et plus ferme, mieux obéi en tout cas, l’armée a repris des habitudes de discipline, et le carlisme a perdu sa dernière chance de succès.

L’annonce de la prise de Cuenca a causé en Europe un grand étonnement. On y a vu l’indice d’une force redoutable chez les carlistes. À 30 lieues de Madrid et presque sous les yeux du gouvernement, une ville importante venait d’être enlevée par les troupes du prétendant. Or que dirait-on, si l’on voyait Mendiri ou Dorregaray partir des provinces basques, traverser toute la Vieille-Castille, la Manche, l’Andalousie, être partout vainqueur et revenir avec plus de soldats qu’il n’en emmenait au départ ? Que dirait-on encore si, après une expédition de ce genre, don Carlos lui-même avec toute son armée se présentait aux portes de Madrid ? Ne croirait-on pas que tout est fini et que l’Espagne n’a plus qu’à subir le roi que la victoire lui a donné ? Ces choses-là pourtant sont déjà arrivées. Qu’on ouvre l’histoire de la guerre civile de 1833 à 1839 : on y lira les expéditions de Gomez et de Zariategui, prodiges d’audace ; on y verra don Carlos, l’aïeul du prétendant actuel, près d’entrer dans Madrid, qui se trouve pour ainsi dire sans défense, et tout à coup cet appareil formidable s’évanouit en fumée. Il en serait de même aujourd’hui : cela tient à la supériorité réelle des élémens qui luttent contre le carlisme et qui, convaincus de la nécessité d’un effort sérieux, seront irrésistibles ; les ressources de quarante et une provinces, restées fidèles au gouvernement, auront raison des huit autres. Cela tient aussi à l’antipathie profonde qu’inspirent à la généralité du pays le carlisme, ses idées, son programme, et qui, plus forte encore que les armes, ne lui permettra point de s’établir.

Du temps de Prim, caractère énergique, un premier soulèvement carliste fut réprimé en quelques jours. Plus tard, sous le règne d’Amédée, surpris à Oroquieta, le prétendant, précipitamment, repassa la frontière ; ses partisans continuèrent faiblement la lutte, et au bout de trois mois tout se termina par le traité d’Amorevieta, pâle copie de celui de Vergara. Vint la république ; les républicains, de tout temps, avaient promis l’abolition de la conscription et la suppression de l’armée. Quand ils arrivèrent au pouvoir, au mois de février 1873, le général Cordoba venait, entre autres mesures, de dissoudre le corps d’artillerie. Il n’était pas possible, à cause des carlistes qui tenaient encore en Catalogne, de décréter la suppression complète de l’armée ; on prit du moins un moyen terme, on en conserva ce qui restait pour l’opposer au carlisme, mais par tous les moyens on travailla à détruire chez elle les traditions d’honneur et de discipline. Le brigadier Cabrinetti, — c’est le grade au-dessus de colonel, — tué plus tard devant l’ennemi, descendait de cheval et se mettait à marcher à pied quand ses soldats lui en donnaient l’ordre en raillant. Certes Cabrinetti était un homme de cœur, il ne se ménageait pas à l’occasion, comme le prouve sa fin ; mais il croyait sans doute plus utile ou plus glorieux de mourir de la sorte que dans une tentative de rétablissement de la discipline, alors que le gouvernement central, bien loin de lui prêter appui, favorisait publiquement les fauteurs de l’insubordination. Le colonel Martinez voulut essayer ce que Cabrinetti jugeait inutile ; il fut assassiné par ses soldats au mois d’avril 1873, et les coupables ne furent punis qu’au mois de mai de l’année suivante ; jusque-là, ils n’avaient pas même été inquiétés. On comprend les effets d’un pareil système. Les soldats refusaient de se battre ; dès qu’ils apercevaient les carlistes, prétextant la grande portée de leurs armes, ils se couchaient à plat ventre sur le bord du chemin et commençaient le feu. Ils brûlaient ainsi 15,000 ou 20,000 cartouches, chacun ensuite reprenait sa marche, et la Gazette de Madrid, tout au long, racontait le combat livré en tel ou tel endroit : ni morts ni blessés ! Cela dura jusqu’en septembre, et pendant six ou huit mois les carlistes eurent le temps de se recruter, de s’organiser, de s’aguerrir. Dans une population aussi dense que celle des provinces basques, il est facile de réunir un millier d’oisifs, d’esprits aventureux ; les contrebandiers sont nombreux, grâce aux tarifs de douane élevés qui rendent la fraude lucrative. Tels étaient les élémens dont se composait la bande du curé Santa-Cruz : physiquement splendide, moralement prête à tout. 3,000 ou 41,000 hommes, — le général Castillo, illustré plus tard par la défense de Bilbao, n’en demandait pas davantage, — auraient eu bon marché, au début, de ces embryons d’armée : ils ne vinrent pas ; alors quelques bandes de forcenés se mirent en devoir de parcourir toutes les provinces basques ; sans rencontrer un ennemi, ils arrivaient dans les villages et forçaient les habitans paisibles à les suivre, abandonnant leurs travaux agricoles : une discipline rigide ôtait ensuite jusqu’à la pensée d’une désertion. De proche en proche, les laboureurs, devenus soldats, ont converti en soldats le reste des laboureurs, à tel point que les hommes mariés et les hommes de cinquante ans sont aujourd’hui sous les armes. Voilà comment don Carlos est arrivé à réunir une armée. Grâce à la mollesse ou à l’impuissance du gouvernement, 1,000 hommes lui ont suffi. Ce qui doit le plus étonner, c’est que l’année dernière il n’ait pu marcher sur Madrid ou tout au moins sur Burgos. Cette absence d’initiative prouve son peu de force réelle.

On ne saurait nier d’ailleurs que diverses causes n’aient puissamment contribué à propager le mouvement et à favoriser les progrès du carlisme dans les provinces basques. On a parlé des fueros menacés, on a dit que les Basques s’étaient levés pour défendre leurs privilèges, qu’après le traité de Vergara le gouvernement avait cru devoir respecter dans trois des provinces et qu’on voulait leur ravir. Ces privilèges, pour ne citer que les principaux, consistent dans l’exemption de tout impôt direct et de la conscription. Quelques-uns des impôts indirects n’existent pas, les autres sont perçus d’une façon différente que dans le reste de l’Espagne. Le préfet ou gobernador civil n’a que fort peu d’attributions, chose considérable eu égard à la manie de centralisation qui a prévalu dans les autres provinces. L’administration intérieure est complètement entre les mains d’un conseil-général élu à différens degrés, suivant différens modes d’après les provinces, et absorbant la direction de toutes les affaires. Ces conseils sont des assemblées souveraines : de leur sein et nommé par elles sort le pouvoir exécutif, composé de plusieurs membres dont le chef porte le nom de diputado general ou foral pour se distinguer du diputado à cortès. Ce mécanisme, qui fonctionne admirablement et avec une incroyable économie, date d’un temps immémorial. Les trois provinces qui jouissent des fueros dans toute leur plénitude sont Viscaya, Guipuzcoa et Alava ; la Navarre s’en est vu enlever en 1840 la plus grande partie, mais elle garde encore quelques immunités, celle du papier timbré par exemple. Sécurité absolue, criminalité extrêmement réduite, routes nombreuses et bien entretenues, agriculture et industrie florissantes, tels sont pour les provinces basques les fruits de ce régime vraiment patriarcal, et l’on comprend qu’elles y soient sincèrement attachées. Plusieurs de leurs privilèges, il est vrai, sont. insoutenables et devraient disparaître, comme l’exemption d’impôts et du service militaire, car ils font peser d’autant les charges sur le reste de la nation, — et cependant personne en Espagne ne parlait de les abolir. Chose à noter, la révolution de 1868, si radicale en tout le reste, n’y avait pas touché : elle avait bien négligé de faire nommer les municipalités conformément au fuero, mais c’était tout. Le mécontentement se conçoit chez les Navarrais ; quant aux Basques, il semblait que la prudence la plus vulgaire leur commandât de jouir en paix de leur sort et de ne pas se montrer ingrats envers l’Espagne, dont ils n’avaient eu jamais qu’à se louer ; chaque année, la population riche de Madrid venait passer l’été dans le nord, et y laissait des sommes considérables.

Ils se sont soulevés pourtant, ils ont cédé inconsidérément aux excitations du fanatisme, et la faute en est surtout aux propriétaires, à qui revenait de droit la mission de les éclairer et de les diriger. L’absentéisme, malgré les dommages incalculables qu’il amène, se comprend et s’excuse dans les provinces de l’Espagne où la sécurité est à chaque instant menacée et où le propriétaire n’a généralement pas d’habitation ; mais ici, la sécurité était complète, et à chaque propriété est attachée une maison. Les propriétaires, pour la plupart, ont des idées libérales : s’ils résidaient sur leurs terres, au moins quelques mois de l’année, ils annuleraient ou balanceraient l’influence du curé, qui aujourd’hui joue sans conteste le premier rôle. Les relations de propriétaire à fermier sont excellentes dans ce pays : presque jamais de discussion d’argent, les fermages n’ont pas été augmentés depuis fort longtemps, les familles des fermiers sont aussi anciennes dans les fermes que la constitution des majorats, et s’y succèdent de père en fils ni plus ni moins que les propriétaires. Ceux-ci ne manquent jamais de venir en aide à leurs colons dans un cas de besoin. Qu’on ajoute à cela la supériorité d’éducation, et l’on comprendra avec quel respect un propriétaire pourrait se faire écouter. Tout le monde est noble dans les provinces basques, comme on l’a répété souvent, et, à bien voir, cette égalité dans la noblesse constituerait plutôt une sorte de démocratie ; l’inégalité consiste ici dans l’ancienneté de richesse et d’illustration. Ceux qui ont possédé la terre il y a plusieurs siècles, ceux qui ont rempli les charges publiques, sont reconnus de plein gré et par tout le monde comme supérieurs. Jusqu’à ces derniers temps, ils acceptaient volontiers les charges de leur position, et leurs privilèges étaient peu de chose, ou, pour mieux dire, charges et privilèges ne faisaient qu’un, et consistaient à exercer gratuitement et par élection les emplois publics. Les fortunes territoriales étaient du reste assez médiocres. Quand par héritage ou par alliance il arrivait de l’argent à un propriétaire, le meilleur emploi qu’il en trouvait était d’ordinaire la construction d’une maison plus massive que l’ancienne ou ornée de peintures à l’extérieur, l’achat de meubles, d’argenterie pour les usages domestiques et autres choses de ce genre ; en revanche, nul ne songeait à conserver les vieux édifices, indices ou berceau des origines de la famille.

Cette aristocratie, modeste dans sa fortune et dans ses goûts, était modeste aussi dans ses manières, dans son abord, dans ses prétentions. Satisfaite du droit qu’on lui reconnaissait, ou mieux de l’hommage tout à fait volontaire qu’on lui rendait en lui décernant les emplois gratuits auxquels du reste tout le monde était éligible, elle les exerçait en conscience et pour le bien de tous. Le caractère distinctif de ces provinces était la sérénité, l’existence paisible, la satisfaction universelle. Hors de chez lui, on voit le Basque ardent, ambitieux, insatiable ; de retour dans ses foyers, cette atmosphère de calme l’envahit et le domine. Inutile d’ajouter qu’autrefois tous les propriétaires résidaient chez eux, vivaient en communication constante avec le curé et leurs paysans, et que ceux-ci n’étaient pas plus respectueux à leur égard que celui-là. De cette présence continuelle des familles distinguées venaient en grande partie le contentement et la tranquillité du pays.

Insensiblement une grande altération s’est produite. La tendance générale de notre siècle, qui pousse vers les villes tout ce qui peut y vivre, s’est fait sentir ici. Ceux qui possédaient assez de fortune sont allés à Madrid, les autres ont voulu habiter la capitale de leur province ou quelque ville de second ordre ; les maisons seigneuriales, qui, rebâties successivement, n’étaient plus des châteaux, sont demeurées désertes, et personne n’y a reparu. En même temps l’antagonisme des villes et des campagnes prenait des proportions dangereuses. Lors du dernier siège de Bilbao, des paysans, curé en tête, sont accourus voir le bombardement et l’incendie qu’on leur avait annoncés. Cet antagonisme s’explique sans peine. Lorsque les chefs naturels des campagnes y résidaient, celles-ci, toujours maîtresses des élections, étaient fières et satisfaites d’imposer aux villes leurs représentans pour diputados, c’est-à-dire pour conseillers-généraux et chefs du pouvoir exécutif, et les élections avaient lieu d’ordinaire dans un sens conciliant. Les villes d’ailleurs étaient bien moins peuplées et bien moins riches que de nos jours. Depuis lors les capitaux des négocians se sont énormément accrus, les fortunes territoriales au contraire sont demeurées stationnaires ; mais, chose plus douloureuse encore pour les campagnes, leurs représentans sont allés augmenter l’importance des villes, où ils n’ont pas tardé à être éclipsés. Grâce à la forme de l’élection, les campagnes imposaient encore leurs candidats, mais de moins en moins elles choisissaient les gens concilians, s’adressant surtout aux propriétaires antagonistes des hommes nouveaux et des idées nouvelles. De leur côté, les villes, à mesure que s’accroissait leur richesse, supportaient moins patiemment la prépondérance des campagnes et commençaient à élever la voix contre les fueros, dont elles avaient à souffrir : c’était blesser chez les paysans la fibre nationale. Les curés habilement surent profiter de ces dissensions ; devenus les plus influens par l’absence des propriétaires, ils excitèrent les rancunes et attisèrent l’incendie.

On peut se demander pourquoi le clergé basque a contribué si activement à l’insurrection ; sa situation en effet, comparée à celle de tout le clergé espagnol, était des plus avantageuses : il a conservé ses biens, perçoit la dîme, reçoit en outre une allocation de la diputacion, vit en un mot dans le bien-être et l’abondance. La raison de son mécontentement, c’est que depuis la révolution de 1868, dans quelques grandes villes d’Espagne, beaucoup de gens, sous couleur de libéralisme, se plaisaient à attaquer la religion : ces attaques allèrent parfois jusqu’à profaner les sanctuaires et à maltraiter les prêtres ; en même temps éclataient les révoltes de Montilla. d’Alcoy et de Carthagène. Le clergé basque ne sut pas prévoir et attendre la réaction inévitable que ces excès devaient amener. D’autre part, le trône était vide, et cette coïncidence dut influer sur des esprits peu éclairés, intimement convaincus que le trône est le seul boulevard possible contre le désordre, le socialisme et l’impiété. Les monarchistes libéraux étaient réduits à l’inaction ; le retour d’Isabelle II était devenu impossible ; son fils, le prince Alphonse, n’était encore qu’un enfant ; le clergé basque se jeta dans les bras du seul parti monarchique qui fit en ce moment preuve de vitalité. Cette cause d’ailleurs par elle-même leur était déjà assez sympathique ; quelques vieux curés avaient tenu pour l’aïeul et n’étaient pas fâchés de jouer de nouveau un rôle sous le petit-fils ; les plus jeunes, ordonnés à Rome pendant que l’Espagne manquait d’évoques à cause de la suspension de ses relations avec le saint-siège, en avaient rapporté certaines idées politiques empruntées aux ultramontains. Enfin le carlisme s’est posé comme l’unique défenseur de l’orthodoxie, il a exagéré la dévotion, multiplié les promesses, excité tour à tour dans une partie du clergé le fanatisme et l’ambition, et c’est ainsi que les prêtres basques ont été conduits à prêcher la guerre sainte contre leur propre pays.

Moitié de gré, moitié de force, les paysans ont suivi. Il était encore parmi eux quelques carlistes de vieille roche, mais, quoi qu’on en dise, le carlisme n’existait plus dans les provinces à l’état de parti, et en 1869 ils se fussent soulevés bien plus volontiers pour Alphonse XII que pour don Carlos : ils trouvaient en effet dans la restauration de la branche aînée la satisfaction de toutes leurs idées royalistes, religieuses et conservatrices. C’est l’absence d’un autre drapeau monarchique et national qui les a poussés, eux aussi, vers le prétendant. Depuis deux ans déjà, ils se battent avec un courage et une énergie dignes d’une meilleure cause, et cependant, quels que soient l’enthousiasme religieux et l’esprit d’obéissance de ces braves gens, ils désirent fort un motif de rentrer chez eux et de voir la paix rétablie. On a dit que le pays basque était épuisé, cela n’est pas exact. La population y est très dense relativement à la superficie et répandue dans des fermes isolées. Ces fermes en général n’ont pas plus de 1 ou 2 hectares. Là-dessus une famille, souvent nombreuse, vit et paie une forte rente ; en réalité, le propriétaire tire de son capital un intérêt très minime, parce qu’avec ces 2 hectares de terre il est obligé de fournir une maison : il n’en est pas moins vrai que la culture doit être très perfectionnée pour arriver à de tels résultats, et suppose l’existence d’un nombreux bétail. Donc la viande, dont ils mangent d’ailleurs fort peu, ne leur manque pas, et, quant à la culture, elle se fait à peu de chose près comme si le chef de la famille n’était pas sous les armes, les femmes étant accoutumées de tout temps au travail des champs.

En vertu des privilèges de ces provinces, comme on n’y paie pas de contributions, tout le produit de la terre se répartit entre le propriétaire et le colon. Aujourd’hui, pour subvenir aux frais de la guerre, les carlistes sont obligés d’imposer fortement les populations des campagnes, à qui ils enlèvent en outre les bras les plus robustes. Ainsi en quelques endroits un fermier qui paie 250 francs à son propriétaire se trouve imposé par les carlistes à 15 fr. par mois, plus 15 autres francs pour le compte du propriétaire, mais avancés par le fermier ; il faut noter de plus tous les menus frais, tels que paiement des milices locales, sorte de garde nationale sédentaire, le logement, l’entretien des troupes en campagne. Est-il étonnant que ces pauvres gens appellent de tous leurs vœux la fin d’une guerre qui leur coûte de si grands sacrifices ? Les Basques espagnols n’iraient à aucun prix coloniser l’Espagne, où il existe des déserts aussi fertiles que ceux du Nouveau-Monde, car ils ne veulent pas renoncer aux fueros ; ils vont dans l’Amérique du Sud, l’excès de la population a établi l’émigration comme un courant régulier. Or depuis la guerre ce mouvement d’émigration s’est énormément accru ; tous les jeunes gens qui peuvent s’échapper passent l’Océan ; les carlistes en retour accablent d’amendes, de vexations et même de mauvais traitemens les pères et les mères des émigrans. Après la levée du siège de Bilbao, la lassitude se trahissait dans les rangs des soldats ; Elio dut faire paraître un ordre du jour, menaçant d’un conseil de guerre verbal quiconque parlerait d’une façon décourageante pour la cause carliste. Pressés dans Estella, beaucoup croyaient tout perdu et ne songeaient qu’à préparer leur soumission ; la mort du maréchal Concha leur a redonné confiance, mais pour un moment, et quelques succès des libéraux, importans ou non, mais suivis, rendraient de plus en plus visibles ces désirs de paix encore contenus.

La Catalogne est après les provinces basques le principal foyer de l’insurrection ; les hostilités s’y poursuivent sans interruption depuis 1872, et le traité d’Amorevieta fut ici comme nul et non avenu. Elle se compose de quatre provinces de la division nouvelle, qui en admet quarante-neuf en comptant les Baléares et les Canaries, et ces provinces sont les plus peuplées, les plus industrieuses de l’Espagne. Les grandes villes y sont nombreuses, gagnées aux idées libérales, même démagogiques et socialistes, là où se trouvent des manufactures. Aussi les carlistes n’y dominent-ils pas exclusivement comme dans les provinces. La partie montueuse du pays est la moins peuplée, compte moins de villes, obéit davantage à l’influence du clergé : c’est celle qui a fourni le plus grand nombre de rebelles. Les Catalans sont fiers, énergiques, travailleurs, entendus aux affaires, âpres au gain, indépendans, toujours prêts à se soulever contre Madrid dans un sens ou dans l’autre, et toujours retirant quelque profit plus ou moins direct de ces soulèvemens. Pour protéger leur industrie, ils imposent aux autres provinces des tarifs de douane excessifs, et, par la contrebande pratiquée en grand, inondent le pays de produits anglais, qu’ils donnent pour leurs. Aussi sont-ils peu aimés du reste de l’Espagne, aussi bien que les Basques, qui abusent de leurs privilèges pour se révolter, et peut-être ce sentiment entre-t-il pour beaucoup dans l’énergie avec laquelle on repousse leur prétendant. La guerre d’ailleurs dans ce pays n’a plus le même caractère qu’en Viscaye : grâce aux opinions de leurs habitans, toutes les villes de quelque importance sont au pouvoir des libéraux ; les carlistes tiennent la campagne ; depuis le mois de février 1873, ils ont pris l’offensive, attaquant tantôt une ville, tantôt une autre ; les troupes régulières de leur côté sont toujours en mouvement pour secourir ou ravitailler les places et rétablir la circulation sur les lignes de chemin de fer coupées par l’ennemi. Dans le royaume de Valence (provinces actuelles de Valence, Alicante et Castellon), dans une partie de l’Aragon (province de Teruel), la guerre se fait à peu près de même façon, et lorsque le gouvernement aura soumis les Basques, la pacification de la Catalogne et des autres provinces insurgées sera beaucoup plus facile, car il s’y trouve dès maintenant sur le pied de l’égalité au moins avec don Carlos.

Une partie de la presse en France et à l’étranger s’est plu à exalter l’importance et le mérite des généraux carlistes. Cependant, à prendre les plus connus, on ne voit pas qu’aucun d’eux ait ce coup d’œil, ce génie militaire qui entraîne le succès et force la victoire. Le maréchal Concha, tué en héros, leur était de tout point supérieur ; il l’a prouvé devant Bilbao. C’est le général Elio qui commandait alors les troupes assiégeantes : vétéran de l’ancienne guerre, Elio s’était trouvé mêlé successivement à toutes les tentatives du parti carliste depuis 1840 ; pris dans la dernière en compagnie du comte de Montemolin ; il reçut d’Isabelle II grâce de la vie. Il est vieux, cassé, et, bien que d’une bravoure incontestable, on lui reproche de trop aimer ses aises et de manquer d’activité. Le fait est que, peu après la levée du siège de Bilbao, il s’empressa de quitter la place et rentra en France chargé d’une mission diplomatique ; Dorregaray lui a succédé, et la mission durait encore quand le gouvernement français a pris le parti de le faire interner. Le marquis de Valdespina est un seigneur des provinces basques qui a passé toute sa vie dans ses terres ; homme à convictions, honnête, respectable, fort distingué dans ses façons, mais n’ayant rien de militaire ; il s’est trouvé improvisé général. Mendiri serait peut-être plus redoutable ; natif de la Navarre, il connaît admirablement le terrain des provinces où se fait la guerre ; il a toujours servi avec honneur, mais il est vieux, il sort de la troupe, et manque de l’instruction nécessaire à un général en chef. Lizzaraga également, malgré des qualités réelles, ne peut aspirer au premier rang. De mœurs rigides et sévères, le sentiment religieux, plus encore que les convictions politiques, l’a entraîné parmi les carlistes : c’est lui qui, pour rester fidèle au règlement, fait réciter chaque soir le rosaire à ses troupes ; mais chef d’état-major de Catalogne, il laisse exécuter les massacres d’Olot. Viñalet, ancien officier de marine, aujourd’hui diplomate et ministre des affaires étrangères auprès de don Carlos, est uniquement connu pour avoir perdu deux navires de guerre dans les eaux de Cuba. Plus que les précédens, Dorregaray est jeune, ambitieux ; la guerre du Maroc le trouva capitaine d’une compagnie de forçats armés ; à son retour de Cuba, où il était allé en 1865 comme lieutenant-colonel, il passa aux carlistes ; même dans le parti on espère peu de ses capacités militaires. Quant à Saballs et à ce Tristany Francisco dont il a été beaucoup parlé dans ces derniers temps, le premier fut capitaine des zouaves pontificaux, le second a commandé une bande dans la Calabre au nom de François II : tous les deux viennent d’échouer devant Puycerda. En somme, on ne trouverait parmi eux aucun homme réellement supérieur, capable de diriger de vastes opérations : ainsi s’explique l’absence de stratégie des généraux carlistes ; ils s’en tiennent tous au système de guerillas, procédant par surprises et par coups de main, sans plan de campagne bien arrêté. Naturelle au début de l’insurrection, cette tactique n’a plus sa raison d’être, aujourd’hui que les bandes se sont accrues au point de former des armées.

Il est un homme cependant dont la présence eût pu sinon assurer au carlisme un triomphe impossible, du moins imprimer aux événemens une marche un peu plus active : c’est Cabrera. Vétéran, lui aussi, de la première guerre carliste, il s’était fait un nom à côté de Zumalacarregui, et, bien que trop souvent il eût déshonoré ses victoires par d’atroces cruautés, son énergie, son courage, son expérience des choses militaires, lui assuraient sur les siens une incontestable autorité. Il était un des rares qui fussent restés fidèles jusqu’au bout à la cause vaincue, et qui, même après Vergara, n’eussent jamais voulu profiter d’une amnistie. Retiré en Angleterre, il avait épousé une protestante ; la haute position de fortune qu’il dut à son mariage augmentait encore son prestige ; mais cette vie à l’étranger, au milieu d’un peuple libre et hérétique, n’avait pas été sans influer beaucoup sur les tendances de son esprit ; il s’était ouvert peu à peu aux idées libérales ; peut-être aussi se souciait-il médiocrement de recommencer, vieux et riche, l’existence aventureuse de ses premières années. Quand en 1870, à Vevey, se réunit cette assemblée où s’agitèrent les projets et les espérances du parti carliste, Cabrera se montra contraire aux plans du plus grand nombre ; il paraît même probable qu’il désavoua la guerre civile. On ne l’écouta pas, et il rentra sous sa tente. Aujourd’hui, tout le parti affecte pour lui un profond dédain, et, dans des lettres rendues publiques, don Carlos ne veut voir en lui qu’un rebelle. Il est hors de doute cependant que des démarches ont été faites à plusieurs reprises auprès du vieux guerillero, et qu’il a toujours imposé, pour prix de ses services, des conditions qu’on a jugées inacceptables, en premier lieu l’élimination des influences apostoliques. Le carlisme y a perdu le plus expérimenté de ses généraux.

Du reste, dans ce parti, tout homme de quelque valeur, à supposer qu’il pût percer, serait bientôt sacrifié ; il se heurterait au mauvais vouloir, à la jalousie des familiers qui forment la petite cour et occupent l’oreille du prétendant. Si les libéraux ont à souffrir des divisions intestines, cette cause d’affaiblissement existe encore bien plus pour leurs adversaires. C’est la camarilla qui fait et défait les généraux ; les intrigues se croisent, les alliances se forment, se dénouent, et l’armée subit le contre-coup de ces révolutions de palais. À peine un général garde-t-il trois mois son commandement, puis est aussitôt disgracié. Plusieurs tendances se trouvent en jeu : d’abord les représentans des vieilles idées carlistes, les successeurs du groupe apostolique, prépondérant autrefois dans les conseils de l’aïeul comme ils le sont aujourd’hui dans ceux du petit-fils. On peut voir chez les historiens ce que fut de 1833 à 1840 ce groupe apostolique, ses doctrines, ses tendances, son incapacité, sa tyrannie, son hostilité constante contre tout homme intelligent de son propre parti et le mal qu’il fit à sa cause. Les mêmes préjugés subsistent encore maintenant, les mêmes passions, et les trente années écoulées n’ont fait que les surexciter davantage. Enervée d’ailleurs par une trop longue abstention systématique, ce que les Espagnols eux-mêmes appellent le retraimiento, cette fraction manque d’hommes : pas un financier, pas un administrateur, pas un politique. Quant aux carlistes libéraux, peu nombreux, peu influens, carlistes pour ainsi dire en dépit d’eux-mêmes, antipathiques et suspects aux leurs, ils sont une cause de faiblesse plutôt qu’une force pour le parti. Un nouvel élément est venu ajouter aux complications. Dans les dernières années d’Isabelle II, les carlistes s’étaient ralliés à elle et avaient fait alliance avec une secte politique, les neo-catolicos, dont quelques membres avaient des antécédens plus que libéraux, mais qui récemment s’étaient convertis aux doctrines les plus extrêmes d’absolutisme et de dévotion. Comme tous les néophytes, ils faisaient preuve d’une ferveur incroyable. La reine, fatiguée des insurrections, ne pouvait manquer de les regarder avec une certaine faveur ; à sa chute cependant, tout ce contingent se rangea sous le drapeau carliste relevé, et, comme ils avaient mis la main aux affaires du temps où ils étaient libéraux, ils acquirent bientôt parmi les partisans de don Carlos une véritable influence : cette intrusion, en blessant les apostoliques, a eu surtout pour effet d’accroître les dissensions du parti et de les rendre de plus en plus profondes et incurables.

Tels sont les élémens divers avec lesquels don Carlos a entrepris la conquête de l’Espagne ; mais les Espagnols savent à quoi s’en tenir sur les bienfaits qu’amènerait pour eux, en dépit de toute charte et de toute promesse, le règne du roi absolu ; ils connaissent trop bien les principes qu’il représente, et l’on ne s’expliquerait pas sans cela comment une nation troublée, inquiète, désireuse d’ordre, monarchique par tradition et par tempérament, ne saisit pas l’occasion qui lui est offerte de mettre un terme à ses stériles agitations. Jusqu’ici le carlisme n’a pu se maintenir, fût-ce une semaine, non pas seulement dans une capitale de province, mais dans aucune ville de troisième ordre, et il en fut ainsi pendant toute la première guerre. Pour que le carlisme pût triompher, il faudrait l’abdication, ou, pour mieux dire, le suicide des partis libéraux et de la nation entière. Or ce péril semble aujourd’hui écarté : l’obéissance de quarante et une provinces aux ordres partis de Madrid, dans ce pays classique des pronunciamientos, est significative. D’ailleurs, alors même que le hasard ou la jalousie de ses adversaires entre eux élèverait don Carlos sur le trône, les mêmes causes qui rendent aujourd’hui son triomphe improbable rendraient la durée de son règne impossible. Comment concevoir en effet que le carlisme avec ses idées d’un autre temps, avec son inexpérience complète en administration, en finances, en tout ce qui concerne la conduite d’un état, avec les excès qu’il serait inévitablement porté à commettre, avec la répulsion qu’il inspire à la grande majorité de l’Espagne, les défiances qu’il ferait naître chez les puissances étrangères comme l’Allemagne ou l’Italie, le dégoût que lui témoignerait l’Angleterre, l’éloignement que bientôt lui montreraient la France libérale et les légitimistes eux-mêmes, étonnés de l’avoir si longtemps méconnu, — comment admettre qu’il pût se maintenir au pouvoir ? Ne serait-il pas bien vite débordé, usé, renversé ?

De tout cela, on ne saurait néanmoins conclure que le carlisme doit être facilement vaincu. On a perdu en 1873 le moment propice pour l’écraser ; maintenant il ne compte pas moins de 70,000 hommes sous les drapeaux. Avant la mort de Concha, la population madrilène paraissait se douter à peine qu’on se battît dans le nord ; aujourd’hui, avec cette facilité d’impression du caractère méridional, du moment qu’elle daigne s’en occuper, elle voudrait que la guerre se terminât comme par enchantement. Il faut d’ailleurs connaître le théâtre des hostilités pour savoir combien la lutte y est ardue et périlleuse. La chaîne des Pyrénées, du côté de la France, se termine assez brusquement au nord ; du côté de l’Espagne au contraire, les contre-forts sont nombreux et occupent une largeur de 60 à 80 kilomètres ; en longueur, la chaîne s’étend bien au-delà du pays insurgé, puisque, outre la Navarre, le Guipuzcoa, l’Alava et la Viscaye, elle embrasse à l’est l’Aragon et la Catalogne, à l’ouest la province de Santander jusqu’à Santoña. Sur cette largeur moyenne, qu’on se figure, non point une chaîne principale avec des ramifications, mais une série innombrable de collines ou mamelons de 200 à 500 mètres de haut, gardant entre eux une certaine uniformité. Il y a sans doute quelques bassins principaux ; mais les rivières sont si peu considérables qu’elles ne changent guère le caractère général du pays. Qu’on place maintenant au milieu de ces montagnes des hommes robustes, agiles, fanatisés, abrités derrière des ouvrages en terre, armés du fusil à tir rapide ; ne voit-on pas quel désavantage présente l’attaque ? Les tourner n’est pas toujours praticable : Concha y réussit à Bilbao et y périt à Villatuerta. Ils sont aujourd’hui prévenus ; ils connaissent le pays mieux que leurs adversaires, ils ont de meilleurs espions et éclaireurs : on ne peut guère les surprendre. L’armée du nord vient tout récemment de leur donner le change en attaquant Oteiza pour masquer le ravitaillement de Vitoria, deux opérations exécutées simultanément à 80 kilomètres de distance ; cette feinte a parfaitement réussi, mais il n’y a rien là de commun avec l’attaque de front de positions retranchées : une semblable attaque ne peut être tentée qu’avec des forces triples au moins de celles des carlistes, et encore le succès serait-il souvent incertain.

Il faudrait donc changer de méthode, prendre patience pendant quelques mois, se battre peu, éviter toute rencontre à moins d’avoir accidentellement les avantages du nombre et de la position, et de pouvoir utiliser l’artillerie. Pendant ce temps, la vie des camps, les marches, les escarmouches, aguerriraient l’armée libérale, composée en trop grand nombre de jeunes soldats. Telle a été la tactique des carlistes au début, et en cela ils ont fait preuve d’habileté, refusant le combat jusqu’à ce que leurs bataillons fussent devenus solides ; aujourd’hui les vieilles troupes sont de leur côté. Il faudrait, leur dérobant quelque marche, menacer une de leurs fabriques d’armes ou tout autre endroit auquel ils tiennent, les forcer ainsi à l’offensive et les attendre derrière des tranchées comme les leurs qui se font en une nuit. Ce système de temporisation serait le plus sûr moyen d’user et de vaincre l’insurrection ; les carlistes ont fait leur dernier effort, les libéraux au contraire commencent à peine à s’organiser. On objectera peut-être le mauvais état des finances, qui ne permet pas de perte de temps. Or à ce point de vue la situation était pire encore pendant la guerre de sept ans ; les ressources matérielles de l’Espagne étaient beaucoup moindres, elle n’avait pas, comme aujourd’hui, un système de contributions directes exactement calqué sur le système français ; personne n’était payé, le soldat était nu ; il se battait pourtant, et il a su vaincre à la fin. La ténacité n’est pas le privilège exclusif des carlistes ; c’est une qualité espagnole, et nul des libéraux ne reculera devant les privations les plus prolongées.

En même temps qu’on traînerait la guerre en longueur, on isolerait les provinces insurgées. Il est difficile de faire une statistique exacte des douanes carlistes et des produits qu’elles donnent ; toujours est-il qu’un certain courant d’importations a lieu sur plusieurs routes à travers le pays rebelle, et que les agens royaux perçoivent là-dessus des droits assez forts ; il faudrait à tout prix les priver de ce revenu, arrêter tout commerce, ne rien laisser entrer ni sortir, faire par terre le blocus le plus strict possible, garder soigneusement la ligne de l’Èbre ; sur mer, multiplier les croiseurs afin d’empêcher efficacement l’introduction du matériel de guerre. À bien dire, cet isolement ne sera jamais absolu, grâce à la topographie de la frontière française, qui, en dépit de toute surveillance, rend la contrebande beaucoup trop facile ; mais la contrebande ne s’applique qu’à des objets de valeur sous un faible poids, le trafic des denrées les plus usuelles et les plus nécessaires sera arrêté. Par là, on fera sentir à ces populations trop nombreuses pour le territoire les inconvéniens de la guerre, on les dégoûtera de la lutte, on rendra irrésistible ce besoin de paix qu’elles éprouvent déjà, et qui se fût manifesté si bruyamment sans la mort malheureuse de Concha.

Et maintenant, en admettant que les libéraux l’emportent, comment vont-ils user de la victoire ? Tout se terminera-t-il, comme dans la première guerre carliste, par un traité ou convenio cherchant à ménager les susceptibilités et les ambitions de chacun ? On sait qu’une vingtaine d’officiers d’artillerie, deux ou trois d’état-major, autant du génie, ont passé aux insurgés. Dans l’infanterie, les désertions ont été plus nombreuses, et encore aujourd’hui on lit de temps en temps dans la Gazette officielle de Madrid qu’un ou deux officiers ont, pour cause d’absence, été rayés des cadres, cela veut dire qu’ils sont allés chez les carlistes. Sans doute il y a dans le nombre beaucoup de gens convaincus, carlistes par traditions de famille, par sympathies, mais la plupart ont obéi à des considérations d’une autre nature : une des clauses du traité de Vergara reconnut aux chefs et officiers carlistes les mêmes grades qu’ils avaient dans l’armée du prétendant ; or dans celle-ci l’avancement avait été en général plus rapide, et il arriva souvent que deux anciens camarades, de même grade en 1833, se retrouvaient après 1840 et en vertu du traité, l’un colonel, l’autre lieutenant-général : le premier pour avoir été fidèle à ses devoirs, le second pour avoir trempé dans une insurrection. Il y a plus : quelques-uns s’obstinèrent à ne point accepter les bénéfices de Vergara ; émigrés, ils continuèrent à organiser des tentatives de soulèvement dont la dernière fut celle de San-Carlos de la Rapita en 1860, et cependant à mesure qu’ils perdaient l’espoir et voyaient le trône d’Isabelle II plus affermi, ils demandaient l’application du traité de Vergara et l’obtenaient toujours. C’est ce précédent funeste qui contribue à entretenir la guerre civile et fournit aux rebelles des officiers instruits et expérimentés. Les transfuges dont nous parlions trouvent dans le camp carliste le meilleur accueil ; généralement on leur donne un grade comme bienvenue. Si au moment de faire la paix, lorsque les carlistes, épuisés d’un effort hors de proportion avec leurs ressources, se verront dans l’obligation de se soumettre, le gouvernement libéral montre envers eux la même indulgence et la même faiblesse, il sèmera pour l’avenir dans le pays, comme ses prédécesseurs de 1840, un germe de nouvelles discordes.

On peut en dire autant des provinces basques et des fueros. Ces ingrats conserveront-ils, en dépit de toute justice, leur situation exceptionnelle et imméritée ? Les dépenses de la guerre pèsent lourdement sur le trésor ; elles achèvent de l’épuiser, elles l’obligent à un accroissement onéreux de la dette publique. N’est-il pas élémentaire de faire retomber pour leur part sur les rebelles le poids de l’intérêt perpétuel qu’il faudra payer ? Verra-t-on se maintenir le scandale de l’exemption quand les charges du pays sont ainsi augmentées du fait des exemptés eux-mêmes ? Pour ce qui est de la conscription, si elle avait existé dans les provinces basques, elle aurait eu un triple effet : les soldats ayant fait leur temps auraient rapporté dans leurs foyers des idées moins exclusives et plus espagnoles, la fusion des races aurait fait un pas, les soldats basques sous les armes auraient pu servir à combattre l’insurrection cubaine, enfin on aurait diminué d’autant le nombre des carlistes armés.

Donc, tout en conservant, si l’on veut, aux provinces basques une certaine indépendance administrative, car la centralisation absolue présenterait peut-être moins d’avantages que d’inconvéniens, il faut les soumettre à l’impôt et à la conscription : ce qu’on a fait en 1840 pour la Navarre, la plus redoutable des quatre provinces, peut se refaire encore. À la vérité, si dès aujourd’hui le parti libéral se décide à toucher aux fueros, son intention, une fois connue, risque de prolonger la lutte, de même que la volonté formelle de ne point reconnaître les grades : cette dernière considération influera sur l’esprit des chefs, la première sur l’esprit des soldats. D’autre part, il faut l’avouer, un convenio serait bien mieux dans les mœurs et les traditions de l’Espagne entière, on satisferait ainsi à son désir, à son besoin le plus impérieux en accélérant la conclusion de la paix, et les injustices que nous signalions tout à l’heure ne choqueraient pas énormément après celles qu’on a vues déjà ; mais, comme le gouvernement de Madrid par la reconnaissance des puissances européennes vient d’acquérir une plus grande autorité morale, comme de jour en jour la nécessité d’un effort vigoureux est mieux comprise par tous, gouvernans et gouvernés, comme l’armée, composée aujourd’hui de conscrits, ne peut que s’améliorer, les chances de la lutte sont de plus en plus en faveur des libéraux à mesure qu’elle se prolonge, et il serait imprudent, pour vouloir l’abréger, de consentir à des concessions dont l’immense danger a été reconnu et se touche au doigt chaque jour. De la persistance, un peu d’énergie encore, et la victoire ne sera pas stérile ; de la mollesse au moment décisif, et tous les sacrifices déjà faits l’auront été en pure perte.


III.

Les armées à notre époque ont d’immenses besoins, et quelles que soient la sobriété et l’énergie des paysans basques, bien qu’ils fassent surtout la petite guerre, la guerre de partisans, l’existence et l’entretien d’un effectif aussi nombreux que le leur resteraient un mystère, s’ils ne tiraient du dehors les ressources de toute nature, armes, vêtemens, munitions, qu’ils ne sauraient trouver dans leur propre pays. Ils possèdent, il est vrai, plusieurs fabriques d’armes qui fonctionnent régulièrement, car, outre celles que les carlistes ont créées eux-mêmes, les libéraux, en abandonnant les provinces, négligèrent d’emporter ou de détruire le matériel ; mais, pour la plupart, les canons ou les fusils dont ils se servent ont été achetés par leurs agens à l’étranger. On sait l’échange de notes diplomatiques auquel ont donné lieu récemment entre les deux gouvernemens de France et d’Espagne les facilités plus ou moins déguisées que trouveraient les carlistes sur le territoire français. M. le duc Decazes a pu dire non sans raison qu’à plusieurs reprises des saisies importantes d’objets prohibés avaient été opérées par les autorités françaises à la frontière, que la contrebande de guerre avait lieu non-seulement par terre, mais aussi par mer, où, en dépit de la surveillance exercée par les croiseurs espagnols, des navires anglais et américains étaient venus débarquer leur chargement sur la côte insurgée, qu’enfin le bon vouloir des douaniers français est trop souvent rendu inutile par la négligence des agens espagnols ou l’état même du pays, en grande partie occupé par les carlistes et si difficile à garder. Ce que le ministre ne pouvait dire, c’est que les Basques français ont avec les Basques d’au-delà des monts des liens étroits d’origine et de sympathie ; il y a là en outre une question d’intérêt. La guerre ayant tué le commerce habituel, les carlistes par leurs achats de matériel de guerre sont les seuls cliens des négocians des Basses-Pyrénées ; ils prodiguent l’argent, ils achètent, on leur vend : les négocians de Londres ou d’Hambourg n’ont guère été plus scrupuleux ; mais, cela mis à part, sans aucun but intéressé, beaucoup dans le pays font loyalement des vœux pour la cause de don Carlos, et après tout l’Espagne aurait mauvaise grâce à trop s’étonner que les habitans de deux ou trois départemens français aient des opinions conformes à celles d’un si grand nombre d’Espagnols. Quoi qu’il en soit, on ne saurait nier que les insurgés n’aient à certain moment trouvé en France une tolérance qui les dispensait presque du titre de belligérans. Dans toutes les villes frontières jusqu’à ces derniers temps étaient établis des juntes ou comités carlistes qui avaient leurs bureaux et délivraient des passeports, des permis ; au vu et au su de tous, les achats d’armes, de munitions, de chevaux, se faisaient journellement pour le compte de l’insurrection ; les transports s’effectuaient à dos d’homme ou de mulet par les défilés presque impraticables de la montagne, plus souvent encore par les eaux de la Bidassoa, qui appartient de moitié aux deux peuples et où des barques carlistes stationnent continuellement. Un journal carliste, la Voix de la Patrie, rédigé moitié en espagnol, moitié en français, paraît encore à Bayonne ; dans tel magasin de la même ville, on vend des revolvers et d’autres fournitures militaires portant les initiales et le chiffre de Charles VII. La princesse Marguerite enfin, femme de don Carlos, se tient sur la frontière ; petite-fille de Henri IV, protégée par les souvenirs glorieux de sa famille, elle ne s’occupe, a-t-on dit, que de procurer des secours aux blessés et aux malades ; en réalité, sa présence est une sauvegarde pour les agens et les comités carlistes.

Comme il fallait s’y attendre, l’opinion publique s’est vivement émue au-delà des Pyrénées de cette indifférence excessive d’une nation amie et alliée, et si, dans ses réclamations, le représentant de l’Espagne à Paris a su conserver toujours le langage de la plus fine courtoisie, il n’en est pas ainsi d’une grande partie de la presse, qui s’est laissé emporter contre la France et les Finançais jusqu’à l’outrage et aux menaces. On a oublié les services tout récens encore que la France avait rendus à sa voisine pendant l’insurrection de Carthagène ; on a oublié avec quel empressement elle avait restitué la Numancia aux autorités espagnoles, comment elle avait à ses frais logé, nourri, habillé les fugitifs, livré les condamnés non politiques et interné les autres, comment enfin, seule parmi les puissances dont les nationaux avaient souffert dans les bombardemens de Carthagène, de Valence, d’Alicante et d’Almeria, la France ne s’était point fait payer de dommages-intérêts alors que l’Angleterre, l’Allemagne surtout, ont réclamé avec une certaine vigueur le paiement immédiat d’une indemnité ; on n’a tenu aucun compte des difficultés intérieures qu’elle traverse et qui font un devoir au gouvernement de ménager les opinions d’un parti puissant ; on l’a accusée de déloyauté et de perfidie, on a rajeuni contre elle les vieux griefs qui datent de la guerre de l’indépendance. Au dire des journaux madrilènes, la France se serait rendue coupable d’une violation ouverte du droit des gens et comme d’une intervention en faveur des carlistes : un d’eux ne parlait-il pas de dénoncer officiellement le fait aux puissances étrangères ? Grâce à ces attaques incessantes et passionnées, l’opinion en Espagne s’habituait à voir dans le gouvernement français un ennemi de la cause libérale. Bref, quand la Prusse est intervenue dans le débat et s’est offerte à provoquer en Europe la reconnaissance du gouvernement de Madrid, tous les Espagnols sont allés à elle non moins dans le désir de répondre ainsi à l’hostilité supposée de la nation voisine que de se ménager pour l’avenir un utile et puissant allié.

Et pourtant, plus qu’aucun autre peuple en Europe, la France est intéressée à demeurer avec l’Espagne dans les termes d’une bonne et franche amitié ; il lui importe que l’Espagne soit heureuse et prospère et puisse exploiter librement les ressources sans nombre d’un sol privilégié. L’exubérance de richesse qui se manifesta en France à partir de 1852 servit en grande partie à favoriser le développement industriel et commercial de la Péninsule ; des entreprises par actions furent fondées où afflua l’argent des souscripteurs français : pour ne citer qu’un exemple, les chemins de fer de l’Espagne ont été presque entièrement construits avec des capitaux français ; ce fut de ce fait une dépense de plus de 2 milliards 1/2 de francs. Aujourd’hui les actions des chemins de fer espagnols sont à peine cotées sur la place, grâce aux exploits des bandes carlistes, qui journellement coupent la voie, détruisent le matériel, incendient les stations et pillent les caisses des compagnies. En même temps le commerce par la route de terre avec le centre et le» sud de la Péninsule est devenu impraticable, bien des maisons françaises ont à souffrir cruellement de la prolongation de la guerre ; mais il est une considération plus grave encore.

Si l’on songe à l’état précaire des relations entre les divers gouvernemens de l’Europe, aux complications politiques qui peuvent surgir d’un moment à l’autre, on reconnaîtra sans peine que la sécurité de la France lui commande d’entretenir tout particulièrement de bonnes relations avec cette voisine ombrageuse. Il y a soixante ans, Napoléon Ier, perdu dans les neiges de la Russie, comprenait que son plus grand danger était le peuple soulevé qu’il avait laissé derrière lui à l’autre extrémité du continent, et ce fut en effet la fin de sa fortune. Depuis lors au contraire, dans les différentes guerres que la France a eu à soutenir, rassurée qu’elle était du côté des Pyrénées, elle a pu porter ailleurs toutes ses forces. On voit donc les inconvéniens d’une politique qui, en prolongeant l’insurrection carliste, porterait atteinte aux intérêts des nationaux français et détacherait de la France les sympathies du peuple espagnol. Les légitimistes eux-mêmes, qui veulent fonder sur le retour de la monarchie légitime le rétablissement de la puissance française en Europe, sont allés contre leur but ; la solidarité qu’ils ont travaillé à établir entre leur prince et don Carlos leur a aliéné bien des esprits, et du jour où la restauration de Henri V serait un fait accompli, l’Espagne, elle aussi, comme la Prusse et l’Italie, serait pour lui une ennemie assurée. Puisque le carlisme ne peut triompher et qu’il n’est bon qu’à ruiner le pays, puisqu’il y est détesté et avec lui tous ceux qui le favorisent, puisqu’on France la guerre civile paraîtrait un crime aux yeux même des plus impatiens, et qu’après tout le parti légitimiste, libéral encore en un sens, ne voudrait pas ici d’un absolutisme fanatique et intransigeant, il fallait que le gouvernement français prît ouvertement l’initiative de la reconnaissance du gouvernement de Madrid, et, sans intervenir en propre, l’aidât de tout son pouvoir à rétablir l’ordre au-delà des monts.

Ce rôle que la France avait négligé de prendre, la Prusse adroitement s’en est emparée ; le cabinet de Berlin s’est présenté en protecteur et défenseur de l’Espagne libérale ; même il s’est employé à lui trouver des alliances. D’intervention armée, quoi qu’on en ait dit, il ne pouvait être question. L’Espagnol, on le sait, est jaloux entre tous de son indépendance, il tient à régler lui-même sa destinée, il veut ne devoir la défaite du carlisme qu’à ses propres efforts, et rien n’égale son orgueil que sa ténacité. Au moment même où les carlistes entraient à Cuenca, à 30 lieues de la capitale, le gouvernement donnait l’ordre d’envoyer un renfort de 12,000 hommes à La Havane pour combattre l’indomptable insurrection de Cuba. Bien loin de témoigner la moindre reconnaissance envers le pacificateur étranger, la nation entière rougirait de sa présence comme d’un affront.

Est-ce à dire que la Prusse veuille soutenir l’Espagne d’une façon toute désintéressée, et qu’elle cherche seulement dans des triomphes diplomatiques une satisfaction d’amour-propre ? Il faudrait mal connaître l’histoire et le caractère de la politique allemande dans ces dernières années pour croire qu’elle n’a pas, en ceci comme en tout le reste, un but sérieux et bien défini. On a dit, sans aucune preuve, il est vrai, qu’elle songeait à se faire céder par l’Espagne, en retour de ses bons offices, un point quelconque de territoire, le port de Santoña par exemple, qui deviendrait un Gibraltar germanique, ou bien encore Porto-Rico, les Philippines ; mais là encore le grand-chancelier risquerait de voir ses plans contrariés par le patriotisme espagnol. Son ambition est plus habile, sinon plus modeste. De tous côtés et par tous les moyens, il cherche des alliés ; à tout le moins veut-il isoler la France, et pour cela il exagère à dessein les conditions de solidarité qui existent entre les différens pays et les questions qui s’y agitent. Il n’est peut-être pas de contrée en Europe dont on n’ait pas dit au-delà du Rhin qu’elle avait un intérêt direct et indiscutable à s’unir avec l’empire allemand contre la France ; l’Espagne à son tour deviendrait le théâtre de la lutte unique et universelle que la Prusse veut voir engagée dans toute l’Europe. Peu s’en est fallu que l’exécution du capitaine Schmidt ne fût présentée comme un incident de la querelle des vieux-catholiques d’Allemagne et comme une attaque directe à l’établissement de l’empire. Une chose des plus curieuses à notre époque, c’est la confusion que la question religieuse a introduite dans la politique européenne : les conservateurs anglais sont les ennemis de la hiérarchie catholique et de la cour de Rome, qui trouve ses alliés dans les whigs et les radicaux ; les gouvernemens conservateurs de Berlin et de Saint-Pétersbourg sont de même en guerre avec cette religion plus que conservatrice, immuable ; la France, démocratique et voltairienne, se trouve le principal appui du Vatican, dont les idées sont si opposées aux siennes. En Espagne cependant, où l’on peut s’abstenir des querelles internationales, pour ce qui touche à la question religieuse, les divers partis sont demeurés logiques. Sans doute le carlisme a voulu faire prendre le change en se donnant comme le représentant de l’orthodoxie catholique, et du même coup il a enveloppé tous ses adversaires dans une accusation d’hérésie ; mais ceux-ci, nous le savons, n’acceptent pas le reproche. Les persécutions contre l’église d’Allemagne blessent profondément les sentimens religieux de la presque unanimité du peuple espagnol ; à moins de se renier lui-même et de mentir à son passé, ce peuple ne souffrira pas qu’aujourd’hui, sous un prétexte plus ou moins spécieux, on violente sa liberté de conscience, et toutes les subtilités de la diplomatie ne parviendront pas à lui arracher du cœur cette foi, cet amour de la religion qui constitue, pour ainsi dire, un des principaux caractères de sa nationalité.

En politique, la conduite de l’Espagne semble tracée d’avance. Que la Prusse, qui s’étonne elle-même de sa prodigieuse fortune, cherche à se faire des alliances dont elle sent le besoin, c’est son droit ; mais l’Espagne évidemment est désintéressée dans le débat. La lutte entre le carlisme et l’Espagne libérale avait commencé bien longtemps avant la restauration par la Prusse de l’antique empire d’Allemagne, avant Sedan et Sadowa ; cette question est purement espagnole, ne touche en rien à l’autre, et l’on ne saurait y voir, à moins d’un parti-pris, le contre-coup des événemens qui se sont passés sur le Rhin. Par sa langue et ses origines, par sa position surtout, l’Espagne peut rester en dehors de toute complication européenne ; elle ne songe point à étendre ses frontières, et nul ne pense à les altérer ; la neutralité de la ligne des Pyrénées qui importe tant à la France n’importe pas moins à l’Espagne, puisqu’elle l’affranchit de la menace des conflits futurs, et lui permet de suivre une politique vraiment nationale et indépendante. L’Espagne libérale et catholique prendra-t-elle pour tuteur et représentant le césarisme protestant de Berlin ? Acceptera-t-elle ce vasselage diplomatique que le grand-chancelier essaie d’imposer au reste de l’Europe ? engagera-t-elle pour l’avenir sa liberté d’action ? fera-t-elle de ses destinées futures un incident secondaire des conflits franco-allemands ? Quels que soient les services qu’ait pu lui rendre l’Allemagne, ou ceux qu’elle en attend encore, elle les paierait bien cher, si ce devait être au prix de son indépendance.

En résumé, l’Espagne n’avait avec la Prusse aucun lien commun d’intérêt ou de sympathie ; tout au contraire, ses origines, son histoire, sa religion, sa position géographique, ses intérêts industriels et commerciaux semblaient la rapprocher de la France. C’est le tort de cette dernière de s’être par sa politique aliéné l’une après l’autre ses alliées naturelles, et d’avoir de sa propre main rompu le fameux faisceau des nations latines. Quoi de plus naturel si dans sa détresse, délaissée de tous, ne rencontrant auprès des cabinets européens qu’indifférence et mauvais vouloir, l’Espagne a accueilli les avances du seul allié qui s’offrît à elle ? De guerre lasse, on peut le dire, elle s’est jetée dans les bras de la Prusse.

Il faut convenir pourtant que de toutes les puissances, c’était la France dont l’initiative importait surtout au peuple espagnol : en premier lieu, l’effet moral eût été bien plus grand des deux côtés des monts, les carlistes et leurs amis eussent été découragés, aucun doute n’eût été possible sur le bon vouloir du gouvernement français et la sincérité de ses intentions. Distraite par des préoccupations intérieures, la France jusqu’ici avait accordé peu d’attention aux troubles espagnols ; aujourd’hui, mieux instruite de ses vrais intérêts, elle répudiera toute solidarité avec le carlisme, et bientôt on ne pourra plus nier que le gouvernement, d’accord en cela avec l’opinion publique, ne soit décidé à prêter aux libéraux un loyal appui. M. le duc Decazes, dans la réponse à M. le marquis de La Vega de Armijo, s’était engagé à donner aux agens français à la frontière les instructions les plus fermes et les plus détaillées ; le nombre des saisies d’armes ou de munitions destinées aux carlistes augmente chaque jour ; deux canonnières, l’une espagnole, l’autre française, stationnent à l’entrée de la Bidassoa, visitant les barques qui s’y présentent ; tous les postes de douane ont été plus que doublés, et l’autorité militaire entretient à grands frais un fort cordon de troupes le long des Pyrénées pour rendre la surveillance plus active et plus efficace ; enfin, lors du dernier siège de Puycerda, les carlistes qui s’avançaient sur le territoire français, près de Bourg-Madame, ont été reçus à coups de fusil. Cette franche attitude du gouvernement fera renaître, il faut l’espérer, la bonne harmonie qui n’eût jamais dû cesser entre les deux peuples. Sûre de trouver chez la nation voisine un bienveillant concours, l’Espagne, qui lui est unie par tant de besoins et d’intérêts, n’ira pas chercher ailleurs de redoutables alliances ; elle redoublera d’efforts et d’énergie contre l’ennemi qui la désole. Quant au carlisme, réduit à ses seules forces, isolé et traqué dans ses montagnes, il ne pourra tenir tête à la majorité du pays, armée contre d’injustes prétentions, et cette insurrection criminelle, qui s’est présentée trop longtemps sous le couvert du droit et de la religion, succombera comme elle le mérite, ne laissant après elle que des ruines sanglantes et d’odieux souvenirs.


  1. Remarquons au surplus que, par une condition expresse, Philippe V exigeait que l’héritier mâle de la couronne fût né sur le sol de l’Espagne ou des colonies espagnoles et y eût été élevé ; or le prétendant actuel est né en Italie et a toujours vécu à l’étranger. S’il invoque son titre de citoyen espagnol comme fils d’un père espagnol, ce ne peut être qu’en vertu de la constitution de 1845, qui elle-même reconnaît la légitimité d’Isabelle II.
  2. Les ducs de Medina-Celi avaient jusqu’à ces derniers temps dressé dans leur jardin une potence leur annonçant le sort qui les attendait, s’ils songeaient jamais à faire valoir leurs droits.
  3. Le prétendant actuel est fils aîné d’un deuxième frère, don Juan, qui renonça en faveur de son fils aux prétendus droits à lui transmis par la mort du comte de Montemolin.