La Guerre d’Amérique et le Marché du coton

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La Guerre d’Amérique et le Marché du coton
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 56 (p. 189-208).
LA
GUERRE D'AMERIQUE
ET
LE MARCHE DU COTON

De temps en temps il nous arrive, de l’autre côté de l’Atlantique, des bruits de trêve et de conciliation qui tiennent en suspens l’attention de l’Europe. Tantôt il s’agit de commissions mixtes qui auraient été nommées par les deux congrès américains pour débattre les préliminaires d’un arrangement entre les parties belligérantes ; tantôt ce sont des messagers de paix, des porteurs de paroles qui franchissent les lignes des camps et qu’on dit investis de pouvoirs secrets. Plus récemment, c’est le président de l’Union qui a fait et reçu en personne des ouvertures promptement jugées inadmissibles. En s’emparant de ces nouvelles, le public européen en grossit l’effet et y ajoute ses commentaires. Chacun les juge suivant ses intérêts ou le sentiment qu’il y apporte. Pour ceux qui sont engagés dans des opérations industrielles ou commerciales, c’est l’objet d’une sollicitude directe ; pour les autres, c’est un soulagement au milieu de ces scènes douloureuses qui, en se prolongeant, ont tendu les esprits jusqu’à la lassitude. Les poitrines se dilatent à la pensée que l’effusion du sang va cesser. Point de limites aux conjectures ; la paix paraît faite jusqu’au moment où de nouveaux avis renversent l’échafaudage des illusions. Ces surprises et ces retours d’opinion, qui ne sont pas toujours exempts de calcul, feraient moins de dupes parmi nous, si l’on se rendait bien compte de ce que sont les faits en Amérique et de ce qu’y valent les hommes. On s’est trop accoutumé à regarder ces événemens lointains comme un spectacle dont on supporte mal les longueurs ; le désir qui domine est l’impatience du dénoûment, et peu de gens cherchent à s’éclairer sur ce qu’il doit être pour avoir des effets sérieux. Aucune notion ne serait pourtant plus utile pour se prémunir contre les bruits hasardés qui se traduisent, dans le maniement des intérêts, par des mouvemens aléatoires. Les élémens d’une appréciation exacte ne manquent pas, pourvu qu’on les prenne dans la nature des choses et non dans des données de convention, livrées en pâture, au jour le jour, à la crédulité publique. Ce sont ces élémens intrinsèques que nous allons essayer d’analyser, en glissant sur les faits de guerre et en ne nous attachant qu’aux grands traits de la situation.


I

Au point où les événemens sont arrivés, il ne reste plus l’ombre d’un doute sur la conduite que jusqu’à épuisement de leurs forces tiendront les deux partis en présence. Ni l’un ni l’autre n’effaceront de leurs drapeaux les fières devises qui y ont été inscrites dès l’origine : du côté du nord, l’établissement de l’Union ; du côté du sud, démembrement de l’Union. Dans les premières années de la rupture, l’esclavage pouvait être un cas réservé ; il ne l’est plus aujourd’hui. Des engagemens formels ont été pris ; la cause du nord est liée à l’abolition de l’esclavage, comme celle du sud au maintien de l’institution servile. Il n’y a d’équivoque ni dans les intentions, ni dans les volontés, ni dans les actes.

Entre des situations si tranchées, un accommodement est-il possible ? peut-il aboutir ? Voilà ce qu’il faut se demander lorsqu’on apprend que des négociations sont ouvertes. Quel moyen terme introduire dans des prétentions absolues et qui s’excluent à ce point ? L’imagination la plus inventive y échouerait sans doute. C’est, il est vrai, des deux côtés la même race, parlant la même langue, longtemps liée par les mêmes intérêts, par une tradition commune ; elle se compose d’hommes également braves et éclairés. Que de motifs pour s’entendre, si un abîme ne s’était creusé entre eux ! Tel est l’empire de la passion que ces qualités mêmes n’ont servi qu’à entretenir un plus grand acharnement. Dans ces chocs à outrance, les cœurs se sont aigris, le langage s’est envenimé, le vertige de l’orgueil a obscurci la raison, et en réalité tous les griefs se résument désormais en un seul grief, le désir et l’espoir des revanches, tous les débats en un seul débat, c’est de savoir lequel cédera des deux partis en armes. Un esprit nouveau, dont ce pays industrieux s’était jusque-là préservé, est né de la circonstance, l’esprit militaire. Timide et circonspect au début, il a aujourd’hui la voix haute, sent de quel poids il pèse dans ce qui s’agite, et survivra aux événemens. Si ce n’est pas un maître, c’est du moins un surveillant. Pour le conseil comme pour l’action, il faudra, quoi qu’il arrive, compter avec lui.

S’il ne s’agissait, dans une négociation, que de souscrire à quelques ménagemens de forme, le concert serait bientôt rétabli entre les contendans. Ils ont, dans le plus vif de leur différend, conservé les uns pour les autres une estime qui rend les égards faciles. Aucun des partis ne veut abuser de la victoire, ni en pousser le bénéfice au-delà des points litigieux. Il paraît entendu que, si l’Union parvient à se reconstituer, l’oubli complet du passé sera la première clause du pacte à intervenir, qu’aucune recherche ne pourra être exercée ni contre les personnes ni contre les biens, et que les états un instant détachés rentreront dans leurs anciens droits sous la seule exception des droits particuliers qui ont motivé la prise d’armes. Il en serait de même, assure-t-on, des dettes respectives, qui seraient confondues dans la dette publique sans distinction d’origine. Rien de plus sensé ni de plus politique. Ce long duel laissera dans les cœurs des blessures qu’il ne serait pas prudent d’envenimer, et le grand souci des pouvoirs constitués, si l’intégrité des états se reforme, devra être d’effacer jusqu’aux traces de la querelle. Voilà des détails sur lesquels la disposition des esprits rend une entente possible ; mais ce ne sont que des points secondaires. Il en est d’autres plus essentiels et si irritans qu’à peine ose-t-on en parler quand on s’abouche. C’est d’un côté le partage de la prépondérance politique, de l’autre les termes dans lesquels sera réglée l’émancipation des esclaves.

Avant la scission, les hommes du sud avaient su arranger les choses de telle façon que le gouvernement de l’Union leur était échu pour la plus grande part. On a calculé que dans le cours de soixante-douze années et sur dix-huit élections les suffrages populaires avaient porté à la présidence douze hommes du sud contre six hommes du nord. Ce fait était même devenu une théorie. Il paraissait admis que les hommes du sud, par la nature de leurs occupations et à raison des loisirs que leur laissait l’administration de leurs domaines, étaient plus que les hommes, du nord préparés aux habitudes du commandement. L’activité du nord, plus directe et plus personnelle, absorbait l’individu ; celle du sud, presque toujours indirecte et s’exerçant par délégation, dégageait mieux la personne et la désignait d’une manière plus naturelle pour diriger les services du gouvernement. Aussi était-ce dans le sud que les fonctions publiques, par voie d’affinité, recrutaient le plus ordinairement leurs agens. Il était dans la force des choses que le président, maître de l’investiture, préférât des hommes à sa main, unis à lui par une communauté d’origine et de sentimens. De là cette singulière distribution des rôles qu’avec une entière liberté de suffrages la puissance publique appartenait de fait et presque irrésistiblement à la minorité. Dans la cour suprême, cinq juges sur neuf provenaient des états à esclaves. Les mêmes proportions, avec quelques alternatives, se retrouvaient dans les postes de secrétaire d’état, de ministres plénipotentiaires, dans les présidences des chambres, dans les offices supérieurs de la magistrature, dans les grades militaires. Le sud était partout présent, comme une sorte de chevalerie qui, par l’effet d’un plein consentement, s’imposait au nord, moins soucieux des honneurs que des affaires, et qui trouvait dans les cultures, l’industrie et le négoce un emploi plus fructueux de son temps. Qu’est-il résulté de cette confiance imprévoyante ? Les événemens l’ont montré : c’est une faute que le nord ne commettra plus. Voilà ce que sentent les hommes du sud et ce qui les rend si peu maniables. S’ils rentrent dans l’Union, ce ne sera ni au même titre, ni dans les mêmes conditions qu’autrefois. Ils ont perdu un empire que le nombre ne leur rendra jamais, et qu’aucune habileté de conduite ne pourra leur faire recouvrer. On oubliera qu’ils sont des vaincus ; malgré tout, ils resteront suspects. Ce sera pour longtemps une déchéance politique ; du moins l’envisagent-ils ainsi, et l’idée en répugne à des hommes qui ont si souvent commandé.

Admettons que cet orgueil cède et qu’ils se résignent à la perte de leurs prérogatives, ce n’est que la moitié des sacrifices à prévoir. Leur fortune est également menacée : elle avait l’esclavage pour fondement, et avec l’émancipation l’économie du travail agricole est à reconstruire. Comment un peuple calculateur a-t-il pu se tromper à ce point dans une question d’intérêts ? Voici une guerre civile qui a déjà coûté au nord 6 milliards et au sud 4 milliards probablement, en tout 10 milliards. Qu’on y ajoute l’abandon d’une partie des plantations, le désarmement de la marine marchande, les pertes infligées par la course, la dépréciation des valeurs, la rupture des relations régulières, ce sera 15 milliards au moins de prélevés sur la richesse commune. 15 milliards pour aboutir à des hécatombes et à des ruines ! Avec la cinquième partie de cette somme, on eût amplement payé la rançon des trois millions de nègres qui, au fond et quoi qu’on ait pu dire, ont été la cause et l’objet de cette dilapidation. L’argent est englouti aujourd’hui sans que la rançon ait été payée ; elle reste à débattre. C’est dans cette liquidation de la servitude que se rencontreront les plus grandes difficultés d’un arrangement. Tout détail sera un obstacle : le chiffre de l’indemnité, si le principe en est admis ; le mode d’exécution, soit que les états en demeurent chargés, soit que la puissance fédérale se l’attribue ; les garanties pénales contre les résistances individuelles ou collectives, les délais de l’affranchissement. Que d’occasions de dissentimens ! quel aliment pour l’esprit d’animosité ! A la guerre ouverte succédera une guerre d’embûches où le nord aura affaire à forte partie. Il est de toute évidence et ses actes en font foi que, dans ce débat d’où le salut du pays dépend, M. Lincoln ne reproduira plus la combinaison platonique qui ajournait à la fin du siècle la délivrance des noirs. Point de repos à attendre, après ce long déchirement, si ce n’est dans une exécution simultanée et immédiate. Rien ne sera terminé avec le sud tant que les dernières chaînes de l’esclavage n’y seront pas brisées. Tout délai serait pour les uns une issue ouverte à de nouvelles trahisons, pour les autres la nécessité de rester en armes afin de les conjurer. L’affranchissement immédiat répond seul à ces pièges d’une paix captieuse. C’est le gage que le sud doit fournir, le seul qui soit solide et sur lequel il n’y ait plus à revenir, le seul aussi qui puisse délivrer l’Union des charges militaires qui l’obèrent depuis cinq ans. La fatalité le veut ainsi, et tant qu’il lui restera un homme et un fusil, le sud se débattra sous son étreinte. Dans la partie où il s’est témérairement engagé, il a joué non-seulement ses prérogatives, mais ses destinées. L’esclavage lui avait ménagé une existence commode que l’émancipation devait renverser de fond en comble. Le jour où ce travail des cultures qu’il imposait le fouet en main ne s’exécuterait plus qu’à des conditions débattues, il n’en tirerait plus ni les mêmes jouissances ni le même profit ; il serait alors obligé de fléchir, lui devant qui tout fléchissait.

En se pénétrant de ces faits, on comprend à quel point un arrangement librement consenti offre de difficultés et d’incertitudes. Jusqu’ici les émancipations qui se sont succédé ont eu lieu contre le gré des possesseurs d’esclaves ; l’autorité de la métropole les imposait à des colonies dépendantes. Pour la première fois il s’agit d’en régler les conditions avec des maîtres qui y résistent et qui ont pris les armes pour défendre le régime du travail auquel leur fortune est attachée. C’est un grand spectacle et une noble entreprise, mais ce n’est pas l’œuvre d’un jour ni d’une conférence. Les intérêts et les passions ne transigent pas aisément, et tant qu’il leur reste une lueur d’espoir, ils rejettent le masque et font de nouveau appel à la force.

La force, cet argument décisif, où est-elle aujourd’hui ? Longtemps elle s’est balancée entre les deux camps de manière à laisser les opinions indécises. Jamais guerre ne se fit d’une manière plus décousue, plus au rebours des procédés que nos grands capitaines ont mis en crédit. Depuis bientôt un siècle, nous sommes accoutumés en Europe à des campagnes expéditives qui, en quelques mois, décident du sort des états. Un siège qui dure un an, comme celui de Sébastopol, ne nous semble pas exempt de longueurs, L’Amérique, qui ne fait rien comme nous, n’a pas de ces impatiences. Elle ne nous a emprunté ni nos marches rapides, ni nos actions décisives. Ses victoires n’ont pas de lendemain, et l’effet en est souvent détruit par des échecs inattendus. Tout cela de loin s’explique mal et déroute les conjectures. On ne comprend guère non plus pourquoi, à tout propos, les armées se retranchent, même quand le terrain est libre pour le combat, et restent pendant des mois entiers en face l’une de l’autre dans une expectative dont la signification échappe. Pour se rendre compte de cette tactique, il faut remonter aux Romains et à ces camps fortifiés que César multipliait dans les Gaules. Est-ce un retour vers l’enfance de l’art ou un système de temporisation commandé par l’étendue du théâtre des hostilités ? A la distance où nous sommes et dans la disette de renseignemens, il est malaisé d’en juger. Il y a pourtant un fait qui, sans être nouveau dans l’histoire des guerres, est plus particulier à l’Amérique qu’au continent européen : c’est l’habitude de prendre la mer ou les grands fleuves pour base d’opérations, et d’entretenir une force navale à l’appui des armées de terre, soit pour l’action, soit pour le transport des hommes et des approvisionnemens. Sur le James comme sur le Mississipi, on retrouve des flottilles aidant aux sièges, poussant des reconnaissances hardies, balayant les rives, jetant des bataillons sur les points où l’offensive commence, leur servant de refuge au besoin, et couvrant leur retraite quand ils plient sous le nombre. Cette action combinée a peut-être là des modèles bons à étudier ; mais il n’en reste pas moins évident que cette façon de mener une guerre n’est pas la bonne, et que, sans en chercher d’autres causes, elle est condamnée par ses seules lenteurs et par une impuissance avérée d’aboutir à rien de définitif.

Cependant, depuis quelques mois et à la suite de la prolongation des pouvoirs de M. Lincoln, on dirait qu’une sorte de méthode s’est introduite dans des opérations qui jusqu’alors avaient été mal liées. La campagne actuelle se distingue des précédentes par une plus grande unité dans les plans et plus de concert dans les mouvemens des armées. Le corps de Grant, qui est le plus considérable, sert comme de pivot aux corps expéditionnaires, distribués dans un rayon étendu pour préserver les territoires fidèles ou pour réduire les territoires insoumis. Cette immobilité de Grant assure la disponibilité des troupes de ses lieutenans. D’un côté il tient en échec les forces de Lee, de l’autre il menace Richmond et l’investit par les mêmes travaux hydrauliques qui lui ont livré Wicksburg. Appuyé sur le James, il en commande le cours inférieur par ses canonnières et ses batteries de berge. De jour en jour, il pousse plus loin ses approches au moyen de mouvemens de terres familiers aux Américains, creuse un canal pour ouvrir à sa flottille le James supérieur et serrer dans de plus étroites limites le champ de la défense. Sa présence obstinée a pour l’ennemi le sens d’un risque toujours prochain ; elle l’empêche de se dégarnir pour aller chercher au loin des diversions et des aventures ; elle couvre Sheridan, qui garde les défilés de la Shenandoah. et permet à Sherman de pénétrer au cœur des provinces qui ont été le premier foyer de l’insurrection. C’est cette marche de Sherman qui est surtout décisive ; elle a été conduite avec une hardiesse et une habileté consommées. Peu de détails en ont transpiré ; à peine de loin en loin apprend-on que de grands coups ont été portés, qu’Atlanta s’est rendu, que Savanah a été enlevé de vive force, que Charleston, longtemps invulnérable, va être pris entre deux feux. Il n’y a pas là seulement de beaux faits de guerre, il y a l’instinct de la seule combinaison qui puisse faire tomber les armes des mains des révoltés. Cette combinaison est des plus simples ; elle consiste à s’emparer de leurs ports de mer pour les isoler de l’Europe.

On s’étonne quelquefois du peu de mesure que garde la presse américaine quand elle parle de l’esprit européen. Par la neutralité qui a prévalu, ces colères semblent mal justifiées. C’est qu’au fond cette neutralité n’est qu’apparente et a couvert des interventions déguisées. Il est constant que la longue résistance du sud n’aura tenu qu’à la connivence de certains états de l’Europe. Ce serait déjà beaucoup que le pervertissement des opinions poussé jusqu’au scandale et les promesses de reconnaissance souvent insinuées, toujours éludées ; mais il y a des griefs plus sérieux et en réalité un concours effectif. En face et à peu de distance des deux Carolines, les Anglais possèdent un petit groupe d’îles, les Bermudes, qui, en temps ordinaire, ne sont qu’un point de relâche et une station navale. Depuis que la guerre sévit, cette station est devenue le siège d’un commerce interlope que l’Union reconstituée ne pardonnera jamais à l’Angleterre. Longtemps les Bermudes ont été le principal arsenal du sud. Il y puisait ses armes, ses munitions, souvent ses recrues ; ses corsaires s’y ravitaillaient impunément. Les fournitures militaires, importées par gros chargemens et mises en dépôt, s’y distribuaient sur des navires légers, à marche rapide, qui forçaient les blocus, et en rasant les côtes échappaient aux croisières par leur faible tirant d’eau. Les canons, les boulets, les poudres arrivaient ainsi à leur destination, et tels étaient les bénéfices de ce trafic qu’ils couvraient amplement tous les risques de capture. Les retours s’opéraient en cargaisons de coton qui y ajoutaient de nouveaux profits. D’énormes fortunes ont été faites dans ce cabotage, et on comprend le goût qu’y apportaient les spéculateurs favorisés. Ce que l’on comprend moins, c’est la tolérance des autorités locales pour des actes qui engageaient la responsabilité de leur gouvernement. Çà et là et pour la forme, quelques interdictions étaient bien lancées et obligeaient les bâtimens chargés de contrebande de guerre à chercher dans le port mexicain de Matamoras une police plus accommodante ; mais la plupart du temps le gouverneur des Bermudes fermait les yeux pour ne pas priver sa petite colonie de la fortune inattendue que les événemens lui procuraient.

Cette insuffisance des blocus n’avait pas échappé à la vigilance du gouvernement fédéral. Il voyait ce que l’armée ennemie empruntait de ressources à la connivence des neutres. Les réclamations diplomatiques n’aboutissant pas, il a fallu employer dès lors des moyens plus directs. De là une suite d’expéditions navales qui avaient pour objet la réduction du littoral et ne sont pas les moins glorieux épisodes de cette guerre. Parmi ces expéditions, une seule a eu un succès immédiat et complet, la prise de la Nouvelle-Orléans. Celle de Beaufort n’avait abouti qu’à l’occupation des îles qui lui font face, celle de Charleston au démantèlement du fort Sumter, celle de Mobile à la destruction des ouvrages extérieurs et à la libre possession des rades. Tout récemment encore les forts qui défendent les approches de Wilmington ont été enlevés ou détruits sans que la ville se soit rendue. La marine, après avoir poussé les choses aussi loin que le permettaient ses moyens d’action et la nature des lieux, retombait dans l’impuissance, faute de troupes de terre chargées d’achever son œuvre en prenant les ports à revers. Ce complément d’investiture et d’action, la pointe audacieuse de Sherman l’a rendu désormais possible. Il tient à sa portée et sous le coup d’une menace cette suite de foyers de contrebande de guerre qui se succèdent sur la côte orientale depuis le cap Hatteras jusqu’à l’extrémité des Florides. Savanah n’est qu’une étape qui doit le conduire à Charleston et à Georgetown, tandis que les lieutenans de Grant achèveront à Wilmington la tâche commencée. Ces positions une fois prises, la Virginie et les Carolines seront gardées du côté de la mer ; l’Union en aura les clés, et le séquestre contre l’assistance et l’influence de l’Europe prendra un caractère rigoureux. Là où les fournisseurs militaires trouvaient des marchés ouverts, ils ne rencontreront plus que des canons pour les tenir au large. Si ce plan réussit, la confédération, privée de ses communications maritimes, se consumera d’elle-même dans un prompt dépérissement.

Cet isolement a commencé dans son propre sein et sous la forme de défections successives. Tous les états engagés dans les débuts de la lutte n’y figuraient pas au même titre. Les uns y avaient un intérêt direct, les autres n’y avaient qu’un intérêt indirect. Les premiers occupent les vastes plaines qui, baignées à l’est par l’Atlantique et appuyées à l’ouest sur les chaînes secondaires des Alleghanys, s’élargissent à leur rencontre avec la vallée du Mississipi et vont aboutir au golfe du Mexique. C’est la zone du coton vouée exclusivement au travail servile et où domine l’influence des grands planteurs. La Virginie orientale, les deux Carolines, la Géorgie, l’Alabama, la Floride, sont dans ce cas. Les seconds de ces états se partagent la région qui des plateaux des Alleghanys descend vers l’Ohio et le Mississipi et renferme une population plus mêlée. Ceux-ci ont également leurs grands domaines et leurs marchés d’esclaves ; mais l’immigration y a versé de rudes pionniers qui exploitent le sol de leurs mains, et dont le nombre, constamment accru, tient en échec l’esprit de caste des anciens tenanciers dont ils n’ont épousé qu’à demi les rancunes et les colères. Ces états sont le Tennessee et le Kentucky. Les cultures libres y balancent, si elles ne les excèdent pas, les cultures serviles, surtout dans les parties montueuses et tempérées. C’est de cette région laborieuse que sont sortis, à une date récente, des signes menaçans pour le sud et sous la forme la plus significative, l’abolition. Le Tennessee s’est déclaré le premier ; on assure que le Kentucky va le suivre. Un cordon d’états libres se formerait ainsi autour du berceau de l’esclavage de manière à lui enlever toutes ses issues. Les mêmes symptômes de défection se sont montrés dans le Missouri, où l’affranchissement des noirs suit les voies légales. Pour la Louisiane, c’est un fait accompli depuis son occupation ; pour le Maryland, c’est une réforme volontaire, en pleine vigueur, qui a traversé l’épreuve des formalités. Le vide se fait ainsi autour du sud ; de plus en plus on l’enferme dans un cercle d’institutions réfractaires. Des quinze états à esclaves qu’il croyait liés à sa cause par une communauté d’intérêts, en voici déjà cinq qui la désertent par des démonstrations auxquelles il ne peut se méprendre. Trois autres, le Texas, l’Arkansas et le Delaware, ne lui apportent qu’un appoint insignifiant, et sont empêchés par les distances de lui porter secours. Ses forces se réduisent dès lors à sept états peuplés de trois millions de blancs et de deux millions d’esclaves. Il en est même deux sur ce nombre dont le zèle est attiédi et la fidélité douteuse. La Caroline du nord a protesté à diverses reprises, la Virginie s’est scindée en deux parts, dont l’une s’est ralliée au drapeau de l’Union. Dans toute l’étendue du territoire règne un profond sentiment de lassitude. Les régions de l’ouest, livrées sans défense à des corps de partisans, implorent la paix comme leur seule garantie contre des ravages impunis. Il n’y a plus de passions que dans les armées, et encore sentent-elles à de certains momens leurs animosités se calmer et leur persévérance fléchir.

On le voit, toutes les chances sont aujourd’hui en faveur du nord ; il peut dicter ses conditions et n’a plus à redouter que ses propres faiblesses. Il a pour lui la force morale et la force matérielle ; il combat pour un principe, tandis que dans le camp opposé on ne combat que pour un intérêt. Le triomphe de ce principe sera une grande date dans l’histoire de l’humanité ; il n’y aura lieu de regretter ni l’argent sacrifié, ni le sang versé, s’il sort intact de cette lutte. Ce qui serait à jamais déplorable, ce serait d’avoir molli quand il fallait se montrer le plus ferme, de n’avoir obtenu en échange de tant de vies sacrifiées que des satisfactions stériles. Le vrai danger du moment est dans cette impatience d’en finir qui tend à précipiter les choses au risque d’une déception. L’humeur des Américains est prompte à mettre l’Europe en cause, à l’accuser des embarras qui leur ont été suscités, et jusqu’à un certain point leur plainte est fondée ; ils ne parlent pas de ceux que leur ont valus leurs dissentimens intérieurs. Ils se taisent sur ces complicités mal déguisées qui entretenaient le sud dans ses illusions et l’encourageaient dans sa résistance ; ils ne disent pas combien d’hommes du nord ont fait, dans le cours de cette guerre, des vœux contre leur propre parti et trahi sa cause jusqu’à employer la violence. Le tort qu’a fait au nord la malveillance extérieure est loin d’être l’équivalent du tort qu’il s’est fait à lui-même. C’est ce mauvais esprit, toujours agissant, qui, dans ces conjonctures, est ce qu’il y a le plus à redouter. Les factions, par leurs menées souterraines, peuvent troubler la conscience du président, tromper sa bonne foi, ébranler sa fermeté, l’amener à traiter avant l’heure. Peut-être faut-il voir leur main dans cette dernière conférence si légèrement acceptée, si brusquement rompue. Quel bien pouvait-on s’en promettre tant que le sud ne se désistait pas de sa prétention à l’indépendance ? Le seul préliminaire sérieux, c’est que la prétention et le mot soient retirés. L’indépendance du sud serait non-seulement la consécration indéfinie de l’esclavage, mais la guerre civile en permanence, par le seul effet d’institutions incompatibles et juxtaposées. Le jour où, sous un déguisement quelconque, cette condition serait admise, l’Union se déclarerait vaincue et aurait signé sa déchéance. Elle n’en est pas là, Dieu merci !

Cependant toutes les surprises sont possibles. Une fantaisie nouvelle semble s’être emparée de l’esprit des Américains : c’est de s’arranger entre eux tant bien que mal, pour prendre des revanches ailleurs. Cette fantaisie passera, si elle n’est que superficielle ; si elle était profonde et qu’elle persistât, il faudrait s’attendre à une paix mal faite. Dans un cas comme dans l’autre, il est bon de se tenir préparés aux événemens. Notre politique comme nos intérêts ne manqueraient pas de s’en ressentir. Je ne m’occuperai que des derniers. Ils sont fortement engagés dans le dénoûment de ces querelles intestines. Pour les spéculations commerciales, ce serait l’occasion et le signal d’une crise, pour nos manufactures de coton le brusque retour de l’avilissement des prix, pour nos ouvriers la garantie d’un travail plus suivi et plus régulier. Ce qui touche tant d’existences et tant d’affaires ne saurait nous être indifférent.


II

Pour se rendre compte du coup que porterait à notre marché du coton le rétablissement dans des conditions régulières de l’approvisionnement américain, il importe de jeter un coup d’œil en arrière et de voir où en étaient les choses lorsque cet approvisionnement a été supprimé. En réalité, il avait éteint presque toutes les concurrences, et à lui seul suffisait à l’activité de nos manufactures. Les produits dont il se composait avaient une supériorité avérée : ils arrivaient à jour fixe, et en quantités telles que la faculté du choix était toujours assurée. L’Europe en employait 3 millions 1/2 de balles. À ces motifs de préférence venait s’ajouter la modicité de plus en plus grande des prix. Dans les années d’abondance, la dépréciation avait été poussée si loin qu’un moment on avait pu obtenir des cotons de qualité courante à 40 centimes le demi-kilogramme. Ce n’était là qu’un cours d’exception et à peine rémunérateur ; mais la valeur moyenne, dans une période décennale, avait oscillé entre 50 et 55 centimes le demi-kilo, qui semblaient suffire aux planteurs pour couvrir leurs frais et recueillir un légitime bénéfice. Les habitudes étaient prises dans ce sens, affermies de jour en jour par un avantage réciproque, et rien ne laissait prévoir d’autre altération dans le cours des choses que les variations presque insensibles qu’apportaient sur les marchés les vicissitudes des récoltes.

C’est au milieu de cette confiance qu’éclata la rupture des états à esclaves, bientôt suivie de leur blocus. La mer se fermait à l’approvisionnement ; un vide profond allait se faire, sans qu’il s’offrît aucun moyen de le combler. La hausse des prix répondit à cet événement, et il s’y mêla, il faut le dire, un élément un peu artificiel. Dans les périodes régulières, la spéculation commerciale s’exerce sur le coton comme sur les autres denrées, mais dans des proportions assez réduites. Cette spéculation ne consiste guère qu’en petits accaparemens conduits avec prudence et suivis d’une prompte liquidation. Les contrats sont sérieux, et presque toujours les livraisons s’opèrent. Comme les différences sont minimes, tout se passe de commissionnaires à manufacturiers dans l’intervalle qui s’écoule entre la mise en entrepôt et l’expédition aux fabriques. C’est un jeu modeste, qui donne du ton au marché sans l’échauffer à l’excès. Ce jeu, sous l’influence de la disette, allait prendre de tout autres proportions. À peine le premier mouvement de hausse se fut-il établi qu’une nuée de spéculateurs nouveaux, venus on ne sait d’où, entra en campagne pour avoir sa part du butin. C’était à qui achèterait ou vendrait suivant l’impression ou le moment. Dans la même bourse, le même traité passait en trente mains différentes. Moins il arrivait de coton réel, plus il s’échangeait de coton imaginaire. Tout se terminait par des primes, des reports et des règlemens. Naturellement les prix s’élevaient à vue d’œil au feu de ces enchères vertigineuses. Peu importait que ces prix d’aventure fussent ou non en rapport avec les besoins et la situation des fabriques ; ils semblaient justifiés dès qu’ils trouvaient des preneurs. On eût dit que le coton sur lequel on jouait n’était pas de la même nature que celui qui devait passer sur les métiers. Quel moyen de défense restait-il aux manufactures ? Leurs produits, restés à l’écart de cette fièvre, ne suivaient pas l’impulsion et les laissaient en perte. Sous peine de ruine, les manufactures étaient condamnées à suspendre ou à diminuer leur travail, de telle sorte que les fortunes échues dans les ports à quelques hommes favorisés par les chances du jeu se traduisaient dans les villes industrielles par la misère des ouvriers déclassés.

Cette façon de surmener le marché a eu pourtant, en compensation de ces préjudices, quelques effets heureux. Les prix arbitraires de la spéculation ont servi d’encouragement aux cultures dans les pays ou elles étaient à créer ou à tirer de leur torpeur. Sous ce rapport, tout était à faire. Il s’agissait de suppléer l’Amérique, qui non-seulement fournissait les meilleurs cotons, mais les traitait, les conditionnait elle-même, sans donner aux destinataires d’autre souci que de les recevoir et de les payer à leur valeur. Dans les autres contrées, rien de pareil ; le délaissement des produits y avait frappé les exploitations d’impuissance. Les anciens procédés y étaient tombés en désuétude, les nouveaux n’y avaient pas été introduits. C’étaient autant d’éducations à faire, d’établissemens à fonder, de spéculations territoriales à entreprendre. Il fallait distribuer des semences, des machines perfectionnées, envoyer des moniteurs agricoles ou à leur défaut des documens en diverses langues pour mettre les natifs à même de diriger les cultures et les préparations subsidiaires du produit. Dans le cours de quatre années, cet effort a été fait et cette révolution s’est accomplie. Les Indes orientales, l’Égypte et la Turquie, réveillées de leur sommeil, ont succédé à l’Amérique dans le contingent principal de l’approvisionnement du coton ; elles ont pris goût à leur tâche et se sont efforcées de la bien remplir. Pour les quantités, la question est, sinon résolue, du moins très avancée. Des calculs précis portent à près de 2 millions de balles les dernières récoltes de ces trois pays, et des terres ont été préparées pour accroître d’un tiers dans l’année qui s’ouvre le chiffre des ensemencemens. Les quantités en perspective seraient dès lors de 2,500,000 balles, dont 1,600,000 pour les Indes, 300,000 pour l’Égypte, 200,000 pour la Turquie ; la Chine et le Japon fourniraient le complément de 400,000 balles, en y ajoutant comme appoints le Brésil, les Antilles et l’Afrique. Cette récapitulation est significative. Sous l’aiguillon de l’urgence, le fonds de l’approvisionnement se serait reconstitué en quatre ans, en dehors et à l’exclusion de la provenance américaine. Les 2,500,000 balles qui sont à prochaine échéance et ne sauraient être le dernier mot des cultures régénérées représentent en effet très amplement les 3,500,000 balles que le monopole des États-Unis avait atteintes avant de s’éclipser. D’un côté, par l’effet de la hausse des prix, la consommation des tissus de coton s’est considérablement ralentie ; de l’autre, les tissus de laine et de lin ont de plus en plus envahi une place devenue vacante. Moins de demande du produit a dû nécessairement amener moins de besoin de la matière brute. Au fond et de toutes les manières, c’est cause gagnée. L’Europe, à la rude école de la nécessité, a vite appris à se passer de l’Amérique. Celle-ci aura fort à faire pour se remettre en ligne et rétablir ses avantages, si la paix se conclut.

Qu’arriverait-il dans ce cas ? Le champ est ouvert aux conjectures ; mais le sentiment qui domine est une inquiétude vague sur les conséquences de l’événement. À première vue et la période de transition étant mise à l’écart, le retour de la paix devrait être salué par une acclamation universelle. La paix, dans son influence définitive, est la rentrée des territoires les plus favorisés qu’il y ait au monde dans la fonction de l’approvisionnement, c’est la livraison régulière et abondante des meilleurs cotons que la manufacture ait jamais employés, c’est du travail assuré pour les ouvriers, longtemps éprouvés par le régime de l’intermittence, c’est la force et la sécurité rendues à une industrie qui, dans la disette de bonnes matières et le l’enchérissement des plus mauvaises, marchait à sa décadence. Comment ne pas s’applaudir d’un acte qui amènerait à sa suite de tels bienfaits ? On y applaudirait en effet, et par un élan unanime, s’il n’y avait là un incident à vider. Cet incident est la liquidation des prix de guerre et des folies que l’esprit de spéculation y est venu ajouter. Il faut maintenant dresser l’inventaire des dommages que ce vertige nous coûtera, et devant la balance des chiffres on s’explique comment un dénoûment survenu à l’improviste rencontrerait peu d’enthousiasme. Les prix de départ, comme on l’a vu, étaient de 50 à 55 centimes le demi-kilo pour les qualités courantes du coton américain. Successivement, et par les poussées du jeu plus encore que par la rareté, ces prix ont été portés à 2 fr., 3 fr. et 3 fr. 50 cent., à peu près le septuple. En même temps des cotons inférieurs, comme ceux de la Turquie et des Indes orientales, sont arrivés à 2 francs 20 cent., 2 francs, 1 franc 80 cent. On payait sur ce pied des matières qu’en d’autres temps on eût mises au rebut, chargées d’impuretés et de corps étrangers, d’un brin rude et court, qu’il fallait soumettre à un traitement particulier. Ces prix, à quelques fluctuations près, se sont maintenus et font encore loi sur le marché ; le même jeu qui les a créés les anime et les soutient. C’est cet artifice savant que la paix menace et peut anéantir en un jour. Supposons-la signée, comme tôt ou tard elle le sera ; supposons encore que les cours d’autrefois soient remis en vigueur. La dépréciation, calculée au plus bas, serait des quatre cinquièmes. Ce n’est pas outrer les choses que de la faire porter sur 1 milliard au moins, en y comprenant, comme il est exact de le faire, les existences en mer et dans les entrepôts, les dépôts dans les fabriques, les produits répartis dans le commerce intermédiaire et les magasins de détail. Dans ces termes, la perte à dégager n’est plus qu’un calcul élémentaire. Sur le milliard, ce serait 800 millions d’emportés, triste liquidation qui causerait bien des sinistres.

Il est vrai que dans ce calcul les choses sont mises au pire, et qu’il y a des motifs de croire que la dépréciation s’opérera par degrés et n’éclatera pas comme un coup de foudre. La marche pourra en être modifiée par deux circonstances qui, suivant le cours qu’elles prendront, agiront dans un sens ou dans l’autre sur l’état du marché et les mouvemens des mercuriales. La première est l’importance des dépôts qui, dans le cours de la guerre et depuis que les ports du sud ont été fermés, se sont accumulés dans les mains des planteurs américains. La seconde est la différence qui se produira dans les prix de culture par la substitution du travail libre au travail servile, quand l’esclavage aura été aboli.

Sur l’importance des dépôts, les renseignemens sont confus et contradictoires ; on n’a que des approximations. Le sud, depuis qu’il est en révolte, a cherché à s’entourer de fables et de mystères. Ainsi il n’est nullement à croire qu’il ait, par des incendies volontaires, travaillé à sa propre ruine. C’est au moyen de son coton, si peu qu’il en ait écoulé, qu’il a soutenu ses finances, armé ses soldats, équipé ses corsaires. Malgré tout, il doit lui en rester des quantités considérables. Dans l’année qui a précédé la rupture, il en avait récolté 4,700,000 balles, dont une partie a été retenue par la rigueur des blocus. La disette des denrées alimentaires l’a obligé, il est vrai, de modifier ses exploitations, et une partie de ses ressources a passé dans les charges de la défense. Tout cela doit entrer en ligne de compte, sans infirmer pourtant ce fait, qu’une forte réserve existe encore sur les lieux. Quelques circulaires commerciales estiment cette réserve à 1,500,000 balles ; c’est un chiffre trop réduit. Fût-il exact, ce serait encore pour nos marchés d’Europe une rude épreuve, si ces 1,500,000 balles y étaient versées sans ménagement. Des deux parts il faudra y apporter de la prudence, mesurer les expéditions sur les besoins, se garder de tout ce qui pourrait amener des débâcles. Le sud y serait directement intéressé ; il n’avilirait les prix qu’à son propre préjudice.

Une incertitude tout aussi grande plane sur les conséquences qu’aurait sur les cultures la substitution du travail libre au travail servile. Comme moyen d’appréciation, on n’a guère que les expériences accomplies ailleurs et qui n’ont pas toujours été heureuses, ni concluantes pour l’économie de la production. Il n’est pas sans intérêt de voir ce que deviendra une émancipation dans les mains des Américains du Nord. La conduite des esclaves dans un pays en armes et au milieu de l’agitation qui y règne témoigne que les maîtres ont là-bas des procédés particuliers pour s’emparer des volontés et maintenir l’obéissance. Nul doute qu’ils n’en trouvent d’aussi efficaces sous un régime d’affranchissement. Les deux races, dans cette région, se balancent par le nombre, et l’activité de l’une aura facilement raison de l’indolence de l’autre. C’est une combinaison à imaginer, et là-dessus le génie américain n’est jamais à court. Par les formes du salaire et l’appât du gain, on trouvera des garanties contre l’abandon des cultures. Là où les bras seraient insuffisans, les machines y suppléeraient ; en aucun cas, le planteur ne laisserait se convertir en lande le domaine que ses soins ont rendu fécond. Quant aux conditions de l’exploitation, rien n’établit qu’elles dussent être sensiblement aggravées par l’affranchissement. Le travail servile était devenu naguère de plus en plus onéreux par le l’enchérissement des agens humains. Un nègre payé à raison de 5,000 francs coûtait à son maître, en tant que propriété viagère, 8 pour 100 sur ce prix pour les intérêts et l’amortissement, plus 50 ou 55 centimes par jour pour la nourriture et l’entretien, en tout 600 francs ou 2 francs par jour pour trois cents jours ouvrables. C’est dans les pays civilisés la moyenne du salaire de l’homme libre. Les prétentions du noir affranchi resteraient probablement en-deçà ; mais en même temps la tâche serait réduite et la main-d’œuvre plus précaire. On ne tirerait pas de l’engagement volontaire la somme d’efforts que fournissait le travail enrégimenté avec ses odieux moyens de discipline. Il faut également compter, parmi les empêchemens passagers, le trouble que la guerre civile aura jeté dans les fortunes privées et la détresse longtemps persistante des finances publiques. Le commerce a vu ses comptoirs se fermer, la marine marchande son matériel dépérir, l’agriculture ses rentrées ordinaires disparaître de sa comptabilité. Autant d’élémens à régénérer, et ce sera une œuvre de patience difficile à suivre, lente à aboutir : d’où l’on peut conclure qu’avant que la production soit remise sur l’ancien pied, bien des années s’écouleront, et que l’Amérique, dans son passage du travail libre au travail servile, ne reparaîtra sur nos marchés qu’avec des quantités moindres et des prix forcément accrus.

Cette période de transition facilitera beaucoup la liquidation de l’Europe. Elle adoucira les préjudices d’une dépréciation trop brusque, tempérera les paniques et permettra à l’industrie et au commerce d’écouler les bas produits dont ils sont encombrés. Ce sera en même temps le salut des cultures que l’abdication de l’Amérique a suscitées sur divers points du globe. Ces cultures n’avaient pu naître et se développer que sous le bénéfice des prix nouveaux ; elles ne pourraient tenir devant le retour inopiné des anciens prix. Cette bonne fortune née de la circonstance s’évanouirait avec elle, ce service venu si à propos serait une occasion de ruine pour ceux qui l’auraient rendu. À la liquidation de l’Europe il faudrait ajouter des liquidations non moins onéreuses dans les Indes orientales, en Égypte, en Turquie, au Brésil, partout où, sur la foi du renchérissement, on s’est ingénié pour venir en aide à nos manufactures en multipliant les plantations et en se munissant de machines perfectionnées pour en tirer un meilleur parti. Tout n’était pas irréprochable dans ces services improvisés ; ils se ressentaient de l’emploi de mains novices et de l’influence de civilisations mal dégrossies : dans la pénurie, on n’en voulait voir que les bons côtés ; si l’abondance revient, on ne verra que ce qu’ils ont de défectueux. Il n’y a pas à demander à l’industrie de se déterminer par d’autres calculs que sa convenance. Pour les Indes orientales, le discrédit viendrait de la charge des distances et de l’infériorité du produit, des mélanges et des fraudes que les natifs ont poussés à des proportions abusives. Pour l’Égypte, où le traitement est plus loyal, où la qualité est supérieure, la mévente naîtrait d’un débat plus rigoureux des prix qui excèdent ceux des sortes ordinaires. Pour la Turquie, on regarderait de plus près au lainage court et grossier qu’elle fournit, et qui n’est propre qu’à certains emplois. Tous ces auxiliaires auxquels en temps de disette on faisait si bon accueil seraient désormais discutés, traités en intrus, pour peu qu’il y eût avantage à le faire.

On devine quelle commotion profonde cette modification des rôles imprimerait aux pays qui sont récemment entrés dans la production du coton ou qui en ont développé la culture dans des proportions jusque-là inconnues : ce serait une révolution qui littéralement ferait le tour du globe et qui irait frapper au loin et dans toutes les directions des intérêts déconcertés. Les ruines privées s’y aggraveraient d’une ruine publique. Les Indes et l’Égypte n’avaient pu rétablir leurs finances qu’au moyen du hasard heureux qui leur livrait le plus beau marché du monde ; s’il se ferme, pour elles, la gêne recommence, et la déconfiture est au bout. Empêcher ces faits de s’accomplir n’est au pouvoir de personne ; à peine sera-t-il donné à l’esprit de conduite de l’amortir. Le seul remède est dans la tenue relative des prix, et heureusement cette tenue des prix est dans la nature des choses ; la volonté des hommes, si bien portée qu’elle fût, n’y suffirait pas et ne donnerait qu’une garantie précaire. Avec la tenue des prix, cette liquidation presque universelle peut devenir moins sensible et emprunter au temps les moyens de se mieux répartir. Le fardeau n’en retomberait plus sur un nombre réduit de détenteurs, il se distribuerait par couches successives, et passerait de mains en mains en s’allégeant par degrés. Le consommateur en prendrait sa part comme le producteur, comme l’intermédiaire. Cette combinaison n’aurait rien d’arbitraire, on a pu le voir ; elle est prise dans le cœur de la situation, et se présente comme la solution la plus naturelle. Dans tous les cas, elle est la seule qui puisse maintenir les cultures récentes, non sur le pied où elles sont, mais sur un pied raisonnable. Elle donnerait aux nouveaux pays de production la faculté de s’affermir dans les exploitations où ils se sont lancés un peu à l’aventure. Les retours de fortune ne sont pas toujours sans profit pour ceux qui en sont atteints ; ils s’instruisent et se forment à cette rude école. L’approvisionnement du coton, tombé dans des mains inexpérimentées, laissait beaucoup à désirer ; l’industrie payait chèrement des matières très imparfaites. Si on leur laisse le temps de se reconnaître, les Indes apprendront à mieux produire, l’Égypte à produire à meilleur marché. Elles prendront pour modèle ce redoutable concurrent que les événemens auront ramené dans l’arène. Elles profiteront de la période de sa convalescence pour se préparer à la lutte, et il n’est pas interdit d’espérer que, quand il aura repris ses forces, elles seront en mesure de lui résister.

Voilà, en traits rapides, la perspective sous laquelle se présente l’acte décisif qui est en voie d’accomplissement, et dont la grandeur morale ne doit pas faire oublier les intérêts positifs qui en seront affectés. Il est dans la nature de cet acte de donner de vastes proportions à tout ce qu’il touchera dans l’ordre économique comme dans l’ordre social. Tout récemment un témoignage considérable est venu en fixer devant la conscience publique la véritable signification. La chambre des représentans, réunie à Washington, a voté à la majorité des deux tiers de ses voix l’abolition de l’esclavage. Elle a déclaré et inscrit dans une loi comme amendement à la constitution que la servitude volontaire ou involontaire cessera d’exister aux États-Unis et dans les lieux soumis au gouvernement fédéral. La mesure sera mise en vigueur dès que les trois quarts des législatures des états particuliers l’auront confirmée. À cette nouvelle, la ville s’est spontanément illuminée, et une sérénade a été donnée au président Lincoln, qui a paru sur son balcon pour répondre à l’appel de la foule. Son langage a été des plus simples, mais que de grandeur dans cette simplicité ! Après avoir invité les états particuliers à remplir leur devoir comme la chambre des représentans avait rempli le sien, il a ajouté que la patrie américaine venait de donner un beau spectacle au monde. Le président a raison : aucun spectacle en effet ne pourrait être plus beau ; il porte plus loin et vise plus haut que les bruyantes inutilités dont se repaissent nos sociétés maladives, et qui se succèdent sans cause comme sans effet. Le doigt de la Providence y est empreint ; les hommes n’y figurent que comme des instrumens. Aux yeux des générations à venir, ce sera le principal événement du siècle et un motif de rédemption pour les faiblesses multipliées qui en auront marqué le cours. On y verra ce qu’a pu faire sortir du sein de ses dissensions un peuple résolu et animé d’une pensée généreuse, malgré les pièges de ses amis et la résistance de ses adversaires, en dépit d’une malveillance de l’opinion savamment entretenue au dedans et au dehors.

Une dernière question se pose ici d’elle-même, c’est de savoir si, après avoir recouvré l’entière disposition de ses forces, ce peuple ne se sentira pas emporté vers le goût des représailles. De toutes les conjectures, c’est la plus difficile à tirer. Il est à présumer qu’après avoir vidé leur querelle, les belligérans seront tentés de sceller leur accord en agissant en commun et en portant leurs défis ailleurs : l’esprit militaire, une fois éveillé, n’abandonne point aisément la partie, et il est dans sa nature d’être toujours en quête d’alimens ; mais ici, qu’on le remarque, on a affaire à un gouvernement sensé, qui, en ayant recours à la justice des armes, s’est arrangé de manière à demeurer l’arbitre de ses destinées et à ne pas se donner un maître. La paix conclue, il gardera ce qu’il a soigneusement maintenu, la liberté de ses déterminations. Tout lui conseille d’en user dans l’intérêt de son repos et du rétablissement de ses finances. De ses armées dissoutes peut-être sortira-t-il des corps de partisans qui s’engageront dans des aventures sur lesquelles le pouvoir fédéral, comme de coutume, fermera les yeux. Les représailles n’iront pas plus loin et ne prendront d’abord que cette forme. L’Union n’engagera de son plein mouvement ni sa politique ni son drapeau ; elle pansera ses blessures, réparera ses ruines, rendra à sa marine et à son commerce l’activité que la guerre avait suspendue. L’influence morale attachée à sa reconstitution suffirait pour changer ses rapports de voisinage et y amener des retours imprévus. L’Union n’agira ouvertement que si on la provoque, et dans la plénitude de ses moyens d’action il serait imprudent et dangereux de la provoquer.

Ces probabilités sont du domaine de l’avenir, qui seul en vérifiera ou en infirmera la justesse. Le présent est moins incertain, et on peut en parler à coup sûr. Il est démontré que la paix ne peut désormais sortir que d’un nouveau choc des armes. L’Union n’est pas encore assez forte pour l’imposer, la confédération ne se sent pas assez faible pour la subir. La condescendance de M. Lincoln à se prêter à une entrevue aura eu du moins ce bon résultat de dissiper les équivoques. Aucune des subtilités des envoyés de Richmond n’a pu tenir devant la netteté et la fermeté de son langage. Ils demandaient une suspension d’hostilités : il a répondu, en Romain, que le différend devait se vider en quelques heures, et sans quitter le pont du paquebot. Ils lui proposaient une alliance morale pour rétablir contre les puissances conjurées l’autorité et l’influence du nom américain : il a répondu qu’il n’y avait pas d’alliance à discuter hors de la rentrée dans l’Union des états qui bravaient ses lois. Il a ajouté que, pour les conditions de cette rentrée, la république se montrerait aussi généreuse qu’elle s’était montrée résolue dans la reconstitution de son unité. À toutes les instances, à toutes les considérations tirées de l’avantage d’un concert indépendant, il n’a opposé que sa formule invariable : « rentrez dans l’Union, tout s’arrangera. » Il y avait dans la démarche des envoyés deux embûches préparées avec art : l’une était de se faire accepter comme plénipotentiaires, ce qui aurait pris le caractère d’une reconnaissance implicite ; l’autre était d’obtenir une trêve dans laquelle l’esprit d’intrigue se serait donné carrière, et qui, laissant les armées fédérales en l’air et en pays ennemi, aurait pu amener leur dissolution ou du moins leur énervement. Le président a déjoué ces manœuvres en renfermant le débat dans le cercle qu’il avait tracé. Caractère singulier où la droiture se combine avec une certaine habileté, et dans lequel se réfléchissent fidèlement les sentimens et les intérêts de la partie la plus saine de la communauté ! C’est bien l’Américain de pure race, déterminé, persévérant, marchant à son but sans se laisser décourager par le revers ni enivrer par le succès, ne reculant pas dès qu’il s’est une fois engagé, et, quel que soit l’obstacle, le surmontant par une obstination poussée jusqu’au génie.

Le sort en est jeté ; c’est l’épée qui tranchera les derniers problèmes : cette fois du moins ils seront bien posés ; des deux parts on sait ce qu’on veut. Il est douloureux sans doute de penser que le compte des victimes et des ruines va se rouvrir ; mais, quelle que soit la rançon, elle sera amplement compensée par les bénéfices de la délivrance. La conscience humaine, si la querelle est vidée à son profit, sera soulagée d’un grand poids, et cela d’autant plus à propos qu’elle commençait à s’engourdir. Les justifications les plus étranges de l’esclavage étaient livrées à la circulation sans y soulever ni scandale ni murmure. Ce pervertissement, ces complaisances de l’esprit public cesseront avec les causes qui les ont engendrés. Par l’effet de l’affranchissement des noirs disparaîtra dans l’Amérique du Nord la légion des professeurs d’une morale relâchée mise au service d’intérêts particuliers. Ces intérêts auront changé de nature ; ils s’accommoderont mal d’une inégalité dans les conditions du travail, et il se peut qu’ils entraînent un jour les États-Unis à imposer ailleurs, à Cuba et au Brésil par exemple, la loi qu’ils subiront eux-mêmes, l’abandon définitif de la main-d’œuvre servile.


Louis REYBAUD.