La Guerre de 1870 (E. Ollivier)/07

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La Guerre de 1870 (E. Ollivier)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 5-43).
LA GUERRE DE 1870

II[1]
FORBACH. — 6 AOUT 1870


I

Entre Sarreguemines, Sarrebrück et Saint-Avold s’étend un massif montagneux couronné de plateaux découverts. Ce massif a la forme d’un triangle. La base se développe, de Saint-Avold à Sarreguemines, par Marienthal et Puttelange, le long d’une route départementale, sur 28 kilomètres. Les côtés sont formés, à l’Est, par les rebords de la vallée de la Sarre, de Sarreguemines à Saint-Arnual et Sarrebrück ; à l’Ouest, par ceux de la vallée de Stiring, de Bening-lès-Saint-Avold à Sarrebrück. Ces deux vallées, convergeant sur Sarrebrück, abaissent les deux côtés du triangle, rétrécissent les hauteurs et les réduisent enfin à une pointe abrupte, l’Eperon de Spicheren (Rotherberg). L’Eperon s’avance dans un vallon transversal, de plain-pied avec la vallée de la Sarre et celle de Stiring, dans lequel la Sarre, après avoir coulé du Sud au Nord depuis Sarreguemines, s’infléchit à partir de Saint-Arnual, derrière les hauteurs de Sarrebrück, et se dirige sur Sarrelouis à 22 kilomètres en aval. Ainsi trois vallées étroites, deux latérales, la troisième transversale, autour d’un massif montagneux élevé en moyenne de cent mètres, voilà la configuration générale du terrain vu à vol d’oiseau. Le massif montagneux a pour point central et culminant le plateau au Nord du village de Cadenbronn. Le plateau d’Œling est en avant de Cadenbronn vers le Nord, sur le flanc droit de Forbach, découvrant à la fois en face l’Eperon, à droite le ravin et la route de Grosbliederstroff, à gauche la vallée de Stiring. Spicheren, situé sur la partie rétrécie où le triangle n’a plus que 2 kilomètres de largeur, est bordé de hauteurs


Plan de la bataille de Forbach.


escarpées et boisées, le Stifflswald, le Pfaffenwald, le Gifertwald.

Dans la vallée latérale de Stiring, se développent parallèlement, à une petite distance l’un de l’autre le chemin de fer et la route de Sarrebrück à Saint-Avold et Metz. Sur la route la maison de Douane, les fermes Baraque-Mouton et Brème d’Or. Entre le chemin de fer et la route, l’étang de Drahtzug, une hauteur dite la Folster-Hohn, plus loin un petit bois Stiringer Waldstück, puis Stiring, les constructions massives des usines Wendel. La paroi orientale de cette vallée est couverte par le bois de Spicheren, dont le Forbacherberg est la crête : sur la paroi occidentale, les bois de Sarrebrück, de Stiring, de Forbach ; au milieu de ces bois, le village de Schœneck ; à 3 kilomètres en arrière Forbach, couvert à l’Est par la hauteur du Kaninchensberg. Les hauteurs derrière lesquelles coule la Sarre, se nomment le Champ de manœuvres, la Reppertsberg-, la Winterberg, etc. Elles sont dominées par le plateau de Spicheren. Sur ce terrain l’armée du Rhin va livrer sa première bataille.

A chaque instant, la rencontre décisive approchait ; on entendait presque de nos bivouacs découragés le galop des chevaux prussiens et le bruit de leurs canons, de tous côtés les avertissemens précis se multipliaient, et nous ne pouvions nous résoudre à rien ; on tâtonnait lourdement comme si l’on avait devant soi les jours et dans les mains la maîtrise des événemens. Ne sachant ni peser les renseignemens ni les contrôler, on les accueillait tous sans distinction ; on n’osait aller au-devant des Prussiens et on les attendait de tant de côtés à la fois, qu’on ne se préparait sérieusement nulle part à les recevoir.

C’est là la malédiction de la défensive. Dès qu’on attaque, on ne se soucie que médiocrement de ce que fait l’adversaire, on va de l’avant. Au contraire, lorsqu’on est sur la défensive, on est dans des transes perpétuelles parce qu’on est suspendu aux mouvemens de l’ennemi, sur lequel on n’a que des renseignemens vagues ou contradictoires. A tout instant, sur une dépêche, on conçoit un plan, on l’abandonne sur une autre, et l’on ne fait rien à propos.

Cependant, voulant se donner l’air de faire quelque chose, l’état-major commanda un nouveau mouvement. Le 5 août, dans la matinée, Bazaine transporte son quartier général de Boulay à Saint-Avold, où se trouvent déjà la division de cavalerie et les réserves d’artillerie. La division Decaen ly rejoint ; la division Castagny se dirige vers Puttelange, la division Metman sur Marienthal, et la division Montaudon sur Sarreguemines. Les divisions de Bazaine, qui s’échelonnaient les unes derrière les autres et pouvaient facilement se concentrer sur leurs têtes, s’éparpillent latéralement et seront plus difficiles à réunir. Frossard fut maintenu en avant-garde sur les hauteurs de la rive gauche de la Sarre, en attendant qu’on lui donnât un rôle dans le plan stratégique en perpétuelle élaboration. La Garde se transporta de Volmerange à Courcelles-Chaussy. Canrobert reçut l’ordre d’envoyer trois divisions d’infanterie de Châlons à Nancy par voie ferrée. La réserve d’artillerie, la réserve du génie, la cavalerie suivraient par étapes.

Ces mouvemens, sur lesquels Bazaine n’avait pas été consulté et qui émanaient de l’initiative propre de l’état-major général, étaient en pleine exécution lorsque Bazaine, investi du commandement en chef des 2e, 3e et 4e corps, prit possession de ce commandement le 5 août à une heure.

La nouvelle disposition laissait Frossard en flèche au sommet d’un triangle dont les deux côtés découverts pouvaient être forcés. Informé que la Ire armée prussienne (VIIe et VIIIe corps) était à quelques kilomètres de Sarrebrück, ainsi que la division de cavalerie Rheinbaben du IIIe corps de la IIe armée, il demanda le 5 au matin, à 7 h. 15, l’autorisation de replier son front en arrière, de quitter les hauteurs Sud de Sarrebrück, de s’établir sur les plateaux de Forbach à Sarreguemines, et d’occuper en même temps Forbach. On le laissa libre de disposer ses divisions comme il l’entendrait, mais à la condition de les concentrer autour de lui, de manière à reculer son quartier général à Saint-Avold dès qu’on le lui ordonnerait.

Ces instructions étaient fort significatives. Quelque faible opinion qu’on ait de notre état-major général, il n’est pas permis de le supposer assez ignare pour n’avoir pas compris qu’en retirant Frossard des hauteurs de la rive gauche de la Sarre, en le reportant à Forbach et en livrant ainsi à l’ennemi le passage de la rivière, on renonçait à la fois à agir offensivement sur la rive droite et défensivement sur la rive gauche. L’ordre impliquait qu’il ne défendrait pas le passage de la Sarre : dès lors, il était élémentaire de détruire les ponts avant de se retirer. On ne le lui ordonne pas. Il est vrai que c’est une de ces prescriptions superflues, tant elle est dans la nature des choses. Il appartenait à Frossard d’en prendre l’initiative : il n’en fit rien. Averti le même soir que les mouvemens de concentration des Allemands vers Sarrebrück s’accentuaient, il crut imprudent de différer jusqu’au lendemain la retraite à laquelle il avait été autorisé. Il l’exécuta d’urgence dans la soirée du 5, sans être arrêté par la fatigue que les marches de nuit infligent aux troupes. Il partagea ses forces en trois, porta la division Laveaucoupet sur le plateau de Spicheren, où se trouvait déjà la brigade Doëns. Il établit la division Vergé dans la vallée de Stiring, la division Bataille, sur le plateau d’Œting, comme une réserve prête à se porter vers l’une ou l’autre division. Il transporta son quartier général en avant, un peu à droite de Forbach, gardant autour de lui ce qui n’avait pas été détaché de la division de cavalerie et ses quatre batteries de 4 de la réserve. Deux batteries de 12 furent reportées en arrière à Morsbach, et des grand’gardes de chasseurs à cheval furent disposées en avant du front. Ces marches s’opérèrent sous une pluie persistante, au milieu d’une extrême fatigue. La division Bataille ne parvint sur sa position d’Œting que dans la matinée du 6.

En prenant ces dispositions, Frossard méconnaissait formellement les ordres qu’il avait reçus le matin et qu’aucun contre-ordre n’avait modifiés. Il transportait bien son quartier général à Forbach, ce qu’on lui avait permis, mais il ne concentrait pas ses divisions autour de lui de manière à se replier sur Saint-Avold, ce qu’on lui avait prescrit ; et il reportait une partie de son corps sur le plateau, ce qu’on lui avait interdit.

Son initiative n’était pas heureuse. Puisqu’il prenait sur lui de ne pas se tenir autour de Forbach, il aurait dû revenir entièrement sur le plateau. Se diviser ainsi en deux, une partie en haut, une partie en bas, offrait de graves inconvéniens ; choisir un front coupé en deux par des pentes abruptes rendait difficile, sinon impossible, l’unité du commandement et de l’action aussi bien que le déploiement combiné des troupes, condamnait à l’incohérence et au décousu, et plaçait les deux fractions, disjointes par des obstacles naturels, dans une situation désavantageuse. Sur le plateau comme dans la vallée, la position dans laquelle le 2e corps allait s’établir défensivement était bordée de bois dont il eût été nécessaire d’occuper les lisières afin de commander le terrain en avant et d’empêcher l’ennemi de s’y glisser pour nous décimer. Concentré en entier dans la vallée ou sur le plateau, le 2e corps eût pu facilement remplir cette condition d’une sérieuse défensive ; il ne pouvait y satisfaire à la fois sur le plateau et dans la vallée.

Frossard a reconnu que son corps d’armée eût été mieux placé pour recevoir l’attaque, s’il l’avait établi tout entier sur les plateaux en arrière de Spicheren. « En effet, il y trouvait un terrain libre, favorable à l’action des feux, praticable aux trois armes, des points d’appui d’infanterie, des cheminemens pour faire manœuvrer à l’abri ses réserves. Là ses divisions pouvaient combiner leur action, produire un effort d’ensemble, pour résister d’abord, pour passer à l’offensive ensuite, l’ennemi, obligé, pour aborder le plateau, de gravir des pentes abruptes et boisées, ne pouvait y arriver que désuni, et surtout dans des conditions rendant extrêmement difficile la mise en action de son artillerie[2].

Frossard entoura son armée de travaux comme une forteresse ; il ordonna de remuer de la terre, d’envelopper d’une tranchée-abri, en forme de fer à cheval, le contrefort de l’Eperon et la brigade Jolivet ; il fit construire un épaulement pour quatre pièces ; enfin, il fit exécuter par le général Dubost, commandant du génie, un retranchement rapide d’environ mille mètres de développement, barrant la route de Sarrelouis. On se barricada de toutes parts. Soit qu’on n’y eût pas pensé, soit qu’on ne s’en fût pas cru le moyen, on négligea d’occuper le petit bois en avant de Stiring, entre le chemin de fer, la route et Drahtzug (Stiringer Waldstück) d’où des tirailleurs embusqués pouvaient fusiller de près notre artillerie et notre infanterie.

Bazaine, à deux heures cinquante du matin, télégraphia à Frossard l’avis, qu’il venait de recevoir du quartier général, de la concentration des forces allemandes vers Sarrelouis et Sarrebrück. Il lui recommandait de redoubler d’attention aux avant-postes, et lui faisait connaître l’emplacement de trois de ses divisions, Metman, Castagny, Montaudon, à Marienthal, Puttelange, Sarreguemines, ce qui signifiait : « Disposez de ces divisions si c’est nécessaire. »


II

Le plan fondamental de Moltke ne prévoyait aucune action sur la Sarre avant le 9 août, lorsque les troupes de Frédéric-Charles, complètement déployées hors de la zone boisée du Palatinat, auraient pris un peu de repos. Le 9 seulement, six corps de Steinmetz et Frédéric-Charles, ayant en deuxième ligne trois corps (Ier, IXe, XIIe) devaient franchir ensemble la frontière, derrière laquelle ils s’attendaient à une sérieuse résistance. Ils comptaient que la IIIe armée, s’étant débarrassée en Alsace de Mac Mahon, viendrait par la Haute-Sarre se joindre aux deux premières armées ce même jour.

Le 6 août, les divers corps de la IIe armée ne devaient que hâter leurs mouvemens vers la Sarre où elles arriveraient le 7. Un fait imprévu dérange cette combinaison : le 6 août au matin, des éclaireurs découvrent que les ponts sur la Sarre n’ont pas été détruits et que les hauteurs de la rive gauche sont libres. Ils communiquent cette nouvelle inattendue à tous les corps qui, selon les dispositions arrêtées la veille, s’avançaient vers la Sarre derrière le rideau formé par les Ve et VIe divisions de cavalerie. Une commotion électrique les soulève. Comment ! on leur livre un passage qu’ils s’attendaient à conquérir au prix de leur sang et de longs efforts ! Déjà habitués à notre manque de vigueur et d’audace, ils ne supposent pas que ce soit une invite captieuse à passer et à venir se heurter à une position où nous les attendions ; ils en concluent que, plus démoralisés et moins prêts qu’ils ne le pensaient, nous nous retirions en hâte.

Personne n’attend d’ordres. C’est à qui se jettera le premier sur le sol français. Le général de la Ve division de cavalerie, Rheinbaben, traverse Sarrebrück, accompagné d’un escadron de cuirassiers et d’un escadrons de uhlans ; il s’établit sur le champ de manœuvres. De petits partis de cavalerie tâtent le terrain au delà de la Sarre. La XIVe division du VIIe corps avait pour commandant le général de Kameke. Cet officier du génie, distingué comme Frossard, ne connaissait pas mieux que son adversaire les conditions d’une initiative stratégique, mais il était animé d’un esprit d’offensive que Frossard n’avait pas. Il dépêche au commandant de son corps, le général de Zastrow, afin d’en obtenir l’autorisation de passer la Sarre et d’occuper les hauteurs de la rive gauche. Le général de Zastrow, âgé de soixante-neuf ans, fatigué, ne va pas voir ce qui se passe. Il ne répond ni oui ni non : il laisse Kameke libre de prendre le parti qu’il voudra. Kameke, sans même attendre cette permission, avait pris le parti de s’emparer de Sarrebrück. Il a la surprise d’y trouver le général commandant sa brigade d’avant-garde, François, qui l’avait devancé sans autorisation lui aussi. Là un rapport, de cavalerie inexact lui signale que nous nous embarquons à Stiring et à Forbach, couverts par deux bataillons, un escadron, une batterie. Il jette ses premiers contingens sur la rive gauche, en occupe les hauteurs. Survient le général de Gœben, commandant du VIIIe corps, bien portant, alerte, désireux d’en venir aux mains ; il opérait une exploration personnelle ; il offre son appui à Kameke. Celui-ci le refuse : « Il est assez fort ; il n’a devant lui que des détachemens et il les débusquera sans retard d’une position d’où ils découvrent les mouvemens des forces allemandes, et il assurera ainsi à l’armée prussienne la possession des passages de la Sarre. »

Les détachemens prussiens, qui tâtent le terrain au delà de la rivière, ne nous prennent pas au dépourvu ; ils trouvent immédiatement qui les reçoit. Deux bataillons, un escadron, une batterie de la brigade Jolivet repoussent les partis de cavalerie prussienne. Des hauteurs de l’Eperon, Laveaucoupet ouvre le feu (de trois sections d’une de ses batteries) contre les escadrons de Rheinbaben (9 heures), (les coups de canon dans la vallée et sur La hauteur donnent l’alerte au quartier général de Frossard ; mais, comme Kameke, il juge qu’il n’a devant lui que de simples reconnaissances, et craignant que Bataille, dont il connaissait le tempérament impétueux, ne prenne l’alarme, il lui fait savoir qu’il ne s’agit que d’une canonnade échangée entre l’artillerie du champ de manœuvres et celle de Spicheren.

Notre canonnade n’inquiète pas Kameke. Il ne cherche pas à être fixé sur l’importance de la résistance qu’il rencontre et, quoique n’ayant aucune certitude d’être appuyé, il entame une opération stratégique mal préparée, risquée, bien au-dessus des moyens dont il dispose : il ne s’en tient pas à l’occupation des hauteurs de la rive gauche de la Sarre, il entame une double poursuite, l’une sur Stiring et sur Forbach, en vue de surprendre les Français en train de s’embarquer en chemin de fer ; l’autre contre l’arrière-garde française de l’Eperon. La brigade du général François entame l’action. Il passe la Sarre, dirige une partie de ses régimens vers l’Eperon, une autre vers Stiring, et place la dernière en réserve sur le Reppertsberg.

Ces mouvemens n’échappent pas à Laveaucoupet. A peine la tête de colonne de la brigade prussienne apparait-elle sur le champ de manœuvres (11h. 1/2) qu’elle est accueillie par un feu violent de notre artillerie de l’Eperon. Kameke ne se rend pas compte encore de la réalité. Il voit qu’il ne s’agit plus de simples détachemens, mais il n’évalue pas nos forces à plus de trois régimens. Par mesure de prudence, il ordonne à la seconde brigade, la brigade de Woyna, de franchir à son tour la Sarre, et il la dirige tout entière vers Stiring par le pont du chemin de fer. Il est midi. Frossard s’était mis en communication avec Bazaine dès que Kameke avait commencé ses attaques. Il avait envoyé coup sur coup trois dépêches : la 1re à 9 h. 10, disant qu’il entendait le canon vers Merlebach et s’y portait et demandant que Montaudon lui envoyât une brigade et que Decaen marchât en avant. — La deuxième (10 h. 20) précisait : « L’ennemi fait descendre de Sarrebrück de fortes reconnaissances, mais n’attaque pas. » La troisième est plus affirmative : « On me prévient que l’ennemi se présente à Rosbrück et Merlebach, c’est-à-dire derrière moi (10 h. 50). »

Frossard, d’après ces dépêches, n’avait devant lui que des reconnaissances, et l’agression imminente allait se dessiner par Merlebach et Rosbrück, c’est-à-dire contre Bazaine plus que contre lui, puisque cette agression menaçait le gros de l’armée, et non son avant-garde. À cette heure, Bazaine n’avait donc pas à se préoccuper de Frossard, très suffisamment gardé par ses trois divisions, il devait s’occuper de se protéger lui-même. Et c’est dans cette visée qu’il prend toutes ses mesures. Il attire du côté que Frossard suppose menacé le général Castagny ; il lui envoie l’ordre d’appuyer à la gauche de Puttelange, de se porter sur Farschwiller, d’y laisser une brigade, de continuer avec le reste de ses troupes en avant de Theding, à l’Ouest de la position de Cadenbronn, en se reliant sur sa gauche avec Metman, et sur sa droite avec Frossard. Il communique à Frossard ces instructions et l’invite à coopérer à l’effort commun contre le mouvement tournant que celui-ci lui a annoncé. Il ne croit pas devoir envoyer un secours qu’on ne lui demande pas et qui ne semble pas nécessaire ; c’est lui qui en réclame un. Il ne remue pas Decaen parce que l’ennemi peut se présenter par Creuzwald ; il n’appelle pas non plus Ladmirault parce qu’on peut être assailli par Boulay ; mais il prévoit le cas où, malgré la concentration qu’il opère en hâte vers Merlebach et Rtosbrück, l’attaque sera trop sérieuse pour être arrêtée : dans ce cas, on se concentrera sur la position de Cadenbronn.

Certainement, voilà des résolutions promptes, intelligentes, de véritables actes de commandement d’un chef qui sait bien son métier. L’événement les rendit inutiles. L’attaque ne vint pas du côté où Frossard l’avait signalée : aucun corps ennemi ne se présenta a Merlebach ni à Rosbrück.

A 1 h. 25. Frossard annonce à Bazaine que les reconnaissances du matin se sont transformées en un engagement sérieux, tant sur les hauteurs que dans la vallée et dans les bois ; et que c’est une véritable bataille.

Bazaine se montre aussi intelligent, aussi prompt à organiser l’assistance à Frossard qu’il l’avait été à se mettre en état de se défendre lui-même. Il répond à ce second appel : sans perdre un moment, il envoie à Haut-Hombourg l’ordre à la brigade Juniac de marcher sur Forbach, et quoique Montaudon vienne de lui télégraphier que l’avant-garde de la brigade Lapasset, en route sur Bitche, avait été rejetée sur Sarreguemines par des uhlans, il lui ordonne de laisser la garde de Sarreguemines aux troupes du général Lapasset, de marcher avec toute sa division, sans ses impedimenta, sur Grosbliederstroff et de se mettre à la disposition de Frossard. Il était impossible de donner un ordre plus formel et qui signifie mieux : allez vite. Cette prévoyante assistance ordonnée, il n’avait plus qu’à attendre, l’œil bien ouvert, le développement ultérieur de l’action dont Frossard venait de lui apprendre le début.


III

Cette fois, Frossard ne s’était pas trompé ; c’était une bataille. Depuis midi, Kameke déroulait insensiblement sa double attaque parallèle, l’une contre Spicheren sur la hauteur., l’autre contre Stiring, dans la vallée. Des deux côtés, il procédait de même, et faisait coïncider un mouvement de flanc avec une attaque de front. Des deux côtés, Laveaucoupet sur l’Eperon et Verger dans la vallée, bientôt soutenu par une portion de la division Bataille, arrêtent, puis repoussent les mouvemens de flanc et les mouvemens tournans de Kameke. Sur l’Eperon, le général François est tué ; dans la vallée, le général Woyna n’obtient que des avantages sans importance. Vers trois heures, la situation de Kameke est des plus exposées : il se déployait sur une ligne mince de 5 600 mètres, des Vieilles Houillères jusqu’au Pfaffenwald, repoussé dans sa tentative sur le Gifertwald et l’Eperon, et ne pouvant progresser vers Stiting.

Il semble vraiment qu’à cette heure-là la Providence ait eu pitié de la France, que, gagnée par la justice de sa cause, entrevoyant ce que la civilisation, la liberté, perdraient à notre ruine, elle ait pris la place des chefs qui ne savaient rien vouloir, leur ait préparé un champ de bataille où ils rencontreraient la victoire, cette première victoire dont les effets eussent été incalculables. Voilà une division prussienne ayant à peu près un effectif réel de 12 000 combattans, 24 pièces, 4 escadrons, ne pouvant être immédiatement soutenue que par trois escadrons sur un terrain impropre à l’emploi de la cavalerie, qui, croyant n’avoir devant elle que de faibles détachemens, se jette à l’étourdie sur trois divisions prévenues et en position, formant un total de 28 000 hommes et 15 batteries. Un Bugeaud, un Pélissier, un Bosquet, un Changarnier, n’importe quel général de notre vieille armée n’eût pas hésité sur la conduite à suivre. Il serait arrivé au galop sur le plateau, d’où il aurait découvert toutes les parties du champ de bataille, l’Eperon et la vallée, et où il se serait trouvé à égale distance de ses deux ailes. Il aurait donné le signal d’une offensive générale. Laveaucoupet eut atteint alors sans encombre la Sarre. Vergé aurait commencé sur Drahtzug et le champ de manœuvres un mouvement offensif parallèle ; les deux offensives se seraient rejointes sur la Sarre et auraient mis en pièces la XIVe division. « Si, au lieu de nous river à cette absurde position de Spicheren, on avait entraîné tous nos soldats ensemble sans arrière-pensée à l’attaque des Prussiens débouchant de la Sarre, le résultat, nos adversaires ne font aucune difficulté pour en convenir, le résultat n’était pas douteux[3]. » Ceci est en effet hors de doute.

A proximité, il est vrai, d’autres troupes prussiennes s’avançaient, mais ces troupes ne pouvaient arriver qu’après quelque temps, successivement, décousues, essoufflées. De plus, comme la division de Kameke, qui avait commencé cette attaque si inégale, était dans la nécessité d’étendre son front sur six kilomètres, ces troupes de secours devaient se fractionner et se glisser, loin les unes des autres, à différens points de la ligne de bataille, en se mêlant à des unités elles-mêmes entamées ; il en résulterait la confusion, l’impossibilité d’un commandement régulier, et, à la moindre offensive vigoureusement prononcée, l’incapacité de se ramasser pour arrêter une débâcle.

Mais Frossard est un ingénieur plus qu’un général ; quoique intelligent et instruit, il n’a pas plus pratiqué les méthodes tactiques du XVIIIe siècle que celles du XIXe, et, quoique brave, il est écrasé par une responsabilité au-dessus de son expérience. Il ne s’établit pas sur le plateau, d’où il peut prendre la direction du combat, il se tient terré dans le bas-fond de Forbach, ne bougeant pas d’une maison où il ne voit rien, et il ne sait pas tirer des hommes admirables qu’il a sous la main les prodiges qu’ils sont prêts à accomplir.

En n’opérant pas un retour général offensif, il a sauvé Kameke et lui a permis d’attendre des secours. Ils arrivent de tous les côtés. Jusqu’à cette heure, Frossard n’avait devant lui que 12 000 hommes. De ce moment, le nombre des ennemis ne va cesser successivement de s’accroître, et, à la fin de la journée, il atteindra 35 000 hommes, 130 canons. Parmi ces nouveaux arrivans ne se trouve aucun chef supérieur. Moltke, quoique son plan fondamental soit en péril, demeure au quartier général de Mayence et ne se porte pas sur Hombourg, où il eût assisté de plus près aux péripéties de la lutte. Le prince Frédéric-Charles, à Kaiserslautern, est instruit de l’engagement ; il s’avance à Hombourg, d’où il peut en peu de temps gagner le champ de bataille. Son premier mouvement a été d’y aller, mais on lui représente qu’il rencontrerait Steinmetz, son ennemi, et que du choc de ces deux pierres dures jailliraient des étincelles : il ne remue pas, refuse même à un de ses aides de camp l’autorisation de. chercher des nouvelles. Steinmetz ne se montre pas davantage. Ce sont les généraux de second ordre qui se précipitent, et leurs troupes se sont souvent ébranlées avant qu’ils ne partent eux-mêmes.

Gœben, du VIIe corps, survient le premier (3 heures) ; puis Constantin Alvensleben, commandant du IIIe corps, le meilleur, le plus solide de l’armée prussienne ; puis Zastrow. Cette rencontre de plusieurs généraux sur le champ de bataille n’engendre ni confusion ni conflit. Kameke cède le commandement à Gœben ; Gœben le passe à Alvensleben. Celui-ci aurait dû le transmettre à Zastrow, le plus ancien, mais ce sont les troupes d’Alvensleben qui vont agir. Il a déjà engagé l’action ; Zastrow, qui ne peut fournir que son artillerie, a l’abnégation de ne pas réclamer la suprématie de l’ancienneté ; il laisse Alvensleben poursuivre l’affaire.

Alvensleben, après une rapide exploration personnelle, se rend compte que la situation n’est satisfaisante nulle part. Woyna a eu d’abord quelques avantages ; il a surmonté les résistances qui l’ont ralenti et il tente avec le 53e un mouvement tournant sur notre gauche plus audacieux et plus étendu que le précédent ; il était arrivé ainsi jusque sur l’embranchement ferré des Vieilles Houillères et avait répandu une telle alarme parmi les rangs français que l’intendant du 2e corps Bagès, après avoir pris l’initiative de faire chauffer les locomotives disponibles à la gare de Forbach, fit partir trois cents wagons d’approvisionnement sur trois cent cinquante en stationnement. Mais les demi-bataillons de sa brigade, après s’être approchés du village de Stiring, n’avaient pu nous attaquer : ils avaient dû même abandonner les positions conquises sur la chaussée du chemin de fer. Fusillé tant du haut du clocher que des bâtimens de la ferme, le major Werner se crut obligé de se replier sur Drahtzug en contournant Stiring. Ce recul eût été un désastre si un bataillon de fusiliers, aidé par des fractions de trois compagnies, n’avait fini par s’emparer de Baraque-Mouton et ne s’y était maintenu contre les attaques de notre 8e et d’une charge de notre cavalerie (4 heures). Sur le plateau de Spicheren, les Prussiens du Gifertwald s’étaient repliés ; ceux de l’Eperon, sans munitions, accrochés aux roches, allaient être rejetés sur le Gifertwald.

En somme, c’était une bataille perdue par les fautes de Kameke : attaque exécutée sans rassemblement et sans dispositif préalables, éparpillement des troupes, extension insensée du front, laisser-faire, laisser-aller absolus, exécution effroyable. Alvensleben ne songe qu’à tirer Kameke du mauvais pas où il s’est mis. Il ne s’inquiète pas du combat de la vallée et jette sur notre aile droite ses sept bataillons sans prendre le temps de grouper les troupes qui débouchaient et d’en former une grande unité tactique ; il les lance sur l’endroit le plus malade pour couvrir la blessure et rectifie de son mieux le combat de Kameke. C’est une nouvelle bataille qu’il faut engager, et c’est ce que va tenter Alvensleben, en tenant compte de ce qui est fait irrévocablement. Il prend, d’un coup d’œil rapide, sûr, audacieux, le parti suivant : il n’entrera point par petits paquets dans un combat en train, il en recommencera un en évitant la faute de s’émietter et de chercher la décision sous les bois, où les soldats échappent à l’action de leurs chefs et où l’artillerie ne peut être d’aucun secours. Son point de départ sera la Brème d’Or en possession des Prussiens et qu’on reprendra si on la perd ; de là il prendra pour objectif une attaque concentrée du Forbacherberg à laquelle peut concourir l’artillerie dont le nombre va s’accroître incessamment. Maître du Forbacherberg, il coupera en deux l’armée française, prendra Laveaucoupet à revers et s’emparera du plateau que l’on n’a pu encore enlever tant qu’on l’a abordé de front par l’Eperon. L’exécution de ce plan est subordonnée à deux conditions : qu’on se maintienne à la Brème d’Or en reprenant le terrain perdu par le major Werner, puis qu’on s’assure définitivement l’Eperon et le Gifertwald.

Prudent autant que hardi, Alvensleben ne veut pas embrasser plus qu’il ne peut. Il charge Zastrow d’aller à Drahtzug afin d’arrêter le recul de la XIVe division, de préparer l’offensive sur Stiring, et d’assurer la possession de la Brème d’Or. Lui, limitant son action sur le plateau, en finira d’abord avec nous sur l’Eperon et dans le Gifertwald et exécutera ensuite le mouvement décisif sur le Forbacherberg.


IV

Alvensleben met en action la première partie de son plan, et va emporter la possession de l’Eperon en l’assurant par celle du Gifertwald. La lutte du côté du Gifertwald est marquée par d’incessantes fluctuations suivant les troupes fraîches qui surviennent de part et d’autre. Finalement, les Prussiens restent maîtres de la crête du Nord de Spicheren et de toutes les positions qu’ils avaient dû précédemment abandonner (5 heures).

Laveaucoupet prescrit au colonel Zentz, commandant la brigade à la place de Doëns, qui vient d’être tué, ce qu’il aurait dû ordonner dès le début, de reporter en arrière les défenseurs du bois sur une seconde crête, à cinq cents mètres environ de la première. Ce mouvement est exécuté lentement, par échelons, avec ordre. Nos soldats ont maintenant devant eux un plateau découvert, entre leur nouvelle ligne et (l’étroite arête par laquelle les troupes prussiennes tentent de déboucher ; agissant par un large front, la mousqueterie et l’artillerie du colonel Zentz les rejettent avec de grandes pertes chaque fois qu’ils veulent sortir du bois dont ils viennent de s’emparer, et nous demeurons les maîtres de l’angle Sud-Ouest du Gifertwald, des hauteurs de Spicheren. de celles que couvre le Pfaffenwald, et des pentes broussailleuses de sa forêt.

L’offensive d’Alvensleben sur l’Eperon n’atteint pas plus le but que celle sur le Gifertwald, quoique Alvensleben déploie encore plus de vigueur de ce côté. Jusque-là, l’infanterie seule avait essayé d’enlever l’Eperon ; il combine d’y lancer de la cavalerie et de l’artillerie, en même temps, de le tourner du côté de la route et de s’emparer du col situé au Sud. Le régiment des hussards de Brunswick se lance sur les pentes rapides ; il est obligé de se replier avec pertes et de retourner au pied de la montagne. L’artillerie réussit mieux. Les chevaux étant impuissans à faire avancer les pièces, les fantassins et les canonniers s’y attellent. Après des efforts terribles, et une lutte dans laquelle la moitié des servans furent abattus, elles prennent position, au milieu des hurrahs de l’infanterie sur le plateau. L’infanterie vient à leur rescousse. Trois compagnies du 8e régiment de grenadiers abordent le col situé au Sud de l’Eperon. Un feu meurtrier les accueille lorsque leur première ligne apparaît sur la crête : ils perdent beaucoup de monde, mais ils débouchent de la forêt au pas de course, enlèvent le mamelon le plus méridional de l’Eperon et refoulent le centre de notre ligne de bataille jusque sur la partie la plus élevée et la plus méridionale. Cependant ni le mouvement tournant tenté par le Gifertwald, ni celui essayé du côté de la route par les trois compagnies de grenadiers, ni l’entrée en ligne sur l’Eperon des huit bouches à feu n’avaient imprimé au combat une tournure décisive. Nos longues lignes occupaient toujours une position dominante s’étendant sur tout le versant Nord du Forbacherberg, depuis la forêt de Spicheren jusqu’au village. Et nos troupes y étaient inexpugnables.

Alvensleben, malgré son insuccès relatif du côté de l’Eperon et du Gifertwald, n’en est que plus obstiné à s’emparer du Forbacherberg, Sa situation n’était plus tenable. « ... Il ne pouvait plus compter sur des renforts importans en troupes fraîches. De la XIIIe division, dont l’entrée en ligne avait été indiquée comme prochaine, il ne savait rien. Déjà le soleil était bas : il n’y avait plus de temps à perdre. Si l’attaque échouait, il fallait irrévocablement entamer la retraite, ayant la Sarre immédiatement à dos, et, dans l’obscurité de la nuit, le passage de la rivière, rendu difficile par l’artillerie et les autres voitures, pouvait se transformer en une déroute. » Alvensleben destina à cette attaque six bataillons sous l’ordre du général Schwerin. Deux autres restant en réserve au pied de l’Eperon, trois devaient former la première ligne et trois la soutenir. Il ne crut pas nécessaire de couvrir sa droite vers Stiring, ne sachant pas que, depuis sa retraite, Woyna était en mauvais état.

Schwerin, désobéissant formellement sous prétexte d’initiative, se porte, avec trois bataillons de la deuxième ligne, du côté de Stiring où il entend le canon et il ne destine à l’attaque de la hauteur boisée, sous les ordres du colonel de l’Estocq, que trois bataillons de la première ligne accrus de quelques détachemens de la division de Kameke établis à la Brème d’Or et à la maison de Douanes. Il compromet ainsi le succès de la manœuvre à laquelle son chef attachait une importance décisive. Le sort de la journée en dépendait tellement que les Prussiens, officiers et soldats, l’entreprenaient « dans une angoisse terrifiée. »

Les bataillons rompirent entonnant à pleine gorge la Wacht am Rhein. Ils comptaient trouver la route facile et la position accessible. Ils furent déçus. Le général Bataille, s’étant aperçu du péril des troupes en lutte sur la hauteur, leur avait envoyé de la vallée deux bataillons du 8e sous le commandement du lieutenant-colonel Gabrielli. D’un coup d’œil rapide, le colonel voit le danger et comprend qu’il faut à tout prix protéger les troupes engagées au Nord du plateau contre le mouvement enveloppant qui les mettrait entre deux feux. Il place un de ses bataillons dans le petit bois qui domine le Forbacherberg, la gauche appuyée à la route qui conduit sur le plateau de Spicheren ; il étend l’autre bataillon déployé sur le plateau depuis le Forbacherberg, jusqu’en face de la Brème d’Or. Les Prussiens se glissent, ardens, nombreux, le long du ravin boisé qui échancre cette partie du plateau. Nos intrépides combattans du 8e, animés par leurs officiers, infligent à leurs adversaires des pertes cruelles. Malheureusement, les nôtres n’étaient pas moins sensibles : à sept heures du soir, 280 officiers et soldats étaient tués ou blessés et Gabrielli tombait, la jambe droite emportée par un boulet.

Les Prussiens sont tenus en échec. Les deux bataillons du 8e, ayant arrêté l’assaillant, veulent le rejeter vers la Sarre. Un clairon sonne la charge. Ils abandonnent la crête principale sur laquelle ils se tenaient, se précipitent dans le ravin, et, à coups de crosse, refoulent les Prussiens. Ceux-ci se reforment, s’élancent, débordent l’héroïque petite troupe et l’obligent à regagner la crête qu’elle avait abandonnée. Mais elle ne peut s’y tenir et le colonel d’Istria la reporte en arrière de la crête principale. Là on ne peut l’entamer. Alvensleben, qui n’avait pas réussi du côté du Gifertwald et de l’Eperon, n’était pas plus heureux du côté du Forbacherberg. Il avait partout gagné quelque terrain, mais il était partout arrêté ; son mouvement enveloppant n’avait pas réussi contre Laveaucoupet, et il n’avait pu couper en deux l’armée française.

Laveaucoupet ne s’était pas douté du péril auquel avait été exposée son aile gauche et auquel l’avait arraché l’initiative de Bataille et de Gabrielli. Nullement inquiet de ce côté, poussé par cet instinct offensif indestructible, quoi qu’on ait dit, dans l’armée française, il voulut tenter avant la nuit un dernier effort, par son front et son aile droite, sur l’Eperon et le Gifertwald. Sur l’Eperon, les tirailleurs prussiens reculèrent d’une centaine de pas sur la crête ; mais une résistance énergique de différentes fractions, notamment du colonel Rex, parvint à arrêter nos progrès. Au Gifertwald, notre action fut plus efficace. Quelques groupes prussiens isolés, engagés dans le bois, réussirent à s’y maintenir ; le reste, cédant devant l’attaque, se replia et alla finalement se rallier, tant bien que mal, à Sarrebrück sur la place de l’Eglise. Laveaucoupet dit dans son rapport : « La nuit tombant, l’ennemi cessa son feu, évacua la ligne qu’il avait fini par conserver, après en avoir été chassé quatre fois, descendit dans la plaine et, se couvrant par des avant-postes, alla sur les hauteurs de Sarrebrück reprendre son bivouac du matin, »

Ainsi à la fin de la journée, Alvensleben n’avait pas réalisé son dessein. Il n’était pas maître de Spicheren, il n’occupait pas même le plateau. Il n’avait pu débusquer Laveaucoupet de ses dernières positions, ni le tourner par la droite ou la gauche. Il était parvenu à se tenir sur la première crête, il n’avait pu progresser au delà

Dans la vallée, les Allemands s’étaient rapprochés davantage du but ; ils ne l’avaient cependant pas atteint. Zastrow n’avait pas déployé moins d’énergie qu’Alvensleben pour se rendre maître du bois en avant de Stiring, des usines et du village. Averti par ses rapports et par les obus français qui éclataient sur le Galgenberg de la tournure défavorable que l’affaire prenait à Stiring-Wendel, il s’était porté au delà de la Folster-Hohe et était allé se rendre compte par ses propres yeux de la situation de son aile droite. Il commence par faire avancer sur la Folster-Hohe les batteries en position sur le Galgenberg. Leur feu arrête le mouvement offensif du général Bataille et permet aux compagnies qui luttaient au milieu du Stiringer Waldstück de tenir bon. Le général Schwerin, qui devait seconder en deuxième ligne l’attaque sur le Forbacherberg, accouru au bruit du canon, vient soutenir Woyna ; un effort général est tenté ; le Stiringer Waldstück est enlevé. Une batterie prussienne, postée à quatorze cents pas de nos batteries de Stiring-Wendel, ouvre sur elles un feu à volonté, les couvre de projectiles, les réduit au silence. Les Prussiens reprennent le mouvement tournant sur notre gauche déjà repoussé une première fois. Ils s’étendent dans le Stiringer Waldstück, nous débordent et attaquent à revers les défenseurs de l’usine. Nos soldats forment un crochet de ce côté et soutiennent le combat sans faiblir, mais dans cette gorge resserrée ils offrent des cibles profondes au feu des bois environnans. A l’entrée de la nuit, ils sont obligés de céder Alt Stiring, les bois au Nord de l’usine, le bois à l’Ouest et une ou deux maisons du village. Stiring restait menacé, mais non occupé, et là encore le but des Prussiens n’avait été qu’imparfaitement atteint. Frossard l’a dit justement dans son livre : « Dans la vallée comme sur le plateau, nos positions étaient sensiblement les mêmes que celles occupées le matin. »


V

Dans cette journée, il n’y avait pas eu une seule bataille, il y en avait eu deux. Celle de Kameke jusque vers les quatre heures du soir, celle d’Alvensleben depuis cette heure jusqu’à la nuit. Nous avions été victorieux dans la première, et nous n’avions pas été vaincus dans la seconde. La journée était restée indécise : elle ne l’eût pas été et la seconde bataille se serait terminée aussi par une victoire, si, en même temps qu’arrivaient les renforts prussiens à Kameke, les nôtres étaient parvenus à Frossard. Si Metman était venu par la vallée, Castagny par la hauteur, Montaudon par Grosbliederstroff, à ce moment critique où Alvensleben, repoussé sur le Gifertwald, était arrêté sur l’Éperon et le Forbacherberg, et si les trois divisions françaises, concentrant leur effort, eussent prononcé un mouvement offensif, les Prussiens auraient été refoulés en miettes sur la Sarre et Sarrebrück, et la guerre commençait pour eux par une débâcle.

Même l’arrivée tardive des trois divisions n’eût été qu’un mal très réparable si Frossard, resté maître de soi, avait établi son corps sur les hauteurs entre Spicheren, Œting et Bohren, à l’abri de tout danger, puisqu’il dominait la vallée où les Prussiens n’étaient pas les plus forts. De là il se serait mis en communication avec Metman, Castagny, Montaudon, se serait concerté avec Bazaine et, ses troupes restaurées par une nuit de repos, il aurait pu le lendemain reprendre en excellentes conditions le combat interrompu la veille. Mais Frossard détruit tout à coup ces perspectives. Il n’était pas vaincu, il se constitue à l’état de vaincu ; Alvensleben n’était pas victorieux, il lui donne la gloire qu’il n’avait pas gagnée ; il s’évade du champ de bataille où l’ennemi ne le menaçait pas. Les péripéties favorables de la bataille contre Kameke avaient d’abord rendu à Frossard sa tranquillité d’esprit. Un de ses officiers, traversant vers trois heures le camp du général Arnaudeau au Mittenberg, lui avait dit : « Pour aujourd’hui, ce n’est pas sérieux ; le général Frossard n’est pas inquiet, mais demain ce sera autre chose[4]. »

A 5 h. 15, Frossard avait encore rassuré Bazaine. « La lutte qui a été très vive s’apaise ; j’espère rester maître du terrain. mais cela pourra recommencer demain matin ou peut-être la nuit. La division Montaudon vous sera renvoyée aussitôt que possible. Si vous pouviez m’envoyer un régiment au moins par chemin de fer, ce soir, ce serait bien. Mes troupes sont fatiguées. Votre brigade de dragons est arrivée, mais ne peut m’être de grande utilité dans les bois. » En effet, il avait renvoyé la brigade Juniac : elle encombrerait, croyait-il, la route qu’il importait de tenir libre pour l’artillerie de réserve et le service des ambulances. Et il la fit rétrograder sur Morsbach, Bening, Merlebach.

Soudain, quelques minutes après, à 5 h. 30, il pousse un cri d’alarme : « Ma droite, sur les hauteurs, a été obligée de se replier. Je me trouve compromis gravement. Envoyez-moi des troupes très vite et par tous les moyens. »

Bazaine est surpris de ce revirement presque subit. Il ne tarde pourtant pas à secourir son lieutenant : il ne pouvait sans dégarnir Saint-Avold envoyer la seule division qu’il eut sous la main, celle de Decaen, mais il lui télégraphie : « Je vous envoie par le chemin de fer le 60e de ligne. Renvoyez-le-moi par la même voie dès qu’il ne vous sera plus nécessaire (6 heures). » Cette dépêche est expédiée en double. A 6 h. 6, il la complète : « Je vous envoie un régiment par le chemin de fer. Le général Castagny est en marche vers vous ; il reçoit l’ordre de vous joindre. Le général Montaudon a quitté Sarreguemines à cinq heures, marchant sur Grosbliederstroff. Le général Metman est à Betting. Vous avez dû recevoir la brigade de dragons du général Juniac. » Et il télégraphie à Castagny : « Portez-vous sans retard, et avec vos moyens d’action, à portée et à hauteur du général Frossard. Entrez immédiatement en relations avec lui et faites ce qu’il vous commandera. »

Qu’était-il donc survenu qui avait changé la confiance de Frossard en détresse ? C’était l’entrée en ligne de la XIIIe division prussienne Glümer, venant de Sarrelouis. Le gros de cette division marchait sur Petite Bosselle, et son avant-garde, divisée en trois colonnes, sur Stiring. Ces trois colonnes n’étaient pas de force à enlever nos divisions, et elles étaient encore éloignées, lorsque Frossard apprit leur approche. À cette annonce, il fut affolé, se crut perdu. A l’inverse de Mac Mahon qui ne comptait des corps d’armée que comme des divisions, lui ne cessait de voir des corps d’armée là où il n’y avait pas même des brigades. Il quitta son quartier général et courut à Stiring vers Bataille et Vergé. Il prévint les deux généraux qu’il allait être obligé de battre en retraite et leur indiqua de le faire par les crêtes sans marquer le point précis. Bataille, admirable toute cette journée de vigueur, d’intelligence, de sang-froid, d’élan, représenta qu’il ne croyait pas que cette décision s’imposât. Frossard l’écoute et suspend son dessein, mais il lance un nouvel appel de détresse à Bazaine : « Les Prussiens font avancer des forces considérables ; je suis attaqué de tous côtés ; pressez le plus possible le mouvement de vos troupes (6 h. 35). » Instruit par la dépêche du maréchal de la présence de Metman à Bening, il demande directement à ce général de se porter immédiatement à son secours.

Les Prussiens s’avançaient en effet contre les hauteurs du Kaninchensberg, mais non en nombre aussi considérable que le croyait Frossard, puisqu’il ne s’agissait que d’une colonne de l’avant-garde de la XIIIe division. La position n’avait d’autres défenseurs que deux escadrons du 12e régiment de dragons et une centaine de soldats du génie. L’approche de la colonne prussienne signalée, le lieutenant-colonel Dulac fait mettre ses dragons à pied et les dispose avec les hommes du génie dans les tranchées établies sur le Kaninchensberg (7 heures), et il envoie un officier prévenir Frossard. Celui-ci, sans même attendre comment va se dénouer l’affaire, perd de nouveau la tête et cette fois ordonne la retraite (7 heures). Il lance une dernière dépêche sibylline à Bazaine (7 h. 22) : « Nous sommes tournés par Wehrden ; je porte tout mon monde sur les hauteurs. » Il gagne, en effet, les hauteurs, et dès huit heures il prend le chemin de Sarreguemines, afin, dit-il, de préparer les emplacemens de ses troupes.

La nécessité de la retraite admise, il n’y avait raisonnablement à opter qu’entre la direction sur Saint-Avold et celle sur Cadenbronn. Les deux routes étaient ouvertes ; la seconde colonne de l’avant-garde de la XIIIe division allemande n’était pas encore arrivée sur Emersweiller et n’était pas de force à empêcher nos trois divisions de s’engager sur la route de Saint-Avold. Frossard était convaincu qu’il était cerné par là, mais il lui était impossible de croire qu’il le serait sur la route toujours ouverte des hauteurs de Cadenbronn. Et cependant il se détourne de cette route et se dirige sur Sarreguemines.il savait pourtant, depuis le matin, que l’ennemi n’en était pas éloigné. Il n’avait donc pas à hésiter, pas même à délibérer : à Cadenbronn les renforts français ; à Sarreguemines les menaces allemandes ; c’est vers les menaces allemandes qu’il va.

Un général qui commet une telle inadvertance n’a plus son bon sens. Les circonstances qui accompagnent sa retraite ne le prouvent que trop. Sans souci de ce qu’un chef doit à ses hommes, il condamne aux fatigues exténuantes d’une marche précipitée de nuit les troupes qui ont marché une partie de la nuit précédente, et qui ont combattu sans manger toute la journée. Il n’avertit de la direction divergente de sa retraite ni Bazaine, ni l’Empereur ; il oublie la brigade Juniac sur la route où il l’a renvoyée ; il ne s’inquiète pas des divisions qu’il a demandées et qui, si un corps d’armée prussien était arrivé par Sarrelouis, seraient tombées dans une véritable souricière. Ses voitures galopent sur Puttelange avec autant de célérité et de confusion que lui vers Sarreguemines, et l’officier, qui les conduit, écho des impressions de son état-major, réclame le passage prompt à travers les troupes qu’il croise, en criant à leur général : « Tout est perdu ! »

Cette retraite sur Sarreguemines, décidée par la crainte exagérée d’un mouvement tournant, est sans excuses. De la part d’un officier d’une intelligence éprouvée et d’une bravoure au-dessus du soupçon, elle ne s’explique que par le désarroi moral résultant des surprises de l’inexpérience. Le péril d’être tourné était une réalité bien plus imminente en 1792, dans l’Argonne, lorsque l’Autrichien Clairfayt, s’étant emparé des défilés de la Croix-au-Bois et du Chêne populeux, se préparait à envelopper les 15 000 hommes de Dumouriez, ayant en tête 40 000 Prussiens. : Dans ce péril, Dumouriez, plein de présence d’esprit et de décision, ne s’éloigne pas des renforts en route vers lui, au contraire, il va au-devant d’eux en se dérobant par une marche de nuit ; il réunit ainsi 60 000 hommes et le lendemain il est victorieux. Frossard n’avait pas à aller au-devant de ses renforts, ils venaient à lui ; il n’avait qu’à les attendre, sans se dérober par une marche de nuit. Il ne tenait qu’à lui, ainsi renforcé, de punir les Prussiens de leur précipitation comme Dumouriez avait fait payer aux Autrichiens leur lenteur.

Vergé et Bataille, l’ordre de retraite reçu, ne perdent pas leur sang-froid comme leur chef, ils se retirent, sans se hâter, car personne ne les harcèle, et ils emmènent leur artillerie et une partie de leurs blessés.

Laveaucoupet (9 heures) s’était établi pour la nuit sur la crête Sud de Spicheren, occupant toujours le village par ses avant-postes. A dix heures, l’ordre de retraite lui parvient. Il se porte lentement et avec ordre sur les plateaux de Bohren et d’Œting, et il ne se met en marche vers Sarreguemines qu’après que les hommes et les fractions disséminées ont rallié. Ses derniers échelons ne quittèrent le plateau qu’au point du jour. La division Bataille couvrait la retraite ; elle ne s’éloigna que lorsque le général eut fait partir devant lui toutes les réserves et même toute l’artillerie.


VI

Frossard et son armée s’en vont, et les renforts qu’il a réclamés arrivent.

A huit heures, c’est un bataillon du 60e. Il demande où est Frossard ? On l’ignore. Ensuite surviennent successivement les divisions Metman, Castagny et Montaudon.

A neuf heures, arrive la 1re brigade de Metman sur la place située à l’entrée du village. Personne ne sait où est Frossard. Une auberge était là : les hommes l’envahissent pour se procurer un peu de vin et de pain, en attendant le retour du chef d’état-major allé aux nouvelles. Enfin on trouve le maire. Il raconte que Frossard n’a pas paru au quartier général depuis cinq heures, et qu’il le suppose en route sur Sarreguemines. Alors Metman traverse les rues de la ville, noires et silencieuses, bivouaque à quelques kilomètres, au-dessous et en face du plateau d’Œting. Sans allumer de feu, les soldats se couchent le long de la route, avec leurs sacs pour oreillers.

A une heure du matin, rejoint la brigade Arnaudeau. Avant de partir, elle s’était grossie de 400 réservistes. En route, elle avait rencontré la brigade Juniac, oubliée par Frossard, et avait cheminé avec elle. Le maire de Forbach averti accourt. « Dépêchez-vous de filer, leur dit-il, vous me compromettez ; allez rejoindre votre général de division qui est au delà de Forbach. » Ce fut le compliment de bienvenue de ce bon Bavarois. Arnaudeau campa auprès de Metman.

Castagny était arrivé à Teuteling, à petite distance de Forbach. Il s’établit vers les huit heures du soir, à droite et à gauche de la route, en position de recevoir l’ennemi qu’on annonçait tout proche. De là il envoie des officiers à Frossard. Ceux-ci ne trouvent que Metman qui leur apprend que Frossard est en retraite sur Sarreguemines et qu’au jour il le rejoindra par Puttelange. Alors Castagny ne se meut plus ; il s’établit sur un tas de pierres afin que personne ne puisse venir sans qu’il le voie, et il attend les instructions qu’il a fait demander à Bazaine par un aide de camp.

Montaudon était à Grossbliederstroff, lieu désigné par le maréchal, vers sept heures. Mais, entendant toujours le canon, après un court repos, il avait pris sa direction sur Etzling. Au devant de lui accourait un officier tout échauffé qui lui dit : « Courez, courez vite au secours du 2e corps, qui est fortement engagé. » Il le suit ; mais fusillade et canonnade cessent ; la nuit tombe. Il arrête ses troupes en position sans bivouaquer, il charge deux officiers d’aller annoncer à Frossard qu’il est là, compact, à sa disposition. Puis il attend les renseignemens.

Metman au point du jour (7 août, 4 heures) se reforme en colonnes, emmenant le bataillon du 60e et la brigade Juniac. Par un chemin difficile, il gagne la route de Puttelange où il arrive, le même jour, à midi. Castagny se dirige vers Puttelange, son camp de la veille, où il arrive à quatre heures du matin, mais sur l’ordre de Bazaine, il porte son camp à Guenwiller où il arrive à 5 h. 30 du soir. Montaudon, qui avait fini par apprendre le départ de Frossard pour Sarreguemines, ne veut pas, lui non plus, rester isolé. Il craint que Sarreguemines ne soit encombré, il se dirige (1 h. 30 du matin) sur Woustwiller, puis sur Puttelange où il établit ses bivouacs à dix heures du matin. Frossard lui-même ne tarde pas à rejoindre ces divisions. A peine à Sarreguemines, il comprenait la faute qu’il venait de commettre et qui l’exposait à être enveloppé entre deux armées. Il prend un repos et se dirige, lui aussi, sur Puttelange, emmenant la brigade Lapasset. Il s’y établit le 7 août entre onze heures du matin et quatre heures du soir. Ainsi tout ce monde, sans s’être concerté, se trouve réuni à Puttelange, épuisé de fatigue et de besoin. Le hasard opérait une concentration que les généraux n’avaient pas su faire

La Garde avait été ballottée par les instructions de l’état-major dans un va-et-vient exténuant et stérile et avait passé la journée du 6 août dans les perplexités. Le matin, suivant les instructions de la veille, elle s’acheminait sur Courcelles-Chaussy lorsqu’un ordre arrive : « Continuez sur Saint-Avold. » Mais un second ordre survient : « N’y allez pas. » Puis un troisième : « Allez-y ! » Le général Bourbaki, déconcerté, interroge l’officier porteur du dernier ordre : Faut-il qu’il aille, faut-il qu’il reste ? Il se décide à aller. Au moment où il approche, on le rappelle à Metz. Attendez un élan offensif de troupes ainsi conduites !

À cette bataille, les pertes des Prussiens furent supérieures aux nôtres, 223 officiers, 4 648 hommes tués, blessés ou disparus. Nous eûmes tués, blessés, disparus, 249 officiers, 3 829 hommes dont la moitié au moins appartenait à la division Laveaucoupet. Notez que nous manquions de tout, selon Messieurs les Doctrinaires, que la pénurie était générale : qu’aurait-ce été si nous avions eu quelque chose ? Nous les aurions tous exterminés.


VII

Mac Mahon n’avait accusé personne, pas même Failly, de sa défaite. Il en avait accepté silencieusement l’entière responsabilité. Frossard essaya de couvrir sa nullité en accusant Bazaine de ne l’avoir pas secouru à temps et d’avoir été ainsi le véritable auteur de sa défaite. « Le combat de Forbach était tout à notre avantage jusqu’à quatre heures du soir après huit heures de lutte. Si à ce moment, où j’avais engagé toutes mes réserves, les renforts demandés par moi dès le matin au maréchal étaient arrivés, comme ils auraient pu le faire, je l’affirme, nous aurions remporté un avantage magnifique par ses résultats au lieu de l’échec que nous avons subi. » Ce thème a prévalu, et il est devenu de tradition presque courante de considérer Bazaine comme le véritable vaincu de la journée.

L’examen impartial des faits détruit cette légende. D’abord, c’est à une heure seulement que Frossard a annoncé à Bazaine ; le commencement de la bataille de Forbach : il n’avait donc pu demander des renforts dès le matin ; lorsque à cinq heures il en réclama formellement, Bazaine répondit sur-le-champ à ses demandes, n’y apportant d’autre retard que le temps nécessaire à lire une dépêche, regarder une carte, réfléchir, rédiger, expédier un ordre. Il met successivement à sa disposition toutes ses divisions, sauf celle de Decaen. Ces divisions auraient pu arriver plus vite si elles avaient été échelonnées les unes derrière les autres, sur la communication directe de Saint-Avold avec Forbach ; mais ce n’est pas Bazaine qui les avait étendues sur un large espace. La lenteur avec laquelle Montaudon a exécuté sa marche ne peut, pas plus que le va-et-vient de Castagny, lui être imputée. Enfin pouvait-il prévoir que, affolé, Frossard non vaincu se constituerait lui-même à l’état de défaite et se replierait, non derrière lui sur des renforts amis, mais latéralement sur les troupes ennemies ?

Il serait donc absurde de soutenir qu’il a abandonné Frossard, mais on l’incrimine encore de ne s’être pas rendu de sa personne auprès de lui à Forbach. Des paroles sévères de Napoléon Ier semblent justifier ce reproche : « Comment, écrit-il au maréchal Victor commandant du Ier corps de l’armée d’Espagne, comment, au lieu de vous porter en personne à la tête de vos troupes, secourir une de vos divisions, avez-vous laissé cette opération importante à un général de brigade qui n’avait avec lui que le tiers de vos forces ? — Vous savez que le premier principe de la guerre veut que, dans le doute du succès, on se porte au secours d’un de ses corps attaqués, puisque de là peut dépendre son salut. » L’autorité de cette règle du grand capitaine doit être limitée aux cas analogues à celui qui l’a motivée. De qui s’agit-il. ? Du chef du 1er corps de l’armée d’Espagne, ayant sous ses ordres plusieurs divisions et laissant écraser l’une d’elles sans intervenir de sa personne. Si Bazaine n’avait été qu’un chef de corps d’armée et Frossard un de ses divisionnaires en péril, il eut été répréhensible de n’être point allé personnellement l’assister. Mais autre était leur situation. Frossard était un chef de corps ayant sous ses ordres trois divisions et Bazaine un chef d’armée ayant sous son commandement trois corps d’armée disséminés sur un large espace. Et Frossard, avec ses trois divisions contre une prussienne, ne fut en péril ni dans la première partie de la journée, où il luttait presque trois contre un, ni à la fin, puisqu’il n’avait qu’à attendre ses renforts en marche vers lui de tous les côtés, et que sa retraite ne fut pas un instant inquiétée.

A aucun moment, la présence de Bazaine auprès de Frossard n’aurait pu se produire utilement. S’il était accouru à une heure, à l’annonce d’une bataille engagée, Frossard eût considéré cette intervention, qu’il ne réclamait pas, comme une offense personnelle, car elle eût signifié : « Je viens à vous, quoique j’eusse dû rester au centre de mon commandement, parce que je vous suppose incapable. » Il eût semblé que, jaloux de sa gloire, il venait, en cas de succès, voler à son subordonné le mérite de la victoire.

A la fin de la journée, la présence de Bazaine était encore plus inutile. Calculez : la dépêche d’alarme de Frossard 5 h. 15 n’a pu lui arriver avant six heures ; quelque diligence qu’il y mit, il n’aurait pas atteint le quartier général de Forbach avant sept heures. Là il n’aurait plus trouvé personne puisque Frossard n’y avait plus reparu depuis cinq heures. L’aurait-il saisi à Stiring ou à Spicheren, avant qu’il se fût engagé sur la route de Sarreguemines ? c’est peu probable. De quel secours alors lui eût-il été ? La nuit tombait, la retraite était commencée. Il aurait pu tout au plus la détourner sur Cadenbronn, mais cette route avait été indiquée par lui à Frossard dès le matin. Lui-même risquait de ne pouvoir regagner son quartier général. La batterie de la XIIIe division prussienne établie à Emersweiller balayait le chemin de fer ; les trains ne circulaient plus ; Bazaine aurait été obligé de gagner Bening par un long détour à cheval ; il ne serait rentré que très tard à son quartier général.

On a expliqué injustement sa conduite par de misérables raisons personnelles. Il était, dit-on, mécontent de la situation dans laquelle on le tenait depuis son entrée à l’armée du Rhin : on lui donne, on lui reprend le commandement ; quand on le lui donne, on agit comme si on ne le lui avait pas donné ; de quelque nom qu’on le décore, il reste un lieutenant subordonné et par-dessus la tête duquel passent les ordres et les décisions ; tout cela l’aurait mal disposé à se montrer actif. De plus, l’antipathie que lui inspiraient, ainsi qu’à la plupart des officiers généraux, les façons hautaines et cassantes de Frossard aurait été un autre motif encore de son abstention. Il aurait dit : « Le maître d’école a voulu avoir sa bataille, il l’a, qu’il se débrouille. » Cette suspicion n’est pas fondée. Certes, Bazaine avait gémi des tergiversations et des reviremens de l’état-major général, mais cela n’avait pas agi sur ses dispositions de soldat. Il avait encore moins sujet de se laisser influencer par une rancune contre le « maître d’école ; » le propos a été inventé. Sans doute, il n’avait pas avec Frossard la même intimité affectueuse qu’avec Le Bœuf, mais une camaraderie cordiale contractée depuis la Crimée rendait leurs rapports courtois. D’ailleurs, un des traits particuliers de cette nature, c’est qu’il ne gardait de rancune contre qui que ce soit. Souvent, en lisant sa correspondance avec l’Empereur, impatienté de la placidité avec laquelle il repoussait d’odieuses accusations, je me suis écrié : « Indigne-toi donc et donne à ton tour un coup de dent ! » La conduite de Bazaine le 6 août s’explique naturellement par les raisons militaires les mieux justifiées.

En sa qualité de chef d’armée, il était obligé de se tenir en un point central d’où pussent arriver et partir à tout instant les renseignemens et les ordres venus de ses trois corps. S’il disparaissait de ce centre, toute unité d’action cessait, et chacun était livré au hasard. Si, pendant qu’il galopait à la recherche de son lieutenant, un incident était survenu, un péril imprévu eût surgi, que n’aurait-on pas dit d’un général en chef qui désertait sa direction. Une des règles les plus certaines de la science militaire est que le commandant d’une armée, « même quand il a autour de lui ses différens corps à de courtes distances, ne doit jamais trop se rapprocher des combattans ni se laisser absorber par les détails du combat des unités, qui ne le regardent pas et qui lui feraient négliger l’ensemble en abandonnant une tâche importante[5]. » Moltke, Frédéric-Charles, Steinmetz ne sont pas accourus au canon sur le champ de bataille ; ils se sont contentés d’envoyer ou d’approuver l’envoi de troupes de secours et personne en Allemagne ne le leur a reproché. Cette obligation de ne pas déserter le centre de son commandement s’imposait d’autant plus à Bazaine que Saint-Avold, point stratégique de première importance à surveiller, pouvait, à tout instant, voir fondre de Sarrelouis une diversion plus dangereuse que celle qui mettait Frossard en fuite.

On a répété que nos défaites provenaient de ce que nos généraux ont pratiqué la petite guerre, et non la grande. Or c’est précisément aux préceptes de la grande guerre qu’a obéi Bazaine en cette occasion. S’il avait été le général de la petite guerre, il aurait couru vers Frossard tête baissée, n’apercevant qu’un des côtés du champ d’opérations. En restant vigilant, mais immobile au centre du vaste mouvement auquel il présidait, il a démontré que, s’il n’avait pas la science de la grande guerre, il en avait l’instinct. Il a donc bien fait, en secourant Frossard de tout son pouvoir, de ne pas aller lui-même sur le champ de. bataille où sa présence eût été peut-être funeste, peut-être inutile. Sa conduite ce jour-là a été irréprochable ; il n’est responsable ni de près, ni de loin, ni directement, ni indirectement, de la défaite volontaire de Forbach, imputable uniquement à l’inexpérience arrogante de Frossard.


A la suite des batailles de Wœrth et de Forbach, on est nécessairement entraîné à s’élever au-dessus du fait particulier et à rechercher ce qu’il faut conclure sur la valeur des deux armées en présence. Le moment n’est pas encore venu d’établir un jugement définitif, car, au cours de la lutte, les deux unités à comparer vont subir des transformations. Si l’on devait juger la cavalerie prussienne par ce qu’elle a fait jusqu’au 6 août, on prononcerait que, pas plus que la nôtre, elle n’a su éclairer, reconnaître, poursuivre, garder le contact, et qu’elle n’a pas, aussi bien que la nôtre, chargé à fond. A la fin de la campagne, elle avait accru beaucoup sa valeur. Au contraire, le fantassin français, qui marchait péniblement à Sedan, à demi vaincu d’avance, n’avait plus la même qualité que le zouave et le fantassin alerte et confiant de Wœrth. Cependant on peut, en s’en tenant aux lignes principales, formuler un jugement approximatif presque assuré à condition de se garder d’un parti pris systématique.

Après 1870, des officiers instruits, distingués, parlant bien, écrivant encore mieux et, je n’en doute pas, capables de bien agir, ont fondé une école militaire doctrinaire. Cette école, qui a rendu de notables services par ses études sur notre histoire militaire, ne s’est point préservée de l’absolutisme pédantesque qui rendit autrefois si désagréable l’école doctrinaire politique. Elle dogmatise, régente, condamne tout ce qui n’est pas elle et surtout ce qui l’a précédée. Avant elle, la science militaire n’existait pas : les Jomini, les Gouvion-Saint-Cyr, les Morand, les Marmont, les Bugeaud sont gens de mince autorité ; quant aux généraux qui ont victorieusement promené notre drapeau sur tant de champs de bataille, pris Anvers, conquis l’Algérie, emporté Sébastopol, triomphé à Magenta et Solférino, fait si belle contenance en Syrie et au Mexique, ce n’étaient que des ignorans qu’on a peine à ne pas traiter de ganaches.

C’est dans des conversations avec Galliffet qui, ayant si longtemps tout ignoré, était infatué de savoir quelque chose, que j’ai entendu la première fois ce langage trop souvent répété. Sur la guerre de 1870 la thèse est celle-ci : la lutte n’a pas éclaté entre des hommes, mais entre des doctrines. C’est la doctrine napoléonienne, ressuscitée par les Prussiens après avoir été abandonnée par nous, qui a vaincu la doctrine linéaire de position à laquelle nous étions revenus en sautant par-dessus l’épopée napoléonienne.

Certes, parmi nos chefs de 1870, il en fut de légers, incapables, négligens, et même stupides, je n’en disconviens pas. Dans quelle machine immense, telle qu’une armée exigeant un si grand nombre de moteurs, n’a-t-on point compté des non-valeurs ? Il est certain encore que, parmi les généraux qui n’étaient ni incapables, ni superficiels, ni négligens, ni stupides, il en est qui se sont trompés, ont mal jugé, fait trop ou pas assez, regardé à gauche tandis qu’il fallait voir à droite. Peut-on exiger des Mac Mahon, des Bazaine, des Canrobert, des Ducrot, une infaillibilité dont n’ont pas été dotés les Turenne, les Frédéric, les Napoléon ? Ce n’est donc pas dans les ignorances des types inférieurs, ni dans les défaillances passagères des supérieurs les plus capables qu’il est juste de chercher ce qu’ils appellent la doctrine d’une armée. C’est d’un ensemble de faits qu’il convient de l’induire. Or de cet ensemble de faits bien étudiés il ressort que, sur les points essentiels, la doctrine de notre vieille armée ne différait pas de celle dont les modernes prétendent être les révélateurs.

A Wœrth et à Forbach, la lutte a-t-elle été entre deux doctrines, lutte dans laquelle la bonne a vaincu la mauvaise ? Les Prussiens l’ont-ils emporté parce que leurs doctrines stratégiques, tactiques, étaient supérieures aux nôtres et impliquaient une initiative et une offensive que nous avions oubliées ? La stratégie prussienne, dit-on, n’avait qu’un objectif : rechercher l’armée ennemie, l’aborder, la détruire ; la stratégie française, revenue aux procédés de guerre des XVIIe et XVIIIe siècles, se préoccupait surtout des positions à défendre. On aurait beaucoup étonné Napoléon III si on lui avait raconté que lui, admirateur jusqu’au fétichisme de toutes les maximes de son oncle, s’était dirigé d’après la méthode des XVIIe et XVIIIe siècles. Sans doute, il n’a pu se décider, tout en disant sans cesse qu’il le voulait, à aborder l’armée ennemie, mais il n’a jamais pensé à faire la guerre de positions. S’il eût été partisan de cette guerre, il se serait établi sur le plateau de Cadenbronn ou sur celui des Hayes, et là aurait attendu l’ennemi en position défensive. Mais il ne s’est pas plus établi sur ces positions que sur quelque autre ; il s’est promené à travers toutes, sans plan fixe, sans s’arrêter sur aucune. Sa doctrine n’était point autre que celle de Moltke ; il n’a différé qu’en ne faisant point ce qu’il savait fort bien qu’on devait faire. Notre infériorité stratégique n’a donc pas été dans la doctrine, mais dans la pratique de l’homme qui était chargé de l’appliquer.

Peut-on dire que les oppositions se manifestent entre les tactiques des deux armées ? C’est là que les doctrinaires triomphent : nos règlemens de manœuvres, disent-ils, étaient arriérés de plus d’un siècle et ne soupçonnaient même pas les exigences de la guerre moderne. Halte-là, messieurs ! Notre dernier règlement de manœuvres est du 16 mars 1869 et voici comment l’état-major prussien le juge : « Ce nouveau règlement, rompant complètement avec les formations antérieurement en usage, se rapprochait d’une manière frappante du règlement prussien. »

Néanmoins, à Woerth et à Forbach, il y a eu une différence dans la formation des deux armées. Les soldats prussiens, les pantalons serrés dans leurs demi-bottes de gros cuir, coiffés du casque à pointe dans l’infanterie et la cavalerie, du casque à boule dans l’artillerie et le génie, en tunique à une rangée de boutons, un sac assez léger au dos et la longue capote brune roulée en bandoulière, une musette autour des reins, s’avançaient, formés en colonnes de compagnie, rangés en profondeur. Notre soldat, avec un bonnet de police ou un képi, rarement un shako, jamais de bonnet à poil, chaussé du commode soulier Godillot, fixé par une guêtre en toile ou en cuir, une capote sur son vêtement et au-dessus un sac très pesant, allait au combat en ordre de bataille sur deux rangs, coude à coude, précédé de tirailleurs, ayant derrière lui des colonnes plus ou moins profondes. Cette différence de formation n’était pas décisive, car on peut combattre et vaincre dans toutes les formations. Du reste, elle ne se maintenait pas longtemps : des deux côtés les formations se déformaient dès que le combat s’animait ; le Prussien accrochait son casque à sa musette et se débarrassait de son manteau ; le Français jetait sac à bas ; il n’y avait plus que des tirailleurs groupés autour de quelques chefs ou étendus en longue ligne.

La vraie différence tactique à notre désavantage fut dans le maniement de l’artillerie. L’artillerie prussienne, employée tout entière dès le commencement de l’action, écrasait notre artillerie et allait, par-dessus nos premiers rangs, dévaster nos hommes de second rang, couchés par terre. La nôtre n’avait pas su mettre en œuvre les ressources par lesquelles elle aurait pu conjurer son infériorité en qualité et en nombre. On ne l’avait mise en ligne que successivement, par petits paquets, au lieu de le faire en masse dès le premier moment ; on l’avait gaspillée dans des combats d’artillerie à artillerie ; on ne la gardait pas pour l’attaque contre l’infanterie ; parfois on ne s’en servait pas du tout. Ainsi l’artillerie de réserve fut tellement tenue en réserve à Forbach qu’elle ne parut pas sur le champ de bataille et, sur quinze batteries, six seulement donnèrent, neuf restèrent inactives. Il y a là une différence de procédé qui ne se rattache nullement à une différence de doctrines. Si l’emploi défectueux de notre artillerie eût dépendu d’une doctrine erronée, il eût fallu des mois pour la redresser, tandis que dès que d’Aurelle de Paladines s’en aperçut à Coulmiers, il lui suffit d’un ordre dicté en cinq minutes pour que notre tactique d’artillerie devînt la même que celle des Prussiens.

Retrouve-t-on la différence des doctrines dans l’esprit de solidarité, d’initiative, d’offensive des Prussiens, qui n’animait pas au même degré les Français asservis à la vieille méthode ? Ici encore, je réponds par des objections de fait. L’esprit de solidarité n’existait guère entre les commandans de la 1re et de la IIe armées prussiennes, puisque, à la nouvelle de la bataille entamée, on dut retenir le prince Frédéric-Charles à Hombourg dans la crainte qu’il ne se livrât sur Steinmetz à quelque violence ; il n’existait pas entre Steinmetz et son chef d’état-major, et je ne crois pas qu’une grande tendresse unit Glümer et Goltz, Alvensleben et Gœben. De notre côté, si vous ne tenez pas compte de quelques mots inventés, attribués à Bazaine et Castagny, aucun acte de mauvaise camaraderie intentionnelle ne peut être relevé. Sur le champ de bataille de Wœrth, comme sur celui de Forbach, les généraux de nos diverses divisions se sont, à tous les momens critiques, prêté un appui fraternel. Les divisions de Bazaine sont arrivées tard, mais elles sont arrivées. Ce n’est pas seulement chez nous qu’il y a eu des Failly, des Castagny sourds à l’appel du canon. Le général de la XVe division prussienne assista immobile, à quelques kilomètres de Sarrebrück, aux péripéties de la bataille commencée par la XIVe division ; le commandant de la XIIIe division ne s’est décidé à marcher que sous la pression d’un de ses chefs de brigade. Je ne parle que pour mémoire des braves Bavarois qu’on a eu tant de peine à faire avancer contre Ducrot.

L’initiative a-t-elle autant manqué dans l’armée française qu’on l’a prétendu ? Nous touchons ici un point délicat, car l’initiative, qualité à encourager, a pour cousine germaine la désobéissance, défaut à châtier. Il importe de les définir exactement. L’initiative est la décision prise d’urgence par un chef qui n’a pas reçu d’ordres de son supérieur et qui n’a pas eu le temps d’en demander, ou dont les ordres reçus trouvent une situation de fait inconnue de celui qui les a donnés, autorisant à croire qu’il ne les aurait pas donnés s’il avait été présent sur les lieux. La désobéissance consiste à ne pas exécuter l’ordre d’un chef présent, ou qui, n’étant pas sur les lieux, est instruit des circonstances au milieu desquelles doit agir celui à qui son ordre a été expédié. Dans la guerre de Hollande, Louvois ordonne à Turenne de repasser le Rhin ; Turenne estime l’ordre fatal et ne l’exécute point, en raison de circonstances que Louvois ne peut apprécier : il fait acte d’initiative, non de désobéissance. Au contraire, la plupart des actes que, dans l’armée prussienne, on appelle des actes d’initiative n’ont été que des actes de désobéissance. Le Prince royal dit à ses généraux : « Vous ne vous battrez pas le 6, » et Kirchbach commence la bataille le 6 sur la Sauer. Moltke dit au prince Frédéric-Charles et à Steinmetz : « Avant le 9, vous ne franchirez pas la Sarre, » et, le 6 août, la XIVe division franchit la Sarre, et les divisions du IIIe corps la suivent. Alvensleben envoie le général Schwerin à l’attaque du Forbacherberg avec six bataillons ; Schwerin n’en lance que trois et expédie les trois autres dans la vallée de Stiring ; Bose dirige le général Schkopp sur Gunstett, le général n’y fait aller qu’un de ses régimens et dirige l’autre sur Morsbronn. On rencontre la même désobéissance parmi « les officiers subalternes et jusque parmi les hommes de troupe qui cherchent à faire œuvre personnelle en tentant un petit mouvement tournant, en gagnant un abri voisin, en se jetant dans le flanc de l’adversaire[6]. »

La caractéristique de l’armée prussienne dans ces journées, c’est que ce sont ceux qui devaient obéir qui commandent, décident, et les chefs qui devaient commander qui obéissent, ratifient. Bismarck le constate dans sa forme humoristique : « Il arrive bien souvent chez nous que ce n’est pas le général en chef qui engage les batailles et les dirige ; ce sont les troupes comme du temps des Grecs et des Troyens... Un sous-officier engage l’action, il est rejoint par un lieutenant ; le commandement passe ensuite à un colonel, jusqu’à ce que le général arrive sur le terrain avec toutes les troupes dont il dispose... » A parler exactement, dans ces journées de Wœrth et de Forbach, l’armée prussienne ne brille point par l’esprit d’initiative, mais par l’esprit de désobéissance.

Notre armée, sous ce rapport, est bien supérieure. L’initiative n’y manque pas : ne sont-ce pas des actes d’initiative (heureux ou malheureux, ce n’est pas la question) que les batailles même de Wœrth et de Forbach, engagées par Mac Mahon et Frossard de leur propre mouvement, sans aucun ordre de leur généralissime ? n’est-ce pas un acte d’initiative des plus heureux, que l’intelligence avec laquelle le lieutenant-colonel Gabrielli arrêta le mouvement enveloppant contre le Forbacherberg ?

En fait de désobéissance grave, je n’en connais que deux : d’abord celle de Failly ne se rendant pas à Bitche avec tout son corps et n’envoyant à Mac Mahon que la division Guyot de Lespart, et celle de Frossard rangeant son armée, moitié dans la vallée, moitié sur le plateau, au lieu de la concentrer autour de Forbach, puis se retirant sur Sarreguemines, non sur Gadenbronn ou Saint-Avold. De telle sorte qu’en ces deux journées, on peut dire que l’armée prussienne est une armée d’anarchie et notre armée une armée d’obéissance.

Tout pesé, une armée d’obéissance me parait supérieure. L’obéissance seule permet à un généralissime de concevoir un plan, de le mener à bonne fin et de faire une campagne d’Austerlitz ou d’Iéna. « Dès qu’un général sort des instructions qu’il a reçues, écrivait le Comité de Salut public aux généraux en chef, et hasarde un parti qui parait avantageux, il peut ruiner la chose publique, par un succès même, qui ne serait que de localité ; il rompt l’unité des plans, il en détruit l’ensemble. » (14 frimaire an II.) Le maréchal Lannes, arrivé avec deux corps au contact des avant-postes prussiens sur la rive gauche de la Saale, occupe Iéna évacué et rejette les Prussiens dans Weimar ; mais, quelque tentation qu’il ait de les poursuivre, il interroge d’abord l’Empereur (13 octobre 1806) : « Je désirerais savoir si l’intention de Votre Majesté est que je marche avec mon corps d’armée sur Weimar. Je n’ose prendre sur moi d’ordonner ce mouvement. » En effet, s’il l’avait ordonné, le succès du plan d’Iéna eût été compromis. Lannes mérite plus d’être imité que ce Kameke qui, étourdiment, par un acte de désobéissance, dérange le plan si longtemps médité de Moltke et expose les Prussiens à perdre leur première bataille. C’est parce que Failly a cessé d’être un chef obéissant pour devenir un chef d’anarchie à l’instar des Prussiens, que la journée de Wœrth a été perdue.

L’anarchie dans l’action a profité aux Prussiens, il est vrai, mais par deux circonstances accidentelles : à Wœrth, leur écrasante supériorité de nombre couvrait toutes leurs erreurs ; à Forbach, où ils n’avaient pas cette supériorité, ils n’ont eu devant eux qu’un chef contre lequel l’insanité même devait l’emporter. Le succès à la guerre est tout, a-t-on dit, quel que soit le moyen par lequel on l’ait obtenu. Oui, à condition que ce succès ne soit pas éphémère. « Quand un succès a eu lieu contre les principes, a dit Napoléon, il ne faut pas l’approuver, car, à la longue, le principe méconnu se venge de ceux qui, d’abord, en ont profité. » Que les chefs de l’armée française de l’avenir restent donc ce qu’ils ont été en 1870, ce qu’ils ont été antérieur rement, ce qu’ils ont été toujours, des subordonnés obéissans, qui attendent les ordres et qui les exécutent.

Seulement, l’armée obéissante n’a toute sa valeur que si elle est vigoureusement tenue en main par un chef qui inspire confiance, qui sait ce qu’il veut, où il va et qui se rend bien compte que l’action des armées nombreuses n’est pas compatible avec une certaine espèce d’ordres. Un généralissime, obligé de s’établir à grande distance, ne peut plus embrasser le front étendu de ses forces ; la bataille sera une série de petites batailles indépendantes, ne se coordonnant que par l’identité de l’esprit directeur. Les ordres ne doivent donc pas être minutieux, entrer dans le détail des mouvemens tactiques ; ils indiqueront seulement le but à atteindre en laissant à chaque chef de corps le choix des meilleurs moyens. En d’autres termes, ils ne doivent pas être des lisières, mais des directives.

En 1870 dans notre armée on connaissait la nécessité de ces directives et on en a fait emploi. Ainsi en ordonnant à Bazaine de préparer l’expédition de Sarrebrück, l’Etat-major ajoute que pour les moyens d’exécution il s’en rapportait à l’expérience du maréchal ; en prescrivant à Frossard de se concentrer autour de Forbach, il s’en remet à son discernement du soin des mesures à adopter ; en investissant Mac Mahon du commandement de l’armée d’Alsace, il le laisse libre d’agir comme il lui conviendra d’après ses propres lumières.

Si le chef suprême n’ordonne pas ou ordonne mal, l’armée obéissante s’effondre, tandis que l’armée d’anarchie, même en ce cas, se tire plus ou moins d’affaire puisque tout le monde y commande.


VIII

Nul doute que, dans ces premières batailles, il n’y a pas eu dans l’armée française le même élan offensif qui déborde de toutes parts dans l’armée prussienne, depuis le simple soldat jusqu’au général. Mais ne mettez pas de la doctrine en ceci et ne venez pas nous dire que nous avions abandonné nos vieilles règles d’offensive et que nous étions rangés à celles de la défensive. Dans tous les cas, cette conversion eût été bien récente, car un de nos adversaires les plus illustres, qui avait intérêt à bien pénétrer notre manière de combattre, le prince Frédéric-Charles, a dit en 1869 : « La tactique des Français consiste simplement à ce que le soldat marche toujours en avant. La forme sous laquelle le mouvement s’exécute leur est indifférente. Cette forme se trouve, et elle diffère, suivant les fautes de l’ennemi. Ils ne se défendent jamais passivement ; là où d’ordinaire une troupe garde la défensive, les Français agissent offensivement. La véritable manière de triompher de cette tactique des Français est de se l’approprier. Qui donc veut vaincre doit donner de l’avant[7]. »

Niel avait, il est vrai, eu le tort de recommander à nos chefs de se placer d’abord sur la défensive tactique, afin de se protéger contre les effets meurtriers des armes à chargemens rapides, mais il avait en même temps expliqué que cette attitude ne devait être que le préalable momentané, très court d’un passage à l’offensive ; ses instructions, qu’on ne doit pas assimiler au règlement de 1869, n’étaient nullement obligatoires et n’avaient point pénétré dans l’esprit de l’armée : « Au début de la campagne de 1870, l’idée de la défensive n’existait pas, » dit le général Derrécagaix.

D’après le général Lebon, « on a eu tort de conclure que tous les chefs de l’armée de Metz ignoraient tout de cette doctrine, qu’ils étaient des incapables, et ne possédaient pas, notamment, l’esprit offensif ; — Bourbaki, Le Bœuf, Ladmirault, Canrobert, de Cissey, pour ne citer que ceux-là, n’étaient-ils pas animés de l’esprit offensif autant que personne l’a jamais été et le sera jamais ? Ils étaient parfaitement capables de faire autre chose que ce qu’ils ont fait. Quant à la troupe, elle était pleine de confiance et d’espoir dans une vigoureuse offensive[8]. »

Voyez au premier moment combien tous les chefs sont prêts à passer la frontière. Lisez dans les relations les signes d’impatience de nos soldats à Saint-Avold, à Bitche, à Marienthal, quand on les tient immobiles et qu’on ne les dirige pas vers ces canons qui les appellent ! avec quelle ardeur ils s’élancent quand on le leur permet ! « Ils vont à l’ennemi et au corps-à-corps en riant. Ils se disputent les places d’avant-garde ; le cri : « Ça chauffe ! » fait accélérer leur marche et les met de bonne humeur. »

Comment prétendre que la furia francese n’animait plus nos troupes quand on se rappelle ces zouaves, ces turcos, ces fantassins, qui, à Wœrth, ont toute la journée abordé l’ennemi, faisant à peine usage de leurs fusils terribles et s’élançant au pas de course, la baïonnette en avant ? En vérité, l’armée française de 1870 était encore telle que le prince Frédéric-Charles l’avait vue. Jeanne d’Arc, dans un interrogatoire, répond : « Je disais à mes hommes d’armes : « Entrez hardiment parmi les Anglais et j’y entrais moi-même. » La fille inspirée du sillon définit ce qu’a été, ce qu’est toujours la France militaire : offensive dès qu’elle sera libre de suivre son instinct naturel.

Il est vrai qu’à Wœrth et à Forbach cette offensive de nos troupes et de leurs chefs a toujours été courte et ne s’est pas lancée au delà du point où l’ennemi avait été refoulé ; Ducrot à Wœrth, Vergé à Stiring, Laveaucoupet à Spicheren n’ont pas poursuivi l’épée dans les reins les assaillans qu’ils avaient battus. Cela tient à une raison profonde : c’est qu’une troupe ne peut pousser à bout une offensive tactique victorieuse que lorsqu’elle se sent entraînée par une offensive stratégique générale. Les portions isolées de l’ensemble ne ressentent cette impulsion de l’offensive que lorsque l’ensemble lui-même est poussé par la volonté directrice, que le cri « En avant ! » a été lancé, et que, comme Moltke dans sa dépêche au Prince royal ‘3 août), le chef a dit : « Offensive générale ! » Quand une armée a été immobilisée dans la défensive stratégique par son général en chef, elle repousse intrépidement les attaques, mais quand elle y a réussi, elle considère son but comme atteint : le maintien de ses positions lui paraît le seul succès qu’elle ait à poursuivre, elle s’en contente : les échecs que subit l’ennemi, elle les considère à l’égal du succès et elle ne recherche pas d’autre satisfaction.

Si, en 1870, nos troupes ont agi offensivement moins que celles des Prussiens, ce n’est pas qu’elles aient été formées par une doctrine différente de la leur. En 1870, il n’y a pas eu lutte d’une doctrine contre une doctrine. A Wœrth, ce n’est pas une doctrine qui a empêché Failly d’aller gagner la bataille : à Forbach, ce n’est pas une doctrine qui a fait perdre la tête à Frossard et l’a fait fuir sur Sarreguemines. Ce n’est pas une doctrine qui a été battue en Alsace et en Lorraine, ce sont des hommes inférieurs à leur tâche. C’est cet état-major engourdi, cacochyme, dont les incertitudes et la pusillanimité détruisent de leurs propres mains l’armée avant qu’elle ait combattu, la démoralisent et glacent l’ardeur des premiers jours par les ordres, les contre-ordres, les marches, les contremarches, les piétinemens, les attentes. Thiers l’a dit justement à l’homme, à divers titres si éminent, qui a été le pivot de la défense nationale. Freycinet : « Si les armées avaient été bien commandées et constituées comme elles auraient dû l’être, nous aurions battu les Prussiens. » Il n’y a pas plus eu unité de doctrine chez nos adversaires qu’il n’y en a eu manque chez nous : les doctrines étaient les mêmes et Napoléon, qu’il fût commenté par Clausewitz ou Jomini, ou Bugeaud. était considéré de part et d’autre comme le législateur suprême.

L’inconvénient de cette fausse méthode, d’envisager les faits de guerre en mettant de la doctrine où il n’y en a pas. est de créer une sorte de déterminisme militaire qui supprime la responsabilité des individus et lui substitue la fatalité des choses. Elle a aussi le tort de faire croire que, quand on a bourré la tête des jeunes gens de formules plus ou moins bien rédigées, on en fera des victorieux. Il faut nous applaudir d’avoir notre excellente Ecole de guerre, pépinière féconde d’où sortent régulièrement des officiers de mérite, mais l’enseignement qu’on y donne ne suffit pas à faire ces victorieux. La guerre n’est pas seulement une science, c’est un art. L’inspiration personnelle instinctive fait les grands hommes de guerre plus que les études théoriques. « Ce n’est ni par la façon de s’armer, a dit Polybe, ni par celle de se ranger qu’Annibal a vaincu, c’est par ses ruses et sa dextérité... Dès que les troupes romaines eurent à leur tête un général d’égale force, elles furent aussitôt victorieuses. »

Napoléon a exprimé la même idée : « Même les institutions les mieux réglées ne suffisent pas à assurer la victoire. Quelque chose qu’on fasse, quelque énergie que montre le gouvernement, quelque vigoureuse que soit la législation, une armée de lions commandée par un cerf ne sera jamais une armée de lions. »

L’enseignement technique, quelque excellent qu’il soit, demande à être enflammé par une grande éducation patriotique. Le victorieux est un homme de métier, mais il a été porté par les souffles inspirateurs de la vertu civique, de l’amour désintéressé de la patrie, nourri de la vivifiante sève de l’idéal national. Si les généraux et les officiers du roi Guillaume se sont montrés si extraordinairement entreprenans, tenaces, héroïques, ce n’est pas seulement (à cause de leur bonne éducation spéciale, c’est que vibraient en eux les aspirations ardentes de leurs poètes et de leurs penseurs, qu’ils étaient soutenus par la coopération passionnée de souhaits et d’amour de tout leur peuple, et qu’ils sentaient que dans pas un cœur allemand il n’y avait un battement qui ne fût pour leur triomphe.


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Colonel Maistre, Spicheren.
  3. Colonel Maistre, Spicheren.
  4. Déposition du général Arnaudeau au procès Bazaine.
  5. Verdy du Vernois, Mémoires.
  6. Lehautcourt.
  7. Tactique.
  8. Conférence du 19 janvier 1912 au Cercle militaire.