La Guerre de 1870 (E. Ollivier)/10

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La Guerre de 1870 (E. Ollivier)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 721-762).
LA GUERRE DE 1870

V[1]
LE RENVERSEMENT DU MINISTÈRE DU 2 JANVIER


I

Dès dix heures du matin, le 9 août, des masses compactes d’ouvriers descendaient des divers quartiers de Paris, notamment de Belleville, et s’entassaient sur la place de la Concorde et les quais. Tous n’étaient pas des hommes d’action, mais 4 ou 5 000 communistes, anarchistes, blanquistes, étaient organisés, résolus et auraient entraîné le reste. Se mêlaient à cette foule les républicains qui n’étaient que républicains sans mélange de socialisme et un grand nombre d’orléanistes<ref> Jules Simon, Souvenirs du 4 septembre, t. 1, p. 250. </<ref>, enfin les curieux habituels, friands de spectacles publics. Le maréchal Baraguey d’Hilliers, suivant ponctuellement nos instructions, montra une martiale décision. A une heure, il se rendit au Corps législatif en grand uniforme, revêtu du grand cordon, suivi de trois aides de camp ; il vint veiller lui-même à l’exécution des mesures de défense ordonnées la veille au soir. Toutes les issues furent fermées, sauf celles du quai d’Orsay et de la rue de Bourgogne, les troupes disposées de manière à faire tête à l’irruption de la foule. L’intérieur du Palais-Bourbon ressemblait à un camp. A mesure que les soldats se rangeaient aux abords du Corps législatif, ils étaient accueillis par les cris de : Vive la ligne ! Quand un député connu par ses opinions avancées passait, il était acclamé. Les tribunes publiques regorgeaient de démagogues ; ils échangeaient des signes d’intelligence avec les députés de la Gauche ; ceux-ci, agités, allaient et venaient de la salle des séances à la salle des conférences et au péristyle extérieur.


Après avoir à la hâte déjeuné au ministère, je m’acheminai à pied, seul, vers la Chambre, me dirigeant vers la rue de Bourgogne pour éviter la foule. Pendant ce trajet j’arrêtai définitivement le plan de combat que je suivrais : j’écarterais par le dédain les attaques du Centre gauche ; je ne paraîtrais pas soupçonner les arrière-pensées de la Droite ; je porterais tout mon effort contre la Gauche, et ne garderais plus aucun des ménagemens auxquels je m’étais astreint dans mes luttes précédentes. A la violence, je répondrais par la violence ; j’étalerais le complot ourdi, je le dénoncerais en face, et je dresserais en quelque sorte le réquisitoire préalable explicatif des arrestations qui s’opéreraient ensuite. Je supposais que la Droite ne resterait pas impassible dans cette lutte, qui ne tarderait pas à s’élever au-dessus d’un renversement de Cabinet, et qui deviendrait le choc entre l’insurrection et l’Empire ; que, laissant Duvernois et ses compères à leurs ressentimens, elle m’appuierait d’autant plus que je deviendrais plus énergique. Alors j’aurais répondu à son entrée sur le champ de bataille, en lui tendant la main du haut de la tribune et en scellant avec elle le pacte d’union pour sauver la France et l’Empire. J’arrivais ainsi, me sentant au dernier degré de la résolution, lorsque, étant entré sans encombre au Corps législatif, je vins m’asseoir à ma place dans l’attitude concentrée de quelqu’un qui va livrer une bataille suprême.

Personne ne m’accompagna à mon banc et ne vint me serrer la main ; aucun de mes collègues n’étant présent, j’étais seul ; d’Albuféra et les autres membres de la majorité se dérobaient ; quelques-uns me toisaient d’un air de menace ; d’autres chuchotaient ; la plupart restaient immobiles et silencieux ; on n’entendait pas le bourdonnement bruyant, prélude des grandes séances oratoires, mais le murmure sourd qui annonce les séances tragiques.

Schneider venait de monter à son fauteuil. Au moment où il quittait son cabinet, son secrétaire, Bouilhet, était venu lui annoncer le succès de la manœuvre contre le Ministère, dont il faisait, depuis notre refus de démissionner, son affaire personnelle. « La chute du Cabinet est certaine, » lui avait-il dit. D’Auribeau, secrétaire général de l’Intérieur, resté en relations journalières avec la plupart des députés, disait également au frère de Chevandier venu aux nouvelles : « Votre frère est dans une erreur complète ; il croit qu’il triomphera à la Chambre ; tout est arrangé ; le Ministère est renversé. »

Je ne tardai pas, en effet, à constater combien Chevandier s’était trompé. Avant même que je fusse monté à la tribune, le tumulte se déchaîna. Lorsque le président, donnant lecture du décret de convocation, en fut venu à ces mots : Napoléon, par la grâce de Dieu et la volonté nationale, Empereur des Français... « Passez, passez ! » s’écria la Gauche avec fureur. Dès que j’eus prononcé quelques paroles, les clameurs recommencèrent avec une force, une colère, dont le Journal officiel ne peut donner une idée. On a parlé des injures dont Thiers fut assailli dans la séance du 15 juillet, c’étaient des complimens en comparaison des outrages grossiers dont ses amis m’abreuvèrent le 9 août. Thiers, Grévy, Jules Simon, Gambetta conservèrent une attitude décente. Mais Jules Ferry, que j’avais autrefois comblé de mes bontés, se signala parmi les plus emportés et créa le précédent d’injures violentes, contre les ministres innocens d’une défaite, qui se retourna plus tard contre lui dans des conditions où sa responsabilité n’était pas plus engagée que la nôtre.

On voulait m’intimider et m’obliger à me taire ; Jules Favre cria : « Descendez de la tribune, c’est une honte ! » Ces vociférations ne me déconcertèrent point ; elles accrurent mon imperturbabilité. Je dédaignai les insultes qu’a reproduites le compte rendu et celles que par pudeur il a omises, mais que j’entendais. Ils comprirent qu’à moins de m’arracher de la tribune, par un acte de violence brutale dont ils n’avaient pas plus le courage que la possibilité, ils seraient bien obligés de m’entendre jusqu’au bout. A chaque phrase « prononcée, a écrit depuis Jules Favre, sans émotion apparente, » au lieu de s’affaiblir, ma voix devenait plus vibrante, plus impérieuse :

« Messieurs, l’Empereur vous a promis que l’Impératrice vous appellerait si les circonstances devenaient difficiles. Nous n’avons pas voulu attendre pour vous réunir que la situation de la patrie fût compromise... (Latour-Dumoulin : C’est l’incurie du ministère qui a compromis la patrie.) — Nous vous avons appelés au moment des premières difficultés. Quelques corps de notre armée ont éprouvé des échecs ; mais la plus grande partie n’a été ni vaincue, ni même engagée. (Très bien ! très bien ! — Protestations à gauche.) — Veuillez me laisser continuer. Celle qui a été repoussée ne l’a été que par des forces quatre ou cinq fois plus considérables ; elle a déployé dans le combat un héroïsme sublime. (De tous côtés : Nous n’en doutons pas ! Oui. oui ! Bravos et applaudissemens prolongés. — Voix à gauche : Mais elle a été compromise. — Jules Favre : Oui, par l’impéritie de son chef ! Exclamations et réclamations bruyantes : Descendez de la tribune ! C’est une honte ! — Bruit et agitation. — Le président Schneider : Vous ne voulez pas même entendre les faits. Prenez garde à la responsabilité que vous assumez. — Très bien ! très bien ! — M. Roulleaux-Dugage ; Si le tumulte continue, je demande que la Chambre se forme en comité secret. — Le président Schneider : Délibérons en paix, et entendons d’abord la lecture que nous fait M. le Ministre ! — Emmanuel Arago : Pour le salut public, que les ministres disparaissent ! — Le président Schneider : Ecoutez d’ailleurs la déclaration du gouvernement ; nous verrons après quelles seront les délibérations que la Chambre aura à prendre. — Oui ! oui ! Très bien ! très bien !) Elle a, disais-je, déployé un héroïsme sublime, qui lui vaudra une gloire au moins égale à celle des triomphateurs. (C’est très vrai !) Tous nos soldats qui ont combattu, comme ceux qui attendent l’heure de combattre, sont animés de la même ardeur, du même élan, du même patriotisme, de la même confiance dans une revanche prochaine. (Oui ! oui ! Très bien ! très bien !) Aucune de nos défenses naturelles ou de nos forteresses n’est entre les mains de l’ennemi, nos ressources immenses sont intactes. Au lieu de se laisser abattre par des revers, que cependant il n’attendait pas, le pays sent son courage grandir avec les épreuves. (C’est vrai ! Très bien ! très bien ! — Jules Favre : Oui, malgré son gouvernement, le pays est patriotique ; mais il est indignement gouverné ! — M. Segris, ministre des Finances : Il l’a été si bien par vous !) Nous vous demandons de nous aider à organiser le mouvement national et à organiser la levée en masse de tout ce qui est valide dans le pays. (M. de Jouvencel : Non ! Non ! pas avec vous ! Vous êtes celui de tous avec lequel ce serait le plus impossible. Vous nous avez dit : « C’est la paix ! » Et, quelques jours après, c’était la guerre ! — Rumeurs. — M. Eugène Pelletan : Vous avez perdu le pays. Il ne se sauvera que malgré vous ! — M. Emmanuel Arago : Tous les sacrifices, oui, tous, mais sans vous. — Bruit. — Le président Schneider : Messieurs, si vous aimez mieux les cris violens et confus qu’une étude et une délibération, je vous en laisse la responsabilité. — Marques d’approbation. — M. Vast-Vimeur : En vérité, messieurs, vous faites les affaires de la Prusse !) — Tout est préparé. Paris va être en état de défense et son approvisionnement est assuré pour longtemps. La garde nationale sédentaire s’organise partout... (Exclamations à gauche. — Approbations au centre.) Les régimens de pompiers de Paris, les douaniers seront réunis à l’armée active ; tous les hommes de l’inscription maritime qui ont plus de six ans de service sont rappelés ; nous abrégeons les formalités auxquelles sont assujettis les engagemens volontaires ; nous comblons avec nos forces disponibles les vides de notre armée, et, pour pouvoir les combler plus complètement et réunir une nouvelle armée de 450 000 hommes, nous vous proposons d’abord d’augmenter la garde nationale mobile en y appelant tous les hommes non mariés de vingt-cinq à trente ans... et de nous accorder la possibilité d’incorporer la garde mobile dans l’armée active et d’appeler sous le drapeau tous les hommes disponibles de la classe 1870. (Approbations.) Ne reculant devant aucun des devoirs que les événemens nous imposent, nous avons mis en état de siège Paris et les départemens que l’ennemi menace. Aux ressources dont ils disposent contre nous, les Prussiens espèrent ajouter celle qui naîtrait de nos discordes intestines... (A gauche : Allons donc ! — Eugène Pelletan et autres membres à gauche : C’est une indignité ! — Rampont : Retirez ce mot-là, monsieur le ministre. — Eugène Pelletan : Oui, qu’on retire le mot, ou je demande le rappel à l’ordre du ministre !) Et ils considèrent le désordre à Paris comme leur valant une armée. (Nouvelles interruptions à gauche.) Cette espérance impie ne se réalisera pas. Non, l’immense majorité de Paris conservera son attitude patriotique ! Quant à nous, nous ferons appel, pour nous aider, non seulement à la garde nationale courageuse et dévouée de Paris, mais à la garde nationale de la France entière... (Très bien ! très bien !) Et nous défendrons l’ordre avec d’autant plus de fermeté d’âme que, dans cette occasion surtout, l’ordre c’est le salut... »

Pendant que j’étais aux prises avec les insultes et les interruptions grossières de la Gauche, la Droite et même le Centre étaient demeurés immobiles, silencieux. Parvenu au terme de l’exposé dont j’étais chargé de donner lecture, je fis un appel direct à leur appui : « Maintenant, messieurs, en réponse aux interruptions que j’ai recueillies pendant une lecture que je ne devais pas discontinuer, un seul mot, et pour n’y plus revenir. Les circonstances sont telles que ce serait manquer à ce qu’on doit à la patrie que de mettre une minute la discussion sur les personnes. (Exclamations ironiques à gauche.) Il est un temps de parler pour des hommes de cœur, et il est un temps de se taire. Pour nous, ministres, en ce qui nous concerne personnellement, c’est le temps de se taire. Qu’on nous accuse !... Nous ne sommes pas vaincus, grâce au ciel, mais nous paraissons l’être... Qu’on doute de notre capacité à soutenir le poids des événemens... (A gauche : Oui ! nous en doutons !...) qu’on accumule les reproches et les paroles cruelles, nous garderons le silence le plus complet. Nous ne répondrons que lorsqu’il s’agira de défendre les mesures que nous proposons ou d’écarter celles que nous croyons nuisibles. Et si la Chambre ne se place pas derrière nous... » À ces mots, la Gauche et le Centre gauche éclatent en cris furibonds. Je me retourne vers la Droite et le Centre, en espérant un secours. Ils demeurent plus que jamais silencieux et glacés. Ils nous livraient.

Alors tout mon sang reflua au cœur et une vision d’épouvante se dressa devant moi. Je vis la discorde civile déchaînée, l’étranger aidé par les fureurs des partis, la défense nationale compromise, l’Empire renversé, la patrie démembrée, la gloire et la grandeur perdues. Je chancelai et je me serais affaissé sur moi-même, si je ne m’étais cramponné au marbre de la tribune ; sans le répit que m’accordèrent les interruptions prolongées, je n’aurais pu articuler une parole.

Je parvins cependant à me ressaisir, et, sous une apparence de calme glacial, où ils voulurent voir de l’insouciance, je cachai les bouillonnemens de ma fièvre intérieure. Je changeai le mouvement de mon discours. J’avais promis à l’Impératrice de ne pas poser la question de confiance. L’attitude de l’assemblée la posait contre moi : je l’acceptai. Seulement, je n’essayai pas une justification inutile. Je ne me préoccupai que de conjurer la honte et la démoralisation qu’eussent entraînées en ce moment des récriminations personnelles, qui eussent vite tourné à l’injure et au scandale, et, répondant à la notification muette d’abandon par laquelle le Centre et la Droite approuvaient les emportemens des Gauches, je repris avec une gravité dédaigneuse : » Je vais donner à ma pensée une forme plus nette. La Chambre manquerait au premier de ses devoirs, si elle restait derrière nous, ayant dans l’esprit ou dans le cœur la moindre défiance. (Nouvelles exclamations à gauche.) Je lui demande donc, — et c’est la seule prière que je lui adresse, en montant peut-être pour la dernière fois à cette tribune... (Un membre à gauche : Nous l’espérons bien pour le salut de la patrie ! — Réclamations sur divers bancs.) J’adresse une dernière supplication à la Chambre : ne perdons pas notre temps en discussions. ! Agissons ! Si vous croyez, — et Dieu sait avec quelle ardeur nous soutiendrons les hommes que vous honorerez de votre confiance, — si vous croyez que d’autres plus que nous peuvent offrir à vous, au pays, à l’armée, à la défense nationale, les garanties dont elle a besoin, ne discutez pas, ne faites pas de discours ; demandez les urnes du scrutin, et jetez les boules signifiant que nous n’avons pas votre confiance ; qu’aussitôt, un nouveau ministère s’organise ; qu’il n’y ait aucune suspension dans l’action publique. Croyez-moi, retenez ce qui n’est que retours en arrière et récriminations. Nous ne voulons pas nous soustraire à vos accusations, nous vous appartenons ; vous nous reprendrez quand vous voudrez, nous serons toujours là pour subir vos reproches et vos anathèmes. Mais, je vous en supplie, aujourd’hui, à l’heure actuelle, ne songez qu’au péril public, ne songez qu’à la patrie. Renvoyez-nous, si vous voulez, tout de suite et sans phrase, car ce qu’il faut, avant tout, ce n’est pas pérorer, ce n’est pas discuter, c’est agir ! »

Cette scène révélait avec une telle évidence les dispositions de la Chambre que, sans attendre davantage, Schneider envoya aux Tuileries Bouilhet, avec mandat de dire que le ministère allait être renversé, qu’il était nécessaire qu’il n’y eût point d’intérim et qu’on fit appeler sans retard le comte de Palikao, l’homme de la situation. Lui-même viendrait, au sortir de la séance, parler de la composition d’un ministère nouveau.


II

Depuis le matin, les dispositions de l’Impératrice, qui jusque-là nous avaient été bienveillantes, ne l’étaient plus. Elle avait vu clairement qu’il existait désormais un dissentiment inconciliable entre elle et moi, et qu’il fallait, ou que je cessasse d’être ministre ou qu’elle cessât d’être régente, puisque l’exigence principale de ma politique était désormais le retour de l’Empereur. Cette exigence avait été rejetée par le Conseil, mais en mon absence. L’Impératrice avait éprouvé, dans toutes ses négociations avec moi, que je n’abandonnais guère mon avis, et elle présumait que je reviendrais à la charge ; de plus, elle redoutait les mesures vigoureuses que nous voulions exécuter, et dont Pietri, manquant au secret promis, l’avait instruite. « Je ne veux pas, avait-elle dit, qu’une goutte de sang français soit versée pour notre cause sur mon ordre. » Puis elle avait ajouté : « Et les représailles[2] ? »

Enfin, sous l’influence de Rouher, grandissante à mesure que la malheureuse femme avait besoin d’être plus soutenue, elle s’était décidée, malgré sa nature chevaleresque, à adopter la vile politique des boucs émissaires. Déjà elle s’était jetée dans ce système avec impétuosité à propos de Le Bœuf ; maintenant elle ne fermait plus l’oreille à ceux qui lui disaient qu’un bouc émissaire civil était également indispensable et que ce bouc émissaire était naturellement moi. Elle aurait peut-être hésité à nous abandonner si elle n’avait entrevu comme notre successeur possible que ce Trochu dont elle se défiait si justement. Mais elle avait sous la main Palikao, l’ami de Persigny ; on le lui présentait comme le sauveur assuré qui relèverait nos affaires et rendrait la victoire à nos drapeaux, et elle délibérait dans une salle reculée du palais, accessible seulement à ses confidens, pendant qu’au Corps législatif mes ennemis et même mes amis, jusque-là dévoués, préparaient la coalition qui devait me jeter par terre.

Après les quelques mots échangés avec moi, Palikao était allé déjeuner chez Dejean. Il ne lui avait pas appris qu’il allait le remplacer et ne lui avait parlé que de son départ pour Metz. Puis il était revenu auprès de l’Impératrice. Elle lui annonça que l’Empereur n’avait pas agréé l’idée de son voyage au quartier général. « Je ne comprends rien, avait-il télégraphié, à l’envoi de Palikao à Metz ; il ne peut rien changer à la situation. » Elle l’avait donc retenu. Palikao avait approuvé son opposition au retour de l’Empereur et soutenu qu’un Napoléon ne pouvait revenir dans sa capitale que victorieux : l’Impératrice s’était crue sauvée. Ses derniers scrupules à notre égard s’évanouiront ; elîo proposa au général d’être le président du futur ministère. Il opposa quelque résistance : « J’ai passé, dit-il, vingt- sept ans de ma vie en Algérie, six ans à Lyon, quelque temps en Chine ; je n’ai jamais été un homme politique ; je n’ai pas l’habitude de parler en public ; je n’ai connu à Paris ni les hommes, ni les choses ; vous me mettez dans un cas embarrassant, et je ne saurais à qui m’adresser pour former un ministère. » Néanmoins, sur la promesse de le faire maréchal, il se décida.

Comment se débarrasser de nous ? Directement cela n’était pas possible : les lettres de l’institution de la Régence n’accordaient pas le droit de changer un ministère sans le consentement de l’Empereur, et l’Empereur refuserait le consentement. Mais il était un moyen de lui forcer la main : l’impératrice pouvait, sans se découvrir, engager ou faire engager les nombreux députés sur lesquels elle avait de l’influence à nous mettre en minorité en votant avec nos adversaires habituels ; alors l’Empereur serait bien obligé de consentira notre renversement, et la Régente ne serait pas empêchée de soutenir qu’elle n’y avait pas contribué. A-t-elle organisé cette manœuvre, dont je ressentais déjà les effets et qui allait m’emporter ? Je trouverais tout naturel qu’elle l’eût fait. Convaincue que ma politique serait funeste et déshonorerait l’Empereur, elle était tenue en conscience de me retirer le pouvoir dont je me préparais à faire un si mauvais usage ; son abstention eût été une faute d’Etat. A-t-elle commis cette faute ? L’Empereur me l’a affirmé. En tout cas, ses fidèles agirent comme si elle ne l’avait pas commise.

Tous ceux qui rapprochaient de près ou de loin se déchaînaient contre nous. Jérôme David, de Pierres, Mathieu, en faveur auprès d’elle, étaient dans un va-et-vient continuel entre la Chambre et les Tuileries, et chaque fois qu’ils revenaient des Tuileries, ils accentuaient leur propagande pour notre renversement immédiat. Ce qui parait compte plus que ce qui est : quelle qu’ait été l’attitude réelle de l’Impératrice dans son cercle intime, se fùt-elle renfermée dans une abstention stricte, personne ne mit en doute que notre renversement était voulu, conseillé, poursuivi par elle, et que ses amis notoires étaient ses porte-paroles.

Bouilhet eut quelque peine à être reçu. Comme il régnait déjà dans le palais un certain désordre, il fut introduit dans un salon du premier étage où il ne rencontra ni chambellan, ni fonctionnaire de service. Après quelques minutes d’attente, une porte s’ouvrit et donna passage à un familier, de Pierres. Il lui serra la main en lui disant qu’il se rendait à la séance et disparut. L’Impératrice ne tarda pas à entrer par cette même porte, qui s’ouvrait sur une pièce où se trouvait Palikao avec d’autres familiers. Le message de Bouilhet la combla d’aise. Elle répondit : « Ah ! monsieur, vous me soulagez d’un grand poids ! J’apprends avec une vive satisfaction que je me rencontre dans la même opinion que M. Schneider et que le choix du général Palikao a son agrément. »


III

A la Chambre, la séance continuait. Le général Dejean compléta ma déclaration par la lecture de l’exposé des motifs de notre projet sur l’augmentation des forces militaires. Il fut à peine écouté. Dans les bancs circulaient les meneurs, allant de l’un à l’autre quêter des adhésions, offrir des portefeuilles. Puis les motions se succédèrent. D’abord, celle de Latour-Dumoulin et d’Andelarre : « Les députés soussignés demandent que la présidence du Conseil des ministres soit confiée au général Trochu, et qu’il soit chargé de constituer un ministère. « Latour-Dumoulin n’était qu’un bafouilleur vide, dont la proposition eût à peine fait relever les têtes s’il n’y avait mis en panache le nom de Trochu, et si elle n’avait paru un acheminement à une motion plus révolutionnaire.

En effet, Jules Favre, livide, presque vert, la lèvre tendue comme la corde d’un arc qui va lancer le trait empoisonné, gagna la tribune d’un pas solennel. Là, laissant tomber lentement chacune de ses paroles, sans son hoquet fatigant, d’une voix contenue, mais dans laquelle on sentait le grondement sourd de l’invective prête à jaillir, il demanda : 1° que des arme » fussent immédiatement distribuées aux mairies de chaque arrondissement à tous les citoyens valides inscrits sur les listes électorales et que la garde nationale fût réorganisée en France dans les termes de la loi de 1831 ; 2° qu’un Comité exécutif de quinze membres, choisi dans le sein de la Chambre, fût investi des pleins pouvoirs du gouvernement pour repousser l’invasion étrangère. A l’appui de sa proposition, il reprit son thème, malheureusement juste, sur l’insuffisance du commandant en chef et sur la nécessité de concentrer les forces militaires entre les mains d’un homme qui ne fût pas l’Empereur. L’Empereur devait abandonner le quartier général ; il ne devait pas commander en chef, « il a été malheureux, il doit revenir. » Puis, par une de ses contradictions habituelles, après avoir établi que les revers sont dus uniquement à l’insuffisance d’un commandement auquel les ministres sont étrangers, il les impute à ces ministres. « L’Invasion, dit-il en nous désignant, ne serait pas convenablement repoussée par les hommes qui sont sur ces bancs, qui ont perdu déjà deux provinces, et qui, grâce à leur ineptie, perdront le reste. » Une vive approbation et des applaudissemens soulignèrent à gauche ces paroles que rendait plus significatives l’adhésion silencieuse du Centre et de la Droite, Mais alors Jules Favre, laissant les ministres, revient à l’Empereur et propose son renversement : « Il faut, si la Chambre veut sauver le pays, qu’elle prenne en main le pouvoir. »

Cette fois, plus de ces périphrases dans lesquelles l’orateur emmiellait ses perfidies. Sa pensée est à découvert : « Plus d’Empereur ni à l’armée, ni au gouvernement. A l’armée, il sera remplacé par un général, le « glorieux Bazaine, » au gouvernement, par une commission du Corps législatif composée de quinze membres. Il ne restait qu’à ajouter : « Plus d’Empire. » Cette conclusion impliquée dans ses paroles, l’orateur crut prématuré de la dégager. Il attendait les prochains désastres.

Tant que l’orateur n’avait vilipendé que les ministres, la Droite avait été patiente et complice. Quand il visa l’Empereur et surtout l’Empire, elle se réveilla, et son attitude indignée obligea Schneider à intervenir : « Votre proposition a un caractère essentiellement révolutionnaire ; je ne puis ni accepter, ni mettre en discussion une proposition ayant ce caractère. » Et avec une confiance que l’événement ne tarda pas à démentir, il ajouta : « Vous ne ferez pas de révolution avec cette Chambre-là »

Ces paroles parurent trop molles à Granier de Cassagnac. S’avançant dans l’hémicycle, la tête haute, la voix tonnante, le bras tendu et menaçant, sans se laisser troubler par les clameurs furieuses qui l’interrompaient à chaque parole, il jeta cette apostrophe : « L’acte qui vient de s’accomplir devant vous est un commencement de révolution donnant la main à un commencement d’invasion. Les Prussiens vous attendaient ! Lorsque Bourmont, d’odieuse mémoire, vendit sa patrie, il ne fit rien de plus que vous. Au moins Bourmont était un soldat, qui avait vu en face et de près les ennemis de son pays, tandis que vous, abrités ici derrière vos privilèges, vous vous proposez de détruire le gouvernement de qui ? de l’Empereur qui est en face de l’ennemi. Nous sommes venus ici sous la condition de notre serment qui constitue notre caractère et qui crée notre inviolabilité. Lorsque, par un acte révolutionnaire, on reprend son serment, on perd à la fois l’inviolabilité et le caractère qui en découle, pour rester de simples factieux. Et je vous le déclare, si j’avais l’honneur de siéger au banc du gouvernement, vous tous, signataires, vous seriez ce soir devant un conseil de guerre ! »

La Gauche effarée, hors d’elle, hurle, bondit, comme si elle sentait déjà sur son épaule la main du gendarme. Elle s’agite dans un véritable délire. Jules Simon se jette dans l’hémicycle et crie en gesticulant : « Nous sommes prêts à y aller au conseil de guerre. Si on veut nous fusiller, nous sommes prêts ; vous n’avez qu’à venir. » Jules Ferry, sous prétexte que Gramont s’est permis de rire, s’élance vers lui dans une rage comique : « Il n’appartient pas à un ministre qui, en ce moment même, songe à négocier une paix infâme... » Estancelin, Garnier-Pagès et quelques autres rejoignent Ferry et se dirigent d’un air agressif vers le banc de Gramont. Chevandier, absent au début de la séance et qui venait seulement d’arriver, se lève et les brave. Gramont ne se lève même pas ; il les toise avec hauteur. Je réponds ironiquement à Jules Simon : « L’honorable Jules Simon m’a demandé si nous voulions faire fusiller tous les députés, et il a ajouté qu’il s’offrait (Rires à droite), je tiens à le rassurer, » Jules Simon se récrie : il n’a pas parlé au ministre ; c’est à la Chambre qu’il a dit : « Si vous voulez recourir à la violence, nous vous attendons. » Le tumulte cependant ne cesse de s’accroître ; les vociférations se croisent de tous les côtés ; le président est contraint de se couvrir et de suspendre la séance. Jules Simon se précipite, au milieu des journalistes et des citoyens, dans la salle des Pas-Perdus, et, les bras croisés sur la poitrine, crie : « Un Granier de Cassagnac vient de proposer qu’on fusille tous les députés de la Gauche. »

J’assistais le dégoût dans l’âme à ce pugilat indécent. J’avais cessé virtuellement d’être ministre tant qu’un vote de confiance ne m’avait pas rendu l’autorité. Si la Chambre me l’avait donné, certes, je n’aurais pas laissé à Granier de Cassagnac le privilège de démasquer les hypocrisies ; je ne l’eusse fait ni avec plus d’éloquence, ni avec plus de courage ; mais avec plus de justesse politique, et les emportemens séditieux de la Gauche seraient devenus un des considérans probans de l’acte d’accusation que j’aurais rédigé au sortir de la séance. Mais je ne me souciai pas de m’exposer à de nouveaux outrages au profit de ceux qui travaillaient à me frapper dans le dos.


IV

Jules Favre avait compromis les affaires de son parti en démasquant trop tôt ses pensées, et en ne transperçant les ministres que pour atteindre l’Empereur. Picard essaya de les rétablir, en écartant l’Empereur et en concentrant l’effort de son attaque sur le Ministère seul. Jérôme David, en lui répondant, vint alors porter à l’Empire le coup le plus cruel qu’il eût encore reçu. Son discours débuta patriotiquement en rappelant que c’est de notre côté qu’avaient été la bonne foi et la sincérité et de l’autre le désir et la préméditation de la guerre, et que nous ne pouvions éviter la guerre sans abdiquer notre rôle en Europe. Il attesta l’héroïsme de nos soldats dont il avait été témoin, puis, tournant court, il expliqua nos revers par ce fait : « La Prusse était prête, et nous ne l’étions pas. » Jeter au public ces paroles, même suivies d’une prédiction de revanche, c’était jeter aux Prussiens un encouragement et à notre armée la désespérance. Celui qui les proférait méritait, bien plus que Jules Favre, d’être envoyé devant un conseil de guerre. C’était à Dejean qu’il eût appartenu de répondre, mais il ne se considérait plus comme ministre ; il craignit que sa dénégation ne fût suivie par des affirmations emportées de l’Opposition et il ne crut pas prudent d’ouvrir, à une heure aussi inopportune, un débat dont le retentissement eût été désastreux ; il jugea moins dommageable de laisser tomber les paroles abominables de Jérôme David. Au surplus, ces paroles n’atteignaient pas le Ministère, dont la réorganisation militaire n’avait pas été l’œuvre ; elles frappaient tout le règne, et l’Empereur et Niel, auteurs de la préparation, et qui s’étaient maintes fois portés garans de son efficacité.

La Gauche releva cette arme qui lui était offerte par un soudoyé de l’Empereur. Kératry dit : « Après les paroles prononcées par l’honorable M. Jérôme David, je considère comme un devoir pour moi, membre de la Commission chargée du rapport relatif à la guerre, de venir faire ici une déclaration qui ne sera démentie par aucun de mes collègues : M. le ministre de la Guerre, appelé dans le sein de notre Commission, a affirmé sur l’honneur que nous étions absolument prêts. S’il nous eût laissé voir quelque hésitation dans son esprit, nous serions venus soumettre la situation à la Chambre en l’éclairant sur la réalité des faits. Maintenant, je dois revenir à ce qu’a dit M. Granier de Gassagnac, car il a posé la question sur son véritable terrain : quand Napoléon Ier a succombé avec nos bataillons, la France s’est chargée elle-même de prendre le gouvernement de ses affaires. La confiance du pays s’était retirée du chef de l’Etat ; c’était justice et prévoyance. Napoléon III n’a pas su conduire nos armées à la victoire ; selon la proposition que nous avons déposée, qu’il cède la place au patriotisme du Corps législatif ! » (Bruyantes réclamations. — Bruit prolongé.) Le président rappela Kératry à l’ordre. Il eût dû auparavant rappeler Jérôme David à la pudeur, à la loyauté et au patriotisme.

Il ne restait qu’à voter. Schneider, ayant refusé de mettre aux voix la proposition de Jules Favre, c’était sur celle de Latour-Dumoulin que le vote allait avoir lieu. Son adoption eût été un vote de défiance prononcé ; la majorité voulait ce vote de défiance, mais sous une autre signature que celle de Latour-Dumoulin et non au profit de Trochu. Les meneurs cherchèrent donc une formule qui, en frappant à mort le Ministère, ne froissât les susceptibilités d’aucun des coalisés, de l’extrême Gauche à l’extrême Droite. Cette formule, ils ne l’avaient pas trouvée ; il leur fallait encore quelque temps de délibération. Ce fut Talhouët qui le leur procura.

Cet homme excellent et charmant, droit, désintéressé, mon ami personnel, était, depuis son rapport du 15 juillet, hanté sans répit de la pensée de se décharger d’une responsabilité qui l’accablait. On lui avait persuadé qu’un des meilleurs moyens serait de contribuer à notre chute ; il marquerait ainsi qu’il avait été trompé. C’est pourquoi il intervenait. Il proposa de suspendre le vote sur la question de confiance et de commencer par examiner les projets de loi demandés d’urgence. « En suivant cette marche, la question des personnes pourra se poser naturellement et se décider... (Interruptions) sans montrer au pays une division que je regretterais profondément quand nous sommes en face de l’étranger. » (Nombreuses marques d’approbation.) Après les motions violentes de Jules Favre, Picard, Kératry, c’était s’y prendre un peu tard pour cacher au pays « une division regrettable » qui venait d’être bruyamment étalée.

J’eusse été, si j’eusse accepté sa proposition, un étrange ministre : dès que la question de confiance est posée, il est de règle que, toute affaire cessante, elle soit résolue incontinent, afin que l’exercice du pouvoir ne demeure pas longtemps interrompu. En aucune circonstance, cette règle ne s’imposait plus impérieusement. De quart d’heure en quart d’heure, à mon banc, me parvenaient des rapports de police alarmans. Il y était dit que la foule s’exaspérait, qu’elle avait saisi et précipité dans la Seine un agent de police. A tout moment, la situation pouvait exiger des résolutions suprêmes, et l’on devait, sans perdre une minute, ou investir les ministres de la force que la proposition d’un vote de méfiance leur avait enlevée, ou immédiatement les remplacer.

C’est précisément parce qu’on savait que je rejetterais la proposition inacceptable de Talhouët qu’on l’avait présentée. Sans me donner la peine inutile d’expliquer ce que tout le monde comprenait aussi bien que moi, je dis simplement que je n’acceptais pas. La Chambre presque entière, à l’exception d’une quinzaine de membres, se leva et vota la motion. Latour-Dumoulin s’écria : » Il est bien entendu que le Ministère s’y opposait ; nous le constatons. — La proposition, ajouta Cochery, a été adoptée malgré le Ministère. C’est le prélude de sa condamnation par la Chambre. » La Chambre se retira dans ses bureaux ; la séance fut levée.

Je montai au fauteuil demander ou donner un renseignement a Schneider : « Eh bien ! me dit-il, je vous l’avais bien annoncé hier ; la Chambre est décidée à vous renverser. — Qu’ils se déshonorent, dis-je, si cela leur convient. Je ne me déshonorerai pas moi-même. Je ne considère pas comme décisif le vote qui vient d’être rendu, quoiqu’il soit clair ; je ne me retirerai que devant un vote de défiance formel. Je veux qu’il soit bien incontestable que je n’ai pas déserté, sans y être contraint, un poste qui n’est plus qu’un poste de danger. »


V

Le tumulte aux environs du Corps législatif n’était pas moindre que dans l’assemblée. La foule faisait mine d’escalader les grilles et le petit mur du côté du quai ; quelques députés lui tendaient la main. Baraguey d’Hilliers crut qu’il était temps d’en finir.

Il s’avança vers la bande qui grimpait aux grilles et, tirant sa montre et se tournant vers ses aides de camp, il dit à voix haute : « Dans cinq minutes, vous chargerez s’ils n’ont pas f… le camp. » Au bout d’une minute, il ne restait plus personne. Gambetta s’étant dirigé au delà du pont vers la foule, le maréchal le repoussa : « Vous ne passerez pas, monsieur ; à la Chambre, vous pouvez être quelqu’un ; ici, vous n’êtes rien et je ne tolérerai pas que vous me désobéissiez. » Il fit ensuite évacuer la salle des Pas-perdus, et ordonna à un détachement de cuirassiers, soutenu par un escadron de gardes de Paris à cheval, un régiment d’infanterie de marine, de nombreuses brigades de sergens de ville et un bataillon de la garde nationale, de déblayer le pont de la Concorde et les quais à droite et à gauche du Palais. Aucune résistance ne se produisit ; en quelques instans, la tranquillité la plus complète régnait aux abords du Corps législatif. Des forces massées à proximité demeurèrent prêtes à charger, à dissiper la foule et à la rejeter sur la place de la Concorde, si elle avait remué. Les quatre mille révolutionnaires les virent et se tinrent prudemment cois, et plus encore les députés ; le brave qui devait proposer la déchéance et donner le signal de l’insurrection ne parut pas.

Certainement si le gouvernement n’avait pas été résolu, si le ministre de l’Intérieur, le préfet de Police et le maréchal Baraguey d’Hilliers n’avaient, chacun dans leur sphère, pris des mesures intelligentes, si le commandement militaire n’avait pas énergiquement soutenu les forces municipales, « si, au lieu de se porter de sa personne au Corps législatif et d’affirmer sa résolution par son attitude et son langage sans réticence aux députés, le maréchal s’était abstenu, la révolution aurait pu réussir dès ce jour-là, car la population qui entourait le Corps législatif était composée d’élémens semblables à ceux qui triomphèrent le 4 septembre[3]. » La révolte avorta le 9 août parce qu’elle trouva devant elle un ministère et un chef militaire décidés à l’écraser.

La vigueur que nous venions de déployer sous ses yeux aurait dû convaincre la Chambre que nul autre ministère ne la défendrait mieux et ne saurait mieux se mesurer avec la révolution. Mais les corps politiques ont leurs jours de panique, comme ils ont leurs jours de calcul : « C’était assurément une grande inconséquence aux partisans les plus ardens de la guerre d’en imputer les malheurs aux ministres à qui ils l’avaient imposée : mais ils n’avaient que le choix de se le reprocher à eux-mêmes ou aux ministres[4]. » Cette considération effaça toutes les autres. La Chambre se servit de la tranquillité que nous lui assurions pour mieux consommer notre renversement.


J’attendis la sortie des bureaux en me promenant devant la salle des conférences. Aucun de ceux qui me soutenaient si ardemment d’ordinaire ne s’approcha de moi et ne m’apporta un témoignage d’amitié. Mes collègues étant dispersés de côté et d’autre, je demeurai seul, apercevant dans les coins ceux qui se préparaient à me porter le dernier coup. Je ne fus abordé que par un de mes amis de l’Ecole de droit, Thoinnet de la Turmelière. Avec la familiarité de nos anciennes relations, il me dit : « Vous le voyez, la Chambre désire que vous vous retiriez ; votre chute est nécessaire ; ce sera un répit gagné et la possibilité de se retourner assurée ; n’obligez pas d’anciens amis comme moi, qui vous resteront toujours attachés, à voter contre vous ; donnez votre démission. — Jamais, répondis-je, ce serait une lâcheté, un aveu d’incapacité ou de culpabilité. » Thoinnet reprit : « Mais si nous vous présentions une lettre signée par les Cent seize, vous priant dans l’intérêt public de vous retirer, le feriez-vous ? — Certainement, j’attacherais à cette manifestation la même importance qu’à un vote hostile de la Chambre. » Alors il se mit en mouvement ; mais, au bout de quelques instans, il revint et me dit : « Cela ne peut aller. — Vous avez raison, répondis-je, j’étais moi-même revenu sur mon premier acquiescement ; je ne dois m’en aller que devant un vote formel et public. — Vous n’en voudrez pas, n’est-ce pas ? fît Thoinnet ému, à ceux de vos amis qui, s’inspirant du salut public plutôt que de l’amitié, voteront contre vous ? — Comment leur en voudrais-je, répondis-je, non sans quelque ironie, de placer le pays au-dessus de leur amitié ? »

Thoinnet s’était éloigné, lorsque je vis arriver à moi Persigny. Sa sortie véhémente du matin contre le retour de l’Empereur à Paris l’avait mis en faveur auprès de l’Impératrice. Etant venu se renseigner aux Tuileries, il avait été reçu aussitôt, avait trouvé Palikao et appris qu’il allait être ministre de la Guerre. Persigny approuva chaudement, mais il pensa que Palikao ne pouvait suffire à la situation dès que le Parlement était réuni : mon maintien aux affaires lui parut indispensable, nul autre n’étant en mesure de me suppléer et de tenir tête à ces manifestations violentes de l’Opposition contre lesquelles j’étais aguerri. L’Impératrice lui répondit qu’il n’était pas plus en son pouvoir de maintenir que de renverser M. Emile Ollivier, et que tout dépendait du Parlement ; elle avait reçu du président de la Chambre un message l’invitant à composer un nouveau ministère, le ministère Ollivier étant irrévocablement condamné, l’ad- jonction de Palikao ne le sauverait donc pas. Toutefois, Persigny insistant, elle consentit à ce que cet expédient fût tenté, et Persigny venait me le proposer : u Montez à la tribune, annoncez que Palikao est ministre de la Guerre et vous resterez. » C’était inacceptable. Je ne pouvais faire entrer Palikao dans le Ministère, d’abord sans m’être assuré de l’assentiment de mes collègues, dont j’étais loin d’être sûr, ensuite sans avoir obtenu du général qu’il adhérât aux deux mesures sans lesquelles je ne resterais pas au pouvoir : le retour de l’Empereur et l’arrestation des révolutionnaires. Je crus superflu d’entrer dans ces considérations et je dis simplement : « Non, mon cher duc, j’aurais beau monter à la tribune et lire cette nomination, je ne resterais pas. La Chambre, pour se dégager, vient de me sacrifier par un premier vote formel provoqué par un de mes amis, et, comme je n’ai pas voulu m’y soumettre, elle va le renouveler sur la proposition d’un de mes ennemis[5]. Jetez un coup d’œil sur la salle des conférences, vous y verrez les chefs de la Gauche et de la Droite réunis délibérant sur les termes de l’ordre du jour qui doit nous exécuter. Il ne s’agit pas de savoir si je serai renversé, je le suis. Ce que vous proposez ne serait qu’un essai de replâtrage sans dignité, qui n’arrangerait rien. Puisque Palikao est votre suprême espérance, ne le compromettez pas en l’associant même un instant à celui qui va être frappé comme le bouc émissaire. » Persigny n’essaya pas de me réfuter : « C’est aussi l’avis de l’Impératrice, » dit-il. Il me serra la main, et me quitta. Je ne l’ai jamais revu.

La véritable pensée de l’Impératrice me fut confirmée par une démarche de celui de ses intimes qui, pendant toute cette séance, était allé sans répit des Tuileries à la Chambre et de la Chambre aux Tuileries, Jérôme David. Sans être arrêté par ses machinations, il m’aborda et me dit d’un ton embarrassé : « Entre gens de cœur, on peut s’expliquer clairement. Après le vote de la Chambre qui vous renversera, consentirez-vous à monter à la tribune, et à annoncer que le général Palikao est nommé ministre de la Guerre avec mission de former un Cabinet ? — Oui, monsieur, répondis-je sèchement, si l’Impératrice me le demande par une lettre. » Et je lui tournai le dos. Il courut aussitôt aux Tuileries chercher cette lettre, avant que la séance fût reprise, tant il était sûr de ce qui allait se passer.


VI

Les coalisés avaient enfin trouvé l’ordre du jour qui, sans mettre en cause l’Empereur, serait acceptable à la Droite, et cependant assez énergique contre le Ministère pour contenter les Gauches. Duvernois fut chargé de le proposer. Il fut entendu que ni lui ni qui que ce soit ne le soutiendrait afin de ne pas m’offrir l’occasion de riposter : il serait soumis à l’assemblée par le président. On voulait m’exécuter sans phrases ; on tenait à ce qu’il n’y eût aucune discussion qui me permit de dire de rudes vérités, et on était certain que, si on ne m’y contraignait pas, je ne prendrais pas l’initiative, ne voulant pas me rabaisser à paraître, en un pareil moment, préoccupé de ma personne. D’ailleurs, l’opinion publique réprouverait quiconque soulèverait un débat sur nos malheurs, et l’on savait que je ne voudrais pas être celui-là La manœuvre était donc ce qu’il y a de plus lâche et de plus fin dans la perfidie.


A cinq heures et demie, on entra en séance. Aussitôt se produisit une palinodie comme les assemblées ne se les refusent pas. La Chambre avait décidé, contre mon avis, que les lois seraient discutées avant les personnes ; mais si elle avait persisté à voter d’abord ces lois, la discussion, si rapide qu’elle fût, eût absorbé la séance entière et notre renversement eût été renvoyé au lendemain. Or elle ne voulait pas se séparer avant qu’il ne fût chose faite ; elle revint donc à l’avis de ne plus s’occuper des lois et se mit à discuter les personnes. Talhouët, battu après m’avoir battu, ne parut pas s’en apercevoir. Schneider donna lecture de l’ordre du jour de Duvernois : « La Chambre, décidée à soutenir un Cabinet capable d’organiser la défense du pays, passe à l’ordre du jour. »

J’avais promis de ne pas engager de débat sur la question de confiance. Mais ceci était une motion d’insulte. Je sentis bouillonner l’ardeur combative que je refrénais. Je redressai ma tète et je braquai mon regard sur la tribune. Personne ne s’y montra. Il n’est pas d’exemple d’une motion de cette sorte qui n’ait été justifiée par son auteur. Cette fois personne, rien. Duvernois, malgré les sommations de quelques députés non initiés à la manœuvre, s’était dérobé. Je compris le sens de cette désertion. Elle me plongea quelques secondes dans une cruelle perplexité. Que faire ? A une attaque motivée, j’aurais répondu vertement et châtié l’insulteur ; mais que riposter à une attaque muette et masquée ? Prendrais-je l’offensive ? Tomberais-je dans le traquenard ? Me donnerais-je l’odieux de ne paraître penser qu’à moi en un aussi pressant péril de la patrie ? Était-ce l’heure de courir après celui qui fuyait, de le souffleter, de démontrer qu’il n’était qu’un drôle ? Allais-je réfuter comme ayant été dit ce qui ne l’avait pas été ? D’ailleurs, par quels argumens aurais-je établi que nous n’étions pas incapables ? Expliquerais-je que ce n’était pas le Ministère qui avait fait perdre les batailles de Wœrth et de Forbach ; que les généraux, dont l’impéritie les avait fait perdre, Failly et Frossard, étant des généraux de cour, choisis en dehors de toute intervention du Cabinet, ce n’était pas à nous, arrivés de la veille aux affaires, qu’il fallait s’en prendre si véritablement nous n’étions pas prêts ? Pouvais-je révéler la cause réelle de nos défaites, étaler le spectacle lamentable de nos misères de Metz, de ce pauvre Empereur malade, de ces généraux démoralisés, de ces soldats dont on usait l’ardeur en leur refusant le combat, de cette victoire qui s’était, offerte et qu’on n’avait pas saisie ? Pouvais-je répéter à la Chambre, à la France, à l’Europe ce que j’avais dit librement au Conseil, et contresigner ainsi en quelque sorte, l’acte de déchéance de Jules Favre et Kératry ? Je ne pouvais prononcer une parole de justification qui ne retombât sur l’Empereur comme une lourde accusation, et c’est précisément ce qui donnait à l’attaque dirigée contre nous son caractère de lâcheté. Du reste, devant l’apostasie de ce troupeau, qui avait tant aboyé après moi lorsque je résistais à l’irréflexion de sa passion belliqueuse et qui aboyait encore plus lorsque cette guerre, la sienne et non la mienne, tournait mal, je ressentais un tel dégoût que je n’aurais su proférer que des paroles de mépris, soulever des colères, amener des ripostes brutales, et je voulais que quelqu’un, au moins, conservât sa dignité dans cette honteuse journée. Amené devant le prévaricateur Ponce Pilate, le Juste s’était tu, tacebat. Incriminé devant ces prévaricateurs, résolus à nous frapper pour s’innocenter, je trouvai un conseil dans cet auguste exemple et je me tus, tacebat. Du reste, je faisais de nécessité vertu, car aurais-je uni à l’éloquence de Démosthène celle de Mirabeau et de Berryer, je ne serais pas parvenu à achever un raisonnement devant une assemblée furibonde de peur qui voulait frapper et non écouter. Oh ! certes, il y avait matière à un superbe discours, émouvant et élevé ; mais j’étais le seul auquel ce discours ne fût pas possible : je souffre encore de n’avoir pu le prononcer.-

Aucun ordre du jour de confiance ne fut opposé à celui de Duvernois. Aucun orateur ne flétrit la coalition de rancune, de convoitise et de passions qu’on abritait sous une apparence de salut public. Aucun ne stigmatisa l’expédient des boucs émissaires. Il y eut, cependant, un mot de raison. Il fut dit par le fou de l’assemblée. Piré : « Il est honteux de discuter à l’heure qu’il est. Vous devriez être tous unanimes, quand même les ministres auraient tous les torts. » Le président le pria de ne pas donner, par un excès de zèle, un déplorable exemple. Jouvencel ne trouvait pas l’ordre du jour clair. « Je ne sais pas s’il est besoin de l’expliquer, répliqua Schneider, mais je déclare que, quant à moi, j’en comprends parfaitement la signification. »

Je terminai ce pitoyable débat : «. Le Cabinet n’accepte pas cet ordre du jour. » Et il y avait dans mon accent quelque chose de si altier qu’il y eut comme un frémissement dans la Chambre. Cela ne dura qu’un instant. Elle se leva et à l’unanimité, moins une dizaine de voix, l’ordre du jour insultant, que son auteur n’avait pas eu le courage de venir défendre, fut adopté par assis et levé. La Gauche, qui n’avait pas présenté d’ordre du jour, ne prit pas la peine de se lever, constatant ainsi que l’œuvre subversive était commencée par la majorité gouvernementale. « Nous avons réussi a renverser le Cabinet, a dit Jules Simon, parce que nous avons eu tous les partis pour auxiliaires, même le parti de la Cour qui recueillit la succession[6]. »

Je demandai la suspension de la séance. Jérôme David me remit la lettre de l’Impératrice et je réunis mes collègues dans un bureau de la Chambre où je leur en donnai connaissance.


VII

A la reprise de la séance, Jules Favre demanda l’urgence pour les deux propositions qu’il avait déposées : l’une relative à l’armement des gardes nationaux (il avait d’abord dit de Paris, il ajouta de France), l’autre proposant l’institution d’un comité de défense. L’urgence de la première fut votée à l’unanimité. La seconde aurait dû être écartée, et Schneider aurait dû persister dans son refus de la mettre en délibération en la déclarant inconstitutionnelle, comme il l’avait fait au début de la séance. Mais en ce peu d’heures la grâce efficace de la révolution avait si subitement agi sur son esprit que, ne se souvenant plus ni de ce qu’il avait dit ni de son devoir de défenseur de la Constitution, il devint le complaisant de ses destructeurs et ouvrit la route à leur premier succès. Il mit aux voix l’urgence. Elle fut repoussée. Cependant elle réunit 53 votes, parmi lesquels celui de Thiers, et cette minorité inusitée fut considérée avec raison par les Irréconciliables comme la promesse d’une défection prochaine plus complète, car on y trouvait les noms de députés jusque-là fidèles à l’Empire.

Il me restait à clore cette triste séance par la lecture de ma lettre de démission. Je montai à la tribune et je dis : « Après le vote de la Chambre, les ministres ont présenté leur démission à l’Impératrice régente, qui l’a acceptée, et je suis chargé par elle de vous déclarer qu’avec l’assentiment de l’Empereur, elle a chargé le comte Palikao de former un ministère. (Applaudissemens à droite et au centre. — Bruit à gauche.) J’ajoute que pendant les quelques heures qui nous séparent de la formation du Ministère, nous continuerons à remplir notre devoir et que le nouveau ministère, quel qu’il soit, peut compter de notre part sur l’appui le plus ardent, le plus fidèle et le plus dévoué. » (Nouveaux applaudissement à droite et au centre.)

A la suite de la séance, parmi les membres de la majorité, qui nous avaient condamnés par peur, ce fut à qui m’entourerait, me serrerait la main. « Vous n’êtes pas tombé du pouvoir, me disait l’un, vous en êtes descendu. — Le régime parlementaire est fondé, » disait l’autre. — « Maintenant on peut vous parler, » dit Gambetta en me tendant la main. A ce mot : « Le régime parlementaire est fondé, » je me retournai vers mon fidèle Adelon, dont j’avais pris le bras, et je dis : « C’est l’Empire qui est mort. Dieu veuille que ce ne soit pas aussi finis Franciæ. »

Jules Simon a très bien décrit les sensations de la foule de curieux, de révolutionnaires, de socialistes, de républicains, d’orléanistes, qu’il traversa en voiture découverte après la séance : « Ce qu’on me demandait le plus après les nouvelles de l’armée, c’était des nouvelles du Cabinet. Quand je répétais qu’il n’existait plus, les applaudissemens éclataient, se prolongeaient, redoublaient. On n’aurait pas été plus joyeux pour une victoire. Je ne discernai aucun cri contre la Chambre. Comme nous débouchions sur la place, deux ouvriers en blouses blanches saisirent le cheval par la bride en disant : « Il faut la déchéance ! » On répéta autour d’eux : « Oui, oui ! » mais sans trop grande animation. Quoique tout le monde voulût la déchéance, ce n’était pas l’affaire de la journée. Au contraire, on entendait de tous côtés : « Qu’il revienne ! qu’il renonce au commandement ! c’est lui qui nous perd ! » Les imprécations contre le maréchal Le Bœuf étaient aussi très vives et très persistantes. »

Ceux qui, dans la foule hurlante, demandaient la déchéance avaient raison de se réjouir de notre renversement comme d’une victoire : ils n’avaient plus d’obstacle devant eux. Le sentiment était juste aussi de ceux qui répétaient le vrai mot de la situation : « Qu’il revienne ! » Toute la population parisienne le disait à l’envi. Elle n’eût donc pas été étonnée qu’il revint ; elle n’eût vu dans ce retour ni lâcheté, ni déshonneur ; elle eût été, au contraire, reconnaissante de cette abnégation.

La journée était bonne pour l’opposition irréconciliable : elle s’était débarrassée du seul ministère de force à lui barrer la route et elle avait ouvert l’ère révolutionnaire en s’affranchissant des contraintes constitutionnelles. On ne lui avait pas encore accordé le droit de tout faire, mais on ne lui refusait plus celui de tout dire. Enfin, un résultat était acquis, à savoir qu’au prochain revers, on appliquerait à l’Empereur le traitement qu’on venait de nous faire subir et que l’on prononcerait sa déchéance comme on avait voté notre renversement, d’autant plus que sa responsabilité existait, tandis que nous n’en avions encouru aucune. La Gauche exultait. « Dès ce moment, a dit Jules Simon, l’Empire n’existait plus que de nom[7]. »

Le contentement de l’assemblée ne fut pourtant pas complet parce que notre chute n’était pas accompagnée de la destitution de Le Bœuf. Elle avait son bouc émissaire civil, il lui fallait le bouc émissaire militaire. L’Impératrice ne se ménageait pas pour lui accorder cette satisfaction. Elle employa pendant toute cette journée, contre Le Bœuf, autant d’efforts que ses amis en déployaient contre nous. Connaissant la générosité du maréchal, elle s’était adressée a lui-même : « Au nom de votre ancien dévouement, donnez votre démission de major général, je vous en supplie. Je sais combien cette détermination va vous coûter, mais dans les circonstances actuelles nous sommes tous obligés aux sacrifices. Croyez qu’il n’en est pas de plus dur que la démarche que je fais auprès de vous (9 août). » Le maréchal répond incontinent que ce n’était pas auprès de lui qu’il fallait insister, que sa démission était donnée depuis le 7 août, et que c’était l’Empereur qui persistait à la refuser. La réponse pleine d’effusion de l’Impératrice indique l’ardeur de son désir : « Je vous remercie de ce que vous faites, je n’oublierai jamais cette preuve de dévouement que vous donnez à l’Empereur, j’en suis touchée et émue (9 août soir). » Le Bœuf crut que l’Empereur se décidait à accepter sa démission. Il persistait au contraire à la refuser, et la journée se termina sans qu’on pût annoncer au public le départ du maréchal.

Pendant ce temps, les écervelés qui formaient le Conseil intime de l’Impératrice triomphaient : « Nous avons empêché Papa de revenir. » Et l’Impératrice télégraphiait à l’Empereur : « Ce que je craignais est arrivé ; j’ai un changement de ministère. Palikao est à la tête, mesure admirablement acceptée. »

Vers neuf heures du soir, nous allâmes aux Tuileries prendre congé de la Régente. Dans la salle d’attente était Baroche. Il attribuait notre chute à Schneider, et me dit : « Vous le voyez, sans l’accord avec le président du Corps législatif, on ne peut pas marcher dans le régime parlementaire. » Il est dans les devoirs des ministres qui quittent les affaires de donner leurs conseils pour le choix de leurs successeurs. Quoique l’Impératrice ne nous y engageât pas, nous nous assîmes autour de la table des délibérations et nous communiquâmes nos sentimens. Nous étions écoutés avec politesse, mais froidement et avec distraction. Nous le comprimes et nous nous levâmes. L’Impératrice parut soulagée. Malgré la sécheresse de ce congé, j’étais ému de pitié en songeant dans quel abandon elle n’allait pas tarder à se trouver lorsqu’elle n’aurait plus à ses côtés ses seuls conseillers indomptablement résolus à la protéger jusqu’au bout et quoi qu’il arrivât. Je me souvins de cette soirée de décembre aux Tuileries où, pendant que nous causions au coin du feu, un ouragan ouvrit violemment la fenêtre et s’engouffra dans le salon. L’Impératrice s’était levée et avait essayé de la fermer ; la tempête était trop violente et je dus venir à son aide. La tempête était là, mais l’Impératrice se croyait de force à l’affronter sans moi a


L’émotion du Parlement se retrouva le lendemain dans les articles de la presse. Le parti de l’extrême Droite nous piétina furieusement et surtout le journaliste de Rouher, Dréolle. Le Centre gauche ne fut pas moins amer, il nous reprocha surtout de ne lui avoir pas épargné par une démission la honte de nous renverser. Les Irréconciliables ne montrèrent que de la satisfaction ; débarrassés de nous, ils se sentaient les maîtres et ils poussèrent plus que jamais leur cri insurrectionnel. Les modérés, qui, la veille, nous soutenaient, se retournèrent contre nous pour se faire pardonner de nous avoir soutenus. Les ambitions découragées des vieux états-majors monarchistes se ranimèrent, chacun recommença à espérer et à haïr, ce qui est la conséquence des espérances politiques. Par une raison ou par une autre, ce fut à qui nous condamnerait le plus cruellement. ;


VIII

La séance du 9 août avait été comme ces reconnaissances militaires qui révèlent les dispositions de l’ennemi. Aucun doute n’était désormais possible. Jules Simon a eu la franchise d’en convenir. « Jusqu’à la chute de l’Empire, ce ne fut ni un homme, ni une réunion d’hommes qui commanda ; ce fut la haine[8]. » Cet aveu justifie le jugement sévère de Paul Déroulède : « C’est l’ineffaçable opprobre de tous les partis d’opposition au régime impérial que d’avoir continué à se laisser dominer à pareille heure par leurs passions personnelles. L’intérêt de la Patrie avait disparu pour eux par cela seul qu’ils le sentaient mêlé aux intérêts de l’Empereur. Il y eut chez la plupart une perle absolue du sens national. « Croule la France pourvu que l’Empire tombe[9]. » Le « patriotisme » l’emportait sur le patriotisme, la tradition de Carnot était vaincue par celle de Talleyrand.

Même aux temps d’aberration générale, il est toujours en France un ou plusieurs hommes qui résistent au courant d’insanité ou de lâcheté, et font et disent ce que tous auraient dû faire et dire. Trois hommes considérables désapprouvèrent la politique de la collaboration avec l’invasion.

Le comte de Chambord, représentant auguste du principe que l’Empire avait battu, souffrant d’être éloigné depuis sa naissance du pays constitué par ses ancêtres, écrivait à un de ses amis, le 1er septembre, alors que sa parole devait profiter à un gouvernement qu’il haïssait : « Il faut oublier en ce moment tout dissentiment, mettre de côté toute arrière-pensée ; nous devons au salut de notre pays toute notre énergie, notre fortune, notre sang. La vraie mère préférait abandonner son enfant plutôt que de le voir périr. J’éprouve ce même sentiment, et je dis sans cesse : « Mon Dieu, sauvez la France, dussé-je mourir sans la revoir ! »

Le plus remarquable, après l’incomparable Duc d’Orléans, de tous les fils si distingués de Louis-Philippe, le prince de Joinville, écrivait : « Je ne comprends rien à la Chambre, je ne comprends pas qu’il se prononce un mot, qu’il se fasse un acte ayant un autre but que de venir en aide aux armées, seul espoir de la France aujourd’hui. Quel que soit le gouvernement actuel, il vaut mieux, tant qu’on a chance de résister, que le provisoire, par le seul fait qu’il est organisé[10]. »

Changarnier exilé, proscrit, dont la carrière avait été brisée en plein épanouissement, et que nous avions tous vu dans l’hémicycle du Corps législatif, frémissant d’aise aux discours hostiles de Thiers, oublie ses colères, ses griefs et court à Metz, parce que l’Empereur est le symbole de la Patrie.

Mais les lettres des princes demeuraient dans un cercle restreint et l’acte de Changarnier fut à peine remarqué ; il étonna plus qu’il n’enthousiasma. Le sentiment des politiciens de toute nuance était dans la rebuffade de Schneider à ce pauvre Pire qui demandait qu’on fût uni dans le danger : « Ne donnez pas, par excès de zèle, un déplorable exemple. »

Le voilà renversé, ce ministère qui avait réalisé déjà tant de belles espérances et dont la durée eût assuré un avenir bienfaisant de concorde, d’ordre, de liberté, de progrès. Le voilà jeté à terre au moment où, ayant surmonté tant de difficultés intérieures redoutables, il allait aborder son œuvre organique de réformes sociales et compléter sa rénovation politique. Le voilà précipité, non seulement par la haine des Irréconciliables dont il avait brisé les trames, mais surtout par l’ingratitude de ceux dont il avait été la sauvegarde, et qui, n’étant plus couverts par lui, étaient voués à une fin misérable ; le voilà, lui, le ministère loyal, culbuté, non par une attaque à face découverte, mais lâchement par la mine d’une coalition ténébreuse ; le voilà, lui, ministère d’honnêtes gens, mis en déroute par la machination d’un futur escroc[11].

Le Ministère du 2 janvier avait été envoyé comme le salut à l’Empire désemparé. A son avènement, les appréhensions étaient générales, tous les ressorts fonctionnaient mal ; les espérances du parti révolutionnaire égalaient son audace. Après quelques semaines, l’esprit public s’était rasséréné, l’action gouvernementale avait repris son aplomb, le parti révolutionnaire, réduit dans l’affaire Victor Noir, avait perdu sa jactance. Les anciens partis gardaient encore des chefs acharnés, mais les soldats se ralliaient à un gouvernement qui les accueillait sans leur imposer aucun sacrifice de dignité. Les intérêts religieux avaient été sauvegardés non moins que les intérêts politiques et sociaux ; le concile œcuménique du Vatican avait joui d’une ampleur de liberté qu’aucune assemblée de ce nom n’avait encore connue. Près de huit millions de voix avaient consacré cette politique, rajeuni l’Empire, effacé le souvenir du 2 décembre. Dans la courte existence de ce Cabinet s’étaient accumulées plus d’affaires graves qu’il n’y en a eu dans les années de bien d’autres. Il avait suffi à toutes et je puis le dire sans sotte vanité, mais par le sentiment d’une juste fierté qui se relève sous les outrages, il avait déployé dans toutes une égale capacité. Assailli à l’improviste par une provocation prussienne, il se montra résolu et modéré, souple et ferme, ressentant l’émotion publique sans s’y abandonner, et sachant parer aux accidens imprévus avec une rapidité réfléchie. L’intérêt sauvegardé, il ne permit pas l’atteinte à notre honneur, mais il ne se décida à la guerre que lorsqu’il n’eut plus à opter qu’entre le champ de bataille et le ruisseau. Et ses résolutions sortaient tellement des entrailles du pays qu’aucune guerre ne rencontra à son début un assentiment aussi passionné et aussi universel. Les revers arrivés, il n’avait pas désespéré de la chose publique. On a dit qu’il était « capable de toutes les fautes. » Certainement il a commis des fautes : qui agit sans en commettre ? (Chi fa falla[12].) Mais ce n’est pas de toutes les fautes, c’est surtout de toutes les énergies qu’il fut capable, car son existence n’a été qu’un acte perpétuel d’énergie. Si on lui en eût laissé le temps, il eût réparé nos revers ; il n’aurait pas permis à l’insurrection de s’organiser paisiblement pendant trois semaines ; il n’aurait pas envoyé une armée démoralisée s’engloutir entre trois armées victorieuses. Lui debout, il n’y aurait eu ni Sedan, ni 4 septembre, ni Commune. Sa chute a été une catastrophe nationale.


IX

Schneider, pendant la séance du 9 août, n’avait pu agir aux Tuileries que très indirectement. La séance levée, il se rendit auprès de l’Impératrice et discuta, avec elle et Palikao, les conditions d’un nouveau Cabinet. On fut d’accord à reconnaître qu’il ne pouvait être question d’un Cabinet Trochu. Palikao s’étant réservé le portefeuille de la Guerre et la présidence du Conseil, aucune situation ne restait à offrir au général atrabilaire, que l’insolence hostile de ses refus ne permettait pas d’aborder derechef. Schneider ne voulait pas davantage entendre parler de Duvernois, à cause de son mauvais renom, ni de Jérôme David parce qu’il le détestait. Si on les prenait, il menaçait de sa démission. Ce qu’il voulait, c’est un ministère de Centre gauche, dont le pivot eût été son ami Magne, autour duquel il aurait groupé Daru, Buffet, Talhouët, Brame et peut-être Latour-Dumoulin.

L’Impératrice fut épouvantée. « M. Schneider, télégraphie-t-elle à l’Empereur, me met le couteau sur la gorge pour un ministère presque impossible. » En effet, ce ministère eût été la bride sur le cou de la Gauche, laissée libre de recruter ses soldats et de les armer, l’abandon de toute mesure préventive ou répressive sous prétexte de liberté, le télégraphe ouvert sans contrôle aux dépêches espionnes, la glissade sans frein à l’abîme. L’Impératrice disait juste : c’était un ministère impossible ; il eût fallu l’appeler le ministère des dernières prières. Cependant, intimidée par les menaces de retraite de Schneider, elle l’autorisa à faire des démarches auprès du Centre gauche, étant bien convenu que Palikao, pendant ce temps, en tenterait ailleurs. Le général devait venir à la Présidence à dix heures du soir, rendre compte de ses opérations et arrêter une liste à insérer au Journal officiel.

Les principaux membres du Centre gauche, Daru, Buffet, Talhouët, refusèrent de se prêter à ce triste rôle et Schneider vint au rendez-vous de dix heures sans aucune liste. Palikao n’y vint pas du tout. Schneider l’attendit jusqu’à deux heures du matin. A huit heures, on lui remit ce billet apporté par le général à quatre heures : « Monsieur le Président, — J’ai l’honneur d’annoncer à Votre Excellence que, réfléchissant plus mûrement a la responsabilité qui pèse sur moi, au milieu des circonstances actuelles, j’ai modifié la liste dont je vous ai donné connaissance. Cette liste, approuvée par Sa Majesté l’Impératrice Régente, sera insérée au Journal officiel de ce jour. J’espère que Votre Excellence, dont le dévouement à Sa Majesté l’Empereur m’est bien connu, voudra bien continuer à me prêter son concours dans la tâche officielle que j’ai à remplir. — Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de mes sentimens de haute considération. » La modification consistait à placer Jérôme David à l’Intérieur et Duvernois au Commerce ; on conservait les Finances à Magne, mais l’impertinence n’était pas déguisée et Schneider la ressentit. « Voici le commencement de la fin, dit-il à Bouilhot, l’ère des maladresses et des folies. J’attendrai que l’Impératrice m’appelle pour retourner aux Tuileries. » Puis il ouvrit le Journal officiel et n’y trouva aucun ministère.


A mon réveil, j’avais reçu aussi un billet de Palikao, daté de cinq heures du matin, dans lequel il m’envoyait la liste des ministres en me demandant mon concours et celui de mes amis.

Comme Schneider, je fus surpris de ne pas trouver dans le Journal officiel la liste communiquée. Je me rendis aussitôt chez le général. Il m’expliqua que le retard de l’insertion tenait aux hésitations manifestées par Magne au dernier moment, mais qu’il ne doutait pas qu’elles ne seraient bientôt levées et qu’il pourrait donner connaissance, à la tribune, du nouveau Cabinet. Je lui lis une seule recommandation : c’est de faire voter d’urgence toutes les lois nécessaires et de congédier aussitôt la Chambre. Je lui expliquai la procédure que j’avais innovée et comment, par un simple décret à l’Officiel, il pourrait la proroger sans être exposé aux scènes d’une séance publique. Il ne répondit ni oui ni non et parut surtout ne pas saisir l’importance du conseil.

Du reste, il n’était pas plus dans le vrai que Schneider, et sa combinaison ne valait pas mieux que l’autre ; il était aussi peu sensé de s’adresser à la menue monnaie du régime autoritaire qu’aux résidus du Centre gauche. Une seule combinaison était pratique, prévoyante, efficace, c’était un ministère vigoureux composé, Rouher à part, des dévoués de la première heure dont on n’avait à craindre ni désertion, ni pusillanimité. Ces hommes étaient là, prêts à se donner ; il n’y avait qu’un signe à leur faire et en peu d’instans on aurait eu le ministère de la circonstance : Granier de Cassagnac, Persigny, Forcade de la Roquette, Haussman, Pinard, etc. Ce ministère aurait pris les mesures nécessaires, renvoyé le Parlement, mis la main sur les conspirateurs, supprimé les journaux révolutionnaires, écrasé la révolution, et la patrie eût été sauvée par lui comme elle l’eût été par nous.

Les Nefftzer et les petits journalistes eussent crié à la réaction, mais cela n’eût pas mordu sur le public. Il se souciait peu en ce moment de la liberté, du Centre gauche, du Centre droit, de toutes ces idées qui naguère le passionnaient. Il n’avait qu’une pensée : l’ennemi approche, vite des hommes d’énergie qui l’arrêtent ! Ce n’était pas un coup d’Etat qu’il redoutait, c’était un effondrement de faiblesse ; ce n’étaient pas des hommes inspirant confiance à l’opinion, ce qui voulait dire au Centre gauche, qu’il fallait choisir, c’étaient des hommes inspirant une crainte salutaire aux auxiliaires de l’étranger. Et le reproche de réaction eût produit d’autant moins d’effet que j’aurais adhéré au nouveau Cabinet. La Droite m’avait refusé sa force ; plus patriote, je lui aurais donné la mienne et à la force autoritaire se serait jointe la force libérale. Mais comment attendre cette lucidité courageuse de la part de pauvres cerveaux persuadés qu’en créant des boucs émissaires ils domineraient tous les périls ? Ils ne s’adressèrent qu’à Haussmann : il répondit qu’il n’accepterait qu’à la condition que l’Empereur rentrerait à Paris, et l’Impératrice étant de plus en plus contraire à l’idée de ce retour, Haussmann fut écarté.

Ils continuèrent donc à s’acharner à leur liste et toute la matinée du 10 août fut employée à triompher des hésitations de Magne. Ce fervent libéral ne voulait pas faire partie d’un ministère dans lequel ne siégerait ni un Daru, ni même un Latour-Dumoulin ; il ne lui plaisait pas d’être le collègue de Duvernois, dont il avait naguère dédaigneusement refusé l’accession ; il n’admettait pas que le portefeuille principal lut confié à un ennemi de Schneider ; enfin il estimait qu’il était mieux de ne pas entrer dans une maison qui menaçait ruine. Malgré tous les efforts, Magne persistait dans ses refus, et la combinaison dont il était un des pivots semblait devoir être abandonnée.

L’Impératrice, à qui on avait tant dit u que rien ne serait plus facile que de nous remplacer, » ne savait plus qui entendre. Segris vint lui demander quelques signatures de liquidation. Il m’a raconté ainsi cette entrevue : — « Notre retraite avait été prise par elle avec un empressement si peu dissimulé que je ne m’attendais qu’à des complimens de condoléance satisfaits. Je la trouvai profondément triste ; d’autant que le ministère sur lequel elle avait compté rencontrait des difficultés. M. Magne refusait les Finances, et cependant on lui avait affirmé son concours. Je ne lui dissimulai pas l’urgence inexorable de pourvoir à la vacance ; le cours forcé des billets, l’emprunt, etc., n’admettaient pas un seul jour de retard. Elle m’adressa quelques bonnes paroles en me tendant la main et m’exprima le regret de se séparer de nous. « M. Ollivier, dit-elle avec émotion, a été si bon pour nous ! » Ses yeux étaient fatigués de larmes, mais son courage restait inébranlable[13]. »


X

A une heure de l’après-midi, à l’ouverture de la Chambre, Schneider n’avait reçu aucun appel de l’Impératrice. Il lui envoya Bouilhet : « Le Président me charge de dire à Votre Majesté que l’heure des susceptibilités personnelles est passée. Après mûre réflexion, il restera à son poste, quel que soit le ministère dont Votre Majesté fasse choix. Il s’y conduira jusqu’au bout avec dévouement et fidélité. Mais il décline toute responsabilité dans les choix qui vont être faits. Il insiste seulement pour la très prompte constitution du Ministère. » L’Impératrice répondit : « Veuillez remercier M. Schneider en mon nom et au nom de l’Empereur de la nouvelle marque de dévouement qu’il nous donne. Je n’attendais pas moins de lui. »

Cependant Magne ne se décidait pas et il était venu dans les couloirs du Corps législatif protester qu’il ne s’était nullement engagé envers l’Impératrice. Les députés, mécontens de n’avoir pas trouvé de liste ministérielle au Journal officiel, murmuraient. Enfin Conti et Palikao accoururent et proposèrent à Magne une transaction : Jérôme David serait subordonné, passerait de l’Intérieur aux Travaux publics ; le préfet de la Seine, Chevreau, prendrait l’Intérieur. Magne hésitait toujours ; on ne savait si Chevreau accepterait ; Jules Brame se faisait prier ; Busson-Billault tergiversait ; La Tour d’Auvergne ne répondait pas. Il fallait en finir : Palikao, laissant chacun à ses perplexités, sans attendre leur dernier mot, fit un coup hardi de soldat et forma son ministère à la baïonnette : il monta à la tribune où il débuta par une gasconnade qui eut beaucoup de succès. Quelques voix ayant crié : Plus haut ! il dit : « Je vous demande, messieurs, la permission de ne pas parler plus haut, pour un motif que vous apprécierez : il y a vingt-cinq ans j’ai reçu une balle qui m’a traversé la poitrine et qui y est encore. » Puis, il fit connaître les noms des membres du Cabinet. Guerre : Palikao. Intérieur : H. Chevreau. Finances. Magne. Justice : Grandperret. Commerce : Clément Duvernois. Marine : Rigault de Genouilly. Travaux publics : Jérôme David. Affaires étrangères : La Tour d’Auvergne. Président du Conseil d’État : Busson-Billault. Instruction publique : Brame. Le ministère des Beaux-Arts n’est pas encore pourvu. Aucun des ministres ne protesta contre l’acte de violence qu’ils avaient paru subir.

Lorsque j’entendis ces noms, je fus consterné, tant ils me parurent au-dessous de la tâche que les événemens imposaient. Palikao représentait un des types accomplis du général africain, et possédait au plus haut degré les qualités de résolution, d’audace, de sang-froid qui distinguaient les meilleurs d’entre eux. On ne disait pas de lui qu’il était l’ordre et le contre-ordre ; il ne connaissait pas les hésitations ; il allait droit au but qu’il s’était assigné jusqu’à ce qu’il l’eût atteint ; il n’avait pas eu l’occasion, comme la plupart de ses frères d’armes, de pratiquer la grande guerre, puisqu’il n’avait participé ni à la guerre de Crimée, ni à celle d’Italie et que ce n’est pas en Chine qu’il avait pu l’apprendre, mais certainement, quoiqu’il fût déjà appesanti par ses soixante-quatorze ans, s’il eût été à Bitche, à la place de Failly, ou à Forbach, à la place de Frossard, nous n’eussions pas éprouvé ce jour-là deux défaites. Allait-il maintenant se révéler grand stratège et organisateur de la victoire. » On voulait l’espérer. Ce dont personne ne doutait, c’est qu’il serait absolument incapable de pourvoir aux exigences de la politique intérieure et de tenir en main une assemblée. À cause de cela, le choix de ses collaborateurs était d’importance majeure et aucun d’eux n’était de taille à suppléer à son insuffisance politique et parlementaire.

Busson-Billault, sûr, actif, intelligent, homme d’affaires expérimenté, orateur agréable et disert, n’était pas préparé aux actes vaillans et au maniement des grandes affaires. Chevreau, administrateur habile, homme d’esprit et de tact, de relations aimables, préférait les douceurs épicuriennes de la vie commode à la fatigue des luttes. Brame n’était qu’un hâbleur madré et sans consistance qui n’avait aucun dévouement à donner à qui que ce soit. On savait, de reste, que Magne était décidé à ne pas sortir de sa spécialité financière et qu’il avait toujours évité de se lancer dans le branle-bas des combats. La Tour d’Auvergne, moribond, découragé, n’avait plus, malgré sa bonne volonté, d’activité à consacrer à un office public. Grandperret, plumitif glacé et inerte, n’était capable que d’aligner des phrases bien faites qu’il récitait pompeusement : après le 4 septembre, il s’est targué auprès des vainqueurs de sa modération ! Jérôme David, ancien officier, bravache élégant, posant pour le foudre de guerre, s’était donné le renom d’un type d’intrépidité, mais il n’avait convaincu personne de ses capacités intellectuelles et sa déclaration « que nous n’étions pas prêts, » faisait douter à la fois de son discernement, de sa véracité, de son patriotisme. Duvernois, homme de sac et de corde, était prêt à toutes les audaces, même bonnes. Cependant, quoique aucun scrupule ne le gênât, les compromissions avec la Gauche, auxquelles l’avait poussé sa passion de nous renverser, ses récentes manifestations en faveur de la permanence de la Chambre et de l’armement universel, ne devaient pas être sans le gêner.

Ce ministère était le plus faible de tous ceux qui avaient été constitués sous l’Empire, quoique, à côté et au-dessus de Palikao, il eût un autre chef, Rouher, redevenu vice-empereur in partibus, dont la prépotence occulte n’était plus contre-balancée par l’autorité de l’Empereur, et qui, en dehors du Parlement, n’était pas une force parce qu’il n’était pas une clairvoyance. Par l’esprit et le tempérament de ses membres, ce Cabinet ne différait pas de ce qu’eût été le ministère des dernières prières : c’était le ministère du Suicide.


Palikao fut accueilli par une double salve d’applaudissemens au Sénat. Toutefois une protestation s’éleva contre ce qui s’était passé au Corps législatif. Un honnête homme, qui n’avait aucune relation avec aucun de nous, un bonapartiste véritable, Larrabit, s’écria : « J’ai la plus grande confiance dans le ministère qui va être présidé par M. le comte de Palikao, mais il faut être juste ; j’avais aussi confiance dans le ministère précédent. Il vient d’être renversé par un coup de majorité, qui provient d’hostilités que je ne veux pas qualifier. Pourtant il n’est pas responsable des malheurs qui ont frappé notre armée. »


XI

L’Empereur fut affligé de la chute du Ministère : l’Impératrice avait donné trop de latitude à son autorisation d’opérer les changemens nécessaires ; il avait cru qu’il s’agissait d’un changement partiel de personnes et non du renversement du Cabinet lui-même. Il avait accepté Palikao comme ministre de la Guerre dans notre Cabinet et non comme chef d’un Cabinet nouveau destiné à remplacer le nôtre. Il mesura les conséquences du renvoi de ces ministres auquel il était attaché, sur le dévouement desquels il comptait, et il se sentit frappé en eux. Le Bœuf était près de lui à l’arrivée de la nouvelle. « Je ne sais pas ce qu’ils font à Paris, dit l’Empereur, ils perdent la tête ; ils ont renversé le ministère. » Et Le Bœuf lui demandant le nom des nouveaux ministres : « Ils ont pris Palikao. » Et il lut les autres noms. « Quel ministère !... Que voulez-vous ! » ajouta-t-il, de l’accent d’un homme qui sent tout perdu et s’abandonne au destin. Et il rentra tristement dans sa chambre à coucher. « Ce n’est pas au milieu de la tempête, dit-il encore au prince Napoléon, qu’on change de pilote et d’équipage. »

Il éprouva bientôt qu’il n’avait plus au gouvernement de véritables amis, et que la Régente, hallucinée par les illusions de ses pauvres conseillers, croyant obéir à des intuitions de son cœur, secondait les pires imprévoyances d’une politique effarée aussi dépourvue de bon sens que de grandeur. Elle envoya un homme de son entière confiance, le capitaine de vaisseau Duperré, officier des plus séduisans et des plus persuasifs, ayant aux Tuileries son libre parler, expliquer à l’Empereur que son retour à Paris était impossible : « S’il revenait, on lui jetterait à la face plus que de la boue. » Il devait en outre insister sur la nécessité de sacrifier sans retard Le Bœuf : l’opinion publique le rendait responsable des commencemens malheureux de la campagne, des ordres et contre-ordres qui l’avaient compromise ; le prestige de l’Empereur ne resterait intact que si, en répudiant son major général, on confirmait l’accusation publique. Enfin, Duperré devait recommander de transmettre la direction de l’armée à Bazaine : lui seul inspirait confiance.

Sur le retour à Paris, l’Empereur était très perplexe. Il aurait pu dire : Vorrei e non vorrei. Connaissant mieux que personne son inaptitude physique à supporter les charges du commandement, il se sentait disposé à rentrer aux Tuileries et à se remettre à la tête de son gouvernement, mais il n’osait affronter la réprobation dont on le menaçait, s’il rentrait en vaincu dans la capitale d’où son armée était sortie acclamée par l’espérance publique. Finalement, il se montra coulant et promit de renoncer à quitter l’armée. Il consentit à augmenter l’importance de Bazaine : il l’investit du commandement des 2e, 3e, 4e corps et de la Garde, et, donnant à ce commandement général un caractère plus sérieux que n’avaient eu les précédens, il remplaça Bazaine au commandement du 3e corps par le général Decaen (9 août). Mais il résista à ce qu’on lui demanda contre Le Bœuf. Il répéta noblement ce qu’il avait dit au maréchal lui-même : « Il n’a fait qu’exécuter mes ordres, je ne puis pas le désavouer, c’est impossible. Quoique j’aie sa démission entre les mains, je ne l’accepterai pas, d’autant plus que je n’ai trouvé encore personne h lui substituer. »

L’Impératrice insiste : il lui semble que le commandement qui vient d’être conféré à Bazaine, de toutes les forces réunies sous Metz, rend inutile le maintien d’un major général. L’Empereur regimbe toujours : « Il n’y a aucun rapport entre les fonctions d’un major général et celles du ministre de la Guerre. Si je supprime, sans le remplacer avantageusement, le major général, l’armée pourra manquer de vivres, le corps de cavalerie de fourrages. Il faut ne rien connaître aux choses de la guerre pour penser qu’à la veille d’un combat, je puisse supprimer le ressort le plus important de l’activité. » (10 août.)

Cet acharnement contre Le Bœuf était inique. Le Bœuf n’était pas coupable ; il n’avait pas poussé à la guerre ; il n’avait jamais dit dans le langage de caporal qu’on lui prête : « Il ne nous manque pas un bouton de guêtre. » Il avait donné l’assurance à ses collègues, aux députés, au pays, que nous étions en état de vaincre et qu’il avait foi en la victoire, et il n’avait pas tort. Si

saurait le lui imputer, puisqun grave retard fut la conséquence du changement malencontreux que le projet de mobilisation de Niel avait subi, on ne u’il s’y était opposé de toutes ses forces. Arrivé à l’armée, il avait discerné très nettement la conduite à suivre : du 28 juillet au 6 août, il n’avait cessé de montrer la Sarre et de demander qu’on la franchit ; après Wœrth et Forbach, il avait conseillé le mouvement offensif qui eût rétabli nos affaires. Si son impulsion avait été suivie, il n’y aurait eu qu’un mot d’ordre, le mot sauveur : En avant ! Il n’a pas été l’auteur des ordres et des contre-ordres démoralisateurs, il en a été la victime. On ne peut même lui reprocher d’avoir manqué de sincérité vis-à-vis de l’Empereur. Il l’aimait et lui était dévoué, et, en toute circonstance, il lui avait exprimé son opinion, beaucoup plus franchement que d’autres qui racontaient ce qu’ils n’avaient pas dit. En restant inaccessible aux considérations vulgaires, dominantes dans les conseils de la Régence, et en refusant d’appliquer à son major général la basse politique des boucs émissaires, l’Empereur témoignait une fois de plus de sa hauteur d’âme. Plût à Dieu qu’il eût montré la même fermeté dans la conduite de ses opérations militaires !


XII

Le projet de se concentrer sur Metz et de former un second centre d’opérations à Paris sous Canrobert souleva encore plus d’objections que la retraite sur Châlons. Il paraissait déraisonnable de couper en deux des forces insuffisantes dans leur totalité et de recommencer une de ces disséminations dont nous avions tant souffert. L’Empereur en revint à la concentration totale à Metz, aussi complète qu’elle l’eut été à Châlons, et il prescrivit à Douay, Failly, Canrobert, de le rejoindre.

Il avait également envoyé à Mac Mahon un officier porteur de l’ordre de se replier sur Metz. L’officier était venu saluer Le Bœuf, et lui avait dit pourquoi il partait. Quoique Le Bœuf se fût promis de n’être plus, jusqu’à son remplacement, qu’un instrument passif, il bondit. Plusieurs officiers qu’il avait envoyés à Mac Mahon, soit pour l’aider à rassembler ses hommes, soit pour préparer des vivres, lui faisaient un tableau effrayant du désarroi de la retraite... Il courut chez l’Empereur et, l’abordant plus véhémentement que ce n’était dans ses habitudes : « Votre Majesté veut donc perdre Mac Mahon ? Lui ordonner, avec des hommes épuisés, une marche de flanc devant un ennemi victorieux qui s’approche à grands pas, c’est le vouer à une destruction certaine. » Il parla avec tant de conviction que l’Empereur retint son messager, et laissa Mac Mahon continuer sur Châlons.

Failly avait pris les mesures nécessaires pour gagner Nancy, mais de toutes parts on lui signala la présence des avant-gardes de l’ennemi, à Château-Salins, Dieuze, Marsal et sa marche rapide sur Pont-à-Mousson. Ces renseignemens un peu grossis n’étaient pas complètement erronés. Failly craignit que son corps à Nancy, ayant l’ennemi en face, ne fût cerné et coupé de sa ligne de retraite, et, usant de l’élasticité de l’ordre qu’il avait reçu, contremanda la marche sur Nancy et continua à suivre Mac Mahon vers Châlons. La volonté de l’Empereur d’appeler à Metz toutes ses forces disponibles ne s’exécuta donc point.

Cette impossibilité de concentrer toutes nos forces sous Metz commandait encore plus impérieusement de bien disposer celles qu’on avait sous la main et de se mettre en meilleure position de recevoir l’offensive prussienne qui n’allait plus tarder. C’est ce qui fut loin d’être fait. Le 10 août, Bazaine était sur la rive gauche de la Nied française, depuis Pange jusqu’au village des Étangs. L’Empereur, sous prétexte que le terrain n’était pas assez bon, et que les bois environnans le rendaient dangereux, le fit replier sous le canon de Metz en avant des forts de Queuleu et de Saint-Julien. Bazaine établit son quartier général à Borny. Ce mouvement en arrière supposait qu’on renonçait à protéger la rive droite de la Moselle, car ce n’est pas au pied des forts de Metz qu’on devait la défendre, c’était en livrant bataille sur une des belles positions entre la Sarre et la Moselle, abandonnées les unes après les autres. Même dans le cas où l’on aurait voulu ne se tenir sur la rive droite de la Moselle que défensivement, ce n’est pas à l’abri des forts de Metz, en état de se défendre eux-mêmes, c’est vers Frouard qu’il eût fallu se concentrer. Pourquoi alors s’attarder à Borny et sous les forts de Queuleu et de Saint-Julien ? Il n’y avait qu’à passer rapidement sur la rive gauche du fleuve, s’établir sur les hauteurs formidables qui dominent comme des forteresses une vallée large de trois kilomètres ; ce mouvement se serait opéré aisément, puisque l’ennemi était trop éloigné pour le contrarier, et on l’aurait complété en coupant tous les ponts. Metz alors devenait, non le refuge éventuel d’un camp retranché, mais le centre des manœuvres extérieures facilitées par la protection de la ville qui permettait d’employer toutes les réserves- :

On contre-balancerait ainsi la supériorité numérique des Allemands. Tant qu’ils manœuvraient sur un terrain tactique restreint, leurs masses compactes restaient unies ; elles étaient obligées de s’éparpiller lorsqu’elles tentaient un large mouvement, tel que celui de tourner Metz, en passant la Moselle sur des ponts distans, et de gravir le plateau de Lorraine qui sépare les bassins de la Moselle et de la Meuse. Etablis au centre de la circonférence, nous aurions pu manœuvrer de façon à avoir la supériorité numérique sur un point déterminé, puis sur un autre, et tout succès remporté sur une partie de l’armée allemande eût contraint l’autre à se retirer. Enfin, si nous étions revenus à l’idée, qui était toujours au fond celle de l’Empereur, de nous replier tous sur Châlons, cette marche se serait opérée aussi tranquillement que le passage de la rive droite de la Moselle sur la rive gauche.

Cette stratégie de manœuvres sur la rive gauche de la Moselle offrait donc des chances sérieuses de succès ; mais, dans la détresse d’esprit où était tombé l’Empereur, il est certain que le recul sur le camp de Châlons eût offert plus de sécurité et permis la concentration des armées de Bazaine et de Mac Mahon qui n’était plus possible sur les plateaux de la Moselle. En résumé, défendre la rive droite de la Moselle étant une idée abandonnée virtuellement, il n’y avait à opter qu’entre la défensive manœuvrière sur les plateaux de la rive gauche ou la retraite sur Paris après un arrêt à Châlons. L’opinion de l’Empereur n’était pas douteuse. Dès le lendemain de Wœrth et de Forbach il avait voulu la retraite sur Châlons, qui, dans sa pensée, était l’étape vers Paris. Mais il s’était produit dans l’armée une révolte violente contre cette reculade. Cette révolte avait été dans un cas semblable celle de Turenne. Il était dans le Palatinat, maître des deux rives du Rhin, lorsque les ennemis, avec une armée deux fois plus forte, passèrent le Rhin à Mayence menaçant d’envahir l’Alsace. Louvois ordonna à Turenne de se replier sur la Lorraine. Turenne écrivit au Roi : « Si je m’en allais de moi-même comme V. M. me l’ordonne, je ferais ce que les ennemis auront peut-être de la peine à me faire faire. Quand on a un nombre raisonnable de troupes, on ne quitte pas un pays encore que l’ennemi en ait beaucoup davantage. Louis XIV donna à Turenne entière liberté. Mais Napoléon III n’était pas Turenne ; la retraite sur Châlons et Paris représentait le seul parti qui convînt à son état de corps et d’esprit.

Il était, du moins, un point sur lequel aucune résistance ne l’aurait gêné : c’est la nécessité du passage immédiat de la rive droite sur la rive gauche de la Moselle, qui pouvait alors s’opérer tout à l’aise. Il ne s’y résolut pas ; il sembla garder encore une idée d’offensive, maintint Bazaine à Borny et resta à cheval sur les deux rives du fleuve. On eût dit qu’il attendait, pour donner aux Prussiens la facilité de le tourner et de l’enlever. Les piétinemens du début de la campagne nous avaient été funestes ; les piétinemens que nous recommencions depuis le 6 août achevaient de ruiner notre armée et de décourager l’initiative de nos chefs. Et cependant, on ne peut plus prétendre que du 6 au 12 août les incertitudes du quartier général fussent imposées par l’incomplet de la mobilisation. Elle était maintenant plus qu’achevée en vivres, munitions, etc., et les quelques manques encore existans étaient inévitables dans tout rassemblement d’hommes ; on les signalait aussi dans l’armée prussienne.

Bien des fois j’ai voulu taire ces détails navrans. Mais je n’ai pu m’y résoudre : les générations futures ne doivent pas ignorer, afin que leur confiance se ranime, qu’en 1870 nous avons été perdus par une série non interrompue d’aberrations, de défaillances physiques, intellectuelles, morales, qu’il serait impossible à l’esprit humain de renouveler une seconde fois au même degré.


A Paris on était de plus en plus mécontent. Le refus de livrer Le Bœuf avait fini par exaspérer. Kératry demanda à la Chambre qu’il fût appelé devant une Commission d’enquête. « Le maréchal Le Bœuf est devant l’ennemi ! il faut l’y laisser, » s’écria Chevandier. La proposition fut écartée, mais l’animosité contre le maréchal n’en fut que plus vive. A la suggestion de l’Impératrice, Conti, le chef du cabinet de l’Empereur, lui télégraphia : « Il est prudent de ne pas résister davantage aux exigences même injustes de l’opinion (12 août). » Palikao de son côté recourut à des procédés inconnus jusque-là vis-à-vis de l’Empereur : il lui accorda deux heures pour que la démission fût envoyée ; sinon. Le Bœuf serait destitué. Alors enfin l’Empereur s’exécute (12 août) et l’Impératrice le remercie : « Vous avez fait une bonne chose ; je vous embrasse bien tendrement et je vous remercie de ce grand sacrifice que vous avez fait. » Cette joie fait mal.

L’Empereur, inébranlable jusqu’au bout à ne pas attribuer à son major général une responsabilité qui était la sienne, se sacrifia lui-même après avoir sacrifié Le Bœuf. Du reste, il n’était pas libre de ne pas le faire. A Paris, des politiciens déloyaux ou mal instruits pouvaient attribuer à Le Bœuf les tergiversations, les contre-ordres qui nous livraient sans défense à l’invasion ; mais à l’armée, où l’on voyait la réalité, personne n’incriminait Le Bœuf ; au contraire, le tolle contre l’Empereur était général.

Dans les bivouacs on exprimait ouvertement le vœu qu’il choisit un commandant en chef et qu’il quittât Metz, débarrassant les troupes de ses indécisions et de l’encombrement de sa cour. Après une visite faite au camp par un de ses officiers, l’Empereur comprit qu’il n’avait plus à s’attarder. Il appela Bazaine et, en présence du prince Napoléon, lui annonça qu’il le mettait à la tête de l’armée du Rhin. Bazaine, qui n’avait ni souhaité, ni poursuivi ce terrible commandement, refuse ; Mac Mahon et Canrobert sont ses anciens, plus aptes que lui. Canrobert est mandé ; il refuse lui aussi : « L’opinion et l’armée indiquent Bazaine ; quoique plus ancien, il se rangera bien volontiers sous ses ordres. » L’Empereur écarte le refus de Bazaine par quelques mots péremptoires : « L’opinion publique. finie à celle de l’armée, vous désigne à mon choix. Mac Mahon a été malheureux à Frœschwiller et Canrobert vient d’avoir son prestige égratigné au camp de Châlons. Il n’y a donc que vous d’intact, et c’est un ordre que je vous donne. » L’acceptation de Bazaine acquise, l’Empereur entre chez Le Bœuf et lui dit d’un ion de bonté : « Ni destitution, ni démission : nous sommes destitués tous les deux. Je quitte le commandement de l’armée ; il n’y a plus de major général. »


L’Empereur, s’il avait été à Paris, aurait défendu son minisière comme il avait couvert son major général. Il voulut, du moins, ne pas nous laisser ignorer les sentimens qu’il nous conservait. De Châlons, du fond même de sa détresse, il m’écrivit :

« Châlons, 19 août 1870. — Mon cher monsieur Emile Ollivier, — J’ai été si préoccupé des événemens militaires que je n’ai pas encore pu vous dire combien j’avais regretté votre départ du Ministère. Vous m’avez donné tant de preuves de dévouement que je m’étais habitué à compter sur vous pour aplanir les difficultés et imprimer aux affaires une marche ferme et exempte de faiblesse. J’espère néanmoins que nos relations continueront à être aussi intimes que par le passé. Je fais mes efforts pour tâcher de regagner le terrain perdu. Le pourrons-nous ? Dieu le sait !

Croyez, mon cher monsieur Emile Ollivier, à ma sincère amitié. — Napoléon.

« Exprimez de ma part aux membres de l’ancien Cabinet toutes mes sympathies. »

Voilà donc la motion insultante, votée par la pusillanimité de la Chambre, condamnée par celui qui, plus que personne, avait-été à même d’apprécier la valeur morale, intellectuelle et civique du Ministère du 2 janvier. En perdant ce ministère qui était vraiment le sien, il sentait qu’il perdait son dernier espoir de salut, et que le suicide allait commencer.


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.
  2. Ce mot m’a été répété par la princesse Mathilde. Le fait est confirmé dans les Souvenirs de Mlle Carette, lectrice de l’Impératrice, t. II, p. 174. « M. Emile Ollivier voulait, après avoir obtenu le retour de l’Empereur et dans la nuit même, faire arrêter tous les chefs de l’opposition. Les mandats d’arrêt étaient préparés. L’Impératrice s’y refusa. »
  3. Pietri, Déposition dans l’enquête sur le 4 septembre et le procès Trochu.
  4. Saint-Marc Girardin, Rapport sur le 4 septembre.
  5. Auguste Vitu, le Peuple Français, 11 août 1870. « Lorsque l’amendement de M. Clément Duvernois a été adopté, le Cabinet était déjà mort. Il avait été tué raide par le vote sur la proposition de M. de Talhouët. Le vote de l’amendement Duvernois n’a fait que constater le décès. »
  6. Jules Simon, Souvenirs du 4 septembre, t. I, p. 253.
  7. Origine et chute du second Empire, p. 246.
  8. Origine et chute du second Empire, p. 250-251.
  9. P. Déroulède, Feuilles de route, p. 30.
  10. Prince de Joinville à Bocher, Lettre du 10 août 1870.
  11. Duvernois fut condamné comme tel à deux ans de prison et 1 000 francs d’amende le 24 novembre 1874 par un jugement de police correctionnelle.
  12. Michel-Ange.
  13. Lettre de Segris à Emile Ollivier, 4 novembre 1871.