La Guerre de 1870 (E. Ollivier)/13

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LA GUERRE DE 1870[1]

LA RECULADE SUR LES LIGNES D’AMANVILLERS


I

Vers huit heures trente du soir, Bazaine se dirige vers le quartier général à Gravelotte. Sur la route, il rencontre de nombreux soldats d’infanterie appartenant à divers régimens qui suivaient la direction opposée à celle de l’ennemi et cherchaient où se reposer sans danger. Cette multitude devenait plus dense à mesure qu’on approchait de Gravelotte et le maréchal ne pouvait avancer qu’en se faisant ouvrir un passage par les cavaliers de son escorte. Il n’avait, disait-il, jamais rien vu de pareil, et ce spectacle lui arrachait des exclamations réitérées. Cependant, avec son calme habituel, il conseilla à ces malheureux de rejoindre leurs régimens. En route il rencontre Canrobert : « Où est votre corps ? demande-t-il. — Par-ci par-là, » répond Canrobert. En effet, à part la division Tixier, qui continue à occuper le bois de Saint-Marcel, le corps était disloqué sur tout le centre et la gauche de notre ligne.

Arrivé au quartier général, Bazaine prend connaissance des dépêches qui l’attendent. Parmi elles s’en trouvait une de Mac Mahon : « Je serai demain à Bar-sur-Aube avec toute la cavalerie. J’attends vos ordres à Bar-sur-Aube. » Une autre, du commandant de Verdun, annonçait qu’il n’avait que quatre jours de vivres pour toute l’armée. Ces dépêches lues, le maréchal réfléchit et dicta l’ordre suivant : « L’armée continuera son mouvement sur Verdun, mais seulement après le retour des reconnaissances envoyées au petit jour. » Et il comptait aller de sa personne opérer cette reconnaissance.

Si l’armée avait été organisée selon les règles du simple bon sens, le commandant de l’artillerie et l’intendant général, tenus au courant heure par heure, pour ainsi dire, de ce qui se passait dans leur service, seraient venus au rapport au quartier général, à la fin de la bataille, sans même que Bazaine eût à les appeler, et ils l’auraient mis au courant de l’existant en munitions et en vivres. Ils n’auraient pas pu, ne les ayant pas encore reçus, fournir des renseignemens sur le chiffre des munitions et des vivres consommés dans la journée, mais ils auraient été en mesure d’indiquer les disponibilités qu’ils avaient sous la main, plus que suffisantes à parer aux consommations prochaines, quelles qu’elles pussent être.

Dans l’incertitude, Bazaine envoie un de ses aides de camp prier le général Soleille de prescrire que les voitures, qui avaient emporté les blessés à Metz, soient aussitôt rechargées de munitions. L’intendant Préval étant venu se justifier de certains reproches que le maréchal lui avait adressés le matin, Bazaine lui demande : « Savez-vous l’existant à Gravelotte ? » Il l’ignore. Mais il offre de se rendre à Metz et d’en ramener les convois qui y attendent. Le maréchal y consent, et Préval, accompagné de deux sous-intendans, se met en route, vers neuf heures le même soir, vers Metz. Peu après, le général Desveaux, de la Garde, apporte au maréchal le renseignement très inquiétant que des forces considérables arrivaient sur le plateau de Mars-la-Tour par la route de Novéant. Et Le Bœuf, de son côté, en félicitant Bazaine de sa victoire, lui écrit que « des masses prussiennes prennent des dispositions de bivouac en arrière du champ de bataille qu’elles occupaient. »

Enfin un messager du général Soleille, son chef d’état-major, le colonel Vasse-Saint-Ouen, survient. Le général, qui, d’habitude, marchait en voiture, étant monté à cheval, était tombé et, meurtri, gardait le lit. Vasse-Saint-Ouen s’assied à côté du maréchal. Avec une allure confidentielle, en regardant s’il n’y avait pas d’oreille indiscrète, il lui tient ce langage : « Je viens de la part de mon chef, le général Soleille, vous avertir qu’à son estimation, et d’après les renseignemens qu’il a déjà recueillis, la consommation des munitions a été considérable. Avec la grande habitude qu’il possède de ces choses, il croit pouvoir vous affirmer que les munitions feraient défaut s’il devait se livrer demain une autre bataille aussi importante que celle de la journée. »

Quels moyens en ce moment de vérifier l’information envoyée par Soleille ? On ne pouvait demander au maréchal d’ouvrir les coffres et de constater s’ils étaient pleins ou vides. Interrogerait-il ses commandans de corps ? Mais à cette heure, où les trouver ? Comment les réunir, et délibérer ? Se serait-il adressé aux chefs d’artillerie, il n’aurait pu en rien obtenir, puisque Soleille, qui les avait interrogés le même jour à dix heures du soir, ne reçut leurs réponses que le lendemain dans la journée. Bazaine s’en référa à l’affirmation de Soleille ; il y était d’autant plus enclin que, depuis le commencement de la campagne, il était lui-même très pessimiste et partageait l’opinion, si inconsidérément et si constamment vociférée, qu’on manquait de tout. Fùt-il Napoléon, qui pourrait commander une armée s’il devait contrôler lui-même, au milieu de ses manœuvres, les renseignemens fournis par les chefs de service responsables ?

Bazaine avait écouté la communication de Vasse-Saint-Ouen. « Répétez, dit-il, ce que vous m’avez dit. Où sont vos munitions ? — Monsieur le maréchal, il faudrait en prendre à l’arsenal de Metz. — Eh bien ! j’ai déjà dit qu’on ramène des cartouches avec les voitures vides de blessés. — Et combien de temps faut-il pour cette opération ? — Si l’on ne perd pas un instant, nous pourrons avoir les coffres dans la matinée de demain ; pour les voitures auxiliaires, ce sera plus long. »

Une note, écrite au crayon par Bourbaki, sur l’ordre que lui avait envoyé Bazaine de continuer le lendemain sur Verdun, vient confirmer, à point nommé, les renseignemens du colonel Vasse-Saint-Ouen. Il y était dit : « Nous n’avons plus de cartouches. — Nous n’en finissons pas d’enlever nos blessés, faute de cacolets ; Vionville est occupé. — Il faudrait que le maréchal Le Bœuf et le général Ladmirault fussent chargés d’attaquer de flanc ; nous pourrions, nous, conserver le front. — Les Prussiens ont reçu du renfort. » Enfin les officiers envoyés vers les isolés dont Bazaine avait traversé la débandade, viennent raconter qu’ils n’ont pas réussi à leur persuader de regagner leurs corps ; que leurs injonctions n’avaient obtenu que des propos insultans et que ces hommes ensuite s’étaient couchés sur les routes et dans les rues du village.

Ainsi depuis l’ordre donné, à sa rentrée au quartier général, de reprendre le lendemain la course sur Verdun, des nuages noirs s’amoncelaient dans l’esprit de Bazaine : la menace de l’accroissement des forces prussiennes qu’il jugeait déjà très considérables, le cri d’alarme de Soleille sur la pénurie des munitions, l’ignorance de l’intendant Préval sur les vivres dont il pouvait disposer, les signes d’une désorganisation momentanée des corps d’armée engagés dans la journée.. Il s’en émeut et se rappelle la recommandation de Napoléon III d’éviter tout combat, et de ne pas compromettre son armée. Il retire, aussi rapidement qu’il l’avait donné, l’ordre de recommencer la marche sur Verdun, et il dit à Vasse-Saint-Ouen : « Nous irons nous placer dans des positions inexpugnables ; pour peu qu’on s’accroche au terrain, l’ennemi ne pourra pas nous forcer. »

Priant le colonel Vasse-Saint-Ouen de rester, il lui demanda de répéter devant le chef d’état-major, qu’il envoya chercher, les inquiétudes de Soleille et la résolution qu’elles lui inspiraient. Jarras écouta sans mot dire, et le maréchal, ayant terminé, se retourna vers tous ceux qui étaient là, et leur dit : « Y a-t-il quelqu’un de vous qui pense qu’il y a mieux à faire ? Qu’il parle librement. » Personne ne souffla mot, et Bazaine dicta l’ordre suivant : « Ainsi que nous en sommes convenus, vous avez dû, à dix heures, reprendre vos anciens campemens en les resserrant. La grande consommation qui a été faite dans la journée d’aujourd’hui des munitions d’artillerie et d’infanterie, ainsi que le manque de vivres pour plusieurs jours, ne nous permettent pas de continuer la marche qui avait été tracée. Nous allons donc nous porter sur le plateau de Plappeville. Le 2e corps occupera la position comprise entre le Point-du-Jour et Rozérieulles. Le 3e corps se placera à droite, à la hauteur du Châtel-Saint-Germain, qu’il laissera en arrière ; le 4e sur la droite du 3e, vers Montigny-la-Grange et Amanvillers ; la Garde à Lessy et à Plappeville, où sera le grand quartier général. Le 6e corps sera à Vernéville et la division de Forton s’établira avec le 2e corps. Le mouvement devra commencer le 17 à quatre heures du matin, et sera couvert par la division Metman, qui tiendra la position de Gravelotte et ira ensuite rallier son corps, en passant par l’auberge de Saint-Hubert et prenant à la cote 338, sur l’ancienne voie romaine, le chemin de grande communication, qui, passant en avant de Châtel-Saint-Germain et la ferme de Moscou à gauche, conduit à Montigny-la-Grange. Le général de Forton marchera avec le 2e corps. Dans le cas où l’ennemi entreprendrait une attaque sur une des directions à parcourir, le mieux serait d’indiquer comme point de ralliement le plateau qui est au-dessus de Rozérieulles entre Saint-Hubert et le Point-du-Jour. De là on pourra se porter sur les campemens indiqués plus haut. — P.-S. — Dans le cas où les troupes qui sont en position depuis la bataille y seraient encore, vous les rappelleriez dès à présent, si la sécurité de vos campemens ne s’y oppose pas. » Le maréchal n’entre pas dans les détails ; ce n’est pas son office, c’est celui des chefs de corps et du chef d’état-major général. En effet, Jarras désigne des chefs de section et des officiers qui se rendront auprès des chefs de corps d’armée et les aideront à mettre en exécution et au besoin à rectifier les dispositions dictées à la hâte par Bazaine.

Ces ordres donnés, il écrit à l’Empereur la lettre suivante résumant la situation telle qu’on la lui a exposée : « Sire, ce matin, l’ennemi a attaqué la tête de nos campemens à Rezonville. Le combat a duré depuis ce moment jusqu’à huit heures du soir, — Cette bataille a été acharnée. — La difficulté gît principalement dans la diminution de nos parcs de réserves et nous aurions peine à supporter une journée comme celle d’aujourd’hui avec ce qui nous reste dans nos caissons. D’un autre côté, les vivres sont aussi rares, et je suis obligé de me porter sur la ligne de Vigneulles-Lessy pour me ravitailler. Il est probable, selon les nouvelles que j’aurai de la concentration de l’armée des princes, que je me verrai obligé de prendre la route de Verdun par le Nord. J’espère que Votre Majesté aura fait sans accident la route jusqu’à Etain, et qu’elle pourra également gagner Verdun. J’aurai l’honneur de la maintenir, autant que possible, au courant de mes mouvemens. »


II

On est surpris de la précipitation avec laquelle Bazaine prit cette résolution qui devait porter une atteinte cruelle au moral de l’armée. Il ne vit pas qu’il devait, en ses incertitudes, maintenir ses troupes sur ses positions du matin, leur laisser prendre un repos bien gagné, appeler ses commandans en chef, conférer avec eux, interroger les intendans, qui, mieux renseignés que dans la nuit sur les approvisionnemens, l’auraient mieux édifié, et il ne se rendit pas compte du tolle qu’allait susciter son ordre de retraite. Ce tolle dépassa tout ce qu’il aurait pu craindre.

L’ordre arriva aux divers corps entre une et deux heures de la nuit, sauf au 4e corps, auquel il ne parvint qu’a neuf heures du matin. Il produisit un effet de surprise, puis de consternation, puis de révolte. Les soldats avaient le sentiment qu’ils étaient vainqueurs plus qu’ils ne l’avaient été[2], qu’ils avaient remporté une victoire éclatante[3], arrêté un ennemi infiniment supérieur en nombre et qu’ils la compléteraient le lendemain. Lorsqu’on vint leur dire qu’il fallait, dès quatre heures du matin, décamper vers Metz, il y eut, parmi les officiers surtout, un mouvement de réprobation. « Encore reculer ! Et au soir d’une victoire ! » — La retraite à Borny avait étonné et mécontenté : on l’avait expliquée par la nécessité de rallier le plateau de la rive gauche de la Moselle, mais aujourd’hui, quelles raisons avait-on de revenir sur Metz ? « La bataille n’a donc été qu’une comédie ? Demain, l’ennemi, ne nous trouvant plus sur le champ du combat, l’occupera, se déclarera victorieux et nous aurons en vain versé notre sang. » Désormais il fut admis à titre de lieu commun que, du 13 au 16 août, en affichant la volonté de gagner Verdun, Bazaine n’en avait pas eu d’autre que celle de rester près de Metz. La soudaineté avec laquelle il avait passé de l’ordre de s’acheminer sur Verdun à celui de reculer vers Metz confirmait cette opinion. Et cependant cette opinion n’était pas vraie.

Du 13 au 16 août, Bazaine a voulu constamment gagner Verdun et s’éloigner de Metz. Il n’a pas cherché de bataille, et n’a accepté, qu’à son corps défendant, celles qu’on lui a imposées, parce que se battre, c’était diminuer ses chances de gagner Verdun. Si Bazaine n’avait pas voulu sincèrement quitter Metz, il n’aurait pas fait détruire le pont de Longeville ; il n’aurait pas regretté la bataille de Borny et essayé de la limiter ; il n’aurait pas, la bataille terminée, harcelé tous ses chefs de corps d’armée afin de hâter leur mouvement de passage de la Moselle et leur arrivée sur la hauteur ; il n’aurait pas refusé à Ladmirault le jour de repos qu’il lui demandait ; il n’aurait pas, le 15 août, envoyé l’intendant Wolff préparer des vivres à Verdun en annonçant que l’armée y serait dans peu de jours ; il n’aurait pas proposé à l’Empereur de faire partir la Garde en avant vers Etain ; il n’aurait pas opéré le licenciement du train auxiliaire, obstacle à la marche rapide sur Verdun ; il n’aurait pas dit le matin même à Le Bœuf d’envoyer des ordres impératifs de ralliement aux divisions en retard et de réprimander leurs commandans ; il n’aurait pas enjoint, avant l’arrivée des renseignemens pessimistes, de reprendre la marche sur Verdun le lendemain ; il n’aurait pas ordonné à l’intendant général Préval de rapporter des cartouches de Metz ; enfin, il n’aurait pas exposé cent fois sa vie, dans la journée, pour livrer une bataille de comédie.

La reculade du 17 août n’a point été l’explosion d’une arrière-pensée continue, qui attend l’occasion propice ; elle fut une de ces résolutions subites, irréfléchies, dont Bazaine était coutumier et qui lui avaient valu le surnom d’Ordre et Contre-Ordre, résolution d’un chef d’armée inquiété par les rapports de ses chefs de service lui annonçant que ses troupes n’ont plus ni vivres ni munitions, que l’ennemi se renforce sans cesse en proportions effrayantes, et qui se croit menacé d’être cerné, enlevé, hors d’état de soutenir une nouvelle bataille en pleine campagne, laissant derrière lui une citadelle qui, livrée à elle-même, est dans l’impossibilité de repousser un assaut brusqué. « Victime, a-t-il dit, d’une préparation trop incomplète pour la guerre, l’armée ne put tirer parti de la bataille de Rezonville[4]. »

L’examen a démontré la fausseté de ses allégations. Il y avait plus de munitions qu’il n’en fallait pour livrer le 17 août une bataille aussi importante que celle du 16 et continuer la marche. L’armée du Rhin, quoiqu’on prétendît qu’elle manquait de tout, a toujours été pourvue de tout, excepté à quelques momens passagers, à cause des reviremens perpétuels dans la direction des opérations. Le 13 août, au moment de la prise de possession de son commandement, Bazaine trouva : 107 922 coups de canon, 15 000 000 de cartouches, sept jours d’approvisionnement en blé, quinze à vingt jours de farine, dix à quinze jours en avoine, dix à douze jours de vivres de campagne entrés dans les magasins ou réunis dans les gares, considérées comme annexes des magasins. Le surplus se trouvait sur les wagons qui n’avaient pu pénétrer dans les gares et qui avaient été déchargés des deux côtés le long de la voie du chemin de fer. Cette partie des approvisionnemens représentait une quantité qui n’était pas complètement connue, mais qu’on pouvait estimer à peu près égale à celle qui se trouvait dans les corps d’armée à la même époque[5]. Tous les corps d’armée, en dehors des ressources de la place, se trouvaient nantis pour au moins huit jours. Les pertes subies à la bataille de Borny et le 16 même avaient appauvri, mais non épuisé cette abondante réserve. Dans ces deux batailles, on avait dépensé 39 000 coups sur 171 000 emportés de Metz. L’ordre de licenciement des trains auxiliaires n’avait été exécuté qu’en partie et les convois de trois corps d’armée étaient seuls restés au Ban-Saint-Martin. Les voitures auxiliaires des autres corps et celles du quartier général avaient continué leur route et, dans la soirée du 16, sur le plateau, il y avait : trois jours et demi de vivres de campagne, un jour de biscuit ou pain et un grand jour de farine. Il y avait aussi un demi-jour d’avoine. La plus grande partie des troupes possédaient encore un jour de vivres dans le sac ; certains corps deux. En outre, des approvisionnemens étaient préparés le 15 à Mars-la-Tour, à Briey et dans tous les villages sur la route de Verdun et à Verdun même. « Le soir du 16 août, à minuit, après avoir dépensé dans cette terrible bataille de Rezonville 60 obus par pièce, l’armée avait, sur le plateau de Gravelotte, 80 500 coups, soit 186 par pièce. L’infanterie possédait en moyenne 15 000 000 de cartouches, soit plus de 100 par homme, seize fois la consommation de la journée. Quant aux vivres, comme on dit dans le langage militaire, l’armée était alignée pour les journées du 17, du 18 et en partie du 19, et à Verdun 600 000 rations attendaient[6]. »

En outre, les troupes qui avaient combattu n’étaient pas également dégarnies : le corps de Le Bœuf, celui de Ladmirault, qui avaient peu dépensé, se trouvaient en mesure de venir en aide aux 2e et 6e corps d’armée et à la Garde, qui avaient été plus éprouvés. Le général Soleille avait ordonné d’opérer cette distribution. Enfin Préval serait arrivé le matin à la tête du convoi de cinq cents voitures qu’il était allé chercher à Metz. Ce convoi pouvait rejoindre l’armée dans la journée et même dans la matinée du 17, sans que la marche sur Verdun, si l’on y persistait, en fût retardée, encore moins empêchée.

On a cité souvent différens passages des rapports de fractions d’armée ou de l’historique des régimens se plaignant que des vivres ou des munitions manquaient. La plupart du temps ces manquemens n’étaient que très partiels et très provisoires, ils résultaient des mouvemens des troupes. Ainsi, Tixier se plaint au maréchal Canrobert que ses troupes épuisées n’ont pas pu toucher de viande depuis deux jours, mais ce n’est point parce que les approvisionnemens manquaient, c’est parce que les troupeaux avaient été dispersés par la peur[7].

Souvent ces plaintes étaient exagérées, car nos officiers sont toujours portés à se plaindre, même à tort. Soleille, qui devait être le mieux informé de tous, n’a-t-il pas déclaré le 16 août et encore le 17, n’avoir plus de munitions sur le plateau, ni à Metz, tandis qu’elles abondaient, comme il a été obligé de le reconnaître plus tard[8] ? Quoi qu’on fasse, on ne préservera pas les troupes combattantes de souffrir des manques de distributions, ce qui n’implique pas que l’armée en fût dépourvue, mais seulement qu’elles n’étaient pas disponibles momentanément sur tel ou tel point. Chez les Prussiens, on trouverait l’équivalent, au moins, de ce qu’on a relevé dans les documens français. Ils ont combattu certains jours entiers sans avoir mangé, tant officiers que soldats..

D’ordinaire, toute troupe, après un combat, a besoin d’être ravitaillée, mais c’est le ravitaillement qui vient à elle, et non elle qui va au ravitaillement, même lorsqu’elle doit le tirer de parcs éloignés du terrain sur lequel elle est établie. Les Allemands avaient fait une consommation de munitions telle qu’ils étaient complètement dégarnis. Néanmoins, quoiqu’ils fussent plus éloignés que nous de leurs réserves, encore au delà de la Moselle, ils ne reculèrent pas vers leurs réapprovisionnemens, ils attendirent sur le terrain conquis que les réapprovisionnemens vinssent à eux. Eût-on eu, en effet, besoin de se ravitailler à Metz, il fallait attendre sur place et non reculer.

Bazaine a reconnu dans son procès que ce n’étaient pas les vivres qui manquaient ; « mais il fallait les distribuer de façon que les hommes en aient pour deux ou trois jours dans le sac. Je le répète, il n’y avait pas pénurie ; nous avions les approvisionnemens de Metz, mais je ne voulais pas appauvrir la place. Même pour l’armée, ce n’était pas une pénurie absolue, puisque nous étions encore approvisionnés pour quelques jours. » Et il ajoute que ses appréhensions au sujet des munitions et des vivres, tout en pesant sur ses décisions, n’avaient pas été les motifs déterminans de sa conduite : « Si nous n’avions pas eu du mauvais temps et si j’avais cru à l’urgence, nous aurions passé outre. Pour moi, il n’y avait pas urgence à ce moment-là ; nous attendions des nouvelles de l’intérieur, et je ne voulais pas entreprendre un mouvement qui pouvait amener une mauvaise opération. — Si j’avais eu des nouvelles de l’intérieur, si j’avais su ce qui se faisait entre la Meuse et nous, c’eût été tout différent, rien ne nous aurait arrêtés ; mais, ne sachant rien, je voulais toujours rester dans la même série d’opérations, non pas d’attente, mais de prudence[9]. »


III

La dissémination des troupes dans la soirée du 16 et la nécessité de les reconstituer très rapidement n’était pas non plus un obstacle réel h, la marche, malgré les difficultés évidentes que cette opération présentait sur quelques points. On put l’opérer pour le recul ; on l’aurait fait non moins pour la marche en avant.

Il est facile aussi de prouver que l’état des fortifications de Metz n’était pas tel qu’elles n’eussent pu résister quinze jours si les troupes s’en éloignaient.

Si Moltke ne nous avait pas habitués à une crédulité et à une irréflexion inimaginables quand il s’agit de nos affaires, nous serions surpris de la facilité avec laquelle il a inséré, dans le récit de son état-major, cette invraisemblable affirmation, oubliant qu’en 1869 déjà, la défense de la place était si formidable que Stiele, en ce moment chef d’état-major de la IIe armée, disait que « si on avait à l’assiéger, il faudrait la réduire par la famine[10]. » Coffinières a fait justice de cette allégation en termes indignés : « On m’a prêté une opinion vraiment incroyable de la part d’un officier du génie ; on m’a fait dire que la place de Metz ne pouvait pas tenir plus de quinze jours si elle était abandonnée à ses propres forces. C’est là une opinion qu’on m’a prêtée trop généreusement, une ineptie dont je me crois véritablement incapable, et je ne sais pas comment on aurait pu oser émettre une telle opinion dans une réunion de maréchaux et de généraux de toutes les armes, qui évidemment auraient protesté contre cette proposition. Je proteste de la manière la plus formelle et la plus énergique. J’avais inspecté la place de Metz trois ou quatre fois avant la guerre. Je connaissais par conséquent les forts et je savais comment ils étaient ; il n’est pas admissible que j’aie dit qu’un ensemble de telles fortifications ne peut tenir que quinze jours... C’est me prêter une absurdité, dont, je le répète, je ne crois pas être capable. En trois semaines ou un mois, à partir du 7 août, on a mis 600 pièces de batteries sur les fortifications. Le 15 août d’abord la place était déjà en parfait état, dans un état parfaitement soigné : il y avait déjà eu beaucoup de travaux dans les années précédentes et il n’y avait absolument rien à faire, excepté quelques précautions à prendre pour fermer les entrées particulières qu’on avait laissées ; mais les remparts proprement dits n’exigeaient aucun soin spécial. Quant aux forts, ils étaient parfaitement défendables, et l’état de redoute parfaitement établi ; ils n’avaient pas le caractère absolu d’une fortification permanente, parce qu’il n’y avait pas de revêtemens à l’escarpe et a la contrescarpe[11]. » Il dit encore : « Le 15 août, la besogne était très avancée. Si j’avais eu le bonheur (je ne sais si je puis employer cette expression) de rester seul pour exercer le commandement de la place, nous nous serions défendus très bien[12]. »

Bazaine a reconnu, comme il avait fait à l’égard des approvisionnemens, que l’état des fortifications de Metz n’avait pas influé sur ses résolutions. Le Duc d’Aumale lui dit : « Ainsi, la raison qui vous décidait à maintenir l’armée sous Metz n’était donc pas l’anxiété que témoignait le général Coffinières pour l’état de la place, ni les renseignemens que le général Soleille vous donnait sur l’état des services de l’artillerie ? Ce seraient plutôt des considérations qui se rattachent à la grande politique de la guerre, à l’importance stratégique de Metz et au rôle que pouvait jouer l’armée en restant sous le canon de la place. — Bazaine : — Oui, monsieur le président[13]. »

Les motifs de la conduite de Bazaine le 16 et le 17 août, de son propre aveu, seraient donc uniquement des considérations tirées de la grande politique de la guerre. Il aurait pu passer s’il y avait eu urgence et s’il avait été mieux instruit des événemens intérieurs. Or, s’il fut jamais un cas où l’urgence s’imposât, c’était assurément celui-ci. De la réunion rapide des deux armées à Châlons dépendait le salut de la France. Ayant devant lui un but aussi net, il en savait plus qu’il n’était nécessaire pour diriger une action résolue sans attendre des renseignemens sur ce qui se passait à l’intérieur. Sa reculade ne se justifie donc ni par la pénurie des approvisionnemens, ni par l’état de dissémination de l’armée, ni par l’insuffisance des fortifications de Metz, ni par des considérations de grande politique de la guerre. Elle s’expliquerait un peu mieux par la fatalité qu’imposaient les desseins des chefs allemands.


IV

Au matin du 16 août, la dissémination des armées allemandes était complète ; une portion de la Ire et de la IIe était encore sur la rive droite de la Moselle ; une autre, sur la rive gauche, s’avançait vers la Meuse, et une autre allait batailler sur le plateau de Vionville. L’avant-garde du IVe corps, portée en avant, avait essayé une attaque brusque contre Toul. Son artillerie de campagne n’était point parvenue à démolir la porte de la ville et à en forcer l’entrée ; l’infanterie avait été arrêtée par les bastions en maçonnerie et les larges fossés remplis d’eau. La IIIe armée (Prince royal) dont le quartier général était à Nancy, composée des vainqueurs de Wœrth et accrue du VIe corps, s’avançait vers la Meuse en quête de Failly et de Mac Mahon. Des dépêches parvenues dans la journée du 16 août et dans la nuit suivante, soit au quartier général de Frédéric-Charles, soit à celui du Roi, avaient enfin montré la réalité aux chefs de l’armée. Le soir du 16 août, ils voient clairon à peu près et se retournent vivement.

Le but principal de Moltke avait été, jusque-là, de nous devancer vers la Meuse, de nous empêcher d’atteindre Châlons et en même temps de nous séparer de Metz de manière à nous isoler de tous les côtés et à nous rejeter vers le Nord. Dès qu’il se fut rendu compte de notre présence sur la ligne Gravelotte — Mars-la-Tour, sans renoncer à son but, il modifia sa tactique : ce ne seront plus le IIIe et le XIIe corps seulement, ce seront les cinq corps entiers de la Ire et de la IIe armée qui seront chargés de battre l’armée de Bazaine, dont Alvensleben a constaté la présence sur le plateau de Rezonville ; ces sept corps se concentreront sur la route de Gravelotte à Mars-la-Tour. L’ordre de concentration, limité par Moltke, élargi par l’initiative clairvoyante du prince Frédéric-Charles, vole de tous les côtés. Il atteint rapidement le IXe corps, dont quelques fractions ont combattu la veille, et sont groupées à Gorze, où est établi le quartier général du Prince. Il atteint très vite la XVe division du VIIIe corps, arrivée la veille dans la soirée, aux environs de Lorry. Il n’est pas long non plus à parvenir au VIIe, établi à Silligny et Pommérieux. Il n’arrive que bien plus tard à la Garde, à Bernécourt, à 34 kilomètres du champ de bataille, au XIIe à Pont-à-Mousson, au IIe à Buchy (40 kilomètres), au IVe aux Séseraies (50 kilomètres).

Plusieurs chefs de ces corps, notamment celui de la Garde, avaient, au bruit du canon, prévu les ordres et s’étaient mis en mesure de les exécuter. Le prince de Wurtemberg, leur chef, montra la manière dont il faut pratiquer la règle, si peu débrouillée, de marcher au canon. Un officier du XIIe accourt, tout effaré, lui annoncer que le IIIe et le Xe ont été battus, ont subi de très grande pertes à Mars-la-Tour et ont besoin de secours. Va-t-il courir de ce côté ? Il s’en garde ; il ne se croit pas autorisé à enfreindre l’ordre de s’avancer sur Saint-Mihiel et à compromettre ainsi peut-être le plan général de son chef. Il arrête ses troupes et envoie un officier au quartier général, demander la permission de marcher au canon. Il la reçoit après trois heures du matin. Aussitôt il ordonne à ses troupes de tourner le dos à Saint-Mihiel, de déposer les sacs et d’aller au pas accéléré vers Mars-la-Tour. La même activité se déploie dans les autres corps.

Le prince Frédéric-Charles (3 h. 3/4 du matin, le 17 août), puis le Roi, avec Moltke et son état-major (6 heures) se rendent à Flavigny et ils délibèrent, en parcourant du regard le champ de bataille, sur l’emploi qu’ils vont faire des sept corps qui vont arriver. Avant tout ils essaient de découvrir la direction qu’a prise l’armée française. A-t-elle continué sur Verdun par Mars-la-Tour ou par Briey, ou s’est-elle repliée sur Metz ?

Le. Roi et Moltke, impatiens de sortir de leur incertitude par la poursuite et le contact, voulaient, au fur et à mesure que les renforts arriveraient, les lancer sur nous. Mais Gœben, le commandant du VIIIe corps, représenta que ce serait de la folie : « Les troupes qui ont combattu hier, leur dit-il, sont si épuisées qu’elles ne comptent pour ainsi dire plus[14]. » « Hommes et chevaux sont exténués, disait Goltz, la plupart n’ont pris aucune nourriture depuis la veille ; certaines unités ne comptent plus qu’un très petit nombre d’officiers, les munitions font encore défaut, on constate d’ailleurs le relâchement qui succède toujours à une période de grande surexcitation[15]. » Et le prince de Hohenlohe : « La cavalerie est trop fatiguée pour faire des reconnaissances[16]. »

Moltke et le Roi furent frappés par cette considération et se rendirent. « Si à la vérité, dit Moltke, les têtes de colonnes avaient pénétré à la lisière septentrionale du bois des Ognons, si le VIIIe corps était posté à Gorze prêt à marcher, et les IXe, IIIe et Xe en marche, on ne pouvait compter que pour le lendemain sur sept corps d’armée et trois divisions de cavalerie et, pour la journée du 17, il fallait renoncer à une attaque quelconque. »

Des dispositions furent arrêtées pour le 18 en vue de deux hypothèses entre lesquelles on ne savait se prononcer : l’aile gauche serait portée en avant dans la direction du Nord, vers la route la plus rapprochée, par où nous pouvions encore nous retirer, celle qui passe par Doncourt. Rencontrerait-elle là notre armée en train de battre en retraite, elle l’attaquerait immédiatement et l’aile droite suivrait, arrivant au secours de l’aile gauche. Au contraire, constaterait-on que nous étions restés sous Metz, l’aile gauche ferait un quart de conversion dans la direction de l’Est et tournerait notre position depuis le Nord, et l’aile droite engagerait un combat traînant jusqu’à ce que l’action de l’aile gauche se fit sentir[17]. Ces directions expédiées, le Roi retourna à son quartier général de Pont-à-Mousson.


V

Dans ces dispositions de l’armée allemande, Bazaine pouvait-il reprendre le 17 août son mouvement sur Verdun ? Changarnier le pensait : « Nous avions l’avance sur l’ennemi, qui, même en s’imposant de grandes fatigues, n’aurait pu nous faire que des affaires d’arrière-garde sans importance et en nous laissant la faculté de nous retourner vigoureusement contre lui[18]. » C’était aussi l’avis du général Ladmirault : « Je n’aurais pas hésité à le faire ; je ne dis pas que j’aurais réussi, mais j’aurais tenté. » Plusieurs historiens militaires ont accrédité cette opinion. Selon eux, Bazaine eût pu, en mettant son armée en mouvement dès trois ou quatre heures du matin, écarter de sa route les débris d’Alvensleben, enlever Mars-la-Tour et s’avancer sans encombre sur Verdun. D’autres, tel Soleille, n’ont point partagé cette opinion : « L’ennemi pouvait suivre pas à pas notre marche, la ralentir par des engagemens incessans et finir par la rendre désastreuse[19]. » L’opinion de Soleille paraît plus justifiée que celle de Changarnier. Notre nature offensive nous rendait plus aptes aux combats de manœuvre qu’à ceux de pied ferme. Toutefois, dans l’occurrence, il était téméraire de s’y exposer.

L’ordre de Bazaine du 16 au soir avait prescrit aux troupes d’être sur pied à quatre heures du matin : c’était vraiment leur demander beaucoup. « Si on considère, dit le général Lebon, tout ce qu’il y a à faire après une bataille comme celle du 16 août, pour remettre de l’ordre dans les corps qui ont été engagés sérieusement, on verra qu’au moins pour la Garde, le 2e et le 3e corps, qui étaient dans ce cas, cette heure (4 heures) était beaucoup trop matinale. La lutte s’était poursuivie jusqu’à la nuit ; c’est entre dix et onze heures du soir que se fit le ravitaillement des batteries. Pendant toute la soirée, il fallut s’occuper de faire boire et manger les chevaux, alimenter les hommes, évacuer les blessés. On ne put se reposer que vers minuit[20]. Cependant ces braves gens ne murmurèrent pas et, dès quatre heures du matin, sauf chez Ladmirault, tout le monde était prêt à rompre. Donc, si à quatre heures on s’était mis en route, il n’est pas douteux que nous eussions facilement eu raison de la résistance des Allemands. Leurs troupes n’étaient plus capables d’une action semblable à celle qui avait rempli la journée de la veille, et leurs renforts ne pouvaient atteindre le champ de bataille que vers le milieu ou la fin de la journée, très fatigués, obligés de se reposer, incapables de se mettre immédiatement à la poursuite. Les troupes reposées de Frossard, de Canrobert et de Bourbaki, accrues des deux divisions Metman et Lorencez qui avaient rejoint, en eussent eu promptement raison, et, si nous ne nous étions pas laissé détourner de notre but en les poursuivant vers la Moselle, nous aurions pu, avant la fin de la journée, reprendre notre marche sur Verdun.

Mais que serait-il arrivé, le lendemain 18, quand le Roi aurait eu sous la main ses sept corps d’armée et ses trois divisions de cavalerie ? Demandons-le au général Bonnal : « Le maréchal Bazaine avait trop de finesse naturelle pour s’illusionner sur le sort qui attendait l’armée de Lorraine si, franchissant la Moselle le 14, elle s’avançait le 13 dans la direction de Verdun pour gagner Châlons. Sachant le 13 que des masses allemandes considérables étaient parvenues à courte distance du front Pont-à-Mousson-Nancy, le maréchal devait conclure à leur marche rapide dans la direction de la Meuse pour gagner de vitesse l’armée de Lorraine et la contraindre à combattre en rase campagne. Si l’armée de Lorraine, lente à se mouvoir, se fût portée le 15 des abords Ouest de Metz sur Verdun, elle eût atteint cette ville sans encombre le 17, mais eût subi le 20 et le 21 entre Dombasle et Clermont un désastre pareil à celui qu’a essuyé l’armée à Sedan. » Après Rezonville, la prédiction de Bonnal se fût encore plus certainement accomplie.

Un autre général, Fay, nous le démontrera : « Je crois que nous ne pouvions pas continuer notre mouvement. Nous aurions réussi à passer le 16 août au soir, même le 17 au matin, car les premiers corps d’armée ennemis, arrivés ce jour-là sur le plateau (XIIe et Garde), n’étaient à Mars-la-Tour qu’à trois heures de l’après-midi ; mais, après avoir forcément sacrifié tous nos bagages, nous aurions éprouvé un grave échec les jours suivans ; nous aurions été très probablement rejetés vers le Nord, séparés du camp de Châlons, non encore reconstitué, et le but des marches du Prince royal ; enfin Metz aurait été enlevé plus tôt. »

Jarras constate que, parmi les hommes compétens, il en a rencontré fort peu qui exprimassent une opinion formelle en faveur de la continuation de la marche directe sur Verdun. « Je n’en ai cependant, dit-il, entendu aucun opiner en faveur du retour vers Metz. Le sentiment de beaucoup le plus répandu était qu’il convenait d’éviter une seconde grande bataille, si c’était possible, et que, par suite, il y avait lieu de conduire l’armée vers le Nord, en prenant une nouvelle direction par Briey et Longuyon, afin de gagner de l’avance sur l’armée allemande. »

Bazaine ne crut pas plus raisonnable de tenter l’aventure par Briey. « Il ne fallait pas songer à changer immédiatement d’itinéraire en prenant Briey pour objectif, puisque, par ce changement de colonne à droite, on aurait eu l’ennemi sur ses derrières et sur le flanc gauche. » Il eût pensé ainsi bien davantage s’il avait su le contentement que cette marche aurait apporté à Moltke, dont elle aurait comblé les vœux. « Rejeter vers le Nord les forces principales qui abandonnent Metz est chose décisive pour le résultat de la campagne. Plus le IIIe corps a d’adversaires devant lui, plus grand sera le succès demain quand on pourra disposer des Xe, IIIe, IXe, VIIIe, VIIe corps, peut-être aussi du XIIe[21]. » Cette marche, en effet, eût été bien périlleuse. Nous eussions d’abord eu plus fibre carrière que par Mars-la-Tour, car l’état-major allemand n’apprit que le 18 août notre changement de direction, et il était le 17 dans l’impossibilité de nous poursuivre. Mais le lendemain, les sept corps de la Ire et de la IIe armée eussent été jetés à nos trousses ; eussions-nous accompli, dans une fuite éperdue, des prodiges de vélocité et fait des étapes de plus de 40 kilomètres, les troupes prussiennes agissant, les unes sur nos derrières, les autres sur notre flanc, auraient talonné, débordé notre retraite, nous auraient obligés de cesser d’être des fuyards, pour redevenir des combattans et accepter encore une bataille, dont nous ne voulions pas. Les deux cent vingt-trois mille hommes de la IIIe armée auraient rejoint, et la catastrophe que prévoit, sur la route de Verdun, le général Bonnal, n’eût pas été moindre sur celle de Briey.


VI

Ayons le courage de voir la vérité et de la dire. Le 17 août, il n’était plus possible d’amener l’armée du Rhin à Châlons par Verdun et Briey. Il n’y avait qu’à y renoncer résolument, et à se décider, en prenant Metz comme base de manœuvre, à opérer sur les derrières de l’ennemi. La concentration de nos deux armées à Châlons, que la débâcle de Wœrth avait rendue impossible à Metz, était le moyen de relever nos affaires et de nous permettre de recommencer une nouvelle campagne. L’Empereur l’avait vu depuis le 8 août : à ce moment, elle se fût opérée comme une promenade. Mais il ne sut pas faire prévaloir sa volonté et n’y revint que tardivement, lorsque les Allemands étaient sur nos talons et que nous ne pouvions plus échapper à leur étreinte. Un général, Derrécagaix, sera encore ici notre autorité : « Notre retraite n’a commencé que le 14 août, tandis qu’elle aurait dû être abandonnée ou entreprise plus tôt ; au point de vue le plus impartial, c’est dans ce retard que réside, stratégiquement parlant, la faute capitale de l’armée française, celle qui a assuré à l’ennemi le succès complet de ses opérations des 14, 16 et 18. »

Bazaine doit donc être approuvé » d’avoir, le 17 août, renoncé à prendre, soit la route de Mars-la-Tour, soit la route de Briey. Il a été moins heureusement inspiré en ramenant notre armée sur la position défensive d’Amanvillers et en commençant sa manœuvre autour de Metz par une retraite qui ressemblait à une fuite et qui démoralisait nos soldats. Il y avait mieux à faire.

C’était de tourner le dos à Châlons, et de passer de la rive gauche sur la rive droite. Les sept corps prussiens se massaient sur le plateau de Gravelotte, nous y cherchaient sans savoir où nous étions. Sur la rive droite ne s’étaient attardées que les arrière-gardes des VIIe et VIIIe corps ; à petite distance, le IIe corps, à Buchy ; plus éloigné de lui, à la gauche, le Ier corps à Courcelles-sur-Nied. Nous aurions passé sur la rive droite de la Moselle le 17 au matin par les ponts fixes et par ceux qu’on y aurait adjoints pendant la nuit du 16. Ce mouvement eût été dérobé à l’ennemi et couvert par un déploiement d’arrière-garde. Sur la rive droite, nous aurions manœuvré selon les circonstances, soit contre le Ier, soit contre le IIe corps, soit contre les deux réunis ; nous aurions bousculé, mis en déroute les arrière-gardes de la IIe armée, gagné rapidement le Sud et nous nous serions dirigés par un long détour vers Châlons.

Moltke, sans croire une telle détermination probable, ne la jugeait pas impossible, et avait envoyé à Manteuffel des instructions en vue d’y parer. Le 17 août même, le général Gœben, dans une lettre à sa femme, s’étonnait que nous n’eussions pas adopté cette résolution : « La plus grande partie de l’armée française est rejetée sur Metz... Que fera-t-elle ? On ne sait encore. Si je la commandais, je me jetterais demain sur Manteuffel au Sud-Est de Metz pour m’y faire jour. Mais les Français n’ont pas l’esprit entreprenant... » Et le lendemain : « Si j’étais à la place de Bazaine, j’essaierais certainement de percer par la rive droite, ce qui ne serait pas trop difficile ; je tomberais ainsi sur les derrières des Allemands et pourrais leur faire un mal énorme. Et si je n’arrivais pas à opérer ma jonction avec l’armée qui se forme à Châlons, j’aurais encore le choix, soit d’aller en Alsace, soit d’aller vers le Sud pour rejoindre les forces qui s’y trouvent[22]. »

Gœben, général d’une capacité stratégique supérieure, qui se rendait compte de la situation des armées prussiennes et de la nôtre, était en mesure de concevoir ce plan audacieux. Bazaine le pouvait-il le 16 au soir, dans l’ignorance où il se trouvait sur la véritable situation des forces ennemies, leurs emplacemens, leur nombre, sur ce qu’il avait devant lui ou sur ses flancs ? Cette stratégie à la Napoléon a été depuis découverte, étudiée, préconisée par nos critiques militaires[23]. Précisément parce que c’était une stratégie à la Napoléon, si elle était pleine de promesses heureuses, elle était pleine aussi d’imprévu et difficile à exécuter, et le 17 août, dans l’armée du Rhin, personne, absolument personne n’en eut le soupçon.

Au contraire, un plan facile s’offrait qui répondait au désir ardent de tous les chefs de l’armée et de l’armée elle-même, de recommencer le lendemain une action quelconque. Ce plan était celui que Bazaine naguère avait indiqué à Wolf dans la nuit du 15 au 16 août : ne pas abandonner les positions qu’on occupait le 16 et, les troupes alors suffisamment reposées, passer, dès les premières heures du jour, à une offensive résolue, opérer une conversion à gauche, attaquer l’ennemi, le refouler dans les ravins de Gorze, puis de là sur la Moselle. Les troupes d’Alvensleben, du IIIe corps, du Xe, même du VIIe et du VIIIe, malgré leur vaillance, étaient hors d’état de résister au choc impétueux des deux corps de Ladmirault et de Le Bœuf, qui étaient restés les bras croisés toute la journée du 16, et des autres corps qui avaient repris haleine. Elles auraient été refoulées, à travers les vallées et les ravins, sur la Moselle et les troupes en marche vers elles auraient partagé leur sort. Elles arrivaient péniblement, séparées les unes des autres par des routes sinueuses, sous un soleil brûlant, laissant derrière elles leurs munitions, leurs approvisionnemens, exténuées, à la discrétion de nos chassepots, et ne pouvant pas déployer, dans de pareils terrains, leur artillerie ; quelques-uns des habitans du pays m’ont décrit leur accablement.

L’art de la guerre n’existerait pas si on ne trouvait pas dans ses secrets le moyen de profiter à coup sûr d’une occasion aussi propice. Même si elle n’avait pas réussi, une défaite n’eût pas eu de conséquences irréparables, puisqu’on avait derrière soi le camp retranché de Metz. Le succès, au reste, était aussi certain que le peut être un fait qui ne s’est pas produit, et les Allemands n’en doutaient pas. « Si les Français, écrivait Gœben, dirigeaient une attaque sur notre aile gauche, où nous n’avons plus que des essaims épars d’infanterie, sans munitions, tout serait culbuté[24]. »

« Durant toute la journée, a écrit Hohenlohe, l’infanterie allemande avait lutté contre un ennemi quatre fois, trois fois plus fort ; dans ces attaques héroïques et sanglantes, elle avait perdu presque tous ses chefs ; elle était en quelque sorte émiettée, réduite en poussière ; malgré les renforts arrivés le soir, elle n’était pas de moitié aussi forte que l’ennemi ; celui-ci disposait d’un nombre de troupes intactes n’ayant pas tiré un coup de fusil, plus considérable que n’était l’ensemble des corps d’armée prussiens désagrégés et épuisés par la lutte. Si le 17, à la pointe du jour, Bazaine avait fait exécuter, par toutes ses réserves intactes, une attaque en masse, elles auraient remporté, sans nul doute, un succès sur l’armée prussienne inférieure en nombre et épuisée par la lutte de la veille[25]. »

Après la guerre, dans les conversations échangées entre officiers français et officiers allemands, la première interrogation des Allemands était presque toujours celle-ci : « Pourquoi n’avez-vous pas recommencé le 17 août ? »


La retraite sur les lignes d’Amanvillers, protégée par la division Metman, s’opéra à peu près bien. A mesure que les troupes défilaient, on leur distribuait leur part de deux millions de rations de biscuit et de 650 000 rations de sel. Lorsque le dernier corps d’armée fut approvisionné, les intendans, craignant que ce qui restait ne tombât aux mains de l’ennemi, le firent jeter dans un ravin et y mirent le feu. Le même sort eût été réservé à un million de rations de biscuits et autres approvisionnemens venus de Metz à la première heure, si l’intendant Préval, informé à temps de notre reculade, n’eût, par une conversion à droite, dirigé son convoi de cinq cents voitures sur Plappeville.

Ladmirault avait exténué ses troupes pendant la nuit ; il les avait tirées de leur sommeil et leur avait fait parcourir à travers champs les quatre ou cinq kilomètres qui séparaient leurs bivouacs de Doncourt. Elles auraient été hors d’état de rompre à quatre heures. Du reste, l’ordre de Bazaine ne leur parvint que dans la matinée vers neuf heures[26]. Le départ général fut alors fixé à midi. Inquiété par la nouvelle que l’ennemi allait le harceler, on crut le dépister en avançant d’une heure son départ. Canrobert devait gagner Vernéville et s’établir derrière le 4e corps d’armée en échelons de soutien ou de replis. Alléguant que, de là, il n’aurait pas, à cause des bois, tout son corps d’armée sous les yeux, il obtint de Bazaine l’autorisation de se poster sur les hauteurs d’Amanvillers à Saint-Privat. « Le maréchal Canrobert, a dit Bazaine, avait dix années de grade de plus que moi ; j’avais toujours servi sous ses ordres ; il me semblait convenable d’accéder à ce qu’il demandait[27]. »

Canrobert reçut le contre-coup des lenteurs de Ladmirault : son corps d’armée se heurta à la division Lorencez et dut s’arrêter jusqu’à ce qu’elle se fût écoulée. Il n’arriva sur sa position qu’entre dix heures et minuit. Les autres corps d’armée avaient rejoint la leur entre midi et trois heures ; ils eurent ainsi un repos que n’eut pas la division Canrobert, et ce fut d’autant plus grave que ce corps d’armée devait supporter un choc plus rude dans une situation moins bonne.


Le prince Frédéric-Charles suivait anxieusement ce va-et-vient de nos troupes. Enfin il acquiert la certitude, sans savoir encore où elles se dirigeaient, qu’elles abandonnaient le champ de bataille. Alors un éclair de joie illumina son mâle visage, et, se retournant vers ses officiers : « A présent, nous pouvons véritablement nous dire vainqueurs. » Les sept corps qu’il avait requis bivouaquèrent paisiblement dans la soirée sur le plateau que nous leur avions abandonné de Gravelotte à Mars-la-Tour.


VII

« Entre les grandes routes de Vionville-Gravelotte-Metz, et Sainte-Marie, Saint-Privat-Saulny-Metz s’étendent, à peu près dans la direction du Nord-Sud, trois lignes de hauteurs ; celles qui sont situées à l’Ouest courent presque parallèlement, tandis que la troisième, celle qui est le plus à l’Est, s’écarte un peu du parallélisme vers le Sud-Est. Ces hauteurs sont celles allant : 1re de Gravelotte à Sainte-Marie-aux-Chênes par la Malmaison et Vernéville ; 2e du Point-du-Jour à Saint-Privat par Moscou et Amanvillers ; 3e de Plappeville aux carrières d’Amanvillers et au delà. Entre ces trois crêtes se trouvent deux ravins profondément encaissés : le ravin de Châtel entre les deuxième et


Plan de la bataille de Saint-Privat.


troisième crêtes et celui de la Mance entre les première et deuxième ; tous deux ont le même caractère, un fond assez large (250 à 400 mètres) avec des flancs escarpés, qui, à ce moment, étaient couverts de taillis épais. Les ruisseaux de ces deux vallées et ces vallées elles-mêmes étaient complètement desséchés et, par suite, partout franchissables. De ces trois lignes de hauteurs, celle qui se trouve le plus à l’Est est, dans son ensemble, la plus élevée ; celle qui est le plus à l’Ouest, la plus basse ; la troisième tient à peu près le milieu entre les deux autres. La distance qui sépare les trois crêtes est à peu près la même, environ 3 000 mètres ; à certains endroits, elle va jusqu’à 3 500. L’espace qui s’étend entre les deux crêtes occidentales était couvert, d’une manière générale, au Sud de Vernéville, par de grands bois de forme irrégulière ; le terrain qui s’étendait au Nord de Vernéville pouvait, par comparaison, passer pour découvert et n’offrait pas d’obstacle à la vue.

L’armée française, comptant 125 à 130 000 combattans, vint s’établir sur une longueur de treize kilomètres à peu près, entre les deux ravins de la Mance et de Châtel-Saint-Germain, sur un plateau étroit et allongé dépendant des lignes de hauteur qui séparent l’Orne de la Meuse. A gauche, le second corps d’armée, celui de Frossard, occupait les crêtes du plateau de Rozérieulles au-dessus de la route descendant de Gravelotte-sur-Metz, en avant du vallon de Châtel-Saint-Germain, de la ferme dite du Point-du-Jour à Rozérieulles. La brigade Lapasset surveillait par un fort détachement à Sainte-Ruffine les abords de ce village et ceux de Jussy pour assurer nos communications avec Metz. Au centre, le 3e corps d’armée de Le Bœuf sur le prolongement du plateau vers le Nord, son front appuyé aux fermes de Moscou, Leipzig[28], « noms funestes pour la France, » dit Verdy du Vernois, La Folie, occupant très fortement par de l’infanterie et de l’artillerie le bois des Genivaux qui est en avant, et le poste formé par la ferme Saint-Hubert. Le 4e corps d’armée (Ladmirault) continuait la ligne par la ferme de Montigny-la-Grange et le village d’Amanvillers, situé au pied d’une petite chaîne de hauteurs rocheuses où l’on exploite des carrières. A la droite, le 6e corps d’armée de Canrobert, de Saint-Privat-la-Montagne à Roncourt, avec la division Tixier placée en retour d’angle à l’extrême droite, face au Nord, surveillait les défilés des Bois.

Les réserves, la Garde, la réserve d’artillerie, la réserve générale d’artillerie, représentant 96 bouches à feu à gauche sur les hauteurs de Saint-Quentin ou sur le col de Lessy ; la réserve de la cavalerie également à gauche, dans la petite vallée du moulin de Longeau. Au quartier général, h. Plappeville, avaient été amenées de Metz les réserves d’approvisionnemens en munitions et vivres.

Il y a environ huit kilomètres de Plappeville au Point-du-Jour, où Bazaine pouvait se mettre en communication avec Frossard et Le Bœuf ; dix kilomètres de Plappeville à Montigny-la-Grange, où il pouvait se mettre en communication avec Le Bœuf et Ladmirault ; douze kilomètres de Plappeville à Saint-Privat où il pouvait se mettre en communication avec Canrobert. Ces distances, en tenant compte des arrêts sur la route pour prendre des renseignemens, ainsi que des encombremens inévitables sur les routes situées en arrière d’un champ de bataille, pouvaient être franchies de Plappeville au Point-du-Jour en cinquante minutes, à Montigny-la-Grange en une heure et à Saint-Privat en une heure un quart.

Cette position était excellente et, par sa solidité, contre-balançait l’inégalité des forces. L’aile gauche, garantie dans la plus grande partie de son étendue par la configuration même du terrain, était protégée par les forts Saint-Quentin et Plappeville, placés en arrière et fortement appuyés à la vallée de la Moselle. Devant elle, était le ravin de la Mance, obstacle sérieux au débouché des forces allemandes, des deux côtés duquel il y avait assez de place pour déployer des brigades. La route de Gravelotte-Metz, par laquelle les trois armées devaient franchir ce ravin, formait une espèce de défilé qui pouvait être battu de nos positions de Saint-Hubert à Gravelotte. Des carrières permettaient d’abriter nos lignes de tirailleurs. Les bois épais, dans lesquels l’infanterie ennemie ne pouvait pénétrer que déployée en tirailleurs, étaient criblés à bonne distance par nos mitrailleuses.

Entre Amanvillers et Roncourt, le terrain, presque partout en pente douce, favorisait les mouvemens offensifs ainsi que le jeu de l’artillerie et de l’infanterie. Le seul inconvénient de cette partie du champ de bataille était la difficulté de la retraite. La gauche disposait de l’ancienne voie romaine ; mais les autres corps n’avaient qu’une issue insuffisante par le ravin de Châtel-Saint-Germain.

A droite, l’inconvénient était bien plus sérieux. Sur le front, la position restait exceptionnellement forte, car le village de Saint-Privat, bien groupé, entouré de murs élevés, valait un poste fortifié ; mais sur le flanc, malgré un certain relief de terrain, elle n’avait aucun appui naturel jusqu’aux massifs impénétrables de la forêt de Jaumont ; elle était en l’air et exposée à être enlevée ou à être prise à revers par un mouvement tournant. Faiblesse d’autant plus grave que Saint-Privat était la clef de la position, le dernier débouché par où l’armée pût s’échapper vers la Meuse et Verdun, puisque sur son prolongement se trouvait la seule route qui reliât encore l’armée au reste de la France.


VIII

Canrobert avait eu un coup d’œil juste en demandant à Bazaine de ne pas s’arrêter à Vernéville et de venir s’établir à Saint-Privat. A Vernéville, il eût apporté au 4e corps d’armée un appui dont celui-ci n’avait pas besoin, comme l’a prouvé sa résistance, et Saint-Privat, laissé sans défense, fût tombé aux mains des Allemands d’où ils auraient fait plus de mal au 4e corps que Canrobert ne lui eût fait de bien en demeurant à Vernéville. La position d’Amanvillers était intenable, si elle était prise en flanc par une armée allemande établie à Saint-Privat et maîtresse des hauteurs entre Saint-Privat et Amanvillers. Tant que nous restions les maîtres de Saint-Privat, les Allemands ne pouvaient songer à une attaque heureuse sur notre centre, à Amanvillers. Dès que les Allemands s’en emparaient, Amanvillers tombait et nous étions en déroute. Se maintenir atout prix à Saint-Privat devait donc être le but principal de la défensive française, comme s’en emparer coûte que coûte devait être l’objectif de l’attaque allemande. Rendre inexpugnable Saint-Privat qui était point faible, devait donc être la préoccupation du chef de l’armée française.

Bazaine ne laissa pas Canrobert à l’abandon : il renforça son artillerie par deux batteries de 12, deux compagnies de génie de la réserve et pourvut ses caissons. Il lui envoya de plus la division Clérembault du 3e corps d’armée et la brigade de cavalerie Bruchard. Le 6e corps aurait dû, plus encore que les autres, accroître sa résistance par des travaux rapides de fortification passagère. « Ces ouvrages, d’après Napoléon, doivent être construits en cinq, quinze, trente minutes ; on doit pouvoir y travailler devant l’ennemi, pendant le feu, au milieu des boulets. » Les Allemands le firent dans cette journée même : ils mirent en état de défense les localités occupées par eux, telles que les bâtimens de Vernéville, Sainte-Marie, la ferme Saint-Hubert.

Aux 2e, 3e corps d’armée, commandés par des officiers d’artillerie et du génie, on n’y avait pas manqué : dès le matin, on s’était mis à remuer de la terre, à creuser des retranchemens, à établir des redoutes et à augmenter, par cette fortification de campagne, les forces de résistance de la position ; les fermes de Moscou et du Point-du-Jour avaient été organisées défensivement comme des ouvrages avancés ; les chemins allant de la grande route au bois des Génivaux avaient été utilisés ; partout des abatis, de grosses pierres superposées en guise de murailles, des tranchées-abris, des épaulemens pour les batteries. Au 4e corps d’armée commandé par un officier d’infanterie, on avait fait un peu, mais pas assez. On avait fait encore moins au 6e corps : on avait gratté superficiellement le sol, élevé quelques tranchées-abris. Aucune défense sérieuse du côté de Raucourt ; on n’avait pas même barricadé les entrées du village de Sainte-Marie. Canrobert n’avait pas son parc de génie ; mais qui l’empêchait de réclamer d’urgence des pelles et des pioches au grand parc de l’armée et au génie de la réserve, de même qu’il réclamait des munitions ? Il pouvait aussi prendre les outils des paysans et les mettre eux-mêmes à réquisition comme travailleurs<ref> Moltke prétend que cela caractérise la manière dont l’armée française avait été pourvue de ses services : preuve nouvelle de l’ignorance de Moltke quand il parle de nous ; cette pénurie tient seulement à la retenue qui avait été faite à Châlons du parc du 6e corps à la suite de la dernière des pérégrinations qu’on lui avait fait opérer et pas du tout à l’organisation générale de l’armée française. </<ref>.

Toutefois, une fortification passagère n’eût pas suffi à rendre solide la position du 6e corps d’armée. On remédie quelquefois au défaut d’appui pour les flancs par des crochets en arrière : ce système est dangereux, en ce qu’un crochet inhérent à la ligne gêne les mouvemens et que l’ennemi, en plaçant du canon sur l’angle des deux lignes, y causerait de grands ravages. « Une double réserve, disposée en ordre profond, derrière l’aile qu’on veut mettre à l’abri d’insulte, semble mieux remplir le but qu’un crochet. »

« C’est à droite, dit Moltke, qu’incontestablement on aurait dû porter la Garde impériale. » La configuration du terrain ne permettant pas de la disposer en ligne profonde derrière Saint-Privat, on aurait pu l’établir en première ligne à la lisière du bois de Jaumont et une seconde ligne trouverait un point d’appui dans l’occupation du Vémont, qui offrait des vues avantageuses à l’artillerie et était difficilement abordable. Sa droite, ainsi appuyée, fût devenue aussi solide que son front. Bazaine au contraire établit ses réserves sur sa gauche, c’est-à-dire fortifie la partie de sa position naturellement la plus forte, el que l’ennemi n’eût pu aborder, même si le 2e corps d’armée eût été culbuté, sans être exterminé par les feux croisés des remparts et du fort Saint-Quentin. C’était méconnaître les évidences stratégiques les plus élémentaires. Lorsqu’on veut se servir avec rapidité de ses réserves au cours d’une action, on ne les place pas à l’extrémité d’une longue ligne adossée à des pentes abruptes couvertes de bois de manière à les obliger à une marche de flanc scabreuse en un terrain difficile.

Poussant au delà de toute mesure la préoccupation exclusive de l’idée fixe, Bazaine avait établi son quartier général à Plappeville, d’où il ne perdait rien de ce qui se passait à sa gauche, mais où ce qui se passerait à Saint-Privat lui échapperait absolument. Il y arriva vers midi. Il s’installa dans la maison du maire de Metz, Bouteiller, avec ses dépêches et ses cartes. Il y reçut la note suivante du général Soleille : « Je viens de visiter l’arsenal de Metz. Les ressources sont en quelque sorte nulles pour le réapprovisionnement de l’armée et il n’a pu fournir que 800 000 cartouches d’infanterie. Il demande avec instance que des approvisionnemens soient envoyés par la voie de Thionville dans la journée de demain. Le maréchal Bazaine doit faire surveiller cette voie par de la cavalerie pendant la journée. Prévenir de l’arrivée à Thionville. »

A cette note était joint un commentaire encore plus pessimiste : « Les consommations de la journée du 16 août ont été énormes ! L’armée est dans une pénurie de munitions inquiétante. Demain matin, seront distribuées 836 766 cartouches, la place en conservant pour elle un million. On ne peut compter sur la fabrication locale des cartouches, les élémens de fabrication manquant ont été demandés au ministre. On lui a demandé également d’envoyer demain sur Thionville un grand approvisionnement de cartouches et de munitions d’artillerie. Il y a actuellement pour être distribués 794 coups de douze, 3 840 de quatre, et 4 350 de mitrailleuses. L’arsenal, après cet envoi, n’a plus aucune ressource pour l’armée. On ne peut compter, pour ce réapprovisionnement, que sur les ressources venant de Paris, demandées au ministère, et qui ne peuvent arriver que par Thionville. »

Cette note confirmait les sinistres avertissemens de la veille et elle inspira à Bazaine de nouvelles alarmes qu’on retrouve dans les deux dépêches qu’il envoya de son côté au ministre et à l’Empereur : « 17 août — 4 h. 30. Hier soir j’ai eu l’honneur d’écrire à Votre Majesté pour l’informer de la bataille soutenue de neuf heures du matin à neuf heures du soir contre l’armée prussienne qui nous attaquait dans nos positions de Doncourt à Vionville. L’ennemi a été repoussé et nous avons passé la nuit sur les positions conquises. La grande consommation qui a été faite de munitions d’artillerie et d’infanterie et la seule journée de vivres qui restait aux hommes m’ont obligé à me rapprocher de Metz pour réapprovisionner le plus vite possible nos parcs et nos convois. — J’ai établi l’armée sur les positions comprises entre Saint-Privat et Rozérieulles. Je pense pouvoir me mettre en marche après-demain en prenant une direction plus au Nord, de façon à pouvoir déboucher sur la gauche de la position d’Haudimont, dans le cas où l’ennemi l’occuperait en force pour nous barrer la route de Verdun, et pour éviter les combats inutiles qui retarderaient notre marche. Le chemin de fer des Ardennes est toujours libre jusqu’à Metz, ce qui indique que l’ennemi a pour objectif Châlons et Paris. On parle toujours de la jonction des armées des deux princes. Nous avions hier devant nous le prince Frédéric-Charles et le général Steinmetz. »

L’Empereur, ne trouvant pas ces dépêches suffisamment explicites, répond : « Camp de Châlons — 17 août, 6 h. 5. — Dites-moi la vérité sur votre situation, afin de régler ma conduite ici. Répondez-moi en chiffres. »

La réponse de Bazaine n’est pas une dépêche. Il envoie à Châlons le colonel Magnan. Il lui remet un rapport, qui est un ramassis de fausses nouvelles et de renseignemens inexacts : L’armée, y est-il dit, est peu riche en vivres, et le général Soleille rend compte qu’elle est peu approvisionnée en munitions et qu’il ne peut donner que 800 000 cartouches, ce qui est l’affaire d’une journée ; il y a également un petit nombre de coups pour pièces de 4, mais l’établissement pyrotechnique n’a pas les moyens nécessaires pour confectionner des cartouches. » II indique la direction qu’il compte suivre : « Nous allons faire nos approvisionnemens afin de reprendre notre marche dans deux jours, si cela est possible. Je prendrai la route de Briey. Nous ne perdrons pas de temps, à moins que de nouveaux combats ne déjouent nos combinaisons. » Magnan devait confirmer oralement ces renseignemens sans cependant « jeter le cri d’alarme. « Il devait en outre demander le remplacement de Frossard et de Jarras. Bazaine charge aussi l’intendant général de Préval de réunir des approvisionnemens à Montmédy et à Longuyon. Cette précaution indique que, dans cette journée, il avait encore l’intention de prendre la route de Briey.


IX

La nouvelle, arrivée à Paris par Soleille et par les télégrammes de Bazaine, que l’armée de Metz n’avait plus que 800 000 cartouches, consterna Chevreau, le ministre de l’Intérieur. Il dépêcha son frère aux informations au ministère de la Guerre. On lui répondit tranquillement que c’était une erreur matérielle que le maréchal reconnaîtrait vite, car la réserve à Metz était encore de 50 000 gargousses à obus et de plus de dix millions de cartouches. On ajoutait que la poudrerie de Metz possédait des matières pour travailler trente jours à 40 000 cartouches par jour et en outre on lui promit d’expédier de Châlons, par le chemin de fer des Ardennes, trois convois de munitions.

En effet, Bazaine ne tarda pas à être dégagé du cauchemar où l’avaient jeté les hallucinations d’un cerveau qu’on ne savait pas à ce point troublé.

Pendant toute la journée du 17 août, arrivèrent des rapports des commandans d’artillerie à Soleille, des chefs de corps d’armée à Bazaine, dont il résultait que l’armée avait, dans les gibernes des soldats, dans les caissons des divisions, dans les réserves et dans les parcs de corps d’armée, de quoi suffire, en cartouches et en obus, à la consommation de plusieurs grandes batailles. De plus, les intendans continuaient à opérer des distributions de vivres aussi régulièrement que le permettait la mobilité de troupes en train de combattre ou de se déplacer. Bazaine eut donc la liberté de préparer le plan de bataille du lendemain.

Le plan que Bazaine adopta est très net, et il informa ses chefs de corps d’armée, sans équivoque, sans vague, sans dissimulation, des directives qu’ils recevraient le lendemain. Il veut se limiter à la défense des lignes d’Amanvillers, et il exclut toute prévision, sa défensive fût-elle triomphante, d’un retour offensif sur les masses allemandes concentrées et marchant en échelons de corps. Au contraire, il prévoit le cas d’une défaite qui l’obligerait à reculer sur Metz. Il ordonne au colonel Lewal de reconnaître une nouvelle ligne de défense en arrière. Cette prévision n’impliquait pas qu’il eût à ce moment l’intention de s’enfermer avec son armée dans le camp retranché de Metz : il considérait comme inexpugnable la position qu’il allait occuper, et tout général prévoyant, quelque certain qu’il soit de sa victoire, doit préparer une ligne de retraite en cas de défaite, Les grands capitaines n’y ont jamais manqué. Notre règlement, d’ailleurs, le lui ordonnait formellement. Rencontrant Le Boeuf et Frossard, le 17 au matin, il leur avait dit : « Vous savez que nous allons sur des positions faciles a défendre ; il faut s’agripper au terrain, il faut s’enterrer. Si nous sommes bousculés là, nous n’aurons plus qu’à nous mettre sous les forts. » Il fit transmettre à Canrobert les mêmes recommandations par le capitaine Bandai, de l’état-major du 6e corps.


X

Les Allemands de leur côté prenaient leurs dispositions de combat. Le roi de Prusse vint établir son quartier général à six heures du matin à Flavigny ; le prince Frédéric-Charles avait le sien à Vionville, et Steinmetz, à huit heures du matin, était sur le plateau situé au Sud-Ouest de Gravelotte.

Il faisait un temps clair qui permettait de voir au loin ; jusqu’à midi, pas un nuage. Le thermomètre marquait 24 degrés Réaumur. A l’état-major du Roi, ainsi qu’à celui du prince Frédéric-Charles, on se demandait aussi anxieusement que la veille : « Où sont les Français ? » Etaient-ils au Nord vers Briey et Thionville ou à l’Est vers Metz ? Les renseignemens étaient contradictoires. S’il y avait une différence dans la méthode des deux armées, elle n’était pas dans l’emploi de la cavalerie, car les reconnaissances prussiennes s’opérèrent ce jour-là encore plus mal que les nôtres, et il est véritablement incompréhensible que trois divisions de cavalerie n’aient pas découvert une armée tout entière postée à si peu de distance (au plus 7 kilomètres) et dont les tentes blanches et les feux s’étalaient sur les hauteurs.

Les Prussiens considéraient que l’intérêt de Bazaine de rejoindre Mac Mahon était si évident qu’il ne pouvait avoir d’autre pensée, et que si, le 17, il n’avait pas essayé de percer, c’était pour tenter un effort plus énergique le 18. Comme, d’autre part, ils jugeaient très difficile de reprendre la route de Verdun en passant sur leurs corps, ils ne supposaient pas improbable qu’il se fût retiré vers Metz. Ils disposèrent donc leurs troupes, soit 178 810 hommes d’après Moltke : le VIIe corps occupait les bois de Vaux et des Ognons, le VIIIe dont le Roi s’était réservé la disposition, à Rezonville, le IVe à Saint-Marcel ; le IIIe et le Xe en seconde ligne ; la Garde royale et le XIIe corps dans la direction du Nord. Disposée de la sorte, l’armée allemande pouvait pourvoir à toutes les éventualités, soit marcher droit devant elle vers le Nord, si nous avions manœuvré par là, soit opérer une conversion à droite, par échelons, si nous étions revenus vers Metz. Un incident troubla partiellement l’exécution de ce dispositif. Les Saxons et la Garde devaient former l’extrémité de l’aile gauche en se tenant prêts à avancer vers le Nord ou à faire une conversion sur leur gauche ; ils devaient tâter le terrain en prenant Bruville et Doncourt. Les Saxons occupant la droite, c’était à la Garde de s’ébranler la première ; mais cela l’éloignait du prince Frédéric-Charles, qui ne se souciait pas d’avoir sous la main les Saxons, dont il n’était pas sur et qu’il voulait mettre à l’extrémité de sa ligne. Il tint la Garde immobile jusqu’à ce que les Saxons eussent traversé les routes qu’elle occupait et il ne l’ébranla que trois heures après (à 9 h.)..

Les renseignemens parvenus soit au prince, soit au Roi, continuaient à être contradictoires, et motivaient heure par heure des dispositions diamétralement opposées les unes aux autres. La Garde, la première, signala la réalité : venant de s’emparer de Batilly, il ne lui manqua qu’une bagatelle, l’ennemi, A Doncourt, elle découvrit des blessés, et elle apprit que la localité avait été évacuée depuis la veille. Elle avertit immédiatement le prince Frédéric-Charles. D’autres renseignemens concordèrent avec les siens, et on ne douta plus que nous ne fussions en position sur les hauteurs devant Metz. Mais il restait un point incertain : quelle était l’étendue de notre front ? Où commençait-il ? Où finissait-il ?

Faute de réflexion, ils nous crurent d’abord établis entre le Point-du-Jour et Montigny ; ils ne tardèrent pas à comprendre qu’une armée aussi considérable ne pouvait pas tenir dans un espace aussi restreint, et, ne voyant pas encore toute la réalité, ils s’en rapprochèrent en supposant notre ligne étendue jusqu’au Nord à Amanvillers.

« En présence d’une position défensive, l’action sur les flancs est celle qui présente le moins de difficultés, » a dit Clausewitz.. Cette observation inspira le plan de bataille de l’état-major prussien. L’armée allemande n’aborderait le front formidable de notre armée que lorsque son aile gauche aurait débordé notre aile droite par une manœuvre enveloppante ; jusque-là, l’artillerie seule entretiendrait le combat devant notre front. La IIe armée ferait une conversion à droite par échelons et établirait son front parallèlement à l’armée française. Le IXe corps s’avancerait par Vernéville sur Amanvillers. La Garde accélérerait son mouvement sur Vernéville, prendrait ensuite par Habonville, aborderait notre droite par Amanvillers conjointement avec le IXe corps. Le XIIe corps resterait provisoirement immobile à Jarny, puis marcherait sur Sainte-Marie. Le IXe corps différerait son attaque jusqu’à ce que la Garde fût en mesure de s’engager.

La Ire armée ne bougerait pas tant que ne se serait pas dessiné le mouvement de la IIe armée ; alors elle la soutiendrait et attaquerait de front et de flanc par Gravelotte et le bois des Génivaux. Les deux armées agissant de concert prononceraient l’enveloppement de l’armée française. Le IIIe et le Xe corps se tiendraient en réserve derrière le IXe. Le IIe corps, de Pont-à-Mousson, viendrait à Buxières servir de réserve à la Ire armée. La cavalerie serait tenue sur les derrières. Ainsi disposée, l’armée allemande tournerait le dos à ses communications et ne serait plus reliée à sa base d’opérations que par Ars et Novéant. Cette disposition supposait une marche de flanc le long d’une hauteur occupée par l’ennemi dont l’offensive eût pu devenir très périlleuse.

Napoléon a dit : « Rien n’est plus téméraire et plus contraire aux principes de la guerre que de faire une marche de flanc devant une armée en position, surtout lorsque cette armée occupe des hauteurs au pied desquelles on doit défiler.» — « Un mouvement enveloppant d’une partie aussi considérable, écrit le général Palat, exécuté à une distance insignifiante des forces ennemies en position, un aussi brusque changement de lignes d’opérations, quand la ligne en arrière n’est assurée qu’incomplètement, enfin une marche de flanc opérée à découvert pendant plusieurs heures, sans diversion pour occuper l’adversaire ailleurs, tout cela constitue assurément une des opérations les plus scabreuses dont l’histoire de la guerre fasse mention[29]. » Ce n’était pas cependant l’inconvénient principal de cette manœuvre : l’armée allemande se déployait fronte inverso, le dos tourné vers Paris, les Français étant entre elle et l’Allemagne, sans autres communications que deux ponts sur la Moselle ; elle était exposée en cas de revers à être cernée sur un territoire ennemi, à travers un pays accidenté, couvert de bois aboutissant par des défilés à des ponts peu nombreux et de solidité douteuse. Ne concluez pas à l’incapacité, ni à l’ignorance ; ce n’était qu’une orgueilleuse assurance dans la victoire et le dédain de l’adversaire ; ils semblaient dire : « Nous ne nous astreignons pas aux règles, parce que nous vous supposons hors d’état de profiter de leur violation. » Ils étaient persuadés, quoi qu’ils fissent, qu’ils étaient invincibles.

Ces ordres étaient à peine rédigés qu’arrivent au prince Frédéric-Charles des renseignemens de la Garde annonçant qu’on voyait une masse d’hommes comprenant les trois armes, descendant de Saint-Privat sur Sainte-Marie et que la hauteur de Saint-Privat était fortement occupée par nous. D’autres renseignemens confirmèrent cet avertissement de la Garde. Le prince comprit combien serait imprudente une attaque isolée du IXe corps sur Amanvillers, qui n’était pas la droite, mais le centre de nos positions : il prescrivit à Manstein de renoncer à toute attaque jusqu’à ce que la Garde fût en mesure de le soutenir et il envoya au XIIe corps l’ordre de se diriger vers Sainte-Marie.

Mais un chef de corps prussien n’en fait jamais qu’à sa tête. Manstein ne pouvait pas, à cause des bois de la Cusse, se rendre compte, du point où il était, que de grandes masses se trouvaient plus à gauche, vers Saint-Privat. Par suite, il crut ou voulut croire qu’il avait devant lui l’aile droite ennemie et résolut d’agir conformément au premier ordre qui lui avait été envoyé d’attaquer. Il supposait qu’il allait nous surprendre et ne voulait pas laisser échapper une si belle occasion. A midi, son canon retentit et apprend à l’état-major du Roi, à celui du prince Frédéric-Charles que la bataille est commencée sans qu’on eût attendu leur approbation. Cependant Moltke croit encore que ce n’est qu’un engagement partiel qui n’entraîne pas l’attaque générale de la IIe armée. Il recommande à Steinmetz de se tenir tranquille. Le prince Frédéric-Charles croit l’affaire plus sérieuse. Il galope de Vionville sur Saint-Marcel, puis sur la hauteur de Vernéville.

A partir de ce moment, la direction de la IIe armée échappe complètement à Moltke, et la bataille, qui semblait devoir être conduite par la même pensée, se scinde en deux batailles distinctes n’ayant aucune coordination entre elles : celle de gauche, qui a pour objectif Saint-Privat ; celle de droite, dont l’objectif est le Point-du-Jour.


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 juin 1913.
  2. Procès. — Audience du 13 octobre.
  3. 'Ibid. Audience du 13 octobre.
  4. Épisodes, p. 249.
  5. Déposition de Mony. — Audience du 24 octobre.
  6. Rapport du général Rivière, dont les assertions n’ont jamais été démenties.
  7. Avant même que Bazaine, dans son procès, ait reconnu l’inanité de ce motif, il avait lui-même très bien précisé le caractère et la cause de certains manques d’approvisionnemens. — Le maréchal Bazaine à l’intendant général de l’armée, Gravelotte, 16 août : « Faites expédier sans retard des vivres au général Forton, commandant la 3e division de cavalerie de réserve. Il importe entre autres de lui fournir de l’avoine : soit au moyen de celle que l’armée possède encore à sa suite, soit au moyen d’achats exécutés sur place et qui doivent être faciles, puisqu’ils le sont ici même. J’ai vu hier à Gravelotte le sous-intendant attaché à la division de Forton ; il est probable que, s’il eût été à son poste, des difficultés de cette nature ne se seraient pas élevées. Je vous prie de lui donner vos instructions pour l’exécution des dispositions ci-dessus, en lui prescrivant de demeurer à l’avenir avec la division dont l’administration lui est confiée. »
  8. Note du 22 août.
  9. Audience du 7 octobre.
  10. Empire Libéral, t. XV. p. 97.
  11. Général Coffinières de Nordeck, 7 novembre 1873, procès Bazaine.
  12. Procès Bazaine. — Audience du 11 novembre.
  13. 'Ibid. — Audience du 15 octobre 1873.
  14. Général Gœben, Lettres à sa femme.
  15. Von der Goltz, les Opérations de la IIe armée, p. 103.
  16. Prince de Hohenlohe-Ingelfingen, Lettres sur la cavalerie.
  17. Guerre de 1870, p. 62.
  18. Procès Bazaine.
  19. Journal des opérations du général Soleille.
  20. Revue militaire. Note au sujet d’un travail d’état-major.
  21. Mémoire justificatif.
  22. Général Von Gœben. — Lettres à sa femme.
  23. Voyez sur cette manœuvre l’étude remarquable du général Lebon.
  24. Lettres à sa femme.
  25. Lettres sur la cavalerie, traduction Jaeglé, p. 29.
  26. A neuf heures seulement, l’avant-garde du IXe corps se met en marche de Novéant sur Ars. A neuf heures et demie, la tête de colonne du XIIe corps arrive à Xonville.
  27. Procès. — Audience du 13 octobre.
  28. Ces noms avaient été donnés à ces localités par un vieux soldat de Napoléon en souvenir de ses campagnes.
  29. Stratégie de Moltke en 1870.