La Guerre du feu/II/1

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Plon (p. 71-73).


I

LES CENDRES


Longtemps, il se trouva dans cette obscurité sans astre qui avait retardé la fuite. Puis une clarté filtra à l’Orient. Répandue avec douceur dans la mousse des nuages, elle descendit comme une nappe de perles. Naoh vit qu’un lac barrait la route du sud : son œil n’en pouvait apercevoir la fin. Le lac vibrait lentement : le nomade se demanda s’il faudrait le contourner vers l’Est, où l’on discernait une rangée de collines, ou vers l’Ouest, pâle et plat, entrecoupé d’arbres.

La lumière demeurait faible ; une brise coulait délicatement de la terre sur les vagues ; très haut, un souffle fort s’éleva, qui traquait et trouait les nues. La lune, à son dernier quartier, finit par se dessiner parmi les effilochures de vapeur. Bientôt, une grande citerne bleue reçut l’image arquée. Pour la prunelle perçante de Naoh, le site se dessina jusqu’aux frontières mêmes de l’horizon : vers le levant, le chef discernait des côtes et des lignes arborescentes, estompées à contre-lune, qui indiquaient la route du voyage ; au Sud et vers l’Ouest, le lac s’étendait indéfiniment.

Il régnait un silence qui semblait se répandre des eaux jusqu’au croissant argentin ; la brise devint si faible qu’elle tirait à peine, par intervalles, un soupir des végétaux.

Las d’immobilité, impatient de préciser sa vision, Naoh sortit de l’ombre du peuplier et rôda le long du rivage. Selon les dispositions du terrain et des végétaux, le site s’ouvrait largement ou se rétrécissait, les frontières orientales du lac apparaissaient plus précises ; des traces nombreuses décelaient le passage des troupeaux et des fauves.

Soudain, avec un grand frisson, le nomade s’arrêta ; ses yeux et ses narines se dilatèrent, son cœur battit d’anxiété et d’un ravissement étrange ; les souvenirs se levèrent si énergiquement qu’il croyait revoir le camp des Oulhamr, le foyer fumant et la figure flexible de Gammla. C’est que, au sein de l’herbe verte, un vide se creusait, avec des braises et des rameaux à demi consumés : le vent n’avait pas encore dispersé la poudre blanchâtre des cendres.

Naoh imagina la quiétude d’une halte, l’arôme des viandes rôties, la chaleur tendre et les bonds roux de la flamme ; mais simultanément, il voyait l’ennemi.

Plein de crainte et de prudence, il s’agenouilla pour mieux considérer la trace des rôdeurs formidables. Bientôt, il sut qu’il y avait au moins trois fois autant de guerriers que de doigts à ses deux mains, et ni femmes, ni vieillards, ni enfants. C’était une de ces expéditions de chasse et de découverte que les hordes envoyaient parfois à de grandes distances. L’état des os et des filandres concordait avec les indications fournies par l’herbe.

Il importait à Naoh de savoir d’où les chasseurs venaient et par où ils avaient passé. Il craignit qu’ils n’appartinssent à la race des Dévoreurs d’Hommes qui, depuis la jeunesse de Goûn, occupaient les territoires méridionaux, des deux côtés du Grand Fleuve. Dans cette race, la stature dépassait celle des Oulhamr et celles de toutes les races entrevues par les chefs et les vieillards. Ils étaient seuls à se nourrir de la chair de leurs semblables, sans pourtant la préférer à celle des élaphes, des sangliers, des daims, des chevreuils, des chevaux ou des hémiones. Leur nombre ne semblait pas considérable : on n’en connaissait que trois hordes, alors que Ouag, fils du Lynx, le plus grand rôdeur né parmi les Oulhamr, avait partout rencontré des hordes qui ne mangeaient pas la chair de l’homme.

Tandis que les souvenirs parcouraient Naoh, il ne cessait de poursuivre les traces empreintes sur le sol et parmi les végétaux. La tâche était facile, car les errants, confiants dans leur nombre, dédaignaient de dissimuler leur marche. Ils avaient côtoyé le lac vers l’Orient et cherchaient probablement à rejoindre les rives du Grand Fleuve.

Deux projets se présentèrent au nomade : atteindre l’expédition avant qu’elle n’eût rejoint ses terres de chasse et lui dérober le Feu par la ruse ; ou bien, la devancer, parvenir avant elle près de la horde, privée de ses meilleurs guerriers, et guetter l’heure favorable.

Afin de ne pas prendre une mauvaise route, il fallait d’abord suivre la piste. Et l’imagination sauvage, à travers les eaux, les collines et les steppes, ne cessait de voir les rôdeurs qui emportaient avec eux la force souveraine des hommes. Le rêve de Naoh avait la précision des réalités ; il était plein d’actes, plein d’énergies, plein de gestes efficaces. Longtemps le veilleur s’y abandonna, tandis que la brise mollissait, s’affaissait, s’évanouissait de feuille en feuille, de brin d’herbe en brin d’herbe.