La Guerre du feu/III/10

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Plon (p. 187-196).


X

AGHOO-LE-VELU


Il revécut, en quelques battements de cœur, la scène où Aghoo et ses frères s’étaient dressés devant Faouhm et avaient promis de conquérir le Feu. La menace flamboyait dans leurs yeux circulaires, la force et la férocité accompagnaient leurs gestes. La horde les écoutait avec tremblement. Chacun des trois aurait tenu tête au grand Faouhm. Avec leurs torses aussi velus que celui de l’ours gris, leurs mains énormes, leurs bras durs comme des branches de chêne, avec leur ruse, leur adresse, leur courage, leur union indestructible, leur habitude de combattre ensemble, ils valaient dix guerriers. Et, songeant à tous ceux qu’ils avaient tués ou dont ils avaient rompu les membres, une haine sans bornes contractait Naoh.

Comment les abattre ? Lui, le fils du Léopard, se croyait l’égal d’Aghoo : après tant de victoires, sa confiance en soi s’était parfaite ; mais Nam et Gaw seraient pris comme des léopards devant des lions !

La surprise et tant d’impressions bondissant dans sa tête n’avaient pas retardé la résolution de Naoh. Elle fut aussi rapide que le bond du cerf surpris au gîte.

— Nam partira d’abord, commanda-t-il, puis Gaw. Ils emporteront les sagaies et les harpons, je jetterai leurs massues quand ils seront au bas du roc. Je porterai seul le Feu.

Car il ne put se résigner, malgré les pierres mystérieuses des Wah, à abandonner la flamme conquise.

Nam et Gaw comprirent qu’il fallait gagner de vitesse Aghoo et ses frères, non seulement cette nuit, mais jusqu’à ce qu’on eût rejoint la horde. En hâte, ils saisirent leurs armes de trait, et déjà Nam descendait l’escarpement, Gaw le suivant à deux hauteurs d’homme. Leur tâche fut plus rude que pour la montée, à cause des lueurs fausses, des ombres brusques et parce qu’il fallait tâter dans le vide, découvrir des anfractuosités invisibles, se coller étroitement contre la paroi.

Quand Nam se trouva près d’arriver, un cri d’effraie jaillit de la rive, une bramée lui succéda, puis le mugissement du héron-butor. Naoh, penché au bord de la plate-forme, vit jaillir Aghoo d’entre les joncs. Il arrivait en foudre. Un instant plus tard, ses frères surgissaient, l’un au sud et l’autre au levant.

Nam venait de bondir sur la plaine.

Alors, Naoh sentit son cœur plein de trouble. Il ne savait s’il fallait jeter la massue à Nam ou le rappeler. Le jeune homme était plus agile que les fils de l’Aurochs, mais, comme ils convergeaient vers le roc, il passerait à portée de la sagaie ou du harpon… L’hésitation du chef fut brève, il cria :

— Je ne jetterai pas la massue à Nam…, elle alourdirait sa course ! Qu’il fuie… qu’il aille avertir les Oulhamr que nous les attendons ici, avec le Feu.

Nam obéit, tout tremblant, car il se connaissait faible devant les frères formidables, à qui sa courte pause avait fait gagner du terrain. Après quelques bonds, il trébucha et dut reprendre son élan. Et Naoh, voyant le péril s’accroître, rappela son compagnon.

Déjà, les Velus étaient proches. Le plus agile lança la sagaie. Elle perça le bras du jeune homme au moment où il commençait l’escalade ; l’autre, poussant un cri de mort, fondit sur Nam pour le broyer. Naoh veillait. D’un bras terrible, il lança une pierre : elle traça un arc dans la pénombre, elle fit craquer le fémur de l’assaillant, qui s’abattit. Avant que le fils du Léopard eût choisi un deuxième projectile, le blessé, avec des rauquements de rage, disparut derrière un buisson.

Puis il y eut un grand silence. Aghoo s’était dirigé vers son frère, il examinait sa blessure. Gaw aidait Nam à regagner la plate-forme ; Naoh, debout dans la double clarté du brasier et de la lune, levant à deux mains un quartier de porphyre, se tenait prêt à lapider les agresseurs. Sa voix se fit entendre la première :

— Les fils de l’Aurochs ne sont-ils pas de la même horde que Naoh, Nam et Gaw ? Pourquoi nous attaquent-ils comme des ennemis ?

Aghoo-le-Velu se dressa à son tour. Ayant poussé son cri de guerre, il répondit :

— Aghoo vous traitera comme des amis si vous voulez lui donner sa part du Feu et comme des élaphes si vous la lui refusez.

Un ricanement formidable ouvrait ses mâchoires ; sa poitrine était si large qu’on aurait pu y coucher une panthère. Le fils du Léopard s’écria :

— Naoh a conquis le Feu sur les Dévoreurs d’Hommes. Il partagera le Feu quand il aura rejoint la horde !

— Nous voulons le Feu maintenant… Aghoo aura Gammla et Naoh recevra une double part de chasse et de butin.

La fureur fit trembler le fils du Léopard.

— Pourquoi Aghoo aurait-il Gammla ? Il n’a pas su conquérir le Feu ! Les hordes se sont moquées de lui…

— Aghoo est plus fort que Naoh. Il ouvrira vos ventres avec le harpon et brisera vos os avec la massue.

— Naoh a tué l’ours gris et la tigresse. Il a abattu dix Dévoreurs d’Hommes et vingt Nains Rouges. C’est Naoh qui tuera Aghoo !

— Que Naoh descende dans la plaine !

— Si Aghoo était venu seul, Naoh serait allé le combattre.

Le rire d’Aghoo éclata, vaste comme un rugissement :

— Aucun de vous ne reverra le grand marécage !

Tous deux se turent. Naoh comparait, avec un frisson, les torses minces de Nam et de Gaw aux structures effrayantes des fils de l’Aurochs. Pourtant, ne remportait-il pas le premier avantage ? Car, si Nam était blessé, un des trois frères était incapable de poursuivre un ennemi.

Le sang coulait du bras de Nam. Le chef y appliqua les cendres du foyer et le recouvrit d’herbes. Puis, tandis que ses yeux veillaient, il se demanda comment il allait combattre. Il ne fallait pas espérer surprendre la vigilance d’Aghoo et de ses frères. Leurs sens étaient parfaits, leurs corps infatigables. Ils avaient la force, la ruse, l’adresse et l’agilité ; un peu moins rapides que Nam ou Gaw, ils les dépassaient par le souffle. Seul le fils du Léopard, plus vite dans le premier élan, leur était égal par l’endurance.

La situation se peignait par fragments dans la tête du chef, et, rattachant ces fragments, l’instinct leur donnait une cohérence. Naoh voyait ainsi les péripéties de la fuite et du combat ; il était déjà tout action tandis qu’il demeurait encore accroupi dans la lueur cuivreuse. Il se leva enfin ; un sourire de ruse passa sur ses paupières ; son pied grattait la terre comme le sabot d’un taureau. D’abord, il fallait éteindre le foyer, afin que, même vainqueurs, les fils de l’Aurochs n’eussent ni Gammla ni la rançon. Naoh jeta dans la rivière les plus gros brandons ; aidé par ses compagnons, il tua le Feu avec de la terre et des pierres. Il ne garda en vie que la faible flamme d’une des cages. Ensuite, il organisa de nouveau la descente. Cette fois, Gaw devait ouvrir la marche. À deux hauteurs d’homme, il s’arrêterait sur une saillie assez large pour s’y tenir en équilibre et lancer des sagaies.

Le jeune Oulhamr obéit rapidement.

Quand il parvint au but assigné, il poussa un cri léger pour avertir le chef.

Les fils de l’Aurochs s’étaient mis en bataille. Aghoo faisait face au roc, le harpon au poing ; le blessé, debout contre un arbuste, tenait prêtes ses armes, et le troisième frère, Roukh-aux-bras-rouges, moins éloigné que les autres, allait et venait circulairement. Debout sur une avancée de la plate-forme, Naoh tantôt se penchait vers la plaine et tantôt brandissait une sagaie. Il saisit le moment où Roukh était le plus proche, pour lancer l’arme. Elle franchit un espace qui étonna le fils de l’Aurochs, mais il s’en fallait de cinq longueurs d’homme qu’elle ne l’atteignît. Une pierre que Naoh lança ensuite retomba à une distance moindre.

Roukh poussa un cri de sarcasme :

— Le fils du Léopard est aveugle et stupide.

Plein de mépris, il éleva son bras droit qu’armait la massue. D’un geste furtif, Naoh saisit une arme préparée : c’était un de ces propulseurs dont il avait appris l’usage dans la horde des Wah. Il lui imprima une rotation rapide. Roukh, assuré que c’était un geste de menace, se remit en marche avec un ricanement. Comme il ne regardait plus le roc de face, la lueur était incertaine et il ne vit pas venir le trait. Quand il l’aperçut, il était trop tard : sa main se trouva percée à l’endroit où le pouce se joint aux autres doigts. Avec un cri de rage, il lâcha sa massue…

Alors, une grande stupeur saisit Aghoo et ses frères. La portée qu’avait atteinte Naoh dépassait de loin leur prévision. Et, sentant leur force décrue devant une ruse mystérieuse, tous trois reculèrent : Roukh n’avait pu ressaisir sa massue que de la main gauche.

Cependant, Naoh profitait de leur surprise pour aider Nam à descendre ; les six hommes se trouvèrent dans la plaine, attentifs et pleins de haine. Tout de suite, le fils du Léopard obliqua vers la droite, par où le passage était plus large et plus sûr. Là, Aghoo barrait la route. Ses yeux circulaires épiaient chaque geste de Naoh. Il s’entendait merveilleusement à éviter la sagaie et le harpon. Et il s’avançait dans l’espoir que les adversaires épuiseraient sur lui, vainement, leurs projectiles, tandis que Roukh arrivait au galop. Mais Naoh recula, fit un crochet brusque et menaça le troisième frère, qui attendait, appuyé sur un harpon. Ce mouvement força Roukh et Aghoo à évoluer vers l’ouest ; l’étendue s’ouvrit, plus large ; Nam, Gaw et Naoh se précipitèrent ; ils pouvaient maintenant fuir sans crainte d’être cernés.

— Les fils de l’Aurochs n’auront pas le Feu !… cria le chef d’une voix retentissante. Et Naoh prendra Gammla.

Tous trois fuyaient sur la plaine libre, et peut-être auraient-ils pu atteindre la tribu sans combattre. Mais Naoh comprenait qu’il fallait cette nuit même risquer la mort contre la mort. Deux des Velus étaient blessés. Se dérober à la lutte, c’était leur donner la guérison, et le péril renaîtrait plus terrible.

Dans cette première phase de la poursuite, Nam même, malgré sa blessure, eut l’avantage. Les trois compagnons gagnèrent plus de mille pas. Ensuite, Naoh arrêta la course, remit le Feu à Gaw et dit :

— Vous courrez sans vous arrêter vers le couchant… jusqu’à ce que je vous rejoigne.

Ils obéirent, gardant leur vitesse, tandis que le chef suivait plus lentement. Bientôt il se retourna, il fit face aux Velus, les menaçant du propulseur. Quand il les jugea assez proches, il obliqua vers le nord, dépassa leur droite et prit son galop vers la rivière… Aghoo comprit. Il poussa une clameur de lion et se rejeta avec Roukh au secours du blessé. Dans son désespoir, il atteignit une vitesse égale à celle de Naoh. Mais cette vitesse dépassait sa structure. Le fils du Léopard, mieux construit pour l’élan, reprit l’avantage. Il arriva près du roc avec trois cents pas d’avance et se trouva face à face avec le troisième frère.

Celui-ci l’attendait, formidable. Il lança une sagaie. Mal d’aplomb, il manqua le but, et déjà Naoh fondait sur lui. La force et l’adresse du Velu étaient telles que, malgré sa jambe engourdie, il eût broyé Nam ou Gaw. Pour combattre le grand Naoh, il exagéra son élan : le coup de sa massue fut si terrible qu’il eût fallu ses deux pieds pour en supporter l’ébranlement, et, tandis qu’il trébuchait, l’arme de son adversaire s’abattit sur sa nuque et le terrassa. Un deuxième coup fit craquer les vertèbres.

Aghoo n’était plus qu’à cent pas ; Roukh, affaibli par le sang qui coulait de sa main, et moins leste, avait cent pas de retard. Tous deux arrivaient au but comme des rhinocéros, entraînés par un si profond instinct de race qu’ils en oubliaient la ruse.

Un pied sur le vaincu, le fils du Léopard attendait, la massue prête. Aghoo fut à trois pas ; il bondit pour l’attaque… Naoh s’était dérobé. Il courait sur Roukh avec une vélocité d’élaphe. En un geste suprême, de sa massue abattue à deux poings, il écarta l’arme que Roukh, maladroitement, levait de sa main gauche, et, d’un choc sur le crâne, il étendit le deuxième antagoniste…

Puis, se dérobant encore devant Aghoo, il cria :

— Où sont tes frères, fils de l’Aurochs ? Ne les ai-je pas abattus comme j’ai abattu l’ours gris, la tigresse et les Dévoreurs d’Hommes ? Et me voici, aussi libre que le vent ! Mes pieds sont plus légers que les tiens, mon souffle est aussi durable que celui du mégacéros !

Quand il eut repris l’avance, il s’arrêta, il regarda venir Aghoo. Et il dit :

— Naoh ne veut plus fuir. Il prendra cette nuit même ta vie ou donnera la sienne…

Il visait le fils de l’Aurochs. Mais l’autre avait retrouvé la ruse : il ralentit sa course, attentif. La sagaie perça l’étendue. Aghoo s’était baissé, l’arme siffla plus haut que son crâne.

— C’est Naoh qui va mourir ! hurla-t-il.

Il ne se hâtait plus ; il savait que l’adversaire restait maître d’accepter ou de refuser la lutte. Sa marche était furtive et redoutable. Chacun de ses mouvements décelait la bête de combat ; il apportait la mort avec le harpon ou la massue. Malgré l’écrasement des siens, il ne redoutait pas le grand guerrier flexible, aux bras agiles, aux rudes épaules. Car il était plus fort que ses frères et il ignorait la défaite. Aucun homme, aucune bête n’avait résisté à sa massue. Quand il fut à portée, il darda le harpon. Il le fit parce qu’il fallait le faire : mais il ne s’étonna pas en voyant Naoh éviter la pointe de corne. Et lui-même évita le harpon de l’adversaire.

Il n’y eut plus que les massues. Elles se levèrent ensemble ; toutes deux étaient en bois de chêne. Celle d’Aghoo avait trois nœuds ; elle s’était à la longue polie et luisait au clair de lune. Celle de Naoh était plus ronde, moins ancienne et plus pâle.

Aghoo porta le premier coup. Il ne le porta pas de toute sa vigueur ; ce n’est pas ainsi qu’il espérait surprendre le fils du Léopard. Aussi Naoh s’effaça sans peine et frappa de biais. La massue de l’autre vint à sa rencontre ; les bois s’entrechoquèrent avec un long craquement. Alors Aghoo bondit vers la droite et revint sur le flanc du grand guerrier : il frappa le coup immense qui avait brisé des crânes d’hommes et des crânes de fauves. Il rencontra le vide, tandis que la massue de Naoh rabattait la sienne. Le choc fut si fort que Faouhm même eût chancelé : les pieds d’Aghoo tenaient à la terre comme des racines. Il put se rejeter en arrière.

Ainsi se retrouvèrent-ils face à face, sans blessure, comme s’ils n’avaient pas combattu. Mais, en eux, tout avait lutté ! Chacun connaissait mieux la créature formidable qu’était l’autre, chacun savait que, s’il faiblissait le temps de faire un geste, il entrerait dans la mort, une mort plus honteuse que celle donnée par le tigre, l’ours ou le lion ; car ils combattaient obscurément pour faire triompher, à travers les temps innombrables, une race qui naîtrait de Gammla.

Aghoo reprit le combat avec un hurlement rauque ; sa force entière passa dans son bras : il abattit sa massue sans feinte, résolu à broyer toute résistance. Naoh, reculant, opposa son arme. S’il détourna le coup, il ne put empêcher un nœud de faire à son épaule une large éraflure. Le sang jaillit, il rougit le bras du guerrier ; Aghoo, sûr de détruire cette fois encore une vie qu’il avait condamnée, releva sa massue ; elle retomba, épouvantable…

Le rival ne l’avait point attendue et l’élan fit pencher le fils de l’Aurochs. Poussant un cri sinistre, Naoh riposta : le crâne d’Aghoo retentit ainsi qu’un bloc de chêne, le corps velu chancela ; un autre coup l’abattit sur la terre.

— Tu n’auras pas Gammla ! gronda le vainqueur. Tu ne reverras ni la horde ni le marécage, et plus jamais tu ne réchaufferas ton corps auprès du Feu !

Aghoo se redressa. Son crâne dur était rouge, son bras droit pendait comme une branche rompue, ses jambes n’avaient plus de force. Mais l’instinct opiniâtre phosphorait dans ses yeux et il avait repris la massue de la main gauche. Il la brandit une dernière fois. Avant qu’elle eût frappé, Naoh la faisait tomber à dix pas.

Et Aghoo attendit la mort. Elle était en lui déjà ; il ne comprenait pas autrement la défaite ; il se souvint avec orgueil de tout ce qu’il avait tué parmi les créatures, avant de succomber lui-même.

— Aghoo a écrasé la tête et le cœur de ses ennemis ! murmura-t-il. Il n’a jamais laissé vivre ceux qui lui ont disputé le butin ou la proie. Tous les Oulhamr tremblaient devant lui.

C’était le cri de sa conscience obscure et, s’il avait pu se réjouir dans la défaite, il se serait réjoui. Du moins sentait-il la vertu de n’avoir jamais fait grâce, d’avoir toujours anéanti le piège qu’est la rancune du vaincu. Ainsi ses jours lui semblaient sans reproche… Lorsque le premier coup de mort retentit sur son crâne, il ne poussa pas une plainte ; il n’en poussa que lorsque la pensée eut disparu, qu’il ne resta qu’une chair chaude dont la massue de Naoh éteignait les derniers tressaillements.

Ensuite, le vainqueur alla achever les deux autres frères.

Et il sembla que la puissance des fils de l’Aurochs fût entrée en lui. Il se tourna vers la rivière, il écouta gronder son cœur ; les temps étaient à lui ! Il n’en voyait plus la fin.