La Guerre en Flandre vue par un journaliste américain

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La Guerre en Flandre vue par un journaliste américain
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 93-120).
LA GUERRE EN FLANDRE
VUE PAR UN JOURNALISTE AMÉRICAIN


I

La guerre européenne n’est pas encore finie, et cependant la littérature qu’elle inspire garnirait déjà une vaste bibliothèque. Les quotidiens de toute nature publient une foule de journaux de marche, tandis que les écrivains rassis livrent aux méditations des lecteurs des œuvres plus objectives dont le genre va de l’Histoire générale aux Commentaires de Polybe. Enfin, les gouvernemens eux-mêmes éclairent et guident l’opinion avec des rapports officiels que distillent d’impartiaux enquêteurs. Mais les auteurs de journaux de marche ne décrivent guère que les épisodes locaux où se dépense leur ardeur ; les historiens ne jugent que sur pièces hâtives, et leurs documens, tout comme les grades, seront après la tourmente sujets à révision. Quant aux rapports des Commissions d’enquête, ils attisent les sentimens belliqueux et la haine contre l’envahisseur ; ils sont éloquens et précis, ils donnent du relief aux conséquences horribles de la guerre, mais ils ne sont que les procès-verbaux de crimes encore impunis.

Les correspondans militaires, seuls, peuvent avoir en principe une vue d’ensemble, contemporaine des événemens. Jusque vers la fin du dernier siècle, ils formaient une corporation de spécialistes que les journaux puissans, les revues riches se disputaient à prix d’or. Dès qu’un conflit, quelque part dans le monde, mettait des armées en présence, ils accouraient pour observer et décrire au jour le jour. Ils étaient actifs, débrouillards, polyglottes et courageux. Ils suivaient à leurs risques et périls les troupes en campagne ; ils allaient partout et ils voyaient tout, prêts aux pires ruses et aux audaces les plus folles pour avoir la primeur d’une nouvelle, un cliché inédit, les élémens d’un récit sensationnel. L’Alcide Jollivet de Michel Strogoff était le type populaire de ces chroniqueurs nomades, pour qui les dangers et les obstacles n’existent pas.

Mais à mesure qu’augmentaient les effectifs engagés, l’importance des objectifs, l’acharnement des querelles où se jouait l’existence même des nations, le rôle des correspondans de guerre diminuait d’ampleur. Les commandans des forces adverses redoutaient ces témoins indiscrets et bavards qui éventaient les plans, discutaient les tactiques, pronostiquaient les résultats, évaluaient au juste prix les triomphes ou dévoilaient les déceptions. Le séjour sur le théâtre de la guerre fut rendu difficile à ces irréguliers. Chambres par les états-majors, maintenus en arrière des zones intéressantes, expulsés sans aménité à la moindre incartade, ils durent se soumettre aux consignes sévères que le souci du secret des opérations leur imposait. Ils en furent peu à peu réduits à tirer plusieurs moutures des renseignemens dont le sens variait selon le côté de la barricade ou le bout de la lorgnette, et qui leur étaient communiqués par le bureau de la Presse des grands quartiers généraux. Le plus souvent, des clichés maquillés, des croquis faits de chic étoffaient leurs variations sur des thèmes dont l’adresse, ou la chance, ou le flair individuels pouvaient seuls, en de rares occasions, atténuer l’aridité. Ainsi, les qualités simplement techniques des spécialistes militaires devinrent moins utiles que celles du reporter imaginatif, dessinateur habile ou photographe ingénieux.

La guerre sud-africaine inaugura ce nouveau régime que la guerre de Mandchourie portait à sa perfection, au moins du côté des Japonais. A part quelques-uns, les correspondans de presse n’étaient plus déjà que des hérauts d’armes postés hors des barrières du champ clos ; tournés vers la cantonade, ils annonçaient les coups d’après les seules indications des adversaires qui se déclaraient chacun juge du camp. Le système parut si avantageux que tous les belligérans, désormais, l’appliquèrent pour leur propre compte. Malgré l’importance mondiale de la Macédoine et de la Thrace, les innombrables journalistes qui suivaient la guerre des Balkans devaient recourir aux expédiens pour rassasier la curiosité du public. Ils décrivaient avec complaisance les traditionnelles horreurs des campagnes dévastées, des villages incendiés, des populations massacrées. Ces scènes de ruine et de carnage à l’aurore du XXe siècle choquèrent d’abord l’opinion. Le témoignage officiel d’enquêteurs étrangers en attesta bientôt l’authenticité ; mais les sensibles Occidentaux les expliquèrent en les attribuant à la barbarie naturelle des mœurs de peuples rudes et belliqueux. Les Occidentaux ne se doutaient pas de ce qui les attendait chez eux-mêmes, moins d’une année plus tard.

Cependant les expéditions coloniales, à condition de ne pas être trop lointaines, donnent encore aux correspondans de guerre l’occasion d’employer leurs facultés selon le mode ancien. L’ennemi, qu’il soit en Tripolitaine ou au Maroc, n’a pas d’agences d’espionnage bien développées ; il n’a pas de télégraphie avec ou sans fil, d’états-majors soupçonneux et discrets ; il ne lit pas les journaux étrangers. En face, des généraux se plaisent au contraire à rendre l’expédition populaire, à convaincre les contribuables de l’excellence de l’entreprise et de la valeur de l’armée. L’envoyé de presse est alors le bienvenu. On facilite sa tâche, on le traite avec égards. Il habite sous la tente près des grands chefs, il va, il vient, il se mêle aux troupes et partage parfois leurs dangers. J’en vis un qui, pendant un combat chez les Zemmour, ne lâchait pas la section de mitrailleuses, pourtant fort exposée aux coups ; armé d’un mousqueton pris à un Sénégalais blessé, il s’était couché sur la ligne de feu et tirait comme au stand. Je le complimentai sur sa bravoure et le priai de se ménager : « Bah ! répondit-il, j’en ai vu bien d’autres au Transvaal ! » En l’honneur de l’Entente cordiale et aussi d’un lieutenant-colonel anglais qui avait obtenu la permission d’assister au « baroud, » je ne le questionnai pas plus avant. Mais ses impressions de témoin et ses articles de campagne au Maroc devaient être plus vécus et plus vivans que les descriptions rétrospectives de ses confrères alors disséminés dans les Balkans.

En réalité, de tels conquistadores de la plume parviennent quelquefois à pénétrer sur les théâtres de guerre les plus fermés. Leur caractère audacieux, l’abondance et la variété de leurs ressources leur assurent l’indépendance du jugement. Ils voient ce que les grands acteurs voudraient cacher, masquer ou nier. Ils savent transmettre à l’extérieur le résultat de leurs observations. Si, par aventure, ils sont neutres dans le conflit de deux races, de deux cultures ou de deux mentalités, leurs témoignages sont particulièrement précieux. Ils confirment ou contredisent les versions officielles, détruisent ou propagent des légendes, étouffent ou proclament la vérité. Quand leur neutralité politique se double de bonne foi, ils éclairent l’opinion universelle que les belligérans prennent toujours pour juge et qui, sans eux, donnerait raison au plus fort, sinon au plus bruyant. Quand, à leur bonne foi, s’ajoute la générosité du cœur, leurs comptes rendus deviennent cinglans comme des réquisitoires, et c’est le verdict de la postérité qu’ils annoncent par avance dans leurs journaux.


II

Alexander Powell, correspondant spécial du New York World, est un de ceux-là. Son livre : La Guerre en Flandre[1] est le résumé tout chaud des observations faites d’après nature, malgré les obstacles les plus divers. Dans quel esprit ? Il nous le dit lui-même, dès la préface : « …Citoyen américain, je me rendis en Belgique au début de la guerre, sans idées préconçues… J’avais également pratiqué Anglais, Français, Belges, Allemands. Je comptais des amis dans les quatre pays et je gardais l’agréable souvenir de jours heureux passés chez chacun d’eux Quand je quittai Anvers, après l’occupation, j’étais devenu aussi belgiophile que si je fusse né à l’ombre du drapeau rouge, noir et jaune… » Évidemment, un homme pondéré ne change pas ainsi de sentiment sans raison.

Powell arrive en Belgique dès les premiers jours d’août. Des centaines de journalistes l’y ont précédé : professionnels pourvus d’une longue expérience ; amateurs qui guettaient l’occasion de forcer les portes de la grande presse par un article sensationnel ; snobs qui venaient suivre les péripéties d’une lutte plus intéressante que des matches de boxe ou de foot-balL Il y avait des inconsciens, comme cette jolie Anglaise qui se poudrait le visage sous les éclats d’obus, en admirant un combat de cavalerie ; des excentriques comme ce Thomson qui, toujours chassé, revenait toujours, sans doute grâce moins à ses qualités de polyglotte parlant trois langues : « l’anglais, l’américain et le yankee, » qu’à son imperturbable sang-froid ; des enthousiastes qui s’offraient comme courriers à travers des régions dangereuses, et qui parfois portaient, sans le savoir, de simples feuilles blanches dans des enveloppes scellées de nombreux cachets. Dès les premiers jours, tout ce monde s’agitait, bourdonnait autour des états-majors, se révélant indiscret et encombrant. « Finalement, la question se réduisit à ce dilemme : qui, de la légion des correspondans de guerre ou de la légion des soldats, céderait la place à l’autre ? Il n’y avait pas assez d’espace pour toutes deux. Il fut décidé de donner la préférence aux soldats. » Comment, malgré toutes les consignes et toutes les expulsions, Powell réussit-il à se maintenir en Belgique, à rayonner autour d’Anvers dans un confortable automobile, à tout voir et presque tout entendre, à posséder le laissez-passer et le mot qui, sur les lignes, apaisent les sentinelles et rendent obligeans les officiers ? Sans doute, il est « citoyen américain, » c’est-à-dire qu’il appartient à une nation chatouilleuse, forte, et dont les belligérans se disputent les bonnes grâces ; il a de copieuses lettres de crédit, des recommandations imposantes, de l’audace et le patronage d’un puissant journal. Mais cela ne suffirait pas. Il en convient, et il glisse légèrement sur « la chance spéciale » qui le favorisa. Imitons sa réserve, et bénissons le sort qui fit de ce publiciste neutre un témoin bien renseigné.

Les circonstances ne tardent pas à réagir sur sa mentalité. Déjà, le spectacle d’Anvers, où il a pénétré dès les premiers jours de la guerre, lui inspire une vive admiration pour ces Belges prêts à tous les sacrifices. Il a vu les merveilleux faubourgs nivelés, leurs parcs et leurs jardins rasés, les arbres centenaires des routes abattus. Des ruines matérielles pour plus de 400 millions sont acceptées sans murmure, parce qu’elles dégagent maintenant une zone de 40 kilomètres de long sur 4 de large où « un lapereau ne pourrait passer sans être découvert. » San Francisco après le tremblement de terre, Salem après l’inondation, donnaient à peine l’idée de tels ravages. Les Belges se sentent enfin entre soi. La colonie allemande était expulsée et, après son départ, leurs hôtes confians découvrent des préparatifs d’Avant-Guerre aussi bien machinés que ceux qui furent dénoncés chez nous par M. Léon Daudet. N’importe, puisqu’ils sont éventés à temps. Toutes les classes sociales font bloc autour de leur roi. L’aristocratie de la naissance et celle de l’argent s’enrôlent et vont gaîment au feu après quelques jours de dressage. Les boys-scouts s’offrent comme estafettes, — deux d’entre eux seront fusillés par les Allemands, — et se rendent utiles de toute manière. Les gardes civiques à qui l’ennemi refuse la qualité de belligérans, s’ils ne sont pas tous et toujours des héros, sont au moins de braves gens qui servent de leur mieux leur pays. Cette union morale réalisée sans fanfaronnades, cette abnégation dans le sacrifice matériel, semblent impressionner d’abord Powell. Il observe tout avec l’intérêt d’un galant homme qui suivrait les péripéties d’une lutte entre deux adversaires inégaux. C’est un combat qui ne peut manquer de plaire à tout bon Anglo-Saxon. Mais si le plus fort, pressé de triompher, a recours à des coups défendus, la curiosité sportive se change en dégoût indigné pour l’attentat et en sympathie pour la victime.

Évidemment, l’emploi de zeppelins qui laissent, pendant la nuit, tomber des bombes sur les maisons d’Anvers et massacrent des habitans inoffensifs, est un de ces actes qui disqualifient leur auteur. Alexander Powell le pense et l’affirme : « Sur aucun champ de bataille, écrit-il, je n’ai vu un spectacle aussi horrible que celui qui me souleva le cœur et me fit presque défaillir lorsque je pénétrai dans une de ces maisons bouleversées… Si j’insiste sur ces détails, si révoltans soient-ils, c’est afin d’établir clairement que les seules victimes de ce raid aérien furent d’innocens non-combattans. » C’est assez pour orienter désormais ses préférences. Les Allemands, s’il en rencontre, n’auront plus droit, de sa part, qu’à une attitude correcte, et rien de plus. Tel est d’ailleurs le sentiment général de ses compatriotes qui habitent encore Anvers et qui se sont réunis pour en délibérer : « … On traitait les intrus casqués avec une politesse glaciale ; autrement dit, il ne fallait leur offrir ni cigares, ni boissons. » Après cela, peut-on résister au plaisir de constater que l’excellente mitrailleuse en service dans l’armée belge est d’un modèle américain, et que la Compagnie américaine des téléphones a rendu au gouvernement belge des services éminens ? Eh bien ! Powell n’y résiste pas. Il éprouve même, à l’avouer, une joie maligne qui le venge bien des émois causés par les bombes des zeppelins.

D’ailleurs, s’il est sévère pour les randonnées meurtrières du dirigeable qui bombarde une ville endormie, les vols audacieux des aéroplanes le trouvent plus indulgent. Les aviateurs opèrent au grand jour, tandis que les ballonniers ont besoin de la nuit pour perpétrer leurs crimes ou leurs tentatives criminelles. Ils n’agissent que par surprise, tandis que les premiers s’exposent franchement aux coups.

Certes, sans manquer au patriotisme, on peut reconnaître aux aviateurs allemands des qualités louables. Aux débuts de la guerre, ils s’efforçaient de prouver que les critiques faites chez nous par l’Œuvre et par le sénateur Reymond étaient fondées. Sans cesse, ils volaient sur nos colonnes et dénonçaient en temps opportun les emplacemens de nos troupes et de nos batteries. Dans la région où je me trouvais, leur maîtrise de l’air paraissait incontestable et ils recouraient parfois aux manœuvres les plus téméraires pour obtenir des renseignemens. Un jour, pendant la retraite vers la Marne, ma troupe avait formé l’arrière-garde d’une de nos colonnes et, le soir venu, elle prenait sa part du service de sûreté. Après l’inspection du secteur, je rentrais à cheval vers le cantonnement de la réserve quand, tout à coup, une fusillade rapide et brève se fait entendre derrière moi. C’était un poste détaché qui tirait sur un Taube.

L’avion s’était envolé d’un champ voisin, caché par des oseraies et des pépinières. Les tireurs furent assez heureux pour le descendre comme il était environ à 50 mètres de hauteur. J’arrivai à temps pour voir la capture de l’aviateur qu’un lieutenant se préparait à interroger, tandis que les soldats surexcités menaçaient de lui faire un mauvais parti. Leur fureur avait pourtant une excuse : près d’atterrir, l’Allemand avait déchargé son pistolet à signaux pour éviter quelque accident, et les troupiers croyaient qu’il s’était livré à de diaboliques manigances. Je laissai là mon cheval et j’emmenai le prisonnier, un capitaine à la carrure impressionnante, galant homme d’ailleurs. A nous voir partir ainsi tout seuls à travers la campagne, mes guerriers conçurent sur mon sort des inquiétudes qu’ils rendaient vraiment trop visibles. En cheminant, je questionnai mon compagnon involontaire sur les causes de son évidente témérité. Il me raconta une histoire sur le thème prévu de la panne de moteur et de l’erreur géographique dont il avait été victime dès le matin. Qu’elle fût vraie ou non, il avait eu le sang-froid de rester caché avec son appareil, sans doute depuis l’aurore, — nul aéroplane ennemi n’avait été vu ce jour-là sur la région, — à 400 mètres à peine d’une route sur laquelle défilait tout un corps d’armée en retraite. Son carnet d’observations bien garni, la nuit approchant et sa mission terminée, il prenait son vol sous le nez d’un poste dont il n’avait pas soupçonné la proximité ou la vigilance. Une balle dans le réservoir d’essence avait mis fin à cette audacieuse équipée. Grâce à un automobile militaire qui errait sur un mauvais chemin, je pus diriger vers l’un de nos lointains états-majors le capitaine prisonnier, après lui avoir témoigné les égards dus à sa vaillance. Et je remerciai le Seigneur qui privait ainsi le Kronprinz impérial d’une foule de renseignemens écrits et verbaux trop intéressans.

Tandis que l’armée belge se préparait à défendre Anvers, Alexander Powell ne restait pas inactif. Le moment ne lui semblait pas encore venu de s’enfermer dans la ville et d’y attendre le premier acte d’un siège que l’intervention prématurée des zeppelins faisait déjà prévoir dramatique et sanglant. Il voulait parcourir en reporter la Belgique envahie, pour observer d’après nature la conquête et l’administration allemandes dont la rumeur publique dénonçait déjà les excès. Peut-être supposait-il, après tout, que les victimes de la première incursion des dirigeables sur Anvers avaient dû leur mort à l’un de ces hasards funestes qui protègent les militaires aux dépens des non-combattans ; « l’armée la plus disciplinée du monde » ne pouvait se conduire comme une horde sans frein de reitres brutaux, et tous ses crimes n’étaient imputables qu’à des calomnies intéressées. Il y avait bien, au moins, une histoire de Bruxellois affamés pour le ravitaillement desquels le ministre des Etats-Unis était obligé d’agir vite et de parler haut. Mais, dans le doute, il valait mieux aller y voir.

Les grands chefs allemands avaient promis une exécution sommaire, comme espion, à tout journaliste égaré dans leurs lignes. Powell, qui les soupçonne fort de n’être pas gens à se contenter de vaines menaces, juge donc préférable de se muer à son tour en courrier de cabinet. Un ami l’accompagne ; et l’auto bourré de paquets de cigarettes, orné de deux immenses drapeaux américains, transporte vers Bruxelles, par Aerschot, l’envoyé spécial du consul général d’Anvers au ministre des États-Unis.

La précaution était bonne et la ruse louable, puisqu’elle nous permet de savoir, sans ambiguïté, comment les armées de Guillaume II appliquent le principe des responsabilités collectives en pays ennemi. Certes, les chefs militaires, sous quelque longitude qu’ils opèrent, ne sauraient prendre trop de précautions pour préserver leurs troupes contre l’hostilité effective des habitans. Parfois, des exemples sont nécessaires pour contenir le patriotisme surexcité, qui d’ailleurs entretiendrait le trouble dans une région conquise ou servirait d’excuse à de regrettables attentats. Mais il y a « la manière, » et les Allemands ne l’ont pas. Que le fils du bourgmestre d’Aerschot ait, avec ou sans raison, tué d’un coup de revolver le général qui dînait chez son père, que des civils aient tiré en même temps sur les soldats disséminés dans les rues, les scènes dont la malheureuse ville fut le théâtre ne s’excusent pas. Sous prétexte d’exécution militaire, l’armée d’un pays qui revendique le monopole de la Kultur a commis au XXe siècle des forfaits pires peut-être que ceux du Sac de Rome ou des Noces de Magdebourg. Ce n’est pas le gouvernement belge, dont les doléances pourraient paraître suspectes, qui l’affirme. C’est un neutre, citoyen des États-Unis, journaliste sans préférences et sans préjugés, que le souvenir des horreurs vues et devinées poursuit comme un cauchemar : « J’ai vu, écrit-il, en maints lieux de la terre, maintes choses terribles et révoltantes, mais rien d’aussi épouvantable qu’Aerschot. Les deux tiers, je n’exagère point, de ses maisons avaient été la proie des flammes et portaient les visibles traces d’un pillage préalable par une démente soldatesque. Les preuves du crime étaient partout… » Je ne retiens de son récit que celle-ci, qui me paraît assez éloquente : «…Malgré les froncemens de sourcils des soldats, je tentai de causer avec quelques-unes des femmes tassées devant une boulangerie, dans l’attente d’une distribution de pain ; mais les pauvres créatures étaient trop terrorisées pour répondre autrement que par un regard fixe et suppliant de leurs yeux largement écarquillés. Ces yeux me hanteront à jamais. Ne hantent-ils pas quelquefois les Allemands ? Mais un mince incident qui se produisit au moment où nous quittions la ville fit plus que tout le reste pour me rendre sensible l’horreur des choses. Nous croisions une petite fille de neuf ou dix ans, et j’arrêtai mon auto pour la questionner sur notre route. A l’instant, elle leva les mains au-dessus de sa tête, et se mit à crier en demandant grâce. Après que nous lui eûmes donné du chocolat et de l’argent, en l’assurant que nous n’étions pas des Allemands, mais des Américains, des amis, elle s’enfuit comme une biche effarouchée. Cette enfant aux yeux agrandis par l’épouvante, et ces mains qui imploraient encore, quelle vivante et terrible pièce à conviction contre les Allemands ! »

Mais Powell n’a pas fini de s’indigner. La route d’Aerschot à Bruxelles traverse Louvain. Et Louvain, plus qu’Aerschot et autant que Termonde, prouve le savoir-faire des envahisseurs. Pourtant, avec une impartialité méritoire, il publie la version des victimes et celle des Allemands sur les ruines de la malheureuse cité. Il pousse même le scrupule jusqu’à reproduire son dialogue avec un général de haut parage qui explique les divers épisodes du drame par la nécessité de justes représailles et l’imprudente curiosité des femmes et des enfans ! Tout cela, d’ailleurs, ne parait pas bien convaincant au reporter qui le confesse, avec sa répugnance pour de telles sauvageries. Que les Belges aient conspiré, — ce qui est peu probable après l’exemple d’Aerschot, — que les Allemands, pris de panique après un combat malheureux aux environs, se soient fusillés les uns les autres dans les rues de la ville, et se soient vengés sur les habitans pour expliquer congrûment aux étrangers leur méprise, on ne peut admettre, en pleine Europe, des actes de guerre qu’aurait désavoués Samory. D’après des témoins oculaires, Américains comme lui, Powell affirme que le sac de Louvain dura deux jours. Or, Napoléon Ier, qui n’était pas tendre, ayant eu des motifs aussi impérieux de châtier Ratisbonne, fit cesser par dégoût, au bout d’une heure, le pillage dont il avait d’abord fixé la durée à un jour. Les généraux allemands répondraient peut-être, à cet argument, qu’ils ne sont pas Napoléon. Hé ! nous le savons bien.

Que parfois, dans les districts envahis, des actes inopportuns ou maladroits aient pu servir de prétexte à des répressions, qui d’ailleurs en tout cas furent barbares, nul ne songe à le nier. Avec un souci de bonne foi évident, Alexander Powell porte les bonnes actions, quand il en voit sur sa route, à l’actif des envahisseurs. Telle est l’histoire des incidens qui précédèrent l’entrée des troupes allemandes à Gand. D’ailleurs, il s’en fallut de peu que cette ville eût le sort de Termonde et de Louvain. Peut-être, la nationalité des témoins placés par le hasard à l’origine du conflit, la fermeté du consul évoquant à propos les sympathies historiques de la grande République américaine pour Gand, firent-elles plus que la douceur hypothétique de cœur du général von Bœhn pour sauver l’antique cité. Mais elle fut sauvée contre toute espérance, et le reporter du New York World est justement fier d’avoir joué un rôle important dans cette dramatique affaire.

La rencontre lui permit en outre de contempler à loisir le merveilleux outil de guerre qu’étaient encore, dans les premières semaines de septembre, les armées de Guillaume II. A lire cette description saisissante, déjà reproduite par les grands journaux, on est contraint de méditer. L’offensive inattendue des Belges détourna soudain vers le Nord ces troupes formidables qui allaient à marches forcées intervenir dans la bataille de l’Aisne où s’arrêtait notre élan. Plus tard, quand l’heure sera venue d’épiloguer, des critiques susceptibles mesureront peut-être au compte-gouttes la part militaire de la Belgique dans l’œuvre du salut commun. Et cependant, plus encore que les sacrifices du début de la campagne, l’héroïque diversion qui força les Allemands à éloigner leur IIIe et leur IXe corps du théâtre principal de la guerre, au moment où leur intervention pouvait être décisive, mérite le respect et la reconnaissance sans réserves des Français.

Si étonnant que cela paraisse, Powell a circulé sans ennuis sur toutes ces routes couvertes de guerriers peu accommodans. Il doit, pense-t-il, son bonheur extraordinaire à la provision de tabac dont il avait eu soin de bourrer le coffre de l’auto. Rencontrait-il dans la région occupée par les troupes allemandes une patrouille, un poste, des groupes d’isolés avec lesquels des discussions auraient vite tourné à l’aigre, des paquets de cigarettes jetés sans parcimonie, accompagnés d’un « au revoir » aimable, dégageaient la route plus vite et mieux que le plus en règle des laissez-passer. On peut donc croire que le grand État-major avait quelque peu oublié l’approvisionnement de tabac dans ses minutieux calculs : le soleil lui-même a des taches. Un tel oubli, qui paraît être de minime importance, est cependant celui dont les effets sont partout les plus pénibles pour les combattans. Ils se moquent d’avoir des habits en loques ou des souliers troués ; si les vivres réglementaires n’arrivent pas, ils patientent ou savent s’en procurer. Mais sans la pipe ou la cigarette habituelles, privations et fatigues sont ressenties avec une acuité qui réagit fâcheusement sur le moral.

L’auto-tabagie de Powell me remémore le marasme où l’absence d’allumettes, de scaferlati et de maryland plongeait, a la même époque, nos officiers et nos soldats. Dans notre marche vers la Belgique, nous traversions des villages dont les bureaux de tabac étaient déjà presque vidés par les forces de cavalerie qui nous précédaient. Nos cyclistes et nos éclaireurs régimentaires se faufilaient avec les campemens, glanaient le reste des vitrines chez les buralistes, pour exploiter sans vergogne les profits d’un trust avantageux. Les petites provisions emportées dans les sacs et les cantines s’étaient depuis longtemps converties en fumée. Seuls, ceux que les trusteurs honoraient de leur protection ou de leur amitié pouvaient encore cultiver, à prix d’or, un vice dont le spectacle de l’envie générale augmentait la douceur. Les autres devaient recourir aux pratiques de l’adolescence et piper tristement la paille hachée menu, ou la barbe de maïs. Or, notre colonel, qui ne fumait pas, avait une âme pitoyable. Et comme, vainement, il avait imploré l’Intendance, il décida d’être tout seul le pourvoyeur du régiment.

Depuis deux jours, on était cantonné près de la frontière qu’on devait bientôt franchir. De l’autre côté, la Belgique s’offrait comme la terre promise des fumeurs. Mais, pendant l’accalmie qui précéda l’orage, de nombreuses patrouilles de uhlans en défendaient l’accès. Du haut d’une colline, on les voyait à la lorgnette, trottant à travers les villages et les bois, pourchassés par nos cavaliers, mais toujours aux aguets. Entre temps, le colonel s’était procuré un auto de tourisme, mené par un chauffeur débrouillard. Sans rien dire à personne, il partit en voiture après le déjeuner avec, pour toute escorte, son ordonnance sur le siège du conducteur. Trois heures après, il revenait d’une longue randonnée en Belgique où il avait acheté un monceau de cigares, cigarettes et paquets de tabac, sans que les ennemis disséminés dans la campagne aient été mis en éveil par cette voiture errante sur les chemins. La joie bruyante qui accueillit son retour et la distribution gratuite de ses provisions fut, pour le bon colonel, une récompense de qualité rare : « Quoi ! diront les sages, un colonel se risquer ainsi pour du tabac ! Quelle faute blâmable ! » Je concède que, en principe, les sages parlent bien. Mais les sages ne comprennent rien aux sentimens généreux, ni aux gestes élégans. Et, mieux que toutes les harangues, l’ « imprudence » du colonel inspira au régiment la passion du sacrifice et le culte de son chef.


III

Comme un fleuve débordé, l’invasion allemande s’étendait rapidement sur les provinces occidentales de la Belgique, et Powell en avait observé tout à son aise les effets destructeurs. Cependant, l’armée belge, concentrée dans le camp retranché d’Anvers, guettait le moment favorable pour établir une digue contre l’inondation. A la fin du mois d’août, la poussée vers le Sud semble aspirer, derrière Kluck et Bülow, la majeure partie des contingens qui occupaient les Flandres. Après les exemples d’Aerschot et de Louvain, les Allemands pouvaient croire que la terreur suffirait à contenir le pays, mieux que de copieuses garnisons. Ils comptaient sans les impétueuses troupes du roi Albert. C’est leur duel avec leur puissant adversaire que Powell analyse en termes imagés : « On eût dit un terrier fonçant sur un bouledogue. »

L’organisation matérielle de l’armée belge était alors, comme aujourd’hui, tout à fait digne d’éloges. La cavalerie était admirablement montée ; l’artillerie était du plus récent modèle, et ses attelages étaient excellens ; les services de ravitaillement et de transport n’employaient que des automobiles fort bien aménagés ; enfin de nombreuses mitrailleuses blindées, sur des châssis à moteur, servies par des conducteurs, adroits et braves, qui accomplissaient audacieusement des tours de force, compensaient ce que l’armement de l’infanterie et l’habillement de toutes les troupes avaient de défectueux. L’armée était en effet vêtue de costumes pittoresques, mais terriblement voyans. Les couleurs de l’arc-en-ciel distinguaient les uniformes qui faisaient de jolies taches dans le paysage, mais fournissaient aux ennemis des objectifs visibles à souhait. Malgré cela, fantassins, cavaliers, artilleurs, gendarmes même, se battaient avec un brio, une fougue endiablée qui remplissaient le classique « vide du champ de bataille » de scènes épiques dont l’allure et la couleur auraient tenté, nous dit Powell, Détaille ou Meissonier.

Dans ces régions plates et découvertes où les seuls obstacles sont les fossés des routes, les remblais boisés des chemins de fer, les berges des canaux, il était difficile pour les combattans d’utiliser le terrain. Sans abris naturels dans ces espaces nus où les balles et la mitraille faisaient rage, où les clôtures en fil de fer disloquaient les offensives, les adversaires en étaient réduits aux manœuvres d’ailes, qui avaient pour conséquence l’extension indéfinie des fronts. Le succès devait donc se tourner, à courage égal, — et nous savons que les Allemands, aussi, sont braves, — du côté des effectifs les plus nombreux. Or, nous dit Powell, les Belges n’avaient guère que 60 000 hommes dans leurs troupes de campagne. Les Allemands au contraire, quoique d’abord pris au dépourvu et chassés de Malines, pouvaient envoyer à la bataille des renforts presque inépuisables.

Plus heureux que les combattans dont les vues sont limitées par l’étroitesse de la scène où chacun s’agite, dont les impressions sont déformées par un relief qu’accuse la proximité des faits, le correspondant du New York World pouvait tout voir. Son auto le transportait, malgré les rafales des shrapnells, vers tous les points du front. Du haut des clochers et des beffrois, il pouvait contempler les péripéties de la lutte, jusqu’à ce que la menace des obus dirigés sur son observatoire l’obligeât à s’en éloigner prestement. Il a donc vu, et bien vu. Il a noté, d’après nature, l’erreur des tacticiens en chambre, qui niaient, avant la guerre, les possibilités d’emploi de la cavalerie à cheval, car il a suivi de l’œil les phases d’une charge de lanciers belges sur un fort détachement d’infanterie, qui fut refoulé : «… Au point de vue purement militaire, ce fut sans doute une mince affaire ; mais, sous le rapport de la couleur, du mouvement et de l’émotion, ce fut un spectacle qui, à lui seul, valait le voyage en Belgique… » Il a constaté l’admirable tenue, sous un feu violent, de ces troupes belges, chez qui l’amour de la patrie, le loyalisme envers le souverain, la haine de l’envahisseur, remplaçaient les traditions d’une gloire ancienne et le dressage méthodique et savant.

Certains détails, dans ce tableau d’ensemble, sont particulièrement poussés, soit parce qu’ils symbolisent la mentalité de la résistance belge, soit parce qu’ils fixent le souvenir d’actes intéressans ou instructifs. L’invulnérabilité inexplicable de quelques êtres privilégiés, la discipline de la troupe et le sang-froid des chefs à des momens critiques, les ravages du tir, les effets de la retraite sur des villageois qui croyaient au retour de la victoire et à la libération prochaine du pays, sont décrits par Powell avec la justesse et la sobriété caractéristiques des épisodes « vécus. » De tels croquis ne s’inventent pas. Par exemple, le gendarme qui file en terrain découvert, sous un ouragan de projectiles, pour porter un ordre au loin, et qui s’en revient indemne, qui de nous ne l’a vu et ne l’a complimenté ?

Un jour, je faisais cavalier seul avec ma troupe sur un plateau qui était bien aussi dénudé que les environs d’Anvers avant le siège. Il s’agissait de ne pas laisser les Allemands y progresser, afin de donner aux nôtres le temps d’organiser en arrière un point d’appui pour l’offensive du lendemain. La route bordée d’arbres qui longeait l’arête du plateau était prise de front et de flanc par les rafales ennemies et, à chaque instant, de grosses branches s’abattaient sur le sol. Les balles des fusils et des mitrailleuses, les shrapnells et les « marmites » miaulaient, bourdonnaient et tonnaient comme les instrumens désaccordés d’un orchestre de musiciens fous. Et, sur cette route où les heures me paraissaient longues, je vis arriver un bon gros brigadier réserviste, sous-chef des éclaireurs du régiment, qui faisait à toute petite allure du steeple à travers les branchages. Il s’arrêta devant moi, me tendit un papier et, bien campé en selle, il épongea doucement sa rouge figure réjouie : « Mais descendez donc et terrez-vous, pendant que j’écris la réponse, lui criai-je. Vous ne voyez pas qu’on vous tire dessus ? — Ah ! vous croyez ? » Je m’attendais si peu à tant d’insouciance que j’en restai tout ébaubi. Impassible, il descendit, toujours soufflant, observa d’un air intéressé, mais sans rien dire, les ravages que tireurs et pointeurs ennemis faisaient dans les arbres et sur la chaussée, tandis que je griffonnais un compte rendu concis. Puis il repartit comme il était venu, sans plus de hâte ni d’émotion. J’appris plus tard, avec surprise, que. la vaste cible représentée par le gros brigadier et son roussin était, comme le gendarme de Powell, arrivée intacte à bon port. Ce sont de tels exemples qui démontrent aux gens de guerre la souveraine puissance de la Fatalité ou de la Providence.

On arrive très vite, dans ces orages de fer et de feu, à comprendre, selon ses croyances, qu’on n’est qu’un fétu entre les mains de Dieu ou du Destin. Et des actes qui, en temps normal, seraient jugés comme d’inexcusables folies se classent sans effort, après quelques jours de bataille, dans la catégorie des faits raisonnables et naturels. A l’époque où se livrait la bataille de la Marne, j’avais comme objectif une position assez fortement occupée. La ligne de tirailleurs en était arrivée à trois cents mètres environ, et je songeais aux préparatifs de l’assaut quand, pour un motif quelconque, je reçus l’ordre de me replier. La dernière des compagnies allait donc battre en retraite à son tour, lorsque je vis les hommes déjà levés se figer sur le sol au signal de leur chef. Alors, celui-ci franchit la ligne des corps aplatis et, tout seul, posément, s’en alla vers l’ennemi. Stupéfait, je le regardais sans comprendre. Autour de lui les balles innombrables soulevaient des flocons de poussière, qui l’environnaient comme d’une nuée roussâtre. Dans ce voile léger et tremblant sa haute taille paraissait immense, et ses enjambées étaient celles d’un titan. Il fit ainsi deux cents mètres et, soudain, il s’affaissa. Je le croyais touché, mort peut-être, et je renonçais à déchiffrer l’énigme de son équipée, mais il se releva aussitôt. Il soutenait un homme qu’il portait presque, et qu’il ramena sur la ligne avec le même calme et le même bonheur. Alors seulement il mit son monde en marche et je n’ai jamais vu, sur aucun terrain de manœuvre ou de défilé, une troupe évoluer avec autant de sang-froid et de précision. Elle ne laissa d’ailleurs, sauf quelques morts, personne en arrière.

J’allai m’enquérir, aussitôt que possible, des causes de cette fugue mystérieuse. L’officier, un lieutenant très ancien, — le capitaine avait été blessé au début de l’affaire, — me l’expliqua froidement, comme il aurait raconté une histoire banale : « J’avais envoyé, dit-il, une patrouille de combat vers la position, dans mon secteur d’attaque. Au moment de commander demi-tour à la compagnie, j’ai vu qu’un des hommes de cette patrouille, blessé, avait été abandonné par elle. Je n’ai pas voulu le laisser prendre par les Allemands, et je suis allé le chercher. » Je n’insistai pas sur les complimens que la modestie de l’officier refusait, et j’énumérai les objections nombreuses que son acte inspirait : « Bah ! je suis très fort et je pouvais, tout seul, ramener le bonhomme. Autrement, j’aurais dû, pour obtenir ce résultat, envoyer deux soldats qui étaient évidemment plus vulnérables. — Mais vous pouviez y rester vous aussi, et vous êtes le chef qui ne doit pas s’exposer sans raison… — Ohl nul n’est indispensable, et, si j’avais été touché, ça aurait fait de l’avancement… » Je crois inutile d’ajouter que cet exemple d’héroïsme sans façon établit sans conteste dans la compagnie l’autorité morale de son nouveau chef.

Après une lutte qui dura trois jours, du 23 au 26 août, l’armée belge est obligée de céder à la pression de forces très supérieures ; elle évacue de nouveau Malines et se retire dans le camp retranché d’Anvers. Powell a suivi toutes les phases de la bataille, qui s’étendit sur un front de trente-cinq kilomètres ; il accompagne la retraite, et il pense que ce mouvement en arrière n’est pas définitif. La discipline et la fière tenue des troupes ne sont pas amoindries par l’échec : « … Les soldats demeuraient confians, pleins de courage, et me donnaient cette impression que, si le front allemand cessait une minute de se tenir sur ses gardes, la petite Belgique lui porterait un de ces coups qui cuisent comme ceux du soleil… » Si, par aventure, il avait assisté à la retraite française vers la Marne, il aurait eu le même spectacle et la même opinion.

Contrairement à ce qu’on « aurait pu croire, les erreurs et les défaites du début de la campagne, le retour précipité vers le Sud, si différent de la marche rapide vers le Rhin, que beaucoup d’entre nous rêvaient encore quelques jours auparavant, les sommeils abrégés par les départs en pleine nuit, les marmites renversées dans la fièvre des alertes et des contre-ordres, les marches épuisantes dans l’ignorance des événemens, rien de tout cela n’entamait la cohésion ni l’espoir. « Ca commençait mal, mais ça ne durerait pas, et ça ne finirait pas ainsi. » Tel était le sentiment commun dans les rangs. On ne pouvait croire que la France ferait faillite à ses destinées ; on avait beau être sans indices sur la situation générale, les plans de campagne et les sentimens des grands chefs, on était « sûr de Les avoir tout de même. » Et, si des pessimistes geignaient, on ramenait la confiance en affirmant au petit bonheur : « Ne vous frappez pas ! C’est un piège qu’on leur tend ; on les attire pour mieux leur tomber dessus ! » C’est grâce à cette confiance adroitement entretenue par les sous-ordres, à cette foi instinctive de tous dans la vitalité du pays, que la manœuvre du Parthe, si difficile et si dangereuse pour des groupes d’armées, put réussir.

D’ailleurs, toute cette partie du récit de Powell évoque chez les Français des souvenirs et des comparaisons qui sont à la fois tristes et consolans. L’exode des villageois et des citadins fuyant devant l’envahisseur, dont le passage de l’armée belge en retraite annonce l’approche inattendue, fut semblable dans ses moindres détails à celui des bourgeois et des paysans de chez nous. Ces pauvres gens avaient vu nos troupes pleines d’entrain aller vers le Nord, vers la victoire que les premiers Bulletins officiels des Communes promettaient complète et prochaine. Et, quelques jours après, ces mêmes troupes revenaient. Elles arrivaient à une heure tardive, harassées, les rangs éclaircis, mais toujours bien équipées, avec leurs trains en bon état. Comme aux manœuvres du temps de paix, les officiers de jour préparaient les cantonnemens, veillaient aux distributions, et, pendant la nuit, les cyclistes portaient dans les unités les ordres pour le départ au point du jour : « Alors, nous aussi, nous devons partir ? » demandaient les habitans au maire perplexe, aux officiers et aux gradés, qui n’en savaient pas plus long qu’eux. Et c’étaient les matelas chargés en toute hâte sur des chariots, des tiroirs ouverts et vidés sur le plancher dans la fièvre des recherches et des choix indécis, des cachettes mises au jour d’où sortaient les économies et les bijoux ; des bestiaux rendus inquiets par tout ce remue-ménage et qui faisaient grand bruit ; des enfans ahuris et pleurans. Quand tout était paré pour le départ, on le différait jusqu’au dernier moment. Qui sait ? On n’entendait pas le canon, les uhlans n’étaient pas signalés ; peut-être ne viendraient-ils pas jusque-là ? Les Français feraient front et les chasseraient au loin. Mais, à l’aurore, ce fragile espoir s’envolait. Alors on attelait un vieux cheval, dont la réquisition n’avait pas voulu, l’on hissait sur le char les derniers nés et parfois les grands-parens, qui avaient vu 70 ; on abandonnait les bœufs et les moutons à la garde de Dieu ou des entêtés qui ne voulaient pas fuir, et l’on allait par les routes, les chemins de traverse, chez des amis, chez des cousins, chez des étrangers, qui donneraient asile aux fugitifs. Et ce que je ne me lassais pas d’admirer, c’était la délicatesse de tous ces malheureux qui ne songeaient pas à nous reprocher leur misère. Je n’ai jamais vu un mauvais regard, ni entendu un sarcasme ou une injure. Non ! nous n’étions pas fiers, alors, car, si nous avions bien combattu, nous étions seuls à le savoir. Et nous aurions excusé la plainte de quiconque nous aurait dit : « Quoi ! c’est comme en 70 ! Après quelques jours de guerre, vous êtes incapables de nous protéger ! On a donné sans compter, depuis quarante-trois ans, notre argent et nos fils, et voilà notre récompense ! Qu’appreniez-vous dans vos Ecoles, et que faisiez-vous dans vos garnisons ? »

Eh bien ! ces doléances mêmes nous furent épargnées. Nous n’étions pas traités de capitulards, et nos chefs n’étaient pas soupçonnés de trahison. Au contraire. Dans les maisons les plus pauvres, dans les cantonnemens les plus misérables, nos hôtes exhumaient toujours quelques vieilles bouteilles, qu’ils nous invitaient à vider avec eux en l’honneur de la victoire prochaine Et, au départ, ils faisaient passer dans l’étreinte de leurs mains la consolation et le réconfort que donnait le spectacle de leurs sacrifices acceptés sans phrases et sans arrière-pensée.

Braves gens du Nord de la France, qui saura jamais, hormis nous, vos héroïsmes et vos générosités ! Quels ordres du jour citeront les boutiquiers qui vidaient gratuitement leurs tiroirs dans les musettes des fantassins et sur les coffres des artilleurs, les ménagères qui offraient les trésors de leurs huches et de leurs basses-cours aux convoitises des soldats, les agriculteurs qui faisaient l’hécatombe de leurs troupeaux avant de s’exiler pour en priver l’ennemi. Le guerrier qui, dans la griserie du combat, donne son sang pour le pays, espère en obtenir une récompense, matérielle ou morale ; mais ces anonymes ont donné, pour rien, ce qui représentait une vie de labeur, le pain pour leurs vieux jours, ou la dot de leurs enfans. Et l’abnégation du bourgeois, de l’ouvrier, du paysan paisibles, me paraît aussi méritoire que celle du soldat.

Faut-il en citer un exemple ? Je choisis au hasard. Un après-midi, j’avais arrêté ma troupe aux environs d’une ferme immense. Des fumées au-dessus de villages, le grondement assourdi de canons annonçaient que les Allemands n’étaient pas très loin. Quelques officiers qui venaient d’explorer la ferme annoncèrent, tout joyeux, que le propriétaire mettait à notre disposition, pour rien, le contenu de ses étables, de son cellier, de ses granges et de sa basse-cour. J’allai voir aussitôt cet homme généreux : « Vous êtes bien aimable, monsieur, lui dis-je, mais je ne puis accepter. Vendez tout ce que vous voudrez, et l’on paiera sur-le-champ. — Pourquoi donc ! J’ai plaisir à donner à des Français ce qui, demain, serait pillé par les Allemands. — Le résultat serait le même. Vendez donc aujourd’hui, puisqu’il est temps encore. Ce sera autant de sauvé ; votre ruine sera moins complète. » Mais je ne réussis pas à le convaincre sans un long débat. Il ne pouvait se faire à l’idée d’une vente qui froissait son patriotisme délicat. Quand je lui eus exposé la richesse des ordinaires, quand il comprit qu’une forte saignée à des bonis copieux n’appauvrirait pas les capitaux personnels des troupiers et que les chefs de popote des officiers ne regardaient pas à la dépense, alors seulement il accepta le principe des compensations. Mais, grâce aux prix qu’il imposa, la cession contre argent ne fut guère que le don déguisé des meilleurs produits de son domaine. Le lendemain, on se battait autour des bâtimens, et la ferme entière flambait sous les obus des deux partis. Je n’ai plus revu ce magnanime homme des champs. Peut-être, après la victoire finale, sera-t-il indemnisé de sa ruine. Kl que d’histoires analogues je pourrais raconter en égrenant mes souvenirs !

Alexander Powell aussi, sans doute ; cependant, il ne s’y attarde pas. La misère des campagnards belges l’attriste, mais elle l’indigne moins que le sort de Malines, bombardée sans répit et sans nécessité. La cathédrale, surtout, était visée par les Allemands qui « semblaient prendre un acre plaisir à diriger leur feu sur le vénérable édifice… Comme, à ce moment-là, il n’y avait pas de troupes belges dans Malines, ce que les Allemands savaient fort bien, ce bombardement de ville ouverte et la destruction de ses monumens historiques me parurent des actes particulièrement cruels et qu’aucune nécessité militaire ne réclamait. Mais il va sans dire que ces dévastations faisaient partie intégrante de la politique allemande de terrorisme et d’intimidation. Avec le massacre des civils, elles constituaient la rançon à payer par les Belges pour expier la résistance à l’envahisseur. »

Cette fois encore, les généraux de Guillaume II raisonnaient mal. Au lieu de réduire leurs adversaires à merci, une telle sauvagerie les exaspéra. Vers la mi-septembre, leur armée de campagne se rue de nouveau à l’attaque. Et la bataille de quatre jours qui en est la conséquence causa peut-être l’échec définitif des plans du grand état-major allemand. Du moins, Powell l’affirme en termes précis : «… Le grand mouvement de flanc des Alliés contre les envahisseurs de la France avait été redevable de son succès à cette énergique offensive des Belges qui, cela a été prouvé depuis, agissaient en coopération étroite avec l’état-major général français… »

Weerde paraît être le centre de cette bataille dont le correspondant du New York World ne manque pas de suivre les moindres péripéties. Il comprend bien que cette tentative sera la dernière pour briser le cercle qui se dessine autour d’Anvers. Le roi Albert ne veut pas se laisser enfermer, et ses adversaires sont décidés à l’y contraindre. Et, quoique toute la bataille se résume dans le conflit de deux volontés et que la victoire récompense en principe la plus tenace, les forces en présence étaient trop disproportionnées pour que cet axiome militaire fût encore une fois vérifié par les événemens.

D’ailleurs, Powell ne cherche pas à faire, pas plus que naguère, une critique technique des faits. Ce spécialiste du reportage militaire comprend qu’il n’aurait pas les moyens de la justifier. Les diverses campagnes dans les quatre parties du monde, où s’est formée son expérience, n’étaient que les répétitions des couturières du drame ultra-terrible auquel il assiste le 13 septembre et jours suivans. Jamais, en effet, il n’avait vu réunis, sur un espace relativement restreint, tant de gens résolus à s’entre-tuer avec des engins aussi perfectionnés.

À cette période de la guerre, l’art militaire ne s’était pas encore figé dans la défense ou l’attaque de tranchées. Les ouvrages de fortification passagère n’étaient que l’accessoire utile d’une stratégie et d’une tactique de mouvemens. Les adversaires manœuvraient, faisaient des feintes, se tendaient des pièges, comme aux époques classiques où la variété des combinaisons, la rapidité des marches, la divination du chef, plus encore que la bravoure des exécutans, suffisaient fréquemment pour triompher. Mais les effets d’un tir servi par un matériel dont on avait trop méprisé la meurtrière puissance ; les conditions récentes de vulnérabilité relative des troupes qui, chez les Allemands, ne formaient que des objectifs imprécis et presque invisibles ; l’emploi d’abris qui permettaient d’appliquer à la perfection le principe de l’économie des forces, étaient des facteurs, secondaires en apparence, dont il fallait maintenant tenir compte. C’est peut-être pour les avoir négligés que les Belges virent échouer leurs efforts. Malgré leur entrain et leur savante préparation de l’attaque décisive, ces facteurs secondaires agirent contre eux et changèrent le sens du résultat escompté.

Au lieu d’un ennemi démoralisé, réduit au silence dans le secteur choisi pour l’assaut, ce furent une artillerie puissante, des mitrailleuses innombrables qui accueillirent les troupes royales et brisèrent leur élan : « J’ai assisté à des combats sur quatre continens différens, écrit Powell, mais je n’ai jamais vu un feu aussi homicide que celui qui effaça la tête de colonne belge comme une éponge oblitère les chiffres tracés sur une ardoise… » Puis le tir s’allongea pour atteindre l’assaillant dans les haltes successives de son repli, tandis que l’infanterie allemande fonçait en masse, progressait avec rapidité, ne laissait pas à l’adversaire le temps de se ressaisir. Dans ce pays sans reliefs, aucun obstacle naturel, à défaut d’ouvrages de campagne, ne permettait aux Belges de s’accrocher au terrain, et de préparer à l’abri un retour offensif. La bataille qui déterminait le sort éventuel d’Anvers était perdue pour eux.

Ce n’est pas seulement autour de Weerde que les tenans de la contre-attaque, les théoriciens de la défensive-offensive trouveront dans cette guerre la preuve de leurs argumens bien connus depuis le TransvaaI. Les premières rencontres de la campagne de France, avant même la bataille de l’Aisne, furent machinées de la même manière par les Allemands. Terrés dans les accidens du sol qu’ils utilisaient et fortifiaient à merveille, rendus invisibles jusqu’aux moyennes distances par leurs uniformes gris, ils nous laissaient évoluer en marches d’approche où nos tenues archaïques leur livraient de loin, par les taches sombres qu’elles dessinaient sur les champs et sur les prés, le chiffre de nos forces et le secret de nos dispositifs. Prévenus par leurs Tauben, ils nous guettaient comme à l’affût, tous points de passage bien repérés sur leurs carnets de tir, tandis que nous avancions dans le vague, ne sachant guère de l’ennemi que son contour apparent.

A nos canonnades sans buts précis ils ripostaient en temps utile par une tempête de balles innombrables et sûres qui arrêtaient l’élan, tandis qu’un arrosage préventif de shrapnells sur les zones en arrière ou latérales compromettait l’exécution d’une manœuvre alors trop tardive, ou gênait la marche en avant des renforts. On s’était attendu à des combats de rencontre, sur la foi de théories prônant de part et d’autre l’offensive, et l’on se heurtait à des positions organisées, d’où l’adversaire ne sortait que lorsqu’il supposait notre force matérielle détruite et notre moral anéanti. Sans le ressort naturel de la race et l’habileté de nos grands chefs, les pénibles déceptions éprouvées pendant la prise de contact auraient produit un résultat désastreux.

C’est très joli de railler, dans des lettres destinées à la publicité, les engins guerriers de l’adversaire ; mais je ne sais si tous ceux qui en ont vraiment éprouvé les effets professent pour ses shrapnells, « marmites » et mitrailleuses un aussi tranquille mépris. Je suis resté maintes fois plusieurs heures de suite sans abri sous les projectiles variés des Allemands, et je trouve que Powell énonce à leur égard une opinion raisonnable : « Vous avez tous ouï la tempête d’hiver clamant et sifflant au faite des arbres décharnés. Le shrapnell a la même résonance, mais très accentuée. On ne conçoit pas à quel point les shrapnells sont désagréables, quand ils éclatent dans votre voisinage immédiat. On éprouve le regret de ne pouvoir se métamorphoser brusquement en bûche de bois cachée dans un creux de terrain… » Comme lui j’ai constaté que les obus à balles explosaient toujours à bonne hauteur et à bonne portée, que les « marmites » semblaient posées comme avec la main à leur adresse, que mitrailleuses et fusils tiraient toujours dans la bonne direction. Sans parler des pertes éprouvées par certains régimens, je puis dire que le tir sur des objectifs même peu vulnérables était en général, au début de la guerre, efficace ou bien réglé. Il me souvient par exemple d’une section de mitrailleuses dont le commandement équivalait à un arrêt de blessure ou de mort : trois fois en diverses rencontres, cette section se mit en batterie, et trois fois, dès la première bande, le chef fut une des victimes du combat. Un jour, certain officier de ma connaissance reçut, en peu de temps, dans sa personne ou ses habits, cinq projectiles variés, tandis qu’il flânait sur un petit espace découvert.

Mais ce que j’en dis n’est pas pour dégoûter les curieux qui voudraient aller y voir. L’exemple de Powell, et de bien d’autres, prouve qu’on en revient. Après tout, en ces matières, il vaut mieux s’attendre au pire pour avoir l’agréable surprise du moindre mal.


IV

Après la bataille de Weerde, l’armée belge se réfugie sous la protection d’Anvers. Powell l’y suit. Les Allemands, que ne gêne plus aucun obstacle dans le Nord de la Belgique, se hâtent d’investir le camp retranché où ils comptent bien prendre le roi Albert et ses troupes dans un nouveau Sedan. Et, sans retard, le bombardement commence. Les grosses pièces autrichiennes sont abritées derrière le remblai du chemin de fer de Louvain à Malines, que les envahisseurs avaient défendu avec acharnement pour donner au génie le temps de construire les terrasses bétonnées, qui peuvent seules supporter ces mastodontes. Ainsi tenues hors de la portée des canons des forts, elles bouleversent les ouvrages, anéantissent sans danger pour l’assiégeant les élémens avancés de la place. L’effet destructeur de ces projectiles monstres était une révélation pour un grand nombre d’habitans qui croyaient leur ville imprenable. Le correspondant du New York World ne manque pas de courir partout, même aux endroits les plus exposés, pour noter les progrès de l’attaque, l’héroïsme de la défense, les conditions de la lutte. Celle-ci, déjà, lui parait fort inégale : «… Les Allemands tiraient à une distance de 8 milles, tandis qu’aucune des pièces belges ne portait à plus de 6. Ajoutez à cela la remarquable précision du tir des Allemands, réglé par des aérostiers, et les propriétés éminemment destructives des explosifs de leurs obus, explosifs plus terribles que la cordite et la mélinite, et vous comprendrez à quel point la défense de la position belge était fatalement illusoire… » Les « express d’Anvers, » — c’était le nom donné par les soldats a ces « marmites » de taille exceptionnelle, — justifiaient par les faits le pessimisme du reporter. Geysers de terre projetée à 70 ou 80 mètres de hauteur, village entier démoli comme un château de cartes par le souffle d’un obus, hécatombes humaines à chaque coup heureux, ne sont pas imaginés par un témoin à qui l’émotion aurait fait perdre le sens des réalités. C’est par de menus détails simultanément notés que Powell authentique son récit. Ainsi « la cargaison trempée de sang » de l’auto d’une brave dame américaine qui va chercher des blessés jusque dans les décombres du fort de Waelhem, la petite brouette et l’agneau blanc du pauvre homme dont un éclat d’obus a tué les deux enfans, le tremblement des mains de deux fumeurs émus par le passage voisin d’un « express » et qui gaspillent une demi-boite d’allumettes avant de pouvoir allumer leurs cigares, le convoi de folles transférées dans un asile plus sûr et qui s’extasient au spectacle des explosions, sont des impressions ou des souvenirs réellement vécus, car il serait impossible de les inventer.

La sincérité de Powell apparaît encore dans l’éloge sans réserves qu’il décerne au clergé belge, régulier et séculier. Cet Américain, dont on ignore les convictions, est émerveillé par les actes innombrables d’héroïsme et de charité que les prêtres et les congréganistes accomplissent sans phrases, sous ses yeux. Il ne peut s’empêcher de remarquer que la foi peut-être chancelante du peuple est stimulée par le martyre de ses pasteurs, et que l’envahisseur semble animé d’une haine spéciale envers les édifices religieux. Peut-être a-t-il raison. Je ne sais si, comme on l’affirme chez nous, l’indifférence ou l’hostilité à l’égard de la religion catholique font vraiment place à une ferveur générale qui transformera la mentalité de la nation et la politique de l’Etat ; mais j’ai constaté l’acharnement parfois inexplicable de l’ennemi contre nos clochers. Pourtant, cachés dans des vallons, entourés de grands arbres, ils n’étaient pas toujours des observatoires gênans qu’il importait de démolir. Et cependant les premiers obus leur étaient destinés. Les grosses « marmites » arrivaient par deux, et leurs doubles explosions sonnaient et se répercutaient comme un glas qui annonçait la fin prochaine de ces vénérables témoins de l’histoire locale. Et bientôt le coq ou la croix de fer, les cloches qui avaient chanté les joies et les tristesses de tant de générations, gisaient dans un linceul de pierres écroulées, tandis que des tourbillons d’épaisse fumée noire flottaient sur ce désastre comme les voiles funèbres du village en deuil.

Ainsi, sans y penser peut-être, Powell accumule en traits précis les preuves de son exactitude et de sa bonne foi. Elles rendent plus captivante la dernière partie de son livre, qui n’est pas la moins dramatique. Nous ne savions pas grand’chose des ultimes convulsions d’Anvers, et la brève résistance de ce chef-d’œuvre d’art militaire avait douloureusement surpris l’opinion publique dans nos pays alliés. Nombre de réfugiés belges chuchotaient même leurs soupçons de trahison à des auditeurs d’ailleurs trop enclins à résoudre par l’absurde les problèmes les moins compliqués. Mais les notes fidèles du reporter expliquent les sous-entendus ou comblent les lacunes des communiqués officiels. Elles ne sont certes pas des pages définitives d’histoire, mais elles dessinent une trame que les critiques et les annalistes rempliront sans doute avec la version ne varietur des événemens.

Le 3 octobre, après quinze jours de lutte intense, les Allemands ont fait craquer la ceinture des forts dans le secteur Lierre-Waelhem. Ils ont franchi la Nèthe, et le moment semble venu, pour le gouvernement et l’armée, de se dégager et d’abandonner la place à son inévitable sort. Différer plus longtemps, laisser encore la population dans l’espoir d’une lutte victorieuse, c’est fermer aux civils et aux militaires la voie libre d’Ostende, en risquant la capture avec la chute imminente de la place, ou l’internement sur le territoire hollandais. Le Roi, les ministres, les chefs de l’armée sont donc résolus à l’exode. Les diplomates étrangers sont prévenus ; ils font leurs malles et brûlent leurs papiers superflus. Mais, le lendemain, coup de théâtre. On ne part plus, et la confiance apparaît sur les visages jusqu’alors soucieux des personnages officiels. C’est M. Winston Churchill qui l’apporta. Le ministre de la Marine anglais est arrivé ; il précède un fort contingent de troupes aguerries que le Royaume-Uni envoie au secours d’Anvers, et qui changera le cours des événemens. Powell parait en douter : « Ce fut, dit-il, une entrée des plus dramatiques. Elle me rappelle irrésistiblement la scène de mélodrame où le héros surgit, nu-tête, sur un cheval blanc d’écume, et sauve l’héroïne, ou le foyer ancestral, ou la fortune de la famille, selon les cas… » Mais si le reporter est sceptique, le ministre est plein de foi : « Je crois, monsieur le bourgmestre, répondit-il tout en courant et d’une voix qui résonna jusqu’au fond du vestibule, que tout ira bien désormais. Ne vous tracassez pas ! Nous allons sauver Anvers ! »

Hélas ! ce n’étaient pas les 2 000 hommes de la brigade de marine, renforcés par 5 ou 6 000 volontaires de la réserve navale qui pouvaient sauver Anvers. Ils firent de leur mieux, et le correspondant du New York World rend un hommage ému à leur héroïque bravoure. D’ailleurs, le « cousin Jonathan, » mis en éveil par le verbe sonore du ministre anglais, semble se plaire avec malice à comparer les promesses et les moyens. Avec leur artillerie insuffisante et leur dressage incomplet, les marsouins anglais n’étaient pas assez nombreux pour donner une aide efficace aux troupes belges épuisées. Mais ils savaient qu’on les envoyait à la mort, et ils y allèrent galamment.

Leur intervention trop escomptée ne retarda pas la catastrophe. Elle la rendit au contraire plus sanglante, et faillit compromettre la liberté du gouvernement, de l’armée de campagne, et aussi d’une foule d’habitans qui préféraient l’exil au séjour dans leur ville conquise. Jusqu’au dernier moment, militaires et civils avaient espéré. Puis, soudain, ils apprenaient que la capitale de la Belgique est transférée à Ostende et que la place est devenue intenable : « On nous prévint en nous donnant deux heures, me racontait un Anversois, pour faire nos préparatifs et nous embarquer. » Et Powell renchérit : « C’était comme si l’on eût attendu, pour crier « Au feu ! » le moment où les flammes auraient embrasé le premier étage de l’immeuble et coupé la retraite aux locataires. »

Le reporter américain n’est probablement pas un écrivain professionnel. Mais il a dépeint la fuite des habitans de la ville et des régions rurales, « un demi-million de fuyards » et les derniers momens de la place assiégée en des pages qui sont d’un réalisme saisissant et d’une beauté classique. Elles seraient à citer tout entières, si on pouvait, sans nuire à leur relief, les détacher d’un ensemble d’impressions singulièrement vivant et harmonieux. Cette armée qui dispute le terrain pied à pied ; ce grouillement de citadins et de campagnards qui s’expatrient par tous les moyens de locomotion connus, quel souffle patriotique les entraine, quelle haine de l’envahisseur les anime !

L’armée de campagne a pu s’échapper ; la majeure partie de la garnison l’a suivie. Quelques forts au-delà de l’Escaut tiennent encore, mais la ville, où pleuvent les bombes, est maîtresse de son sort. Elle se rend aux vainqueurs qui la traversent et, sans désemparer, se lancent à la poursuite des troupes belges en retraite vers Ostende. Pendant qu’ils bataillent avec l’arrière-garde, le nouveau régime est systématiquement installé.

Rien n’y manque et, cette fois, l’esprit méthodique des Allemands fait merveille. Il ne fallait pas moins que leurs facultés d’organisation bien connues pour vaincre prestement les incendies allumés ou fomentés par les obus du bombardement, les épidémies que la rupture des canalisations rendait menaçantes. Powell.en Américain pratique, observe et approuve ; mais peut-être aurait-il mieux valu ne pas bombarder la ville et détruire les réservoirs.

Son rôle de reporter est terminé. Le pavé d’Anvers lui brûle les pieds maintenant que certaine usurpation de la dignité consulaire qu’il raconte avec son humour habituel, si elle était découverte, pourrait lui coûter cher. Mais, avant de partir, il a pu voir l’ « entrée triomphale » du gros de l’armée victorieuse. Triomphale, elle ne le fut guère, dans le silence des rues désertes et la protestation des volets clos. Pas plus qu’à Paris, en 71, des badauds humiliés ne se donnèrent en spectacle à la joie orgueilleuse des conquérans. Ils sont pourtant, après deux mois de luttes incessantes, « à l’apogée de leur forme ; » hommes et chevaux sont « tranchans comme des rasoirs, durs comme des clous. » Mais ces troupes, comme celles qui sont répandues sur la Pologne, la Belgique et le Nord de la France, manquent de l’élément « humain. » L’armée allemande, constate en effet Powell, n’est qu’une « grande machine dont le seul objectif est la Mort. » Et il résume ainsi son livre et ses sentimens : «… En regardant passer avec son grondement cet énorme engin de combat, aussi exempt de remords qu’un marteau-pilon, impitoyable comme un concasseur de pierres, je ne pouvais m’empêcher de m’émerveiller en songeant qu’il avait été si longtemps tenu en échec par l’ardente, la chevaleresque, l’héroïque et si peu préparée petite armée de la petite Belgique. »

Tout commentaire serait maintenant superflu. Il n’ajouterait rien à la vigueur et la justesse de cette conclusion dictée à un neutre impartial par le témoignage véridique des faits. Nous comprenons d’ailleurs ce qu’elle signifie. La France n’a jamais renié ses dettes. Et la lettre de change que la Belgique a tirée sur elle sera acquittée.


PIERRE KHORAT.

  1. Traduit de l’anglais par Gérard Harry ; 4 vol. in-8o, Larousse, éditeur.