La Guerre maritime et le droit de propriété

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La Guerre maritime et le droit de propriété
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 218-225).
LA
GUERRE MARITIME
ET LE
DROIT DE PROPRIETE

De la Propriété privée ennemie sous pavillon ennemi, par M. Charles de Boeck, Paris, 1882 ; A. Durand et Pedone-Lauriel.

La propriété privée ennemie doit-elle être inviolable sur mer comme sur terre ? Parmi les questions de droit international que débattent les publicistes contemporains, aucune autre n’intéresse à un plus haut degré les peuples civilisés. C’est pourquoi ce livre mérite qu’on le signale. Non-seulement M. Ch. de Boeck a lu, relu, médité, analysé, comparé tout ce qui s’est dit ou écrit sur ce sujet ; mais, après avoir recueilli tous les témoignages, il les juge. A son tour, il interroge la philosophie, l’économie. politique, l’histoire et, par une série de déductions qui lui sont propres, arrive à la solution du problème.

La pratique actuelle est absolument défectueuse. Le congrès de Paris a sans doute, en 1856, promulgué cette règle internationale : « Le pavillon neutre couvre la marchandise ennemie, à l’exception de la contrebande de guerre. » Mais il ne s’agit là que de la marchandise naviguant sous pavillon neutre.

En principe, la propriété privée ennemie à la mer, — soit le navire, soit la cargaison qu’il porte, — est matière à saisie et à confiscation. Bluntschli, sans doute, a pu dire que « la logique du développement historique doit forcément amener à reconnaître l’inviolabilité de la propriété privée ennemie sur mer, comme elle est déjà reconnue sur terre, » et, nous nous plaisons à le constater, tel est le mouvement de l’opinion publique depuis un demi-siècle que cette prévision n’a rien de déraisonnable. Le président Pierce, dans son message du 4 décembre 1854, en annonçant à l’Europe que les États-Unis ne renonceraient pas à l’emploi des corsaires, ajoutait que, si les principales puissances de l’Europe s’accordaient à proposer comme principe de droit international l’inviolabilité de la propriété particulière sur l’Océan, il était prêt à se rencontrer avec elles « sur ce large terrain, » et la célèbre note de M. Marcy (28 juillet 1856) reproduisait le système du message. Un peu plus tard, le ministre des affaires étrangères du Brésil, dans une note diplomatique du 18 mars 1858, exprimait le vœu que les puissances signataires du traité de Paris, pour compléter leur œuvre de justice et de civilisation, missent toute propriété particulière inoffensive, sans exception des navires marchands, « sous la protection du droit maritime, à l’abri des attaques des croiseurs de guerre. » Bientôt, en Angleterre même, beaucoup de gens commencèrent à trouver que les États-Unis avaient vu clair et bien raisonné : à la pétition des négocians de Liverpool, Bristol, Manchester, Leeds, Hull, Belfast, Glocester succédèrent, en mars 1862, la motion du député Harsfall ; en février 1866, la résolution des délégués des chambres de commerce anglaises ; en mars 1866, la nouvelle motion du député Gregory, qui réclamaient l’abolition du droit de prise. Vers la même époque (21 juin 1865), l’Italie avait inscrit dans son « code de la marine marchande » l’inviolabilité de ! la propriété privée ennemie sous pavillon ennemi. Pendant la guerre de 1866, elle n’eut qu’à exécuter cette prescription de son droit public interne pour répondre à l’initiative de l’Autriche et de la Prusse, qui renonçaient formellement à leur droit d’amener et de saisir les navires marchands. Mais, au demeurant, la convention de 1866 est unique, et M. de Boeck, tout en déclarant « qu’elle ne peut manquer d’exercer une heureuse influence, » est forcé de reconnaître que « le précédent aurait plus d’autorité si les trois puissances engagées dans cette guerre avaient été trois grandes puissances maritimes. » La France refusa d’abandonner l’ancienne pratique en 1870 ; un membre du cabinet britannique s’en fit l’apologiste ardent, en 1877, à la Chambre des communes. Quoi que puisse espérer le jeune et savant publiciste a de l’activité dévorante et de l’élan de la pensée contemporaine, » la réforme n’est pas faite, elle est à faire.

Mais s’il existe au-dessus du droit des gens conventionnel un droit des gens idéal, dont se rapprochent incessamment les nations civilisées, que de motifs pour la faire ! Jamais le succès n’eût été plus assuré, s’il suffisait d’avoir raison pour gagner sa cause.

La guerre, sur mer comme sur terre, est une relation d’état à état, non d’individu à individu ou d’état à individu. Elle n’éteint donc pas les droits privés, et les états belligérans ne peuvent s’attaquer directement ou principalement aux particuliers. Dès lors, si le champ ou la maison d’un particulier n’est pas saisissable et sujet à confiscation dans la guerre continentale, pourquoi son navire et ses marchandises sont-ils de bonne prise dans la guerre maritime ? On répond, il est vrai, que le raisonnement pèche par la base, parce que les propriétés privées ne sont pas respectées dans les guerres continentales, où le belligérant, sans violer le droit des gens, lève des contributions qui ne sont que le rachat du pillage, et opère des réquisitions qui ne sont qu’une mise en coupe réglée de la propriété privée. Mais le belligérant qui lève des contributions sur un territoire agit en vertu d’un droit de souveraineté que l’occupation qui a momentanément conféré ; la réquisition, par cela seul qu’elle se restreint aux besoins de l’occupant, diffère également de la capture, destinée à ruiner l’ennemi, non à subvenir aux nécessités du capteur. Donc l’anomalie subsiste, et l’on est réduit à soutenir qu’il ne suffit pas, pour mener à bonne fin une guerre maritime, c’est-à-dire pour terrasser un belligérant qui se bat sur mer, de détruire sa flotte de guerre, mais qu’il est indispensable de tarir ses revenus et d’anéantir son commerce en écrasant sa marine marchande. Les annales des guerres contemporaines donnent à cette proposition le plus éclatant démenti : c’est ainsi que, dans la guerre franco-allemande de 1870, nos croiseurs n’ont pas capturé plus de soixante-quinze navires de commerce, évalués par les armateurs allemands à 17 millions 1/2, cargaisons comprises, mais ne valant pas, en vérité, plus de 6 millions. Il n’y avait pas là, sans nul doute, de quoi désespérer la Prusse, et jamais l’événement n’avait mieux justifié la première opinion de lord Palmerston, celle qu’il exprima dans son discours à la chambre de commerce de Liverpool : « Nous ne trouvons nulle part qu’un pays ait été vaincu par les pertes privées qu’ont éprouvées individuellement ses citoyens. »

Personne n’a découvert, jusqu’à ce jour, un argument plausible pour justifier la saisie sur mer d’une cargaison quelconque autre que la contrebande de guerre. Quant aux navires privés, on a tenté d’en légitimer la confiscation en établissant que la marine marchande, soit dans son personnel, soit dans son matériel, est un moyen de puissance navale toujours prêt à se transformer en instrument de guerre ; elle serait à la marine militaire, s’il faut en croire quelques publicistes, ce que la réserve est à l’armée active, C’est une grande exagération. Le Journal des Débats du 28 novembre 1881 nous apprenait que « l’amirauté allemande est en train de prendre ses mesures pour transformer en croiseurs les vapeurs transatlantiques naviguant sous pavillon allemand ; » mais combien en a-t-on transformé ? La loi française du 29 janvier 1881 organise un système de surprimes à la navigation pour les vapeurs construits sur des plans approuvés par le ministre de la marine et pouvant dès lors être utilisés pendant les hostilités ; mais comme elle impose, en exigeant que ces vapeurs puissent filer 13 nœuds et demi à l’heure, des machines fort coûteuses, nos armateurs n’ont guère cherché à gagner la surprime. Enfin, il y a trois ans, un lord de l’amirauté confessa publiquement qu’il n’y avait pas, en Angleterre, plus de trente ou quarante navires marchands susceptibles d’être convertis en bâtimens de guerre. Cela suffit-il pour soumettre, en bloc, au droit de capture tous les navires marchands de toutes les puissances maritimes, et, par exemple, les vingt-deux mille bâtimens de la marine anglaise, ceux qu’on ne réquisitionnera jamais, même ceux qu’on ne pourrait pas réquisitionner ? D’ailleurs qu’est-ce qui peut justifier la capture ? Une nécessité militaire éventuelle ? Comme tout, à un moment donné, vêtemens, vivres, espèces, peut servir indirectement à la guerre, on aurait alors le droit d’affamer et de dépouiller toute la population d’un pays belligérant. Une autre maxime a prévalu dans le droit moderne de la guerre : la saisie, la séquestration, la préemption même ne peuvent dériver que de la nécessité militaire « actuelle et constatée. » Il suffit d’appliquer cette maxime.

On peut d’ailleurs se demander avec les économistes s’il existe véritablement un commerce « ennemi. » S’il est vrai, comme l’écrivit Bastiat, que « le bien de chacun favorise le bien de tous comme le bien de tous favorise le bien de chacun, » la plupart des coups qu’un belligérant porte au commerce de ses ennemis le frappent indirectement lui-même. Ce phénomène économique, que Mably signalait, en 1748, avec une perspicacité remarquable, est aujourd’hui, depuis que les relations internationales se sont à ce point accrues et enchevêtrées, d’une éblouissante clarté. Par exemple, il est bien démontré que, durant la guerre de Crimée, la France et l’Angleterre souffrirent, comme la Russie, de tout le mal fait au commerce russe, non-seulement par la diminution des exportations françaises et anglaises ou des importations russes, par l’obligation, très onéreuse pour nos nationaux et nos alliés, de recourir soit aux transports par terre, soit aux transports sous pavillon neutre, mais encore parce que, un certain nombre de Français et beaucoup d’Anglais étant les uns chefs, les autres créanciers de maisons établies dans les ports russes, les faillites survenues en Russie atteignirent à un double titre le commerce des deux puissances occidentales. A vrai dire, l’Angleterre n’a pas profité de cette leçon. Ses hommes d’état s’attachent à l’ancienne pratique et ceux qui, par aventure, s’étaient laissés aller au courant, s’empressent, ainsi que lord Palmerston l’a fait en 1862, de le remonter ! Tant qu’on n’aura pas vaincu cette résistance, le principe de l’inviolabilité de la propriété privée sur mer ne prévaudra pas dans le code international des peuples civilisés.

C’est ce que M. de Boeck a très bien compris. Aussi rien de plus pressant, de plus habile et de plus persuasif que son appel au bon sens anglais, aux intérêts anglais. L’un des rédacteurs de cette Revue, M. de Laveleye, dans une brochure publiée à Bruxelles en 1875, avait ouvert le feu, c’est-à-dire montrait avec une grande vivacité d’expressions et une grande fermeté d’argumentation que l’Angleterre est semblable à un vaste atelier travaillant pour tout l’univers et que toutes ses importations, toutes ses exportations se faisant par navire, nul autre pays ne dépend à ce point de la liberté des mers. Qu’une guerre éclate entre elle et un état quelconque des deux mondes, que cet état mette en mer dix ou vingt croiseurs plus rapides et mieux armés que l’Alabama, et tout le commerce anglais passe aux mains des neutres par le seul effet de l’élévation des assurances. Or, comme les neutres ne pourraient suffire à tous les transports que fait aujourd’hui la marine marchande anglaise, les exportations et les importations nécessaires à la vie industrielle de l’Angleterre seraient profondément affectées. M. de Boeck reprend et poursuit ce raisonnement en mettant, par hypothèse, l’Angleterre aux prises soit avec la France, soit avec la Russie, soit avec l’Allemagne et conclut avec M. de Laveleye que la capture peut être un moyen sérieux de nuire, employée contre l’Angleterre, non par l’Angleterre. On ne peut pas faire un plus grand effort pour détacher les Anglais d’une pratique funeste, et, s’ils ne sont pas convaincus, c’est qu’aucun publiciste ne les convaincra : le temps seul et les événemens les amèneront à résipiscence.

Avec quelque ardeur que M. de Boeck défende l’inviolabilité de la propriété privée sur mer, il n’écrit pas pour écrire et ses projets de réforme gardent un caractère pratique. Il étudie lui-même avec un soin minutieux les « restrictions légitimes et nécessaires » que comporte le principe. A ses yeux comme aux nôtres, la contrebande de guerre sera toujours de bonne prise et le blocus ne deviendra pas illégitime. Jusqu’ici la théorie du blocus n’a intéressé que les neutres, puisque le navire ennemi avec sa cargaison ennemie peut être saisi par cela seul qu’il rencontre en mer un croiseur de l’autre belligérant : elle intéresserait désormais tout le monde, ennemis et neutres, puisque la propriété privée ennemie, inviolable en principe, deviendrait saisissable pour infraction à la loi du blocus. Il faudra donc définir avec toute la netteté possible les conditions du blocus : autrement et pour peu que le bloquant les méconnaisse à son profit, le droit de prise n’aurait été rayé que sur le papier du code international et la liberté même du commerce des neutres, telle que l’a consacrée le droit des gens moderne, recevrait dès aujourd’hui les plus graves atteintes.

Par exemple, on reconnaît que le blocus n’est pas valable s’il n’est effectif et déclaré. Mais quand est-il effectif et déclaré ? C’est ici qu’on cesse de s’entendre. Ainsi, d’après la doctrine admise en France, le navire qui tente d’entrer dans le port bloqué, même après la notification générale et diplomatique, s’il n’a pas reçu de notification spéciale, ne commet pas une violation du blocus : au contraire, en Angleterre et aux États-Unis, les tribunaux des prises jugent que tout navire, s’il fait réellement voile pour un port bloqué dans l’intention de rompre le blocus, peut être saisi à n’importe quelle distance de ce port et confisqué avec son chargement. C’est une jurisprudence déplorable : est-ce que, même après la notification diplomatique, l’accès du port bloqué ne peut pas redevenir libre ? Le neutre qui cingle vers le port bloqué ne peut-il pas nourrir légitimement cet espoir ? Si son espoir est déçu, essaiera-t-il au dernier moment, de franchir la ligne du blocus ? Tout le monde l’ignore. On réprime donc une transgression du droit international non-seulement avant qu’elle ait été commise, mais avant que personne sache au juste si le neutre tentera de la commettre. Eh bien ! les tribunaux américains ont fait un pas de plus sur cette pente glissante : la sentence qu’ils ont rendue dans l’affaire du Springbok rompt si manifestement avec la coutume internationale que M. de Boeck l’examine à part, comme une innovation redoutable. Gessner l’a déclarée « monstrueuse ; » Bluntschli a enseigné que les fameux blocus « sur papier » compromettaient moins gravement le commerce neutre ; même en Angleterre, les jurisconsultes de la couronne, sir K. Phillimore, sir W. Atherton, sir Roundell Palmer l’ont condamnée. Il s’agit cette fois en effet de savoir si l’on va faire, non plus un pas en avant, mais un pas décisif en arrière, si tout le terrain conquis a été subitement perdu et si tous les publicistes, tous les hommes d’état qui ont cru avoir à peu près défini les droits des neutres se sont attardés depuis le commencement du siècle à des billevesées.

Le Springbok, bateau anglais, commandé par un Anglais, frété par un Anglais, était parti de Londres le 2 décembre 1862, à destination de Nassau, dans l’île anglaise de la Nouvelle-Providence, du groupe des Bahamas, avec un chargement mixte, dont une partie très faible (évaluée à 600 livres), consistait en articles de contrebande de guerre : sabres, baïonnettes, bottes, boutons pour soldats, etc., tandis que la cargaison entière, composée de thé, de café, etc., valait 66 000 livres. Le 3 février 1863, comme il marchait droit vers Nassau, mais à 150 milles de ce port, il fut capturé par le navire de guerre fédéral Sonoma. La cour suprême des États-Unis relax le navire, parce qu’il n’allait pas plus loin que Nassau, port neutre ; mais elle condamna le chargement par un arrêt ainsi conçu : « Nous ne saurions douter que le chargement n’ait été embarqué dans l’intention de violer le blocus ; que les chargeurs n’aient eu le dessein de le faire transborder, à Nassau, dans quelque navire plus propre que le Springbok à atteindre sans danger un port bloqué ; que le voyage de Londres au port bloqué, soit en ce qui concerne le chargement, soit dans l’intention des parties, n’ait constitué un seul voyage et que le chargement n’ait été saisissable à partir du moment où il a été mis à la voile[1]. » A la grande stupéfaction des jurisconsultes, la commission mixte, instituée en vertu du traité de Washington, confirma cet arrêt.

Tout l’échafaudage de ce raisonnement repose sur un sophisme juridique : il n’y a, quant au chargement, du port d’embarquement au prétendu port de destination, c’est-à-dire à ce port bloqué que nul ne connaît, qu’un seul voyage ! Or un voyage, au sens le plus étendu du mot, ne s’est jamais composé, dans la langue du droit maritime, que de l’ensemble des traversées effectuées par un navire entre son armement et son désarmement. Mais quand « l’expédition » est terminée, quand l’opération commerciale est liquidée, soutenir que le voyage continue, c’est le comble de la témérité juridique. La proposition devient plus choquante s’il est jugé d’abord que le voyage est terminé quant au navire. Quoi ! terminé quant au navire et continué quant au chargement ! C’est encore plus inexplicable si, la seconde campagne de mer n’étant pas commencée, on ne sait au juste ni quand le chargement repartira, ni sur quel port il sera dirigé, ni même, à la rigueur, s’il repartira. Lier ainsi ce voyage hypothétique, éventuel, indéterminé quant à son époque et quant à son but, au premier voyagé, afin de transformer le véritable port de destination en port d’escale, et n’importe quel port bloqué en port de destination, c’est dénaturer les faits et fonder le droit à la confiscation sur un jeu de mots.

C’est déjà méconnaître, à nos yeux, les véritables principes du droit international que de déclarer le navire et le chargement saisissables par cela seul qu’ils se dirigent vers le port bloqué. Il était à peu près inutile, en vérité, que le congrès de Paris condamnât, en 1856, les blocus fictifs si l’Angleterre persistait à reconnaître que la seule intention constitue une rupture du blocus et que la mise à la voile pour le port bloqué suffit à constituer l’intention. Mais le paradoxe devient insoutenable si le navire, parti d’un port neutre, n’a pour destination qu’un port neutre. Il faudrait au moins alors, dans la donnée de la jurisprudence anglaise, qu’on prouvât la destination simulée : l’intention serait d’autant plus manifeste qu’on aurait tenté de la déguiser, en trompant les belligérans sur le but réel du voyage. Mais la simulation n’est-elle pas prouvée ? est-on réduit aux conjectures, comme dans l’affaire du Springbok ? nous touchons aux dernières limites de l’arbitraire : 1° le blocus est réputé rompu parce qu’on a eu l’intention de le rompre ; 2° les neutres sont réputés avoir eu l’intention de le rompre, non parce qu’ils ont cinglé vers tel port bloqué, mais parce que, cinglant vers un port neutre, ils pourraient ensuite se diriger vers n’importe quel port bloqué. Non, ce n’est pas là, quoi qu’on ait dit, le dernier mot de la justice internationale, et la conception du droit des gens ne repose pas plus aux États-Unis qu’en Europe sur de pareilles subtilités. L’affaire du Springbok est de celles que l’opinion publique a, même en Amérique, définitivement jugées contre les juges.

On a d’ailleurs trop de sens pratique aux États-Unis pour ne pas comprendre que, si la sentence de la cour suprême était érigée en règle universelle, le commerce des neutres serait, à chaque guerre nouvelle, complètement ruiné. Que des caboteurs américains transportent de la meilleure foi du monde leurs cotons de la Nouvelle-Orléans à New-York, il suffira que ces cotons puissent être dirigés plus tard vers un port en état de blocus et qu’un soupçon ait hanté quelque croiseur belligérant pour que tout soit de bonne prise. Il faudra donc une grande dose de courage, — robur et æs triplex, — pour aventurer, en temps de guerre, un navire neutre d’un port neutre à un port neutre. Si les commerçans ennemis restent chez eux parce que la propriété privée ennemie n’est pas encore inviolable sur mer et si les neutres ne bougent pas, de peur qu’on ne leur impute quelque projet de voyage sur des navires inconnus vers des ports inconnus, que deviendront les échanges internationaux sur mer et les peuples qui, ne se suffisant pas à eux-mêmes, ne sauraient, à aucun prix s’en passer ? La question est très grave et nous sommes heureux que M. de Boeck nous ait fourni l’occasion de la signaler une fois de plus à l’attention publique en signalant son excellent ouvrage.


ARTHUR DESJARDINS.

  1. On le voit : la cour suprême ne condamne pas le chargement du chef de contrebande : « qu’il contienne de la contrebande ou non, dit la cour, le chargement ne saurait être condamné, s’il est réellement destiné à Nassau et non à un port plus éloigné ; mais, qu’il renferme de la contrebande ou non, il doit être condamné s’il est destiné à un port rebelle, car tous les ports rebelles sont sous blocus. » Cf. B. Davis, les Tribunaux de prise aux États-Unis. Paris, Brière, 1878.