La Guerre vue par les combattants allemands/01

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LA GUERRE
VUE PAR
LES COMBATTANS ALLEMANDS

I
LES ILLUSIONS DU DÉBUT

Quelques semaines après son arrivée à Constantinople, le vieux feld-maréchal von der Goltz, sollicité par un journaliste de lui faire connaître son impression dominante sur les événemens du jour, se déclarait surtout frappé de l’universelle animosité qu’il voyait de tous côtés monter autour de son pays, et qui apparaissait à ses yeux comme une inexplicable « énigme psychologique. » Les causes n’en sont pourtant que trop claires, et, si la guerre actuelle comporte une énigme, il faut la chercher, non dans les sentimens qu’inspirent les Allemands, mais dans ceux qu’ils éprouvent eux-mêmes. Nous avons peine à nous représenter l’esprit de leurs troupes, les raisons et le degré de sincérité de leur confiance en eux-mêmes, leurs impressions sur les opérations, l’opinion qu’ils ont de leurs adversaires, les progrès de leur usure morale et matérielle. La publication de nombreux souvenirs militaires anglais ou français a permis de répondre à des questions analogues pour les principales armées alliées. Ne serait-il pas intéressant de procéder à la même enquête pour l’armée ennemie, et de retracer le tableau de sa vie intérieure d’après les témoignages de ceux qui, à un degré quelconque, ont pris part à ses luttes ?


I

Jamais étude ne paraîtrait plus aisée, si l’on ne considérait que la quantité des ouvrages qui doivent en constituer les élémens. Il s’est formé, en Allemagne, depuis le début des hostilités, toute une « littérature de guerre » dont le catalogue, publié trimestriellement par une grande librairie de Leipzig[1], représente déjà la valeur d’un volume. Sur les milliers de numéros qu’il contient, les plus nombreux désignent sans doute des publications d’un caractère plus général que personnel : documens officiels ou statistiques, chroniques de guerre, études d’art militaire, cartes ou gravures ; mais c’est par centaines que l’on peut y compter les livres de souvenirs ou les recueils de lettres dans lesquels les combattans ont consigné leurs impressions.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur les plus caractéristiques de ces ouvrages pour s’apercevoir que leur valeur est très inégale et que tous sont sujets à caution. Il ne faut pas oublier d’abord qu’aucun n’a été publié sans « l’autorisation du commandement militaire », dont fait foi le plus souvent la mention portée sur leur couverture : c’est assez dire leurs lacunes, dans un pays où la censure de guerre s’exerce avec une rigueur toute spéciale sur les nouvelles réputées dangereuses pour l’esprit public. Il ne faut donc pas s’attendre à y trouver la sincérité relative des ouvrages similaires sur la guerre de 1870, que nous avons analysés dans une précédente étude[2]. Il convient, d’autre part, de ne pas perdre de vue que l’Allemagne impériale, appliquant au domaine moral cet esprit d’organisation dont elle revendiquait la maîtrise et presque le monopole dans l’ordre matériel, a procédé à une véritable mobilisation de tous ceux qu’elle estimait capables de servir sa cause par la plume comme par l’épée. Certains ouvrages de circonstance, présentés au public sous la forme de simples mémoires militaires ou de correspondances de guerre, ne sont en réalité que des instrumens de propagande officielle, destinés à rassurer l’opinion intérieure ou à influencer les neutres. De là la nécessité d’établir, d’après leur degré de véracité et l’indépendance relative de leurs auteurs, quelques catégories dans cette variété presque infinie de témoignages personnels sur la guerre actuelle.

On peut ranger d’abord à part trois récits de visites au front, très divers d’origine, mais présentant ce caractère commun d’avoir été écrits sous l’inspiration directe, presque sous la dictée du Grand État-Major allemand : ce sont ceux du Bavarois Lud, wig Ganghofer, du Suédois Sven Hedin et de l’Autrichien Hans Bartsch[3]. Après s’être fait surtout connaître par la fécondité de sa production comme poète, auteur dramatique et romancier, le premier semble avoir voulu aspirer, à la fin de sa carrière, au titre d’écrivain national : il n’a réussi qu’à se révéler comme un courtisan trop laborieux pour ne pas se montrer quelquefois maladroit. Invité à parcourir successivement les deux fronts d’Orient et d’Occident, il a rapporté de ses pérégrinations guerrières, malencontreusement interrompues par une balle ennemie, des volumes d’impressions où semble dominer le souci exclusif d’inspirer aux Allemands confiance en leur Empereur et en leur armée. On n’y trouve en fait qu’un hymne d’admiration éperdue et continuelle envers les talens de l’un et les vertus de l’autre. — Au surplus, cette apologie ne semble pas d’ailleurs coûter à l’auteur grand effort d’imagination. Pour exalter Guillaume II, qui l’a reçu à sa table, il se borne à décrire minutieusement son installation, s’attendrit sur la frugalité de ses repas, dont il reproduit les menus, rapporte avec un commentaire élogieux les moindres paroles sorties de sa bouche, note jusqu’aux impressions fugitives et jusqu’aux tics de sa physionomie et, pour relever le tout, ponctue de quelques exclamations stéréotypées cette prose de reporter admiratif. Pour glorifier la foule anonyme des combattans, son procédé est plus simple encore : il énumère toutes leurs vertus civiles ou militaires, en accolant à chacune d’elles l’épithète d’ « allemande, » comme pour en faire le monopole de leur race, et conclut en affirmant qu’un peuple aussi richement doué ne saurait périr, car ce serait « une insulte à la logique divine. » A quoi bon d’ailleurs s’inquiéter, « quand c’est chez nous qu’est la vérité, chez nous qu’est le droit, chez nous qu’est la force et chez nous que sera la victoire[4] ? » La répétition continuelle de ces raisonnemens simplistes et de ces affirmations tranchantes, auxquelles on préférerait une plus grande abondance de détails pittoresques, ne laisse pas que de communiquer à l’œuvre de Ganghofer quelque chose de tendu dans son lyrisme et de monotone dans sa violence. Avec ses insuffisances, elle présente au moins l’avantage de refléter les idées que le haut commandement allemand avait intérêt à propager dans le public.

C’est là également le principal mérite du livre de Sven Hedin. Le nom de cet explorateur suédois est maintenant entouré, et à juste titre, d’une fâcheuse notoriété dans notre pays. On se rappelle comment il avait, dès le début de la guerre, demandé à suivre les troupes allemandes en France, sous le prétexte d’observer de plus près une des grandes crises de l’histoire mondiale, mais en réalité pour obéir, de son propre aveu, à un obscur instinct de solidarité de race ; avec quelle inconscience il avait accepté de paraître en hôte de l’envahisseur, dans un pays où il avait été reçu en ami ; de quelle façon enfin il avait cru devoir apporter à la gloire et à la discipline de l’armée allemande un témoignage auquel d’abondantes souscriptions officielles enlevèrent par la suite toute apparence de désintéressement. Il prétend à une objectivité, d’ailleurs tout extérieure, affecte de savoir rendre hommage aux adversaires mêmes de l’Allemagne, et mérite au moins d’être consulté au point de vue documentaire.

Quant à Hans Bartsch, invité également aux quartiers généraux allemands, il ne se pique nullement d’une impartialité étrangère à sa nature. C’est un pangermaniste fanatique et naïf, tout fier d’appartenir, ne fût-ce qu’à titre de cadet, à la race élue, un peu honteux de n’être, comme Autrichien, qu’un Allemand de seconde classe, tout prêt à abdiquer entre les mains des Hohenzollern les destinées et l’existence de son pays d’origine. Dans son enthousiasme pour une guerre qui rendra cette fusion possible, il en souhaite même une autre, destinée à réaliser, dans un demi-siècle, la réunion à la patrie commune « des Pays-Bas, du Brabant et de la Suisse[5]. » Agréable perspective et instructif avertissement pour les neutres ! — Tout en caressant ces rêves lointains, Bartsch jouit avec délices du présent, c’est-à-dire du spectacle de l’invasion dans la Belgique et la France du Nord. Il découvre partout des motifs de louange dans l’œuvre de l’armée d’occupation, repousse comme un remords la sympathie un moment éprouvée pour les Belges, dénonce comme un scandale l’expression d’animosité qu’il croit lire dans leurs yeux et leur reprocherait volontiers de ne pas savoir apprécier leur bonheur. Le sien serait complet sans une arrière-pensée dont l’amertume le poursuit malgré lui et représente la note comique de son livre. Malgré l’uniforme de capitaine de réserve autrichien dont il est revêtu, malgré les lettres de recommandation dont il était porteur, il n’a jamais réussi à être traité en égal par ces Allemands du Nord dans lesquels il était prêt à saluer les maîtres de sa race. Il n’a pu obtenir d’eux que les égards un peu dédaigneux que l’on témoigne à un domestique admiratif, s’il se tient à sa place. Il les adjure en terminant d’ajouter à leurs solides vertus quelques qualités aimables, pour se faire apprécier comme ils le méritent[6]. Et cette prière même représente un demi-aveu de tout ce qui leur manque.

Alors que Ganghofer, Sven Hedin et Hans Bartsch n’ont pris part à la guerre qu’en témoins officiels et intermittens, presque en curieux, d’autres écrivains, officiers de réserve, ont vu de plus près la vie intime du soldat. Leurs souvenirs sont toutefois d’inégale valeur, et les plus répandus ne sont pas les plus intéressans. Tovote par exemple, connu par ses nouvelles bavaroises, n’a pas quitté son dépôt, où il a exercé sa valeur contre des prisonniers et ses talens manœuvriers dans des parades d’enterrement. Aussi son volume s’intitule-t-il modestement : Dans une forteresse allemande en temps de guerre[7]. Un autre romancier, Hoecke[8], a commandé en rase campagne une compagnie de landwehr, mais, après avoir fait ses débuts militaires en fusillant après le combat des civils belges, il a terminé la campagne en acceptant des autorités allemandes de Lille des fonctions ressemblant à s’y méprendre à celles de mouchard. Cette brève incursion dans le métier des armes ne présente donc rien d’héroïque.

On peut signaler en revanche comme l’un des documens psychologiques et narratifs les plus précieux de cette littérature, le Journal de guerre d’un autre intellectuel, Anton Kutscher[9]. L’intérêt de ce volume provient moins encore des grandes batailles auxquelles l’auteur a pris part (Charleroi, Saint-Quentin, la Marne, Soissons) que de la personnalité même de Kutscher. Hanovrien d’origine, il est de métier professeur d’Université, et, à ce titre, il personnifie les qualités et les défauts de l’une des classes d’hommes les plus représentatives de la nouvelle Allemagne. Professeur, il l’est jusqu’aux moelles, dans ses habitudes comme dans ses jugemens, et il ne nous le laisse pas oublier. Il prend soin de nous rappeler comment, à la veille de partir pour un congé qu’interrompra la nouvelle des hostilités (juillet 1914), il termine ses cours par la beuverie d’usage (Semesterschlusskneipe) dans un hôtel de Munich ; comment, lors de la mobilisation, il a le regret de laisser inachevée une étude sur « les poètes de la Basse-Saxe ; » comment enfin, au mois de février suivant, il reçoit dans les tranchées de Champagne la nouvelle de sa titularisation[10]. — Professeur allemand, il parait encore tel par le ton imperturbablement doctoral de son style et de ses appréciations. La légèreté de romans et d’ouvrages dramatiques français « trouvés » dans une villa lui inspire un sentiment de pitié dédaigneuse et lui arrache cet aveu dépouillé d’artifice : « Mes préférences vont à ce qui est massif. » L’Atala de Chateaubriand, parcourue dans la tranchée, lui semble empreinte d’une « douceur d’opérette » et très éloignée de la vraie nature. L’épithète de « frivole, » qu’il prodigue volontiers, lui parait une condamnation sans appel, dont la vertu propre le dispense de toute autre justification ; aussi l’emploie-t-il pour écarter d’un mot les protestations soulevées dans le monde civilisé par le bombardement de la cathédrale de Reims. Lui-même, d’ailleurs, semble constamment obsédé par la crainte de paraître « superficiel » (oberflächlich)[11]. Son souci constant d’intellectualisme se trahit par de fréquentes envolées métaphysiques ou panthéistes, d’autant plus surprenantes sous sa plume qu’elles voisinent, par un contraste incompréhensible pour un Français, avec des comparaisons d’une incroyable trivialité de termes[12]. Il fait enfin un visible effort de sens critique, cherche à s’élever au-dessus des préjuges populaires et se recommande, par ses prétentions comme par ses travers, à l’intérêt du lecteur curieux de connaître l’état d’esprit des dépositaires de la haute culture allemande.

On aimerait, après l’avoir lu, à recueillir le témoignage de réservistes appartenant à la petite bourgeoisie et à la classe moyenne. Faute de loisirs ou d’habitude de la rédaction, le nombre de ceux qui ont songé à écrire leurs souvenirs apparaît malheureusement comme restreint. On n’en consultera qu’avec plus d’intérêt l’un des rares spécimens que nous possédions de cette catégorie d’ouvrages. C’est le petit volume dans lequel le Saxon Marschner, sous-officier de réserve et commis voyageur dans la vie civile, raconte sa campagne avec la 23e division de réserve depuis la mobilisation, à travers la Belgique et jusqu’aux environs de Reims où le surprend l’hiver[13]. Moins riche que celui de Kutscher en observations psychologiques, son livre l’emporte peut-être par la vivacité spontanée des impressions, le mouvement du récit, la réalité pittoresque des détails, l’horreur tragique de certaines scènes, et surtout par un ton de sincérité assez rare dans les publications de ce genre.

Il eût semblé au premier abord logique de placer au premier plan de cette galerie de mémoires les œuvres des représentans attitrés de la caste militaire, officiers ou anciens officiers de l’armée active. En fait, ce serait aller au-devant d’une désillusion que de leur attribuer à l’avance une importance en rapport avec la situation de leurs auteurs. Tout d’abord ceux-ci, absorbés par une besogne plus urgente, n’ont été en mesure de retracer leurs impressions que lorsqu’une blessure inopportune a interrompu pour un temps leur activité guerrière. Hommes de métier, ils se montrent en général trop préoccupés du côté technique de la guerre pour en saisir le pittoresque extérieur ou la signification morale, trop rompus à l’obéissance passive pour discuter les ordres qu’ils reçoivent ou analyser les mobiles qui les font agir. Leurs souvenirs présentent donc un caractère d’impersonnalité d’autant plus marqué que leur grade est plus élevé. Tandis que ceux du général wurtembergeois de Moser ne dépassent pas la sèche précision d’un journal de route, ceux d’un officier saxon (anonyme) ou du capitaine d’artillerie Reinhardt sont déjà plus vivans ; si ceux de Gottberg se distinguent par leur liberté d’allures et leur abondance de détails, c’est sans doute que l’auteur, ayant quitté le service actif depuis une vingtaine d’années, se trouve de ce fait plus dégagé des servitudes professionnelles[14].

Quels qu’en soient l’origine et l’esprit, toutes les relations rédigées sous la forme de mémoires présentent cette faiblesse commune d’avoir été composées à loisir, à distance des événemens, avec les déformations forcées qu’entraînent le recul du temps et le désir de soutenir le moral du lecteur. Elles n’apporteraient donc à l’histoire morale de l’armée ennemie qu’une contribution bien insuffisante s’il n’était possible de les doubler et de les contrôler par une autre série de documens, plus directs, plus vivans et plus sincères, dont nous devons la connaissance a la manie bien allemande de tout imprimer. Les innombrables lettres écrites du front aux parens des combattans et insérées ensuite dans les journaux ont été réunies par des éditeurs avisés en une série de recueils aussi intéressans par leur variété que par leur contenu. Les uns, tels que les fascicules à 10 pfennigs dont la maison Thümmler poursuit régulièrement la publication, reproduisent ces correspondances au fur et à mesure de leur apparition, et sans souci de leur origine[15]. D’autres, de prétentions plus scientifiques, visent à constituer une histoire épistolaire de la guerre, divisée en périodes, à chacune desquelles est consacré un volume spécial[16]. D’autres ont la forme d’anthologies et groupent sous un titre sensationnel les plus significatifs de ces documens[17]. Quelques-uns enfin semblent particulièrement curieux en raison de leur caractère corporatif. C’est ainsi que la brochure où le professeur Witkop a recueilli uniquement des lettres d’étudians permet de saisir sur le vif la mentalité de la jeune génération universitaire, c’est-à-dire de la classe éclairée et dirigeante de l’Allemagne[18].

Ecrites au jour le jour, au bivouac ou dans la tranchée, le plus souvent dans l’entraînement de la lutte et sans préoccupation de l’effet à produire, ces lettres présentent pour la plupart, avec l’animation de la vie de campagne, la sincérité d’une confession. Elles offrent par cela même avec les mémoires militaires proprement dits, plus arrangés et plus convenus, un contraste qui se renouvelle à chaque pas fait en avant dans cette enquête. Partout l’on retrouve la même opposition entre les prétentions avouées des combattans allemands et leurs aveux implicites, entre le rôle qu’ils affectent et les préoccupations qu’ils trahissent. — C’est de ce double aspect qu’il convient de considérer leurs témoignages, en y recherchant, d’abord comment ils s’y dépeignent tels qu’ils voudraient paraître, puis comment ils s’y révèlent tels qu’ils sont. On pourra mesurer ainsi successivement l’étendue de leur orgueil et la réalité de leurs faiblesses.


II

La modestie n’ayant jamais passé pour une de leurs vertus nationales, on ne s’aurait s’étonner si l’image qu’ils tracent d’eux-mêmes nous apparaît comme singulièrement flattée. On aurait peine pourtant à croire, si l’on n’avait soin d’en préciser les traits, à quel point elle a été déformée par les passions guerrières, et quelle dose d’illusions, de crédulité et de présomption elle suppose dans les esprits où elle s’est fixée. A les en croire, tout serait parfait dans la guerre soutenue par l’Allemagne actuelle contre « un monde d’ennemis. » Les sentimens qu’elle y apporte, la force matérielle et morale qu’elle y déploie, la confiance indestructible qui l’anime, les succès qu’elle y remporte, tout, jusqu’à l’œuvre civilisatrice qu’elle accomplit dans les pays envahis devrait devenir pour le monde étonné un objet d’admiration sans réserve.

Tout d’abord, les mobiles qui l’ont amenée à prendre les armes n’ont rien de commun avec les convoitises matérielles prêtées à ses hommes d’Etat par la presse de l’Entente. Ce seraient : dans les masses, toujours simplistes, l’indignation provoquée par une brutale agression, et dans les classes éclairées la nécessité de défendre leur civilisation contre des adversaires acharnés à la détruire. Ce n’est pas en effet une des moindres surprises de cette lecture que de constater avec quelle apparente conviction beaucoup d’Allemands semblent prendre à tâche de persuader aux autres et à eux-mêmes que les Alliés en veulent à leur kultur : « C’est, écrit un jeune officier à sa mère, pour des idées, pour des conceptions comme celles de l’honneur, de la liberté et de la patrie que nous courons à la mort… Cette lutte, ajoute-t-il dans une sorte d’élan mystique, ne se livre pas pour les choses de la terre ; ce sont nos biens les plus sacrés que nous couvrons de notre épée. » Les intellectuels renchérissent naturellement sur ce thème : « Je suis fier, déclare un étudiant, de combattre pour ce que je place au-dessus de tout dans le monde : pour la poésie, l’art, la philosophie, la kultur » — « Nous avons la persuasion, précise un autre, de lutter pour la pensée allemande dans le monde et de défendre la sensibilité germanique contre la barbarie asiatique et l’indifférence romane. » Il n’est pas enfin jusqu’aux socialistes de la veille qui n’entonnent ce refrain et ne se déclarent convaincus de protéger la « liberté de pensée » contre « la tyrannie russe[19]. » On devine quel voudrait être l’effet de ces protestations répétées sur un lecteur non prévenu. Comment refuser une involontaire sympathie à des hommes que soutient en face de la mort un aussi noble idéal ? Mais comment aussi se défendre de quelque inquiétude, à voir sur quel ton d’exaltation ils s’expriment et quels exemples sont invoqués dans certaines lettres : « Oh ! comme en ce moment nous nous sentons bien Allemands ! s’écrie un étudiant. Je lis les œuvres de Frédéric le Grand avec autant de respect qu’une jeune mère lit la Bible. Voilà qui est élevé ! Ma vénération pour le vieux Fritz ne connaît pas de limites. C’est dans ces chefs que se reflète l’âme d’un peuple[20] ! » Déclarations un peu compromettantes, le vieux Fritz n’ayant jamais passé pour une victime, et que serviront à préciser d’autres, beaucoup plus explicites.

Après avoir proclamé à l’envi l’innocence de leur pays en face de ses agresseurs, les combattans allemands, sans s’apercevoir de la contradiction, ne perdent pas une occasion de dépeindre son enthousiasme guerrier et de célébrer la perfection de sa préparation matérielle et morale au début des hostilités. Ils retracent avec complaisance les scènes qui ont marqué leur transport à la frontière : voyage triomphal dans des wagons ornés de branchages et de fleurs, ovations bruyantes et pluies de cadeaux sur tout le trajet, chant de la Wacht am Rhein au passage du Rhin, infatigable dévouement des dames de la Croix-Rouge de garde dans les gares. Ces spectacles remplissent leurs âmes d’un juste orgueil, mais leur font trop aisément oublier que tous les États belligérans en ont présenté de semblables et que le patriotisme d’un peuple ne se mesure pas à l’éclat de ses manifestations extérieures. — C’est avec plus de raison qu’ils portent aux nues l’esprit de prévoyance minutieuse dont témoignent les opérations de la mobilisation. L’abondance des armes et des vêtemens neufs qu’ils trouvent, malgré leur nombre, en arrivant au corps, l’ingénieux aménagement des cuisines roulantes, qui leur assurent toujours des repas chauds, la ponctualité mathématique de leur voyage jusqu’à la frontière, le fonctionnement impeccable de l’énorme machine militaire dont ils représentent les rouages, tous ces indices d’une puissante préparation à la guerre leur arrachent cette exclamation : « Alles klappt tadellos, tout marche comme sur des roulettes ! »

Certains résultats obtenus leur paraissent tenir du prodige, et Gottberg note comme un « miracle d’organisation » la réunion à Faulquemont en Lorraine de trois détachemens venus des régions les plus reculées de l’Empire et qui ; à peine rassemblés, se soudent sous une direction commune, se fondent en un organisme homogène et forment une division de réserve prête aussitôt au combat[21]. L’exagération même de ces louanges trahit l’erreur psychologique que l’on découvre au fond de tous les jugemens de l’Allemand moderne. Habitué à se considérer comme le centre du monde, il regarde volontiers comme uniques, inimitables et sans précédens les progrès qu’il a pu y réaliser. Cet état d’esprit trouve son expression la plus naïve dans la réflexion qu’inspire à Ganghofer la visite d’un hôpital de campagne, propre et bien installé : « Je ne sais ce qu’est ce service dans les armées adverses ; mais nulle part il ne peut fonctionner comme chez nous. »

Cette manière de concevoir les choses devait avoir pour résultat et pour avantage une confiance illimitée et inébranlable, mais aussi présomptueuse et irraisonnée, dans l’issue finale de la lutte. Telle est en effet l’impression dominante, au moins au début, dans les hautes sphères militaires. Quand le général de Moser part en campagne, les officiers de sa brigade sont unanimement persuadés qu’ « à la guerre mondiale, l’Allemagne ne fera qu’une réponse : victoire mondiale. » Plus tard, après les premiers succès, lorsque Sven Hedin parcourt les différens Etats-majors d’armée, il retrouve dans tous la même conviction et entend partout le même mot d’ordre : « Nous devons vaincre, quand même le monde entier serait contre nous[22] ! » Affirmations peut-être sincères dans le fond, mais en partie intéressées, puisqu’elles s’adressaient à un neutre bienveillant, dont le premier soin serait de les propager en Europe.

Chez les hommes de trouve, la même certitude de la victoire repose sur des raisons un peu différentes. C’est d’abord la croyance en leur supériorité, développée en eux par l’éducation comme par l’orgueil national. « Nous qui sommes, — déclare l’un d’eux dans une incidente, et comme s’il énonçait une vérité incontestable, — nous qui sommes, je puis le dire sans vanterie, les meilleurs soldats du monde[23]… » C’est ensuite un esprit de discipline morale qui leur fait accepter sans critique, non seulement les ordres, mais même les prévisions de leurs chefs. Un soldat de l’armée d’Anvers nous le fait comprendre par une comparaison familière. Ayant demandé à un officier d’Etat-major la date probable de la chute de la place, celui-ci indique un délai de cinq jours « avec la même assurance tranquille qu’à Berlin le portier de la gare annonce pour une heure douze le départ de l’express de Cologne. En campagne, on se laisse envahir par un sentiment de considération presque surnaturel à l’égard du haut commandement de l’armée. Je crois maintenant aux indications de l’Etat-major, aussi fermement qu’au portier de la gare de Berlin[24]. » Conviction de sa supériorité et confiance aveugle en ses chefs, ce sont là pour une armée deux puissantes forces morales. Ne risquent-elles pas de se transformer en causes de démoralisation, quand le succès ne répond plus à ses efforts ?

On se demandera sans doute, à ce propos, comment ce double sentiment a pu résister aux multiples échecs qui l’ont mis à l’épreuve, en arrêtant l’offensive allemande aussitôt après les premiers succès. La réponse est simple : à part les corps de troupes qui en ont été les témoins immédiats, ni le peuple, ni l’armée n’en ont eu connaissance. Ce n’est pas l’un des moindres résultats de l’ « organisation » allemande que d’avoir réussi à les cacher au public. Un lecteur non averti pourrait parcourir toutes les productions de cette littérature de guerre, sans soupçonner que les arrêts successifs des armées envahissantes ont été autre chose que des repos volontaires dans leur marche triomphale. L’exemple de Sven Hedin est typique à cet égard. Il arrive au quartier général allemand au milieu de septembre, au moment où la bataille de la Marne vient de changer le cours de la guerre. C’est à peine pourtant s’il signale cet événement capital par une petite phrase incidente, présentée sous forme de parenthèse et perdue au milieu d’un développement : « En ce moment, l’armée dut, pour des raisons stratégiques, se porter en arrière de 50 kilomètres. » A quelques exceptions près, les rares allusions faites à ce recul, dans les lettres du front, le représentent également comme un mouvement prémédité, effectué en vue de « faciliter les opérations ultérieures[25]. »

La même ingéniosité de prétention sert à dissimuler les échecs les plus caractérisés. Gottberg, qui accompagne les troupes lancées à l’assaut infructueux du Grand Couronné de Nancy, déclare gravement qu’il ne s’agissait là que d’un simulacre d’attaque, destiné à retenir dans l’Est et à empêcher de se rendre en Belgique les forces françaises. Sur l’Yser, où il est envoyé plus tard, il explique l’arrêt de ses troupes par le découragement de l’adversaire, qui, se sentant perdu, a déchaîné les élémens pour sauver une situation désespérée[26]. Il n’est pas enfin jusqu’aux combats sur mer, si malheureux pour les armes allemandes, dont le récit ne subisse les mêmes déformations. Un matelot de la flotte qui dut, en janvier 1915, se retirer précipitamment des côtes d’Angleterre et perdre le Blücher dans sa retraite, termine ainsi la lettre où il raconte le combat : « Notre adversaire avait fait plus de pertes que nous, et c’est lui qui rompait le combat. La victoire était donc à nous. » Informés de cette façon sur les péripéties de la guerre, les Allemands ne sont-ils pas excusables d’avoir longtemps conservé une confiance supérieure à leurs succès ?

Les vertus guerrières ne sont pas les seules qu’ils revendiquent comme un privilège de leur race. L’épithète de « Barbares » attachée à leur nom paraissant particulièrement cuisante à leur amour-propre, ils mettent une singulière insistance à vouloir traiter un sujet qu’ils auraient au contraire intérêt à éviter et à nous entretenir de leur exploits pacifiques en territoire envahi. S’ils se bornaient à excuser par les nécessités de la guerre leurs excès et leurs dévastations, la tâche serait déjà malaisée, mais vaudrait la peine d’être entreprise. Mais avec cette absence de mesure par laquelle ils compromettent parfois les thèses les plus défendables, ils veulent démontrer qu’ils ont accompli une œuvre civilisatrice dans les régions occupées, qu’ils y ont introduit l’ordre, la propreté et le progrès, et qu’en dernière analyse, leur présence a été un bienfait pour les habitans. Leur premier soin a été d’y effacer les traces des récens combats, d’y rétablir les ponts et les voies de communications, d’y nettoyer les routes et les villages, où leur sollicitude s’est étendue jusqu’aux tas de fumier, désormais taillés en carrés « à la mode prussienne » et correctement alignés. Si humble qu’il soit, ce travail tout matériel, accompli d’ailleurs pour les besoins de l’armée, cette besogne de balayeur suffisent à exciter leur enthousiasme : « Nous sommes un peuple de pionniers[27] ! » s’écrie à ce propos Ganghofer, sans paraître s’apercevoir que cette définition, entendue dans son sens limitatif, pourrait être adoptée par les ennemis de son pays.

D’après le même témoignage, l’activité allemande ne s’est pas bornée à réparer en territoire envahi les dommages de la guerre : elle a réussi également à améliorer et même à créer. Près de Charleville, la villa choisie par l’Empereur pour son quartier général est mieux entretenue qu’elle ne l’était par son légitime possesseur : il est fâcheux que ce dernier ne soit pas là pour apprécier son bonheur. A Saint-Quentin, la direction d’une ambulance établie dans une filature fait fonctionner une heure par jour les organes de transmission de la force motrice, de peur qu’ils ne se rouillent par l’inaction. La générosité de ce geste inspire à Ganghofer un sentiment d’attendrissement aussitôt tempéré par la crainte qu’elle ne soit ni connue ni appréciée du propriétaire lorsqu’il reviendra[28]. A Zeebrugge enfin, les officiers de marine allemands ont improvisé sur la plage un casino de fortune qui est, parait-il, un chef-d’œuvre de goût. Bartsch tremble à la pensée qu’après leur départ un acte d’ « inutile et sotte barbarie » pourrait détruire cette trace de leur passage et ce monument de leur culture[29].

En ce cas, l’ingratitude serait d’autant plus notre de la part des Belges qu’ils devraient aux envahisseurs autre chose encore que des modèles d’architecture : la révélation des belles manières. Si invraisemblable que paraisse le fait, Gottberg l’affirme sans paraître plaisanter ; en repassant à Bruxelles après un premier séjour, il croit y constater une réelle amélioration dans les sentimens des habitans envers ses compatriotes, et il l’attribue à l’influence des femmes, satisfaites désormais de voir leurs maris apprendre des officiers allemands non pas seulement à leur céder la place dans les tramways, mais à claquer les talons en se présentant à elles[30]. On ne les aurait pas crues si négligées jusqu’alors, ni si accessibles au prestige de ces façons de cirque.

Après la politesse, il ne resterait plus aux soldats de Guillaume II qu’à apporter la moralité aux populations envahies. L’orgueil allemand n’a pas reculé devant le ridicule de cette prétention. Il a trouvé cette fois pour interprète l’ineffable Hans Bartsch, qui la justifie par un bien singulier exemple. D’après cet écrivain, le premier acte du général von Bissing, gouverneur général de la Belgique, aurait été de porter sa sollicitude sur… les trottoirs, dont les séductions n’avaient pas laissé ses soldats insensibles et dont les habituées semblaient soustraites à toutes les obligations d’une exacte police sanitaire. Il les fait aussitôt arrêter et confier aux soins de la Croix-Rouge allemande : les docteurs soignent leurs infirmités, tandis que le personnel féminin s’occupe de leur âme. Touchant spectacle de « bon ordre allemand » (deutsche Ordnung) auquel Bartsch prétend n’avoir pas assisté sans émotion : « Si ce sujet est scabreux, conclut-il avec un bonheur d’expression qu’il faut lui laisser, j’y ai touché néanmoins, car je pense que des milliers de femmes allemandes ont le droit d’être sûres que, si leurs maris n’ont pu se préserver de certaines faiblesses, du moins les mesures les plus sages et les plus énergiques ont été prises pour leur en épargner les suites[31]. » Cette phrase, qu’il serait fâcheux de laisser perdre, semble caractériser à merveille le mélange de pharisaïsme et de suffisance qui forme le fond de l’âme allemande, comme le grossier matérialisme dont sont empreintes toutes les conceptions et toutes les conquêtes de la kultur.


III

L’étrange idée que les témoins allemands de la guerre ont voulu nous en donner ne semblerait pas complète, si l’on ne recherchait sous quels traits ils nous ont représenté leurs adversaires après eux-mêmes. Ils ne parlent guère des Belges, considérés évidemment comme une quantité négligeable, et se contentent, au moins au début, d’appliquer aux Russes, qu’ils connaissent encore mal, l’épithète de « Barbares semi-asiatiques. » Les Anglais et les Français sont considérés par eux comme leurs plus redoutables ennemis, et d’ailleurs traités assez différemment dans leurs souvenirs.

Vis-à-vis de la France, leurs sentimens sont assez complexes. Ce sont d’une part le respect involontaire inspiré par la formidable épreuve que leur impose sa résistance ; puis, chez les officiers, un désir de la ménager, une certaine affectation à la juger plus digne de compassion que de haine, comme s’ils rêvaient toujours avec elle une réconciliation lointaine contre l’Angleterre. C’est, d’autre part, une sourde et invincible jalousie qui se traduit sous leur plume par de continuelles attaques à coups d’épingles, des remarques désobligeantes et des insinuations obliques. Ils appliquent ce système de dénigrement en détail au pays, à la population et à l’armée.

Il s’agit d’abord pour eux de ruiner la réputation légendaire de richesse et de bien-être que résumait dans l’esprit de leurs compatriotes le vieil adage : « Vivre comme Dieu en France. » Il leur suffit à cet effet de tracer des régions qu’ils traversent un tableau poussé au noir, et dont le lecteur généralisera instinctivement les traits principaux. Ils dénoncent à l’envi l’aspect misérable des villages champenois, où les fumiers sont plus nombreux que les jardins, le manque de goût qui y règne[32], l’absence de gaieté extérieure et de confortable intérieur dans les maisons, l’esprit de parcimonie dont témoigne leur construction, l’ignorance des derniers progrès agricoles que trahit l’état des campagnes, la saleté générale dont ils voudraient faire une spécialité latine, et toutes les insuffisances matérielles qui constituent à leurs yeux autant de signes d’une incontestable infériorité de culture[33]. Seuls, les lits français trouvent grâce devant eux et leur laissent même un souvenir reconnaissant[34]. Dans ce pays ingrat, comparable seulement à la « lande de Lunebourg » en Allemagne, la population, dont ils n’aperçoivent d’ailleurs que de rares échantillons, est représentée par eux comme petite, rabougrie, évidemment dégénérée par l’usage de l’absinthe. Par la négligence de leur tenue, les paysannes ne justifient guère la réputation d’élégance de la Française ; si dans les villes les jeunes filles sont mieux soignées de leur personne, c’est pour prendre « un cachet demi-mondain. » D’autres descriptions, aussi peu engageantes, sont destinées aux lecteurs instruits qui hésiteraient à confondre la Champagne pouilleuse avec la France tout entière. Bartsch, parcourant les régions minières du Nord, ne se contente pas de souligner l’aspect inesthétique que leur donnent le hérissement des cheminées d’usines et l’accumulation des tas de charbon sur leurs horizons. Logé dans les châteaux des riches industriels du pays, il critique avec la dernière sévérité les installations intérieures, le faux luxe à bon marché, le clinquant prétentieux des ameublemens, l’abus des plaqués et des simili-bronzes, en un mot tous les traits caractéristiques de la camelote allemande et du modern-style de Vienne ou de Munich[35]. Marschner, après une visite à Reims, apporte le tribut de son admiration à la beauté imposante de la cathédrale que bombarderont si allègrement ses compagnons d’armes ; mais il refuse au reste de la cité le caractère de « grande ville au sens allemand du mot, » parce qu’elle ne compte pas assez de maisons de plus de deux étages[36] ! Ce seul détail suffit à mesurer la valeur de ce reproche de « manque de goût » si fréquemment exprimé et si singulier dans la bouche des touristes casqués que l’invasion a amenés sur le sol de notre pays.

Quant à l’armée française, ceux-ci ne la connaissent guère au début que par la vigueur de la résistance qu’elle leur oppose. Partagés entre le désir de lui paraître supérieurs et la crainte de déprécier eux-mêmes leurs succès en la rabaissant trop ouvertement, ils l’attaquent par des moyens détournés, de petites vilenies, des calomnies anonymes. Ils répètent de confiance que les Français ne sont bons que dans la défensive, n’acceptent que le combat à couvert, redoutent particulièrement l’impétuosité des charges à la baïonnette allemandes ; ou encore qu’ils ne respectent pas la croix de Genève et qu’on a vu leurs blesses tirer sur des infirmiers[37]. Il suffit, pour montrer l’inanité de ces accusations, de rappeler que ce dernier fait, — tirer sur des infirmiers, — a été dûment constaté, mais à la charge des Allemands et des Allemands eux seuls. Une autre accusation se réfute par son absurdité, bien qu’un général n’ait pas dédaigné de la prendre à son compte : c’est celle qui représente les soldats et même les officiers de l’armée adverse comme portant dans leur sac un costume civil complet, destiné à favoriser leur fuite s’ils étaient serrés de trop près[38].

Une critique plus justifiée peut-être s’attache aux uniformes surannés et voyans qui, au début de la campagne, les désignaient aux coups ennemis : « On a peine, écrit dédaigneusement un soldat, à appeler uniforme ce qu’ils portent ! » — « Comment se peut-il, déclare un autre, qu’à l’heure actuelle un peuple consente à se laisser mener au combat en pantalons rouges ou noirs et en capotes d’un bleu éclatant[39] ? » Enfin l’argument favori de tous ceux qui n’en trouvent pas d’autre contre l’adversaire, c’est la description des convois de prisonniers. Des hommes harassés par le combat, déprimés par la fatigue, souvent démoralisés par la captivité, peuvent facilement laisser une impression défavorable. Il n’est pas nécessaire de forcer beaucoup la note pour les représenter comme un troupeau pitoyable, composé de malingres « insuffisamment nourris » (gros grief ! ) et parmi lesquels on aurait peine à trouver une de ces figures qui font dire aux Allemands : « Voilà vraiment de beaux types humains ! » Mais ce ne sont là encore que des remarques tout extérieures, plus significatives pour la psychologie de ceux qui les formulent que pour la valeur réelle de ceux qui en sont l’objet.

A l’égard des Anglais, les Allemands se plairaient visiblement à conserver cette attitude d’indifférence dédaigneuse qu’a symbolisée la phrase célèbre de leur Empereur sur la contemptible army du général French. L’épreuve était au-dessus de leurs forces et l’impassibilité de commande qu’ils affectaient au [40] début vis-à-vis de leurs frères de race n’a pas tardé à faire place à l’explosion d’un sentiment trop développé en eux pour ne pas se satisfaire à tout prix : c’est une haine aveugle, tenace, portée à un degré de violence où elle devient de la rage, manifestée sans relâche et sans ménagemens depuis les plus bas jusqu’aux plus hauts degrés de l’échelle sociale. Cette animosité furibonde apparaît d’abord dans les expressions, tour à tour ironiques ou brutales, communément employées pour désigner les Anglais : « nos chers cousins, les mercenaires britanniques, ou plus simplement encore « ces canailles[41]. » Elle se trahit chez l’Empereur lui-même, si maître de ses sentimens qu’il prétende paraître, par une involontaire altération de la voix toutes les fois que la conversation vient à tomber sur les gens et les choses d’outre-Manche[42]. Elle se manifeste dans les lettres du front par des malédictions continuelles et fournit aux auteurs de mémoires l’occasion de tirades laborieuses et bien senties contre la perfide Albion. Ganghofer accouple à ce nom abhorré celui d’Hérode ce qui est une manière détournée de comparer l’Allemagne à Jésus-Christ[43]. Peu accessible d’ordinaire à la compassion envers les ennemis, il éprouve un attendrissement inattendu en présence du cadavre abandonné d’un jeune soldat français, afin d’avoir le droit de s’écrier : « Dormeur silencieux, qui étais-tu ? quel était ton nom ? Qui te pleure ? Quel bonheur t’a été ravi parce que c’était l’avantage de l’Angleterre ! Nous autres Allemands, nous t’aurions laissé ta vie, ton nom et ton bonheur ! Mais l’Angleterre veut faire de meilleures affaires et augmenter le chiffre de ses dividendes. C’est à elle que tu as été sacrifié[44] ! » Gottberg, à son tour, interrompt un récit animé de sa campagne de Belgique pour démontrer, par une docte dissertation en deux points, que les Anglais, dont ses compatriotes acceptent trop facilement la réputation de gentlemen, ne sont pas plus estimables comme individus que comme nation[45].

Pour comprendre la profondeur de ce sentiment, il faut se rappeler que le dépit y a autant de part que l’inimitié et en suivre à travers toute la campagne les principales manifestations. Au début, les troupes qui envahirent la Belgique avaient été tenues, sans doute à dessein, dans une ignorance complète de la déclaration de guerre anglaise, et elles n’en eurent connaissance que lorsqu’elles virent en face d’elles les uniformes khakis[46]. Elles éprouvèrent à ce spectacle la déception d’un joueur heureux auquel l’intervention hostile d’un ami supposé enlève à l’improviste sa meilleure carte. Aussi quelles rancunes s’amassent dans leurs-cœurs ! D’après Kutscher, l’aspect des premiers cadavres anglais épars sur le sol excite parmi ses hommes un accès de « terrible indignation » (furchtbare Entrüstung). Plus tard, quand son régiment croise un convoi de prisonniers, des poings menaçans se dressent dans leur direction, tandis que des exclamations furieuses s’échappent des rangs : « Vous vous battez contre votre propre race[47] ! » Les mêmes cris saluent, à la sortie de Maubeuge, le défilé des soldats britanniques de la garnison, « ces infâmes traîtres au germanisme et à la race blanche[48]. » L’issue du siège d’Anvers, où l’on espérait les prendre comme dans une souricière, ajoute une nouvelle déception à l’amertume allemande[49], et l’occupation d’Ostende fournit contre eux un nouveau grief, bien caractéristique de l’hypocrisie germanique. Entrés dans cette ville sans combat, les officiers de l’armée d’invasion se répandent dans les grands hôtels de la plage, pour y fêter en toute tranquillité la perspective d’une agréable et paisible villégiature. Le tir bien ajusté des frégates britanniques vient malheureusement interrompre leurs libations et les forcer à une retraite précipitée. Ils en témoignent une indignation presque comique par l’inconscience qu’elle révèle chez eux. Bombarder une ville ouverte, quel scandale ! Il faut être Anglais pour se permettre un pareil attentat aux règles les plus sacrées du droit des gens ! Personne ne semble se rappeler la violation de la neutralité belge[50].

En attendant le moment de pouvoir châtier les auteurs de ces crimes, il ne reste d’autre ressource que de les maudire, et personne ne s’en fait faute. « Aucun d’entre eux ne serait plus en vie, écrit un combattant, si les anathèmes et les malédictions suffisaient pour tuer. » « Aussi longtemps, déclare un autre, qu’un peuple soutiendra la lutte contre ce gouvernement d’ignominie, on me comptera dans ses rangs[51]. » D’autres attribuent à ces adversaires détestés toutes les surprises désagréables qui les attendent au cours de la campagne. Sous Verdun, un soldat explique la résistance de la place par la puissance des canons de marine anglais dont elle est munie ; plus loin, il parle sérieusement du commodore qui la défend[52]. Tous soupirent après le moment, prochain à leurs yeux, où les « perfides cousins » recevront chez eux le châtiment qu’ils méritent. On lit dans les lettres du front des phrases comme celle-ci : « Bientôt, nous l’espérons, nous allons sur Londres. Ce sera un vrai régal pour nous autres Bavarois[53] ! » Le sévère Kutscher lui-même oublie ses habitudes d’impassibilité pour formuler le même souhait en termes aussi véhémens. Oh ! passer la Manche et saisir enfin à la gorge ce peuple de boutiquiers qui depuis des siècles n’a pas vu la fumée d’un camp ennemi, quelle perspective[54] ! Ce rêve s’évanouit bientôt dans la fatigante monotonie de la guerre de tranchées, et il ne reste à ceux qui l’avaient caressé que la ressource de répéter sans trêve le fastidieux et stérile Gott strafe England ! Que Dieu punisse l’Angleterre !

A défaut des soldats, les marins ont aperçu au moins la possibilité de pouvoir atteindre un instant l’adversaire abhorré dans son île. Aussi, comme ils savourent cette passagère satisfaction ! Lors du bombardement de Yarmouth (3 novembre 1914), l’ouverture du feu contre une ville ouverte est saluée par une bruyante explosion d’enthousiasme. Du fond de la chambre aux machines, les chauffeurs eux-mêmes poussent de sonores hurrahs et éclatent de rire à chaque détonation nouvelle. Les mêmes scènes se renouvellent, le 10 décembre suivant, à bord des navires dont le feu fait quelques victimes inoffensives à Scarborough et à Hartlepool. Le cœur des marins déborde de joie à l’idée des « énormes dégâts » et du « puissant effet moral » qu’a dû produire l’apparition de leurs vaisseaux sur la côte britannique[55]. Ces transports d’allégresse devaient rester sans lendemain, par suite de la sévère leçon infligée par la flotte anglaise à ses adversaires. Ils servent du moins à éclairer encore une des faces de la mentalité germanique.

Les différens traits que nous venons de trouver si fortement marqués dans les mémoires militaires allemands s’accordent pour composer un tableau d’ensemble de la guerre actuelle, telle que leurs auteurs ont cherché à nous la représenter. Une nation pacifique, appelée subitement à la défense de ses biens les plus sacrés par une inavouable coalition de jalousies ; un peuple opposant à l’agression dont il est victime un irrésistible élan d’enthousiasme patriotique, une inébranlable confiance dans la justice de sa cause comme dans la valeur de ses soldats ; une armée modèle, unissant à la perfection de l’organisation matérielle le plus haut degré de discipline morale, et représentant l’instrument de guerre le plus parfait qui ait encore paru sur les champs de bataille ; en face d’elle, des adversaires désunis, défians, battus aux premières rencontres, incapables de prolonger longtemps une lutte à laquelle ils sont mal préparés : voilà l’impression que ces témoignages étaient destinés à produire, et qui se dégage d’une première lecture. Doit-elle rester l’impression définitive ? et la majestueuse façade qu’on nous présente ne recouvre-t-elle pas des fissures, des vices de construction et même des symptômes d’affaissement ? C’est aux intéressés eux-mêmes que nous allons le demander.


ALBERT PINGAUD.

  1. Die deutsche Kriegslitteratur, Catalogue trimestriel publié par la Hinrichsche Ruchkandlung, à Leipzig.
  2. Voyez la Revue du 15 septembre 1915.
  3. Ludwig Ganghofer, Reise zur deutschen Front 1915. Berlin, Ullstein, 1815. — Sven Hedin, Ein Volk in Waffen, Berlin, 1915. — Rudolf Hans Durtsch, Das deutsche Volk in schwerer Zeit. Berlin, Ullstein, 1915.
  4. Ganghofer, pp. 44 et 151.
  5. Bartsch, p. 38.
  6. Id., ibid., pp. 236-243.
  7. Heinz Tovote, Aus einer deutschen Festung im Kriege. Berlin, Ullstein.
  8. Paul Oskar Hoecke, An der Spitze meiner Kompagnie. Berlin, Ullstein.
  9. Anton Kutscher, Kriegslagebuch. Munich, Beck, 1915.
  10. Kutscher, pp. 1, 6, 250.
  11. Kutscher, pp. 117, 124, 150, 156, 246.
  12. Le passage suivant, écrit sérieusement et traduit fidèlement, peut servir à montrer quelle singulière absence de goût paraît compatible en Allemagne. avec la plus haute culture scientifique. Il s’agit de la nécessité d’une victoire complète pour une paix durable : « Il en est de la paix, remarque à ce propos Kutscher, comme des latrines de campagne ; si l’on en creuse de petites, on doit recommencer le travail au moins une fois par semaine ; mais si elles ont la profondeur de la taille humaine, elles peuvent servir longtemps (p. 214). » Cette délicate question, plus importante peut-être pour le soldat qu’intéressante pou." le lecteur, semble préoccuper d’ailleurs Kutscher, car il lui consacre (p. 252) toute une dissertation technique.
  13. Mil der 23e Reserve-Division durch Belgien und Frankreich, Kriegserlebnisse, par Félix Marschner. Leipzig, 1915.
  14. Von Moser, Kampf und Siegestage, 1914. Berlin, Mittler et Sohn. — Unser, Vormarsch bis zur Marne, aus dem Kriegstagebuch eines sächsischen Offiziers. Berlin, Mittler et Sohn. — Walther Reinhardt, Sechs Monale Westfront, Berlin. Mittler et Sohn. — Otto von Gotlherg, Als Adjulant dure à Frankreich und Helfjien. Berlin. Schert. — Was ich in mehr als 80 Schlachten und Gefechten erlebte. Berlin, Mittler et Sohn.
  15. Deutsche Feldposlbriefe (30 fascicules parus). Thümmlers-Veitag, à Chemnitz.
  16. Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, librairie Georges Muller, à Münich. T. I. Lütlich, Namur, Antwerpen. T. II, Hindenburg und Tannenberg. T. III, Zwischen Metz und den Vogesen. T. IV, Um Longwy und Verdun.
  17. Das deutsche Herz, Feldpostbriefe unserer Helden, publiées par Otto Krack (Berlin, Scherl). — Briefe der Feldgrauen, publiées par J. Wiese (Berlin, Globus Verlag).
  18. Kriegsbriefe deutscher Studenten, publiées par Philipp Witkop (Perthes, Gotha, 1916).
  19. Thümmler, XXV, pp. 23, 24 ; Witkop, pp. 25, 71 ; Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, IV, pp. 217, 222.
  20. Witkop, p. 51.
  21. Thümmler, III, p. 5 ; Gottberg, p. 22.
  22. Von Moser, p. 4 ; Sven Hedin, pp. 103, 389, 393, 400, 419 ; Ganghofer, p. 192.
  23. Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, I, p. 251.
  24. Id., ibid., p. 235.
  25. Sven Hedin, p. 180. Cf. Thümmler, XI, p. 24 et XII, p. 28.
  26. Gottberg, pp. 33, 36 et 128-129.
  27. Ganghofer, p. 61 ; Der deutsche Krieg in Feldposlbriefen, IV, p. 230.
  28. Id., pp. 38 et 219.
  29. Barisch, p. 218.
  30. Gottberg, p. 84.
  31. Bartsch, pp. 209, 211.
  32. Marschner, p. 27 ; Bartsch, p. 208 ; Ganghofer, pp. 62, 145, 215 ; Thümmler XVII, pp. 28 et 30, XIX, p. 11 ; Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, IV, p. 204.
  33. Ganghofer, p. 103.
  34. Hoecke, pp. 74, 85, 213 ; Wiese, p. 113 ; Marschner, p. 44.
  35. Bartsch, pp. 201 et 212.
  36. Marschner, pp. 47 et 212.
  37. Von Moser, pp. 36, 37 ; Der deutsche Krieg in Feldpostnriefen, I, p. 117. Thümmler, I, p. 15, II, p. 12, III, p. 20, VI, p. 10, VIII, p. 9, IX, p. 14, XXIV, p. 23.
  38. Von Moser, p. 22. Cf. Kutscher, p. 77, Unser Vormasch bis zur Marne, p. 37
  39. Thümmler, VI, pp. 13-14 ; Wiese, p. 96.
  40. Ganghofer, pp. 69-70 ; Thümmler, 1, pp. 14-15, II, pp. 30-31, et XXMI. p. 12.
  41. Thümmler, XXVI, pp. 14 et 18 ; Krack, p. 126.
  42. Ganghofer, p. 87.
  43. Id., p. 74.
  44. Id., p. 126.
  45. Gottberg, pp. 90-94,
  46. Hoecke, pp. 45 et 66.
  47. Kutscher, p. 27.
  48. Krack, p. 61.
  49. Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, I, p. 254,
  50. Gotlberg, pp. 107 et 108.
  51. Thümmler, XIII. p. 20 et XXIV, p. 14.
  52. Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, IV, p. 290.
  53. Wiese, pp. 42, 195.
  54. Kutscher, pp. 149 et 225.
  55. Thümmler, XIX, pp. 24-25 et XXII, pp. 4-6.