La Hollande et le roi Louis Bonaparte/01

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La Hollande et le roi Louis Bonaparte
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 87 (p. 513-552).
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La Hollande
et
le roi Louis Bonaparte

I.

LES DERNIERS JOURS DE LA RÉPUBLIQUE BATAVE.


On connaît fort mal en France l’histoire de l’avènement au trône et du règne de Louis Bonaparte en Hollande, et cette ignorance s’explique par la nécessité de recourir, pour traiter ce sujet d’une manière impartiale et complète, aux sources hollandaises, que trop peu d’écrivains français sont en état de consulter. C’est dans l’espoir de combler en partie cette lacune que, mettant à profit des circonstances particulières de séjour et de position, nous osons présenter à nos lecteurs les résultats obtenus par une comparaison attentive des documens écrits dans les deux langues. Nous n’avons pas cru un seul instant que les liens de parenté qui unissent le frère de Napoléon Ier à l’empereur vivant des Français fussent un motif d’abstention. Ceux qui soupçonneraient dans ces pages des arrière-pensées de dénigrement se tromperaient, aussi bien que ceux qui chercheraient quelque intention de flatterie. Ils n’y verront qu’un essai historique où la franchise des critiques sert de garantie à la sincérité des éloges. La curiosité de mauvais aloi qui aime à fouiller dans la vie privée des princes pour y trouver matière à scandales serait aussi déçue. La vie privée du roi Louis n’appartient pas encore à l’histoire, sauf par les côtés où elle est indispensable à l’explication de sa vie publique, et même sur ce terrain délicat rien absolument n’empêche de concilier les devoirs de l’historien avec le respect dû au père du souverain régnant. Du reste, le caractère et les actes de Louis Bonaparte rendent cette conciliation facile. S’il a eu sa part d’erreurs et de faiblesses, si, victime d’une position où le génie lui-même eût succombé et que son plus grand tort fut d’accepter, il a dû se retirer vaincu de la scène agitée où il avait à remplir un des premiers rôles, il a eu du moins l’inappréciable avantage d’emporter dans sa défaite sa propre estime et celle des spectateurs. D’autres plus grands sont tombés de plus haut sans pouvoir prétendre à cet hommage mérité.

Trois points surtout sont à relever à propos de son règne, savoir : les événemens et les desseins dont la combinaison le mit sur le trône, le conflit qui ne tarda pas à s’élever entre ses devoirs de roi et les intentions de celui qui avait posé la couronne sur sa tête, enfin les étranges péripéties qui précédèrent et amenèrent son abdication. Ce sont aussi les points que nous tâcherons de mettre en pleine lumière[1].


I

Bien qu’il ne s’agisse guère que d’un petit pays et d’un règne de quatre ans, c’est en réalité une histoire compliquée que nous entreprenons. Il est impossible de comprendre la position du roi Louis en Hollande, les circonstances qui l’y amenèrent, les difficultés contre lesquelles il se heurta dès la première heure, si l’on n’a pas quelques idées claires touchant le passé du peuple sur lequel il fut appelé à régner. Il nous faut donc débuter par un aperçu de l’histoire antérieure du peuple néerlandais, et surtout de sa constitution politique, sur laquelle on n’a le plus souvent en France que des données fort inexactes.

Il est de notoriété générale que les anciens Pays-Bas, contrée de dunes, d’alluvions, de villes populeuses, industrieuses, commerçantes, fortement attachées à leurs franchises municipales et provinciales, se séparèrent en deux groupes bien distincts à la suite des luttes politiques et religieuses du xvie siècle. Les provinces méridionales (Gand, Bruges, Anvers, Liège, Mons, Bruxelles), après une longue résistance, finirent par rentrer dans le giron catholique, et se résignèrent pour longtemps au joug de l’Espagne d’abord, de l’Autriche ensuite. Les sept provinces du nord au contraire, Hollande, Zélande, Utrecht, Gueldre, Over-Yssel, Frise et Groningue, où le protestantisme était devenu prépondérant, puisèrent dans le schisme religieux l’énergie nécessaire au maintien de leur scission politique, et, après une des luttes les plus acharnées et les plus longues dont l’histoire ait connaissance, réussirent à fonder leur indépendance et à faire reconnaître par l’Europe entière la confédération des Provinces-Unies[2]. Pendant plus d’un siècle, la république confédérée put passer pour une des grandes puissances de l’Europe. Sa marine était supérieure à toutes les autres, ses armées valaient celles des grands états, ses hommes politiques traitaient sur le pied de l’égalité avec les plus fiers souverains, et nous ne rappelons que pour mémoire les luttes le plus souvent heureuses et toujours glorieuses qu’elle soutint successivement contre l’Espagne, l’Angleterre et la France.

Dans une étude consacrée aux œuvres du romancier hollandais van Lennep[3], nous avons indiqué les causes historiques de l’antagonisme qui ne tarda pas à se manifester dans le sein même de la confédération entre les deux élémens dont l’union avait fait sa puissance, c’est-à-dire entre le parti orangiste, fort des ardentes sympathies du petit peuple, qui voyait dans l’illustre famille du Taciturne le symbole vivant ou plutôt le palladium de son indépendance nationale et religieuse, et le patriciat bourgeois, qui d’une manière moins brillante, mais non moins efficace, avait coopéré par ses sacrifices et son patriotisme à la grande œuvre de la délivrance. Pour bien comprendre l’histoire politique de la Hollande, il faut se rappeler que les origines de la liberté néerlandaise sont avant tout municipales, puis provinciales. Les villes et les provinces avaient leurs franchises, leurs chartes particulières ; l’Espagne fit éclater, en les violant, la révolution du xvie siècle. Ce ne fut pas au nom des droits du peuple souverain, chose alors inconnue, qu’on s’insurgea ; la confédération constituée par l’union d’Utrecht en 1579 ne fut guère autre chose qu’une association de villes et de provinces également lésées dans leurs franchises, dont elles confièrent la défense à l’épée des princes d’Orange en leur fournissant les moyens matériels de soutenir la lutte. Telle est l’essence des fonctions de stadhouder, littéralement stedehouder, lieutenant (du roi ou du comte), et dont la devise de la maison d’Orange, je maintiendrai, exprime encore aujourd’hui la vraie nature. Du reste, tout demeura sur l’ancien pied dans chacune de ces petites républiques. Les magistrats ou prud’hommes des villes, se recrutant eux-mêmes, sauf le droit de nomination réservé dans certaines provinces au stathouder ou à la cour de justice, envoyaient leurs députés au chef-lieu de la province avec des mandats impératifs. Les états provinciaux déléguaient leurs représentans aux états-généraux ; mais ceux-ci étaient liés également par les instructions de leurs commettans, et devaient, pour toute affaire importante, en référer à leur décision. La noblesse territoriale ou ridderschap avait aussi ses représentans. Si l’autonomie, la liberté locale des villes et des provinces se trouvait à merveille de cette constitution fédérative, si les populations, à la faveur de la division des pouvoirs et des garanties qu’elle leur assurait contre tout despotisme, pouvaient sans entraves déployer dans toute leur intensité leur énergie et leur esprit d’entreprise, on conçoit aisément que plus d’un intérêt administratif ou politique devait beaucoup souffrir de la faiblesse du pouvoir central. En temps de guerre, lorsque l’exaltation du patriotisme animait toutes les classes et que l’intérêt pressant de la défense commune étouffait les compétitions locales, les choses marchaient bien ; mais en temps ordinaire la machine était lourde, compliquée, et il n’est pas étonnant qu’un parti nombreux vînt au-devant des ambitions des princes d’Orange, et désirât les voir revêtus de pouvoirs moins limités. Cependant il ne fut jamais sérieusement question d’en faire des rois, et leur parti ne put briser ce patriciat municipal extrêmement jaloux de son autorité, qui même, à plusieurs reprises, fut assez fort pour faire échec au prestige des stathouders. Nos historiens libéraux se trompent de pays et d’époque lorsque, parlant de ces luttes intestines, ils réservent toutes leurs sympathies pour les chefs du parti antiorangiste et les prennent, ou peu s’en faut, pour des représentans de la démocratie. Le patriciat, il est vrai, n’était pas noble au sens féodal de ce mot ; mais rien n’était moins démocrate, plus ami des privilèges, plus exclusif que cette aristocratie bourgeoise, qui se considérait comme bien supérieure à tous les gentillâtres des campagnes et des pays voisins. Le fait est que, dès le commencement du xviie siècle, le pouvoir politique et administratif se trouva concentré dans les mains d’un certain nombre de « familles gouvernantes, » unies d’une ville à l’autre par des mariages, formant une véritable caste, et aussi républicaines en présence du stathouder que hautaines vis-à-vis des autres classes. Disons toutefois que les vertus privées de ces fiers bourgeois, le nombre considérable des familles entre lesquelles se faisait en quelque sorte le roulement des fonctions publiques, la scrupuleuse probité de leur gestion financière, la périodicité régulière et la fréquence des entrées et sorties de charge, bien des circonstances enfin contribuaient à rendre leur monopole supportable, et il faut bien que le peuple en masse l’ait vu se perpétuer sans trop de déplaisir, puisque le parti stathoudérien, même dans ses jours de triomphe, ne put réussir à l’extirper. D’ailleurs parmi les traits caractéristiques du peuple hollandais il faut noter celui-ci, que l’on peut constater aujourd’hui encore bien qu’il tende à s’effacer : autant ce peuple est susceptible dès que l’on fait mine de toucher à ses habitudes d’aller, de venir, de travailler, de s’amuser à sa guise, aux institutions religieuses qu’il préfère, à son indépendance nationale, autant il est indifférent aux détails quotidiens de la politique. Il lui manque un peu de cette promptitude d’intelligence ou plutôt d’imagination qui ailleurs détermine presque instantanément les plus forts courans d’opinion publique. De là vient que, si dans ce pays le mal politique, une fois reconnu et senti, est combattu avec une décision, une persévérance admirables, l’indifférence du grand nombre le laisse aisément grandir avant que l’on songe à y porter remède. On n’aime pas à se déranger, à se mettre en avant, à quitter ses affaires pour s’occuper des affaires publiques ; par exemple, l’institution du jury n’est pas populaire en Hollande. Cette disposition explique la docilité prolongée avec laquelle la multitude accepta la suprématie des familles patriciennes. « Ces messieurs savent bien ce qui est à faire ; » ce dicton hollandais, encore souvent en usage dans un sens ironique, exprime parfaitement la confiance moitié naïve, moitié insouciante, que la peuple mettait d’ordinaire dans la sagacité de ses gouvernans, habitués de père en fils à résoudre les questions difficiles. Seulement dans les grandes occasions, quand le pays semblait perdu par suite des économies intempestives ou de l’impéritie diplomatique de la bourgeoisie gouvernante, le peuple se fâchait, réclamait à grands cris son stathouder, et lui mettait tous les pouvoirs en main. La crise passée, les choses reprenaient leur marche accoutumée, et les stathouders reperdaient le plus souvent dans les années de paix le pouvoir que les années de guerre leur avaient conféré.

Tout défectueux qu’il nous paraisse, ce système produisit de grandes choses. Philippe II, Louis XIV et les Stuarts l’apprirent à leurs dépens. Au xviie siècle, les Provinces-Unies furent le dernier refuge de la libre pensée et de la libre croyance : ce titre seul suffirait à leur gloire.

Pendant la plus grande partie du xviiie siècle, la Hollande jouit d’une tranquillité rarement troublée et d’une prospérité matérielle jusqu’alors inconnue. En possession d’énormes capitaux amassés par l’activité bien entendue des générations antérieures, elle se fit en quelque sorte le banquier de l’Europe, prêtant à de gros intérêts, sur de bonnes garanties, et augmenta encore sa richesse par le développement de sa marine marchande. Après tout, sa constitution politique pouvait alors passer pour très libérale. Préservées de ces dîmes onéreuses que presque partout ailleurs le despotisme et la superstition levaient sur les produits du travail national, n’ayant rien à craindre du côté de l’Allemagne et protégées contre la France et l’Angleterre par l’antagonisme même de ces deux grandes rivales, les Provinces-Unies purent en toute sécurité moissonner dans le bien-être ce que le siècle précédent avait semé au sein de rudes épreuves virilement traversées. On peut ajouter que le spectacle de leur éclatante prospérité, comparée à l’exiguïté d’un territoire arraché pied à pied aux fleuves et à la mer, ne fut pas sans influer sur les vues des théoriciens de l’école réformiste, qui purent opposer les brillans résultats de la liberté politique et religieuse aux tristes conséquences sociales de l’absolutisme espagnol, français et autrichien.

Cependant les esprits perspicaces qui eussent regardé de près auraient pu discerner sous ces dehors prospères les symptômes grandissans de la décadence. L’excès de prospérité est plus dangereux encore pour les peuples que pour les individus. La Néerlande s’engourdissait dans le bien-être ; l’esprit des entreprises audacieuses s’éteignait lentement. La marine et l’armée étaient fort négligées ; la guerre de la succession d’Espagne avait coûté d’énormes sommes, obéré pour longtemps les finances, et les états, dominés par le besoin de faire des économies, se montraient peu disposés à de nouveaux sacrifices. Les souvenirs glorieux sont souvent un piège pour la nation qui s’en nourrit avec trop de complaisance. Les Néerlandais se disaient avec une juste fierté qu’ils avaient au xvie siècle épuisé l’Espagne, au XVIIe repoussé Louis XIV, récemment encore donné le branle à cette révolution, de 1688 qui avait détrôné les Stuarts, maintenu le protestantisme, sauvé la liberté de l’Europe, et ils se flattaient de l’idée que, si par impossible de nouveaux dangers menaçaient leur indépendance, ils étaient, comme leurs ancêtres, de taille à les braver. Ils oubliaient que les circonstances avaient changé, que les grands états de l’Europe, mieux organisés, plus centralisés, disposaient d’une puissance militaire et financière qui leur assurait une supériorité de jour en jour plus marquée. Les sept provinces étaient plus riches et plus fortes que n’importe quelle contrée de même étendue et de même population, mais elles l’étaient moins que l’Angleterre ou la France prises chacune dans sa totalité et pouvant désormais concentrer ses forces. Il aurait fallu comprendre ce grave changement, et, si les Hollandais tenaient à maintenir leur ancienne influence dans les conseils de l’Europe, ils auraient dû consentir à de sérieux sacrifices pour accroître leurs forces de terre et de mer. On n’avait garde, et la vieille rivalité de l’oligarchie bourgeoise et des stathouders paralysait tous les efforts qu’à défaut de grandes vues les instincts guerriers des princes de la maison d’Orange les poussaient à faire pour développer la marine et l’armée. On soupçonnait ces princes de viser à la tyrannie, et ils n’obtenaient ni un homme ni un écu. Les institutions républicaines elles-mêmes se rouillaient par l’effet du temps, et les abus qu’elles recouvraient devenaient de plus en plus intolérables. Ce qu’on avait supporté, ce qu’on n’avait pas même aperçu aux XVIe et xviie siècles, la diversité des législations variant d’une province et même d’une ville à l’autre, la mauvaise définition des pouvoirs municipaux, l’inégalité de distribution dans les pouvoirs représentatifs, la prépotence d’une église privilégiée, la faiblesse du gouvernement central, le népotisme, les manœuvres des coteries, tout cela jurait avec l’esprit nouveau, et pourtant le prestige que ces institutions défectueuses empruntaient aux beaux temps de la république leur valait encore une sorte de respect qui coupait court aux velléités de réformes. Néanmoins, à dater de la seconde moitié du siècle, le parti réformiste, fort de l’ascendant des idées qui préparaient en France la révolution, grandit en puissance et en nombre, sans toutefois réussir à introduire des changemens sérieux dans les institutions.

La famille qui, pendant près de deux siècles, avait donné à la Néerlande une incomparable série de grands hommes d’état et de grands capitaines, la famille d’Orange, semblait, comme le pays, avoir perdu de sa sève. Le stathoudérat héréditaire, aboli après la mort de Guillaume III d’Angleterre, avait été rétabli en 1747 en faveur de la maison d’Orange à la suite de l’agitation causée par l’invasion triomphante des Français en Belgique. Le peuple, se croyant trahi ou tout au moins compromis par l’égoïsme de l’oligarchie gouvernante, fit ce qu’il avait fait en 1672 quand Louis XIV était entré à Utrecht, c’est-à-dire une révolution orangiste, et Guillaume IV reçut du vote plus ou moins libre des divers états provinciaux un pouvoir en réalité plus complet que celui dont ses ancêtres avaient été revêtus. La paix d’Aix-la-Chapelle, conclue peu de temps aptes à des conditions assez avantageuses, confirma le préjugé populaire, que l’indépendance du pays était sauve tant qu’un prince d’Orange était à sa tête. Si Guillaume IV eût été un homme d’initiative et de grandes vues, l’instant était favorable pour procéder a une refonte des institutions dans un sens plus rationnel, plus égalitaire, et il eût été aidé dans cette entreprise par le petit peuple, idolâtre de son nom, et par la bourgeoisie moyenne, fatiguée de la domination du patriciat ; mais il s’en tint à quelques mesures équivoques. Il augmenta tout simplement le patriciat en y adjoignant de nouvelles familles, qui furent bientôt aussi orgueilleuses, aussi exclusives que les anciennes, et quand ce prince bien intentionné, mais faible, mourut en 1751, laissant son fils mineur, il n’y avait pour ainsi dire rien de changé, si ce n’est, symptôme très grave, la formation d’un parti également hostile à l’oligarchie bourgeoise et à la famille stathoudérienne, et qui estimait que l’une était désormais aussi incapable que l’autre de faire le bonheur du pays. Comme on peut s’y attendre, ce parti nouveau s’inspirait principalement des écrits émanés de l’école philosophique française.

La seconde moitié du siècle se passa misérablement en tiraillemens de tout genre entre le parti stathoudérien et les états, où dominait encore le patriciat. La princesse Anne, Anglaise de naissance, mère et tutrice du jeune Guillaume V, envenima par sa hauteur et son incapacité politique une situation déjà fort tendue. Son fils, Guillaume V, timide et débonnaire, ne fut pas plus heureux. Il vit son autorité de plus en plus restreinte par les états, et le patriciat se rapprocha même du parti des réformes pour annuler le stathouder autant que possible, ne prévoyant pas qu’il creusait sa propre tombe. La guerre d’Amérique, à laquelle la Hollande prit une part peu glorieuse, et qui se termina par l’abaissement de la marine hollandaise devant le pavillon britannique, augmenta l’impopularité du stathouder, accusé bien à tort d’avoir négligé les arméniens maritimes ; elle accrut aussi l’ascendant des idées nouvelles de liberté et d’égalité. Chose qui paraît presque incroyable à ceux qui connaissent aujourd’hui la Hollande, il fut interdit de chanter désormais dans les rues des chansons orangistes. Retiré à Nimègue, Guillaume V assistait, triste et indécis, à cette démolition du stathoudérat ; mais la princesse sa femme, nièce du grand Frédéric, n’était pas d’humeur aussi endurante. Elle voulut se rendre à La Haye dans l’espoir d’y fomenter un mouvement réactionnaire parmi les orangistes toujours nombreux de cette résidence. Le chemin lui fut barré près de Gouda, au nom des états. Elle se crut insultée, exigea une satisfaction qu’elle n’obtint pas, et commit la faute énorme d’appeler dans les provinces une intervention prussienne. La frontière était fort mal protégée du côté de l’Allemagne. Les patriotes, — c’est ainsi qu’on appelait les antistathoudériens, — mal organisés, mal armés, ne purent tenir devant les troupes prussiennes, qui s’emparèrent presque sans coup férir des villes les plus opposées au prince. Amsterdam même, après un semblant de résistance, se rendit, et en peu de jours l’autorité du stathouder fut intégralement rétablie. Tout cela se passait en 1787.

Il est des victoires qui équivalent à des désastres. L’imprudente princesse avait entraîné son faible mari à triompher de ses adversaires par l’intervention de l’étranger, exemple dangereux que n’avait jamais donné aucun parti de l’ancienne république. Comment s’étonner que les patriotes, vaincus, mais non ramenés, regardassent à leur tour de quel côté le secours pourrait leur venir ? Du moment que la question se posait en de pareils termes, le choix ne pouvait être douteux. C’était la France, le pays de la philosophie politique, la France qui fermentait aux approches de sa propre révolution, c’était elle que tout désignait comme une alliée aux rancunes et aux vœux des patriotes exaspérés, d’autant plus que les stathoudériens victorieux, malgré les supplications de leur chef, dont le bon cœur détestait tout ce qui ressemblait à une vengeance, usaient et abusaient du triomphe qu’ils devaient aux baïonnettes prussiennes. À Bois-le-Duc, deux cents maisons furent pillées par la populace orangiste. Les notabilités du parti patriote furent vexées, persécutées de mille manières. Il y eut même des condamnations à mort prononcées ; elles restèrent fort heureusement sans exécution, mais l’effet moral n’en fut pas moins désastreux. Un seul fait suffira pour donner une idée des violences de la réaction. Le prince d’Orange fit promulguer une amnistie, mais elle offrait si peu de garanties, elle renfermait tant d’exceptions que, d’après le calcul d’un historien conservateur, plus de 40,000 Néerlandais se crurent forcés d’émigrer ; c’est en France qu’ils se rendirent pour la plupart.

Lors donc que la révolution française éclata, il y avait au dehors aussi bien qu’au dedans du pays des élémens inflammables qui n’attendaient pour prendre feu que d’être mis en contact avec l’ardent foyer qui rayonnait en France. Les patriotes hollandais relevèrent la tête quand ils apprirent l’entrée victorieuse de Dumouriez en Belgique. Peut-être même eussent-ils déjà donné la main aux révolutionnaires belges, si, mieux placés que les Français pour discerner le vrai caractère de l’insurrection voisine, ils n’en avaient pas reconnu sur-le-champ la nature plus cléricale que libérale. Cependant, avec l’invasion française, cette révolution belge devenait forcément radicale. Une légion d’émigrés hollandais marchait avec l’armée française. Un comité révolutionnaire batave s’était constitué à Anvers, et un décret de la convention avait aboli le traité relatif à la fermeture de l’Escaut, cette grande mesure protectrice du commerce hollandais désormais contraire au droit international. Cette première campagne de Belgique se termina par des revers, et l’armée française, dut se retirer.

La vieille Hollande stathoudérienne se crut sauvée ; ce n’était qu’un répit, et, chose grave, désormais inféodée à la coalition, elle avait assumé la dangereuse solidarité de ses prétentions et de ses fautes, elle devait succomber avec elle. En 93, la Belgique fut de nouveau envahie par l’armée révolutionnaire, reconquise après de sanglantes batailles sur les Anglais, les Allemands et les Hollandais, qui l’avaient occupée, et vers la fin de 1794 les Français, sous Pichegru, se présentaient en vainqueurs sur les frontières des Provinces-Unies. Les historiens hollandais leur reprochent d’avoir violé une suspension d’armes conclue le 11 décembre pour profiter d’une forte gelée qui leur permit de franchir, le 27, à pied et à cheval, les grands cours d’eau qui servent de défense naturelle à la Hollande du côté de la Belgique. C’est ainsi que la flotte hollandaise, immobile dans les glaces, fut prise par un régiment de cavalerie.

Du reste l’état des esprits ne permettait pas de songer au renouvellement des sacrifices héroïques de 1672. L’impopularité personnelle du stathouder, la haine des Anglais, qui se retiraient par la Frise en Hanovre sans brûler une amorce pour la défense de leurs alliés, la hardiesse inspirée au parti patriote par le retour des Français, tout s’y opposait. Dans chaque ville, il y avait un comité révolutionnaire en pleine activité. La chute de Robespierre et du régime incarné dans sa personne avait réconcilié avec la république française ceux que le sanglant despotisme de la terreur avait refroidis dans leur premier enthousiasme. On voyait la coalition battue de tous les côtés. Enfin les généraux français ne cessaient de déclarer dans leurs proclamations qu’il ne s’agissait point d’une guerre de conquêtes, que la république en voulait non à la nation hollandaise, mais seulement au stathouder et aux aristocrates, et que leur seule ambition, en entrant sur le territoire batave, était d’aider une vieille république sœur à chasser ses tyrans et à se donner librement la constitution qui lui conviendrait le mieux. On croyait alors à la parole de la France. Le prince d’Orange vit clairement qu’il ne fallait pas s’obstiner dans une résistance impossible, et le 18 janvier 1795 il s’embarqua à Scheveningen, lui et sa famille, pour l’Angleterre.

La révolution s’opéra partout en même temps et sans effusion de sang. Il y eut bien quelques têtes chaudes, surtout parmi les émigrés rentrés à la suite des Français, qui voulurent cimenter leur triomphe par le supplice des partisans les plus compromis de l’ancien régime ; mais le peuple hollandais était trop calme et au fond trop peu irrité contre ses anciens maîtres pour applaudir à de pareilles vengeances. De plus, et nous aimons à le constater, les généraux français, Pichegru en tête, s’opposèrent de tout leur pouvoir à l’inauguration de la guillotine politique. La république néerlandaise fit de son mieux pour se constituer sur le modèle de sa grande sœur de France. C’est encore aujourd’hui un grief des bons Hollandais contre leurs pères de 95 que l’abdication du nom traditionnel de la Néerlande, auquel on substitua celui de république batave, nom historiquement faux et qui semblait dire que la république émancipée était autre chose que la continuation de la plus glorieuse des républiques modernes. Dans un temps où les souvenirs de l’époque romaine étaient si fort en vogue, le grief parut mince. Le Brabant et la Drenthe[4], qui n’étaient auparavant que des provinces soumises à la confédération, furent admis sur le pied de l’égalité. Les droits féodaux, les privilèges d’état et de famille furent abolis. Les biens des couvens qui existaient encore dans les districts catholiques furent déclarés propriétés nationales. Des municipalités remplacèrent les prudhommies des villes (vroedschappen), on substitua aux états provinciaux des représentans du peuple nommés par le suffrage universel à deux degrés et limité par la condition de savoir lire et écrire. Il n’y eut plus d’église d’état, tous les citoyens furent désormais admissibles aux emplois publics, quelle que fût la confession religieuse. Tous ces changemens, qui auraient pu et dû être opérés depuis longtemps, valurent aux débuts de la révolution et aux premiers jours de l’invasion française un prestige bienfaisant, dont le souvenir n’est pas renié aujourd’hui par ceux même qui en déplorent le plus vivement les conséquences ultérieures. Malheureusement cette lune de miel fut de courte durée, et la Hollande devait bien vite apprendre à ses dépens que tout, même l’absence de liberté, est préférable à la perte de l’indépendance nationale.

Le fait est qu’elle s’était livrée pieds et poings liés à la France, qu’elle allait désormais dépendre des volontés, pour ne pas dire des caprices de sa toute-puissante alliée, et que ses libertés, anciennes et nouvelles, ne devaient pas tarder à sombrer avec la liberté française. Si le vieux parti stathoudérien, par son alliance impolitique avec la Prusse, avait poussé la Hollande dans la coalition, les patriotes, en lui imposant la solidarité de la politique française, lui attiraient tous nos ennemis sur les bras. Avant la fin de 1795, l’Angleterre avait déclaré la guerre à la république batave, considérée comme alliée et réellement sujette de la France. En 1797, la plupart des colonies hollandaises étaient tombées en son pouvoir. Les navires hollandais avaient été capturés en masse par ses croiseurs, et les pertes subies par le commerce étaient colossales. À l’intérieur, les choses ne marchaient pas. Une fois le parti stathoudérien vaincu, les élémens nombreux de discorde que recelait le parti vainqueur s’étaient bientôt montrés au grand jour. Il y avait lutte entre les révolutionnaires ardens et les modérés, entre les anciens émigrés et les patriotes restés dans le pays, entre les partisans d’une confédération de provinces sur une base très démocratique, à l’instar des États-Unis, — système que recommandaient au fond les traditions du pays, — et ceux qui voulaient niveler, centraliser, unifier sur le modèle de la France. L’ancienne oligarchie, privée du pouvoir, n’en restait pas moins puissante par son influence, le respect dont elle était entourée, les talens administratifs et politiques de beaucoup de ses membres, tandis que le parti révolutionnaire était pauvre en hommes capables et surtout en caractères qui inspirassent une pleine confiance. Le projet de constitution élaboré par l’assemblée nationale fut rejeté par les assemblées primaires (grondvergaderingen) à une forte majorité. Alors cette assemblée nationale fit un coup d’état, appuyé par les généraux français ; elle se déclara constituante, fit adopter par le suffrage universel, épuré et mené haut la main, une nouvelle constitution qui confiait le pouvoir exécutif à un directoire de cinq membres, et, cela fait, s’érigea de sa propre autorité en corps législatif. Ces mesures arbitraires provoquèrent un contre-coup d’état, à la suite duquel le directoire fut arrêté, déposé, l’assemblée dissoute, et un gouvernement intérimaire nommé par les promoteurs militaires et civils de cette réaction. Une représentation nationale plus sérieuse, réunie quelque temps après, ratifia pourtant ce second coup d’état, institua un nouveau directoire (staatsbewind), et l’on put penser que le parti révolutionnaire modéré resterait définitivement en possession du pouvoir.

Il était temps qu’un peu d’ordre reparût au milieu de cette confusion, car en août 1799 les Anglais débarquèrent au Helder, accueillis avec enthousiasme par la population orangiste, s’emparèrent de la flotte batave, et ils s’avançaient déjà dans la direction de la Sud-Hollande. Deux divisions russes envoyées pour les soutenir venaient de les rejoindre. La position était des plus critiques ; mais le général hollandais Daendels et le général français Brune, ayant combiné leurs forces, arrêtèrent les Anglais à Bergen, et après deux batailles chaudement disputées les forcèrent à se rembarquer. Cette campagne manquée découragea profondément les orangistes. L’appel fait par les Anglais aux fidèles de la maison stathoudérienne n’avait pu déterminer aucun mouvement sérieux. Le prince héréditaire lui-même, qui avait commis la faute insigne de débarquer avec les envahisseurs de son pays, dut repartir, convaincu qu’il n’y avait pour le moment aucune chance de rappel pour sa maison.

Cependant le nouveau gouvernement avait une peine infinie à prendre racine. Tout était désorganisé, les affaires chômaient, le désordre financier était effrayant. On avait encore voulu réviser la constitution, et les chambres avaient rejeté la révision. C’est alors que, sur le conseil de Bonaparte, premier consul, trois directeurs firent, le 14 septembre 1800, le pendant de notre 18 brumaire ; d’accord avec Augereau, qui commandait les troupes françaises, ils firent fermer les chambres par la force armée, et proposèrent de leur chef une constitution. Le peuple l’accepta ; fatigué de ces changemens perpétuels, il crut voir dans les nouvelles mesures proposées des garanties d’ordre, de sécurité, et surtout le moyen d’opérer entre les partis un rapprochement que désiraient également le patriotisme éclairé des uns et la lassitude très grande des autres. Guillaume V lui-même fit tenir à ses partisans l’avis qu’il n’y avait plus de raison majeure pour refuser de prendre part aux affaires publiques, et son fils, le prince héréditaire, chercha auprès des négociateurs de la paix d’Amiens un dédommagement qui lui fut accordé : on lui donna la principauté de Fulde. Cette paix d’Amiens, conclue à la fin de l’hiver de 1802, rendit ses colonies, sauf Ceylan, à la Hollande, et en rouvrant les mers à ses navires inaugura une période trop courte, mais merveilleuse, de commerce et d’opérations lucratives. Plus de 4,000 navires entrèrent cette même année dans les ports hollandais, chargés des richesses des deux mondes. Il semblait que les beaux jours de l’ancienne république allaient renaître, plus brillans que jamais, et on put espérer que la révolution hollandaise viendrait heureusement à bout de sa tâche ; mais ni la France ni la Hollande ne s’appartenaient plus. Le premier Napoléon, dans tout l’éclat de sa gloire, en était déjà le maître tout-puissant ; le concours actif de la Hollande lui étant nécessaire pour l’exécution des plans qu’il méditait contre l’Angleterre, il voulut que la république batave changeât encore une fois la constitution dont il avait été pourtant l’inspirateur. Ici nous entrons dans l’exposé des événemens et des intrigues dont la conséquence immédiate fut la suppression de la république batave et l’érection du royaume de Hollande.


II

Les jours de l’enthousiasme révolutionnaire appartenaient déjà au passé, ceux de la gallomanie commençaient à disparaître. Pour un peuple positif, vivant avant tout de commerce et de pêche, notre alliance était horriblement onéreuse. Elle signifiait guerre à outrance à l’Angleterre, et pour la Hollande, qui n’avait plus de marine redoutable, une telle guerre était la mort. Elle avait perdu, puis recouvré ses colonies ; quand la guerre recommencerait, elle les perdrait encore. La France, il est vrai, disait bien haut qu’elle ne ferait pas la paix sans poser pour condition que les colonies de la Hollande lui seraient rendues ; mais quelle garantie avait-on que la Hollande et ses colonies ne seraient pas sacrifiées à d’autres intérêts ? En attendant, son commerce était entravé jusque près de ses côtes par les croisières anglaises. La contrebande à peu près avouée, mais enfin la contrebande avec ses difficultés et ses immoralités, était sa seule ressource sérieuse. Si du moins à l’intérieur on eût trouvé des compensations ! Là encore on était asservi. Un corps d’armée français stationnait au cœur même du pays. Au premier moment de l’invasion, les soldats français s’étaient fort bien conduits. J’ai encore pu causer avec des vieillards qui, enfans, avaient vu entrer dans Amsterdam les bataillons de Pichegru. Ils étaient arrivés affamés, exténués, sans souliers, couverts de haillons, par un hiver des plus rigoureux. Ils avaient défilé le long des rues d’une des plus opulentes villes du monde. On eût presque excusé un peu de rapine, et la discipline avait été rigoureusement observée. Ces soldats appartenaient pour la plupart à la dernière réquisition décrétée par le directoire. C’étaient de joyeux enfans, d’honnêtes citoyens sachant ce que c’est qu’un honnête foyer, bons républicains sans fanatisme, opposant aux intempéries du climat leur bonne humeur française et reconnaissans des soins que la bourgeoisie, prise de pitié, leur prodiguait. Un seul d’entre eux, pauvre diable à peu près nu, ne put résister à la tentation de dérober quelques mouchoirs à l’étalage d’un boutiquier. Le général le fit passer par les armes, et les sympathies publiques furent pour ce malheureux ; si l’on eût été prévenu, on eût de toutes parts demandé sa grâce. Cette armée fut trop tôt remplacée par d’autres corps, et les Hollandais s’aperçurent qu’abusant de la lettre des traités, l’administration française envoyait à chaque instant de nouvelles troupes s’équiper à leurs frais, pour les rappeler dès qu’elles étaient habillées. D’ailleurs l’esprit de l’armée française changeait à vue d’œil. Les guerres d’Italie surtout donnèrent aux soldats de la république ces habitudes inciviles, ce mépris du bourgeois, ces goûts de maraude qui les firent bientôt détester. À mesure que cet esprit pénétra dans l’armée, le séjour prolongé des troupes françaises en Hollande devint une calamité. Les généraux firent plus que donner l’exemple aux soldats. La vénalité qui rongeait le gouvernement du directoire et du consulat s’étendait jusqu’à leurs représentans à l’étranger. Le ministre de France, Sémonville, se faisait payer par le directoire hollandais et spéculait effrontément à la bourse d’Amsterdam. Je tire de notes manuscrites dignes de toute confiance, provenant d’un employé supérieur du ministère des affaires étrangères, que ce diplomate ajourna mainte fois la remise de dépêches pressantes de son gouvernement pour ne pas compromettre le succès d’opérations de bourse commencées. Cette corruption se propageait parmi les membres eux-mêmes du gouvernement national. Quelle déception ! On avait bien des griefs contre l’ancien patriciat ; mais du moins il était probe. Pour don de joyeux avènement, la république batave avait dû consentir à une contribution de plus de 200 millions au bénéfice de ses libérateurs, qui n’avaient pas le sou ; d’autres exigences du gouvernement allié avaient accru cette somme de 100 autres millions ; puis il avait fallu solder, habiller et nourrir une armée française permanente de 18 à 26 000 hommes, tout cela sans préjudice des sommes que la république avait dû consacrer à sa réorganisation, à ses propres levées de soldats et de marins. En 1804, on pouvait évaluer sans exagération à plus de 500 millions de francs les frais extraordinaires qu’avaient entraînés l’invasion et l’occupation française, et c’était une population de 2 millions d’âmes qui avait dû se résigner à de pareils sacrifices ! Il en résultait que les finances naguère si prospères de la Hollande se trouvaient écrasées pour bien longtemps, et que les rentes créées par les emprunts successifs absorbaient presque totalement les revenus ordinaires. Si du moins à ce prix on avait pu se féliciter d’avoir conquis une liberté sérieuse ! Loin de là. Les Français occupaient les principales villes. Leur général en chef, quel qu’il fût, tranchait du proconsul. On ne pouvait sans son aveu rien changer ni rien maintenir dans la constitution. Les divers coups d’état qui s’étaient succédé depuis 95 avaient été leur œuvre, au moins indirecte. C’était donc à cette sujétion humiliante qu’avaient abouti les belles promesses du parti patriote et de la France républicaine ! Il est à noter que chaque changement de constitution appuyé par les généraux français se traduisait par une diminution des libertés antérieures. Il ne faudrait pourtant pas en faire tomber la faute uniquement sur eux. La même fatigue des institutions franchement démocratiques, le même scepticisme politique des gouvernails, la même défiance du contrôle direct des administrés, toutes ces défaillances qui avaient fait tant de progrès en France à la suite des excès révolutionnaires, se retrouvaient en Hollande. L’esprit public s’amollissait, tenu seulement en éveil par les charges matérielles de l’occupation et de la guerre, et par conséquent lancé dans une voie dont l’impatience du joug français était le terme naturel.

Aussi n’est-il pas étonnant que, sans renier la révolution ni même l’alliance française, qui leur paraissait indispensable, les hommes politiques de la Néerlande songeassent sérieusement aux moyens d’alléger l’intolérable fardeau qu’elle faisait retomber sur leurs épaules. Leur raisonnement était simple : encore quelques années de ce régime, disaient-ils, et le peuple batave maudira la France, la révolution, le régime nouveau, et saisira la première occasion de rétablir l’ancien, même avec ses abus. Parmi les hommes éminens que le cours des événemens avait mis en évidence se trouvait le ministre des affaires étrangères, van der Goes[5], honnête et bon citoyen, attaché aux principes de la révolution, mais pénétré de la nécessité de rapprocher les honnêtes gens des divers partis et d’assurer à son pays une existence vraiment nationale. Il avait manœuvré dès les premiers temps du consulat de manière à faire agréer par l’Angleterre, la Prusse et la France un projet de neutralité garantie par ces trois puissances, et dont la première conséquence eût été le départ des troupes françaises. Il avait à peu près réussi à Londres et à Berlin ; mais la grande difficulté, il le sentait bien, était à Paris. Aussi concentrait-il ses efforts autour du premier consul et de Talleyrand pour les disposer en faveur de ce projet, et il était, du moins il se croyait secondé par le ministre batave Schimmelpenninck, avec qui, en dehors des relations officielles, il entretenait une correspondance officieuse des plus actives. Telle était l’idée qu’à tort ou à raison les Hollandais se formaient de la vénalité des personnages politiques de la France consulaire que l’on songeait sérieusement à rassembler les sommes destinées à acheter la connivence de Talleyrand et même celle de Mme Joséphine Bonaparte, dont on connaissait les goûts dépensiers et l’influence, assez difficile à comprendre, mais positive, qu’elle savait exercer sur l’esprit de son tout-puissant mari[6].

Malheureusement pour les auteurs de ce projet de neutralité, il était trop diamétralement opposé aux plans et aux calculs de Bonaparte pour que le succès en fût un instant probable. D’ailleurs, sans qu’on ose rien affirmer sur un point qu’aucun document n’éclaire, on peut douter que Schimmelpenninck, tout attaché qu’il fût à son pays, secondât sans arrière-pensée les efforts de van der Goes. C’est un caractère étrange et de définition difficile que celui de cet homme d’état, remarquable par ses talens administratifs, ses lumières, la sincérité de son patriotisme, mais qu’un historien impartial ne saurait absoudre du reproche d’avoir eu pour le pouvoir et ses prérogatives un faible qui l’a parfois entraîné à des actes dont la dignité de son caractère n’est pas toujours sortie sauve. Un tel jugement paraîtra peut-être sévère en Hollande, où la mémoire de Schimmelpenninck est restée populaire. Il est certain qu’une fois parvenu à la plus haute position qu’il pût désirer dans son pays, il déploya un zèle et une capacité dignes de grands éloges. Lorsque la république dut cesser d’exister, il descendit fièrement du pouvoir, et demeura inaccessible à toutes les avances du roi étranger que la politique impériale imposait à son pays ; mais on peut lui reprocher d’avoir, par sa complaisance, autorisé Napoléon à penser qu’il pourrait toujours faire ce qu’il voudrait de la Hollande, et, lors de l’annexion définitive à la France, d’avoir paru sanctionner cet odieux abus de la force en acceptant un siège au sénat français. Il était dangereux, disent ses défenseurs, de refuser les faveurs d’un maître tel que Napoléon. Le danger d’un refus n’a jamais légitimé une acceptation déshonorante ; d’autres, à qui la même offre fut faite, eurent le courage de la décliner et n’eurent point à en souffrir.

Ce qui l’excuserait peut-être mieux, c’est le prestige étonnant que Napoléon exerça sur lui comme sur tant de ses contemporains et même beaucoup de ses compatriotes, prestige tel que, tout en reconnaissant les torts du grand homme, en les blâmant même sévèrement, ils ne se sentaient pas capables de résister longtemps à ses prévenances. Quand on examine de près l’histoire du consulat et du premier empire, on est tenté d’appliquer à la plupart de ceux qui approchèrent le héros, et dont il se servit, le mot de Charlet à propos de ses vieux grenadiers : « ils grognaient, et le suivaient toujours. » Tel fut le cas aussi d’un autre Hollandais, Ver Huell, homme de mer distingué, dont Napoléon fit littéralement la conquête au point que cet ancien orangiste, qui avait même risqué sa vie pour aller trouver le prince héréditaire d’Orange lors de la fameuse expédition anglo-russe, devint plus encore que Schimmelpenninck l’homme lige de Napoléon, prit parti pour le roi Louis contre la république batave, pour l’empereur contre le roi Louis, et ne se soumit au gouvernement restauré en 1813 qu’après plusieurs mois de résistance, et lorsqu’il apprit au fort Lasalle, où il s’était renfermé, que les Bourbons étaient rentrés en souverains à Paris.

Quant à Napoléon, il résulte de tout ce que j’ai pu lire et comparer qu’il ne fit en 1810, quand il força moralement son frère à quitter le trône où il l’avait fait monter, que mettre à exécution un dessein dont l’idée essentielle était depuis longtemps arrêtée dans son esprit. Ce résultat, je l’avoue, quand il m’apparut clair et certain, me surprit. En abordant cette étude, je croyais, sur la foi des histoires françaises de l’empire, que Napoléon ne songea d’abord qu’à tirer le plus de profit possible de l’alliance plus ou moins volontaire de la Hollande, et que, ses exigences croissant avec son ambition, il en vint successivement à vouloir mettre à la tête de ce pays d’abord un homme dont il se croyait sûr, puis l’un de ses frères, enfin à s’y mettre lui-même. Il me parait évident au contraire que, de très bonne heure et dès le consulat, il se proposa l’incorporation de la Hollande au territoire français comme un but vers lequel il devait tendre. Je ne veux pas dire que dès 1802 il eût arrêté de tous points ce qu’il fit en 1810 ; mais qu’il eût résolu dans le secret de sa pensée d’annexer un jour la Hollande à la France, c’est ce qui me paraît démontré par la ligne de conduite très systématique, très fidèle à elle-même, dont il ne se départit plus à l’égard de ce pays depuis le moment où il fut en position d’agir sur ses destinées[7]. Il s’agissait avant tout d’habituer les Hollandais à un régime français sous un gouvernement en apparence national, de fausser lentement le ressort du patriotisme en le courbant d’une manière continue, mais sans violence trop sensible, sous une main derrière laquelle ils devraient toujours reconnaître la sienne, d’introduire successivement les changemens les plus antipathiques au caractère du pays, tels que la conscription, les lois commerciales prohibitives, la réduction des rentes, etc. Quand tout cela serait fait à l’ombre du vieux drapeau, le moment viendrait de lui-même où les Hollandais ne verraient que des avantages à remplacer la fiction par la réalité, et, déjà Français de fait, à le devenir de nom.

Schimmelpenninck, rejeton d’une famille bourgeoise de l’Over-Yssel, appartenait au parti révolutionnaire modéré, et contribua de la manière la plus louable à préserver la révolution néerlandaise des excès sanglans que l’on put redouter un jour. Plusieurs missions à Paris auprès du directoire, qu’il remplit avec succès, le firent remarquer par Bonaparte, dont lui-même, ses lettres à van der Goes en font foi, prévit de bonne heure les hautes destinées. Nommé définitivement ambassadeur à Paris, il vit se consommer le 18 brumaire, fit à son gouvernement un éloge enthousiaste de cette violation des lois, et devint bientôt un des hommes les plus appréciés du premier consul, qui se servit de son influence pour conclure un emprunt de 12 millions de francs sur le marché d’Amsterdam. Marmont, qui voulut en conclure un autre de même importance, échoua, ce qui vexa beaucoup Bonaparte, et lui donna lieu dès lors de se plaindre à Schimmelpennink des sympathies anglaises que l’on professait en Hollande ; comme si les capitaux avaient des sympathies ! Lors des négociations d’Amiens, le ministre hollandais se distingua par sa sagacité, sa modération, et c’est à lui en grande partie que l’on dut la conclusion d’un traité que les défiances et les exigences des deux parties principales risquèrent plusieurs fois de faire avorter. Il obtint, nous l’avons vu, que les colonies hollandaises occupées par les Anglais seraient rendues à son pays ; il dut toutefois se résigner à la perte de Ceylan, Il aurait bien voulu stipuler aussi l’évacuation de Flessingue, que les Français occupaient toujours comme territoire indivis entre eux et la république batave. C’eût été le gage et le commencement du départ définitif des troupes françaises. Sur ce point encore, ses efforts échouèrent contre le mauvais vouloir du premier consul, qui avait ses raisons pour ne pas se dessaisir de positions aussi utiles dans le cas où la paix avec l’Angleterre ne serait point de longue durée. Schimmelpenninck se rendit ensuite en Angleterre comme ministre de la république batave. Il fit de son mieux pour adoucir entre la France et l’Angleterre des rapports qui déjà tournaient à l’aigre. C’est à lui que George III, ennuyé des réclamations du gouvernement consulaire, qui se plaignait des attaques virulentes des journaux anglais, adressa un jour cette exclamation caractéristique : « Croiriez-vous, monsieur, qu’on voudrait me forcer à restreindre la liberté de la presse ! » Bientôt les choses s’envenimèrent au point que l’envoyé hollandais se vit forcé, comme son collègue de France, de demander ses passeports. Peu de temps après, renvoyé comme ministre à Paris, il renoua d’intimes relations avec le premier consul et les membres de sa famille. Il paraît que plus d’une fois il eut des discussions, d’ailleurs très paisibles, avec Bonaparte sur la politique à suivre envers les nations maritimes pour les coaliser contre l’Angleterre. Il eût désiré qu’au lieu de chercher à fermer le continent au commerce anglais, le premier consul appuyât partout, dût-il en résulter quelques inconvéniens transitoires, le commerce et la navigation libres. « Alors, disait-il à Bonaparte, toutes les marines secondaires, le commerce du monde entier, n’auront que des sympathies pour la France, et partout, d’Archangel au Cap, de New-York à Lisbonne, partout des haines profondes, qui feront explosion à la fin, s’amasseront contre l’Angleterre. — Non, mon cher, lui répondait Bonaparte en le frappant sur l’épaule, vous croyez à des chimères ; il n’y a, pour faire la guerre, que les flottes et les armées. »

Il est probable ou plutôt certain que les vues gouvernementales de Schimmelpenninck s’accordaient mieux avec celles de son rude interlocuteur. Ni l’un ni l’autre n’aimait la liberté politique. Un bon gouvernement, selon le cœur de Schimmelpenninck, devait être bien intentionné, juste, éclairé, mais fort ; nous savons ce qu’il faut entendre par là. Il ne voyait guère dans la révolution que le triomphe de l’égalité sur les privilèges. C’est évidemment le côté par lequel il parut à Bonaparte éminemment propre à jeter les fondemens de l’édifice qu’il se proposait d’élever en Hollande. Il faut avouer qu’en Hollande, comme ailleurs, l’expérience démontrait l’impossibilité de marcher d’un pas sûr avec un gouvernement à plusieurs têtes. Ou l’annulation des autres par un seul qui a la popularité, l’ascendant, ou des rivalités qui entravent tout, tel est le sort commun de tous les directoires. En France, le consulat avait fait place à l’empire ; la Hollande aussi devait se mettre en route pour la monarchie. Schimmelpenninck fut envoyé à La Haye pour signifier aux membres du staatsbewind que l’intention formellement exprimée de leur auguste allié était qu’ils abdiquassent pour laisser la place libre à un chef unique du pouvoir exécutif, possédant une autorité suffisante pour faire le bien du pays, — que, si l’on ne se pliait pas à ses vues, dictées par une sagesse politique déjà considérée comme infaillible, « le territoire batave serait réuni à la France. »

Que faire devant de pareilles menaces ? La résistance était impossible en présence de plus de vingt mille soldats français établis au cœur du pays, dans les forteresses, et donnant la main aux corps d’armée du nord, d’autant plus qu’en dehors de toute pression étrangère les Hollandais penchaient eux-mêmes vers une révision de la constitution dans le sens indiqué. On n’avait pas en Hollande pour Napoléon un fétichisme aussi complet qu’en France ; cependant son prestige était encore très grand, celui qui pouvait s’autoriser de son nom était très fort. Le staatsbewind ou directoire était impopulaire et surtout impuissant. La réforme constitutionnelle serait donc sortie probablement du libre vœu du pays ; mais il fallait lui en laisser le temps. Rien d’absurde comme la prétention de faire le bonheur des peuples malgré eux. Tout en avouant que le rôle confié à Schimmelpenninck était difficile à refuser et pouvait même se justifier par quelques raisons spécieuses, je ne peux m’empêcher de trouver étrange qu’un homme d’esprit comme lui, — car il en avait beaucoup[8], — n’ait pas senti ce qu’il y avait de souverainement faux dans sa position vis-à-vis des premiers magistrats de son pays. Par ordre de l’empereur, qui n’est pas votre souverain, leur disait-il en fait, moi, votre envoyé, je viens vous signifier de déguerpir et me mettre à votre place. Schimmelpenninck a dit depuis qu’il voulait avant tout sauver la république et épargner à son pays les douleurs de l’annexion. Comment ne voyait-il pas qu’en se faisant ainsi le docile instrument des injonctions du maître étranger, il autorisait d’avance d’autres interventions encore plus arbitraires ?

Pourtant il voulut légitimer son pouvoir par le sacre du consentement populaire. L’empereur ne s’en souciait pas beaucoup ; Schimmelpenninck tint bon, et il se rendit. Notons que déjà, dans une lettre confidentielle écrite le 21 janvier 1805 à van der Goes, il parle, mais encore avec insouciance, des bruits qui couraient sur l’intention qu’on prêtait à l’empereur de mettre un de ses frères à la tête de la nation hollandaise sous un titre quelconque. Il faut que Napoléon ait feint lui-même des projets tout contraires dans ses entretiens avec Schimmelpenninck, car celui-ci n’accordait aucune créance à ces rumeurs, qui, un an plus tard, allaient se changer en réalité. Il se croyait l’homme nécessaire, the right man in the right place, et, pour tout dire, la perspective du pouvoir suprême l’ensorcelait ; mais, connaissant bien ses compatriotes, il résistait à l’empereur quand celui-ci le pressait de se faire investir par le vote national d’un pouvoir héréditaire. Il savait qu’il ne l’obtiendrait pas. Il préférait, quant à lui, une magistrature suprême élective, analogue à celle du président des États-Unis. À cette ouverture, l’empereur fronça le sourcil. « Point de présidence américaine dans mon voisinage, lui dit-il ; je ne me soucie pas de voir cette forme de gouvernement devenir contagieuse en Europe. » Il fut convenu que le nouveau président de la république batave prendrait le nom modeste de raad-pensionaris, c’est-à-dire conseiller-pensionnaire, titre qui semblait ressusciter une des fonctions les plus honorables de l’ancien régime, rappelait la magistrature glorieuse des Barneveldt, des De Witt, des Heinsius, et par cela même devait plaire à des républicains, mais mentait à sa signification historique. Autrefois en effet le pensionnaire d’une ville, d’une province, des états, n’était en droit que l’exécuteur pensionné, — les autres fonctions étant gratuites, — des volontés du conseil ou des états dont il était membre, tandis que le conseiller-pensionnaire Schimmelpenninck était, de par la constitution concertée entre lui et Napoléon, plus puissant que les anciens stathouders.

Voici en effet les bases de cette constitution batave de 1805. Après un préambule assez insignifiant, elle déclarait que « le grand principe de la liberté sociale consiste en ce que la loi assure les mêmes droits et impose les mêmes devoirs à tous les citoyens sans distinction de rang ou de naissance. » On voit si nous avions tort de dire qu’en fait de liberté Schimmelpenninck ne comprenait clairement que l’égalité. Le conseiller-pensionnaire a seul l’initiative des lois. Un corps législatif, décoré du titre pompeux, presque ironique, de leurs hautes puissances, autre souvenir menteur de la vieille république, doit accepter ou rejeter les lois proposées sans y rien changer. Après un premier rejet, le conseiller-pensionnaire peut représenter la loi modifiée ou autrement motivée. D’après l’article 58, au début de la session d’automne (il y en a deux par an, de six semaines chacune), le conseiller-pensionnaire soumet le budget de l’année suivante à leurs hautes puissances, qui doivent l’accepter ou le rejeter en bloc, sans y faîne aucun changement. Et comment sont élues leurs hautes puissances ? Leurs membres, au nombre de dix-neuf, répartis entre les diverses provinces ou départemens au prorata de leur population, sont désignés d’abord par les conseils départementaux, qui, pour chaque place vacante, dressent une liste de quatre candidats, que le conseiller-pensionnaire réduit à deux, et sur ces deux restans les mêmes conseils départementaux font le choix définitif. Le conseiller-pensionnaire a le titre d’excellence ; il nomme un conseil d’état préaviseur, dont il peut envoyer les membres au corps législatif pour soutenir les lois présentées en son nom. La constitution lui accorde un fonds secret dont on n’a pas à lui demander de compte détaillé. Enfin il est, en temps ordinaire, élu pour cinq ans par leurs hautes puissances et toujours rééligible ; mais il est entendu que le premier conseiller-pensionnaire restera à son poste tant que durera la guerre avec l’Angleterre et pendant les cinq années qui suivront le traité qui la terminera.

On reconnaît dans cet ensemble de mesures le goût des précautions raffinées contre tout ce qui ressemble au pouvoir parlementaire ; joint à la bonne envie d’en conserver la forme extérieure. La collaboration impériale se révèle au premier coup d’œil. La seule chose qui rappelle qu’il s’agit des anciennes Provinces-Unies, si jalouses de leurs franchises, si ombrageuses dès qu’il est question de centralisation, c’est la part faite aux conseils départementaux ou provinciaux, qui émanaient encore d’une sorte de suffrage universel à deux degrés ; mais à la manière dont on leur a taillé leur tâche, il est clair que si le corps législatif compte d’autres membres que les candidats préférés du conseiller-pensionnaire, c’est que celui-ci aura la main bien malheureuse, et que si on lui fait l’ombre d’une opposition, c’est qu’il sera bien maladroit. Du reste cette constitution ne disait mot de la liberté de la presse, que rien absolument ne garantissait, ni du droit de réunion, et ne consacrait pas même le droit de pétition. Voilà donc ce qu’était devenue la liberté batave ! Une dictature déguisée. On a dit souvent que la royauté constitutionnelle est une république sous forme monarchique ; ici nous avons bien certainement une monarchie sous forme républicaine. Comment Schimmelpennink ne vit-il pas que sa constitution appelait un roi, un roi à peu près absolu, et que, pour couronner l’édifice, il suffisait de l’évincer lui-même ?

Cependant, pour les raisons que nous avons dites, le peuple hollandais accepta, sinon avec enthousiasme, du moins sans murmure, le changement proposé. Plus de 350 000 voix se déclarèrent satisfaites, et l’on ne compta que 136 opposans[9]. On était las, on était effrayé des sourdes menaces qui couraient en l’air, on avait soif de tranquillité, le caractère de Schimmelpenninck, ses succès diplomatiques antérieurs inspiraient de la confiance. De bons esprits acceptaient assez volontiers l’idée d’une dictature civile et capable, qui ramènerait l’ordre dans le chaos administratif et financier, maintiendrait les principes égalitaires de la révolution, et qui, en vertu même de son origine, servirait de garantie à la conservation de la nationalité. Comment supposer que le glorieux empereur des Français irait détruire son propre ouvrage ? Et puis Schimmelpenninck apportait une belle récompense offerte à la docilité du bon peuple hollandais : à partir du 22 septembre 1805, la France reprendrait à son compte la solde et l’entretien des troupes françaises d’occupation. Ce n’était pas encore l’évacuation, tant désirée ; mais on ne pouvait raisonnablement réclamer davantage dans un moment de guerre ouverte avec l’Angleterre, et c’en était le prélude.

Il faut reconnaître que, pendant, le court espace de temps qu’il exerça le pouvoir suprême, Schimmelpenninck fit de son mieux pour répondre à la confiance de son pays. Il se montra conciliant avec les chefs des anciens partis, et réussit à en gagner beaucoup. Il s’occupa avec la plus louable activité de réorganiser les finances, de régulariser l’administration du waterstaat, quelque chose comme nos ponts et chaussées, mais en rapport spécial avec la direction des endiguemens, si importante en Hollande, enfin d’organiser sur de larges bases un grand système d’enseignement primaire. On peut dire que, sur ce dernier point, il accomplit, avec autant d’habileté que de décision une véritable réforme. On a depuis continué, élargi, amélioré son œuvre, on ne l’a pas essentiellement changée. Quant au waterstaat, il créa pour la première fois l’administration centrale d’un service abandonné auparavant à l’arbitraire des provinces, souvent même des localités, en même temps qu’il s’abstint sagement de trop légiférer sur cette matière ; car le propriétaire hollandais endigue volontiers, c’est son goût, sa passion même, mais à la condition qu’on le laissera un peu faire à sa guise, qu’on ne le molestera pas à coups de règlemens généraux. C’est ce que nos préfets impériaux, lors de l’annexion après 1810, ne parvinrent jamais à comprendre, et c’est pourquoi sous leur administration le paysan avait fini par ne plus endiguer. Une grande œuvre, justement admirée encore aujourd’hui, le canal et les écluses de Katwyk, fut décidée et commencée sous la direction de Schimmelpenninck. Il y avait longtemps qu’on la réclamait. Il s’agissait de creuser une issue artificielle au Rhin, qui se perdait dans les sables près de Leyde et formait en mourant un affreux marécage plein de miasmes pestilentiels ; mais il s’agissait aussi, et c’était la difficulté, d’établir sur ce sol mouvant des écluses de taille et d’épaisseur à braver les fureurs de la Mer du Nord, qui devait en battre les murailles. En matière de finances, Schimmelpenninck réussit à opérer la péréquation de l’impôt dans les diverses provinces, ce qui n’était pas une petite affaire, car sous l’ancien régime, chaque province avait son système financier, et les divers gouvernemens qui s’étaient succédé depuis la révolution avaient jusqu’alors été trop faibles pour venir à bout des résistances locales.

Une chose qui ne peut plus nous étonner depuis que nous soupçonnons les desseins secrets de Napoléon sur la Hollande, c’est qu’il avait insisté auprès de son cher et grand ami (c’est le titre qu’il donnait dans sa correspondance au conseiller-pensionnaire) pour qu’il tranchât la difficulté financière par une banqueroute déguisée sous le nom de réduction des rentes. Il eut même soin, dans une dépêche de Talleyrand, de lui exprimer ses vifs regrets de ce qu’il ne voulait pas adopter ce remède héroïque ; mais Schimmelpenninck savait qu’en Hollande, où la rente, disséminée entre toutes les mains, avait toujours été ponctuellement payée, le gouvernement national qui eût osé liquider ses obligations avec ce sans-façon eût été d’un aveu unanime traîné aux gémonies. Le nouveau système d’impôts, quoique lourd, n’était pas au-dessus des forces du pays. Dès la première année, il allait rapporter plus que l’ancien, et les recettes augmenteraient encore dans les années suivantes ; seulement les premiers mois étaient un peu difficiles à passer. Le gouvernement s’en était honnêtement expliqué dans le journal officiel, et moyennant un retard de deux mois, qu’on s’engageait à supprimer aussitôt que possible, le paiement des diverses rentes de l’état s’opérait régulièrement à la satisfaction générale. L’opinion publique, plus familière qu’en France avec les valeurs d’état, avait très bien pris la chose, et l’on peut voir que malgré ce retard momentané, malgré la guerre maritime et continentale, le 3 pour 100 hollandais resta, sous Schimmelpenninck, à 40, 42, 45, le 5 pour 100 à 66, 68. Le 5 pour 100 français à la même époque était à 56, 58. Qu’on veuille bien noter cette insistance de Napoléon. Il adressera la même demande à son frère Louis, qui refusera, lui aussi, de l’entendre. C’est lui-même qui en 1810 devra déclarer la banqueroute sous le nom de tiercement des rentes. Il eût aimé que ce soin lui fût épargné. On ne le lui a pas encore pardonné en Hollande.

L’administration intérieure de Schimmelpenninck fut donc honnête et bienfaisante. Elle l’eût été plus encore, si les exigences militaires de Napoléon n’avaient pas forcé la Hollande à entretenir un nombre de vaisseaux et de soldats disproportionné à ses ressources. On regrettait aussi que le premier magistrat de la république batave aimât à s’entourer d’un faste quasi royal. On prétend que Mme Schimmelpenninck le poussait dans cette voie. Son excellence le conseiller-pensionnaire avait des gardes du corps à pied et à cheval. Dans les cérémonies publiques, il se faisait traîner dans un carrosse doré à six chevaux. Logé à la Maison du Bois, joli château situé près de La Haye, il avait des réceptions princières qui faisaient hocher la tête aux républicains de l’école de Caton et aussi aux vieux orangistes, qui comparaient à ce luxe la simplicité des anciens « tyrans. » À cela près pourtant, on était satisfait du conseiller-pensionnaire, qu’on appelait aussi très souvent, surtout en français, le grand-pensionnaire, et à qui cette modification de son titre ne déplaisait pas. Il est à présumer qu’à. Paris on applaudissait volontiers à la formation de cette espèce de cour. N’était-ce pas un point de plus de gagné dans la partie engagée contre la république batave ?

Quant à sa politique étrangère, Schimmelpenninck lui avait donné pour base l’alliance intime avec la France. C’était une nécessité de position, puisque la neutralité était impossible. Autrement il eût fallu se jeter dans les bras de l’Angleterre, qui n’eût pas mieux demandé ; mais ce parti désespéré eût été le signal de la contre-révolution, eût attiré sur le pays toutes les horreurs d’une guerre acharnée. La Hollande avait donc armé pour apporter son contingent à la grande armada française. Une flottille de 378 canonnières et bateaux plats, montée par 3 600 marins exercés et portant 1 300 pièces d’artillerie, fut réunie à Flessingue sous le commandement de Ver Huell. Une division hollandaise de 10 000 hommes, sous le général Dumonceau fut organisée pour se joindre au premier signal à la grande armée. La république batave se chargeait de plus de solder 18 000 soldats français, d’armer 5 vaisseaux de ligne, autant de frégates, et de fournir à Marmont, qui campait à Zeist avec 18 000 hommes, les moyens de s’élancer du Texel sur la côte anglaise au moment où l’empereur partirait lui-même de Boulogne.

Tous ces sacrifices, des plus onéreux pour la république obérée, furent en pure perte. La Hollande n’y trouva que la satisfaction de venger un peu aux dépens des Anglais son pavillon humilié, Ver Huell sut défiler à leur barbe, suivi de sa flottille, organisée en trois divisions, et, à la hauteur du cap Grinez, tint audacieusement tête à une grosse flotte anglaise qui espérait le surprendre. Il arrivait à Ambleteuse, n’ayant essuyé que des pertes insignifiantes. De cette heure surtout date sa grande faveur auprès de Napoléon ; mais ce fut à peu près tout ce que la Hollande y gagna. La descente projetée en Angleterre se transforma inopinément en une nouvelle campagne d’Allemagne dont tout le monde sait la foudroyante rapidité, et qui eut Austerlitz pour couronnement. Les 10 000 Hollandais de Dumonceau prirent une part honorable à cette éblouissante série de grands faits d’armes, sans se douter qu’ils contribuaient à l’asservissement prochain de leur pays. L’astre impérial jetait alors son plus vif éclat. Le soldat couronné de la révolution faisait et défaisait les souverains. Un simple décret chassa du trône les Bourbons de Naples et donna, un trône à Joseph. Murât devint grand-duc de Berg. Schimmelpenninck en Hollande n’était déjà plus l’homme de Napoléon : il répondait par des refus polis aux sommations continuelles de l’insatiable guerrier, qui voulait toujours plus d’hommes et toujours plus d’argent ; il s’obstinait à maintenir la république ; il se refusait à prendre contre le commerce plus ou moins interlope avec l’Angleterre les mesures draconiennes dans lesquelles le vainqueur d’Austerlitz cherchait un dédommagement à son expédition manquée de Boulogne. Les historiens hollandais prétendent que Napoléon dans l’ivresse du triomphe fie serait écrié, après la grande bataille, en présence de son état-major : « Maintenant la Hollande est à moi. » S’il ne l’a pas dit, on va voir qu’il le pensait.

Lorsqu’à la tête de la grande armée il se précipita sur l’Allemagne méridionale, il n’était pas sans inquiétude sur la diversion que pourraient tenter vers le nord la Russie et l’Angleterre coalisées. Pour la conjurer, il avait formé à Mayence une année de réserve de 30 000 hommes sous Lefebvre. En cas de revers en Autriche, Lefebvre accourait pour renforcer l’année principale ; en cas d’attaque du côté du nord, il devait se porter vers, les bouches du Rhin et coopérer à leur défense en se joignant aux corps d’armée que le prince Louis Bonaparte, connétable de France, commandant militaire de Paris, avait pour mandat d’organiser dans les départemens du nord-est, en Belgique et en Hollande. On eut lieu de craindre en effet l’approche d’une armée russe, et le prince Louis se transportait à Nimègue, où il fixa son quartier-général, et prit avec habileté, peut-être avec un peu trop de zèle, toutes les mesures indiquées par la prudence. Les rapides succès de la grande armée en Autriche rendirent bientôt ces précautions inutiles. Louis revint en France en faisant un détour pour visiter les principales villes de la Hollande, qu’il ne connaissait pas. Reçu partout avec empressement, car on tenait à plaire au frère du grand vainqueur qui, plus que jamais, éblouissait ceux même qui l’aimaient le moins, il déploya beaucoup de courtoisie publique et privée. À Amsterdam, on le fit assister à la pose de la quille d’un grand vaisseau de ligne, et on lui demanda d’en être le parrain. Le prince français enchanta les marins en désignant le nom du plus illustre des amiraux néerlandais, de Ruyter. Un hourrah formidable répondit à cette désignation. Pourtant M. et Mme Schimmelpenninck le reçurent à la Haye assez froidement. De nouveau des rumeurs étranges circulaient dans leur entourage. On disait l’empereur tourmenté par les démarches des princes allemands dépossédés ou ambitieux qui s’offraient à lui pour mettre fin à la république batave. D’autres lui attribuaient le dessein de remplacer Schimmelpenninck par un de ses frères, ou même par Murat ; ce dernier nom avait le privilège d’irriter beaucoup l’amour-propre hollandais. Ver Huell déplorait très haut l’affaiblissement de la vue du conseiller-pensionnaire, qui bientôt, disait-il, serait hors d’état de remplir ses fonctions. Schimmelpenninck, il est vrai, souffrait déjà du mal d’yeux qui dégénéra plus tard en cécité complète ; mais Ver Huell s’inquiétait bien longtemps d’avance. Louis aussi se disait contrarié de ces rumeurs, qui, à l’entendre, n’avaient aucun fondement, et lui paraissaient injurieuses pour la loyauté de son frère. Toutefois, s’étant rendu au-devant de l’empereur à Strasbourg, celui-ci lui dit brusquement : « On vous voyait avec plaisir en Hollande ; pourquoi l’avez-vous quittée ? Il fallait y rester. » Louis répondit que les bruits en circulation lui déplaisaient autant qu’aux Hollandais. Napoléon répliqua vaguement, et il ne fut pour le moment question de rien de plus ; mais Ver Huell ne tarda pas à se retrouver dans l’intimité de l’empereur à Paris, et Schimmelpenninck à recevoir une curieuse lettre de Talleyrand, datée du 6 février 1806. Le diplomate français communiquait au conseiller-pensionnaire les inquiétudes de l’empereur relativement à sa santé, à l’obligation où il serait peut-être bientôt de résigner ses fonctions, à la possibilité d’un mauvais choix quand il faudrait inviter leurs hautes puissances à lui donner un successeur, aux tendances anglomanes qui se manifestaient en Hollande, enfin au caractère instable de la forme de gouvernement que ce pays avait adoptée. Il priait Schimmelpenninck de lui désigner un homme de confiance avec lequel il pourrait délibérer à tête reposée sur ces matières délicates ; en même temps il lui déclarait que l’amiral Ver Huell était le seul homme avec lequel l’empereur désirât les discuter sans réticence.

Schimmelpenninck n’eut pas besoin d’un second avertissement pour deviner que la république Batave, dont la France naguère garantissait l’existence indépendante, était condamnée à mort par son principal garant, et que tout cher et grand ami qu’il fût de sa majesté l’empereur et roi, lui-même n’avait plus qu’à se préparer à la retraite. Cependant il ne voulut pas encore se tenir pour battu, et tâcha, quoique sans grand espoir, de détourner, s’il était possible, le coup dont sa patrie et lui-même étaient menacés.

Mais nous devons interrompre notre récit pour étudier d’un peu plus près ce prince Louis dont les destinées allaient se mêler si intimement à celles de la nation néerlandaise.


III

Louis Bonaparte naquit à Ajaccio le 2 septembre 1778, quatrième fils de Charles-Marie Bonaparte et de Lætitia Ramolino. Son enfance n’offre rien de remarquable, si ce n’est qu’il fut pendant plusieurs années sous la direction immédiate de son frère Napoléon. Destiné à l’état militaire, il partit au moment du siège de Toulon pour l’école d’artillerie de Châlons-sur-Marne, afin d’y subir les examens d’admission dans cette arme spéciale. Il avait quinze ans à peine, et il tombait à Lyon au beau milieu des journées les plus sombres de la crise révolutionnaire. Il est facile de comprendre qu’un pareil spectacle fit sur un esprit encore si jeune une impression peu favorable à la cause de la révolution. À Chalon-sur-Saône, il apprend que l’école de Châlons-sur-Marne vient d’être dissoute à cause du mauvais esprit qui y régnait. Il doit retourner dans sa famille ; mais dans l’intervalle Toulon venait d’être repris par les Anglais, et son frère Napoléon de marquer sa place parmi les officiers d’avenir. Devenu commandant en chef de l’artillerie à l’armée des Alpes, Napoléon prit son jeune frère avec lui en lui faisant donner le grade de sous-lieutenant attaché à l’état-major. Nommé ensuite capitaine d’une compagnie de canonniers volontaires de Saint-Tropez, Louis put se rendre de nouveau à Châlons-sur-Marne, dont l’école venait d’être réorganisée. Il paraît que l’esprit qui animait les futurs officiers d’artillerie était antirépublicain, et Louis dit lui-même dans ses Mémoires[10] qu’il sortit de l’école imbu des mêmes principes réactionnaires. Cependant il n’était pas possible à un Bonaparte de rompre ouvertement en visière avec une révolution à laquelle sa famille et lui devaient tout. Déjà se révélait en lui ce conflit des inclinations personnelles et des exigences de la situation officielle qui devait jouer un si grand rôle dans sa vie. Après le 13 vendémiaire, appelé près de son frère à Paris, il fit la connaissance de la famille de Beauharnais, qui ne lui plut guère, et ce fut un de ses premiers chagrins que de voir son frère, entraîné par une passion habilement stimulée, s’unir, malgré la disproportion des âges, à la veuve du général guillotiné. Ses timides remontrances n’eurent aucun effet. Il suivit son frère en Italie, et, malgré les succès qui signalèrent cette campagne, il sentit se refroidir tout à fait le goût déjà médiocre qu’il avait pour la guerre. Ce n’est pas du tout qu’il manquât de courage ; il en donna des preuves au siège de Pavie, aux batailles de Rivoli et d’Arcole. Dans cette dernière rencontre, il sauva, paraît-il, en risquant sa propre vie, celle de son frère, qui s’était embourbé sur la berge du fleuve en un lieu très exposé ; mais les maux de la guerre, les scènes de carnage, la grossièreté militaire, les instincts pillards de soldats démoralisés à la fois par les privations et les triomphes, révoltaient sa délicatesse. Déjà sa santé avait souffert de cette existence bien rude pour un si jeune homme. Il était tombé plusieurs fois de cheval. Il s’était luxé le genou en sautant d’une voiture dont les chevaux s’étaient emportés. Il rêvait la tranquillité, le commerce des honnêtes gens, le culte des lettres. Il était romanesque et habituellement taciturne. De retour à Paris, il s’éprit d’amour pour une jeune personne qu’il avait rencontrée dans le monde, et dont le nom est resté un secret. C’était une vraie passion de roman, et il se flattait de l’idée qu’elle était partagée. Il pensait sérieusement à épouser sa bien-aimée, mais son terrible frère, qui pourtant avait fait un mariage d’inclination peu réfléchi, n’entendait pas qu’on se mariât dans sa famille autrement qu’il ne le désirait. La jeune demoiselle était de bonnes mœurs, de famille honnête, mais obscure. À son insu, Louis fut surveillé. L’expédition d’Égypte allait commencer. Il devait rejoindre son frère au bout d’un certain temps qu’on avait jugé nécessaire au rétablissement complet de ses forces. Tout à coup l’ordre lui fut intimé de précipiter son départ. Il ne fit pas un long séjour en Égypte, et revint en France chargé d’une mission pour le directoire. Il accourait à Paris, plein d’espoir, ravi de retrouver celle qu’il aimait. Pendant son absence, on l’avait mariée avec un autre.

Cette amère déception eut une fâcheuse influence sur ses goûts et son caractère. Depuis lors il se considéra comme destiné par un injuste sort à être toujours la victime des ambitions de son frère, sans qu’il lui fût possible de se soustraire à cette sujétion. Cette pensée empoisonnait les incontestables avantages qu’il devait à sa glorieuse parenté. Il se croyait condamné à vivre accablé d’honneurs et abreuvé de chagrins. Napoléon, par la suite, s’est beaucoup plaint de ses frères. Il les accusait d’avoir largement contribué à ses revers. La vérité est que ses frères durent constamment ou se révolter contre lui ou pâtir tout les premiers de son despotisme. Il se croyait et il était certainement leur supérieur à tous. Pourtant, et en vertu du vieil adage que nul n’est prophète aux yeux des siens, il faut reconnaître qu’il leur était difficile de professer le culte, alors universel en France, dont il était l’objet. Ils l’avaient vu grandir ; ils savaient pertinemment que, dans sa prodigieuse fortune, le talent, le génie, n’avaient pas tout fait. Ils avaient pu voir ou deviner les habiletés équivoques dont le héros s’était servi pour hâter ses destinées, ils étaient même enclins à faire très grande la part des circonstances. De là il n’y avait pas loin à se dire que, si les circonstances venaient à les favoriser, la différence entre eux et lui n’était pas telle qu’ils ne pussent briller du même éclat. Louis, passablement plus jeune que son frère, habitué à lui obéir, l’admirait, mais le craignait peut-être encore plus que les autres. S’il n’osait guère lui résister en face, on peut tenir pour certain qu’il se dédommageait par toute sorte de révoltes intérieures. Son caractère ombrageux, susceptible, aiguisait encore ses contrariétés réelles. Il appartenait à la classe des mélancoliques, très préoccupés d’eux-mêmes, aimant à s’écouter penser, analysant minutieusement leurs impressions maladives. Le danger est que ceux qui s’adonnent à cette étude constante d’eux-mêmes se connaissent au fond très mal. Comme il entre beaucoup d’amour-propre dans leur humeur noire, ils se dissimulent avec une étonnante facilité les défauts ou les penchans qu’ils n’aiment pas à découvrir en eux. En réalité, Louis était ambitieux, aimait le faste et le pouvoir, et c’est très sincèrement qu’il se croyait modeste, simple dans ses goûts et fait pour la vie privée. Napoléon, pétri d’une tout autre pâte, ne paraît pas avoir pénétré le vrai caractère de son frère. Le voyant toujours soumis, silencieux, réservé, craintif, même, il crut qu’il en ferait toujours ce qu’il voudrait. La suite montra qu’il se trompait.

Après le 18 brumaire, Louis, nommé colonel de dragons à vingt et un ans, fut envoyé dans la Basse-Normandie avec l’expédition destinée à extirper les restes de la chouannerie. L’humanité dont il fit preuve en refusant de s’associer à la condamnation à mort des chefs de l’insurrection est encore à porter à l’actif de ses bonnes qualités. Il fut toujours en effet opposé à toute mesure sanglante, même quand elle pouvait se parer des couleurs de la raison d’état. Bientôt ses sentimens intimes furent mis de nouveau à une rude épreuve. Joséphine, de très bonne heure, dès qu’elle avait vu du moins l’étonnante fortune de son mari, avait pressenti l’éventualité d’un divorce, et, croyant en éloigner le danger en resserrant les liens qui unissaient la famille Bonaparte à la sienne, elle s’était entichée de l’idée de faire épouser à Louis sa fille Hortense, qui venait d’entrer dans sa dix-septième année. Les deux jeunes gens ne se plaisaient pas l’un à l’autre, et Louis se mit à voyager, un peu pour son plaisir, beaucoup pour se soustraire à des obsessions qui lui pesaient. L’année qu’il passa en Allemagne et spécialement à Berlin, où la cour lui fit accueil, ne compte pas au nombre des plus édifiantes de sa vie. Il semble qu’il ait quelque temps cherché dans des excès dangereux l’oubli de ses chagrins intimes. Sa santé, qui n’était déjà pas très forte, en reçut de nouvelles atteintes. Quand il revint à Paris, les propositions de mariage reprirent de plus belle ; il résista encore, et se rendit à Baréges pour y prendre les eaux. À son retour, son sort fut décidé. Jusqu’alors Napoléon n’avait pas appuyé fortement Joséphine dans ses offres matrimoniales. Il eût même, dit-on, préféré qu’Hortense épousât Duroc, qui l’aimait et qui semblait beaucoup lui plaire ; mais sans qu’on sache très clairement comment Joséphine s’y prit pour amener son mari à ses vues, — car les calomnies colportées par les contemporains intrigués de ce mystère n’ont pas le sens commun, — le fait est que le premier consul signifia nettement à Louis qu’il devait épouser Hortense.

En de tout autres circonstances, Louis n’eût été nullement à plaindre, Hortense était non-seulement fort jolie, dans tout l’éclat de la jeunesse, mais encore par son esprit, ses talens, son enjouement, elle possédait tout ce qu’il fallait pour séduire un jeune homme. Louis, de son côté, malgré quelques infirmités précoces., n’en était pas moins ce qu’on peut appeler un beau cavalier. L’uniforme lui allait fort bien ; il ressemblait, non pas à Napoléon empereur, mais au général en chef de l’armée d’Italie, c’est-à-dire qu’il avait et conserva toujours ce genre de physionomie maigre, allongée, rehaussée par un beau regard, chez lui moins perçant, plus doux que chez son frère. C’est pour cela que par la suite les deux frères eurent si peu de ressemblance physique. Quand il voulait plaire, il pouvait être fort aimable, et ses manières étaient distinguées. Comme Hortense, il avait des goûts littéraires ; mais là s’arrêtaient les analogies. Ce n’est pas que, de son côté, Hortense n’eût rien de romanesque dans le caractère : elle fut des premières à aimer le moyen âge, le gothique, les imitations des trouvères ; mais son romantisme différait complètement de celui de son futur mari. Son idéal, c’était bien, si l’on veut, un jeune et beau soldat, rêveur quand il était loin de la dame de ses pensées, mais non quand il était près d’elle. Un tel caractère ne devait rien comprendre aux susceptibilités, aux effarouchement, aux mélancolies souffreteuses du fiancé qu’on lui imposait. Sa gaîté, son amour passionné du plaisir, l’étourderie fréquente de ses paroles, ne pouvaient que froisser tous les jours un peu plus un homme qui aimait la tristesse, qui tenait grand compte des exigences de sa santé, qui poussait la circonspection jusqu’à la minutie, la défiance jusqu’à l’injustice. « Louis, disait-elle, est plus capable de faire un roman que d’en être le héros. » Elle lui faisait tort, car Louis a fait un très médiocre roman dont nous parlerons plus tard, et, s’il dut descendre du trône, ce ne fut ni sans dignité ni faute d’énergie. En somme, il y avait incompatibilité d’humeur, peu de disposition réciproque à se supporter, et la contrainte que l’on faisait peser sur ces jeunes gens devait naturellement redoubler leur antipathie mutuelle. Ils n’en durent pas moins s’immoler à la politique de la famille, et le 4 janvier 1802 le mariage fut célébré « dans la tristesse ; » c’est ainsi que Louis s’exprime dans ses Mémoires. Le cardinal Caprara donna la bénédiction religieuse aux deux époux dans une maison particulière, car Joséphine ne voulait pas du ministère du clergé assermenté, et voyait peut-être dans la consécration du mariage par un prêtre orthodoxe une garantie de plus contre la possibilité d’un divorce. Jamais on n’avait vu de fiancés plus désolés. Pourtant le fils qui leur naquit au mois d’octobre suivant créa entre eux un lien qui rendit la vie commune plus facile. C’est le jeune prince qui devait mourir prématurément en Hollande. En 1804, ils eurent un second fils, Charles-Napoléon-Louis, qui devait un jour tomber dans les rangs des patriotes italiens insurgés contre le saint-siége.

De 1802 à 1805, Louis partagea son temps entre son régiment, les villes d’eaux, qu’il fréquentait toujours avec peu de succès, et Saint-Leu, qu’il avait choisi pour résidence. En 1804, il fut nommé général de brigade et conseiller d’état attaché à la section de législation, tandis que son frère Joseph, qui n’avait jamais été militaire, fut envoyé à Boulogne avec le grade de colonel. Le premier consul, qui avait ses idées, voulait sans doute que ses frères se familiarisassent avec les diverses branches du gouvernement. Lorsque l’empire fut constitué, Louis fit partie des grands-officiers de la nouvelle couronne en qualité de connétable de France, charge dont nous ne saurions définir positivement les attributions, et il fut promu au grade de colonel-général des carabiniers. Il se plaint que, pendant les cérémonies du couronnement et du sacre, exposé à des stations prolongées dans des milieux froids et humides, ses rhumatismes chroniques s’aggravèrent, et que depuis lors il perdit presque entièrement l’usage de sa main droite.

Tel il était au commencement de 1806, maladif, morose, très concentré, mais sachant secouer énergiquement ses préoccupations quand un but clair et pouvant donner de la gloire lui était proposé. De retour à Paris, après s’être acquitté de sa mission de commandant de l’armée d’observation du nord-est, il vit arriver une députation de notables hollandais, chargés, comme on le donnait à entendre et comme l’on répété presque tous les historiens français, de lui offrir la couronne de Hollande. Nous allons vois ce qu’il y a de vrai dans cette assertion.

IV

On se rappelle que le conseiller-pensionnaire Schimmelpenninck avait dû faire la désagréable découverte qu’il ne plaisait plus à celui qui l’appelait encore son cher et grand ami, et que la république batave était destinée à rejoindre la république française dans le tombeau du passé. C’est alors surtout qu’il dut sentir la faute énorme qu’il avait commise en signant avec Napoléon le contrat qui faisait de lui le premier magistrat de son pays, de par la grâce d’un chef étranger. Il est vrai que l’assentiment populaire avait ratifié sa candidature ; mais que signifient aux heures du danger ces votes populaires dont on peut toujours dire que, forcés par les circonstances, privés de la liberté du choix, ils n’ont d’autre valeur que celle que leur a prêtée une nécessité momentanée ? Il est évident par tout ce que j’ai lu des mémoires et des écrits du temps que l’idée d’avoir un roi ne plaisait pas du tout aux Hollandais. C’est peut-être le seul point sur lequel l’ancien patriciat, les orangistes et le parti patriote fussent parfaitement d’accord. Rien n’eût été plus facile que d’agiter l’opinion et de susciter par là des difficultés graves à l’installation du nouveau souverain ; mais Schimmelpenninck ne pouvait moralement donner le signal d’une résistance ouverte. Outre les dangers qu’elle eût provoqués, lui qui n’avait eu d’introducteur sérieux et d’appui solide que le bras impérial, lui qui avait accepté un véritable rapport de vassalité, comment pouvait-il lever l’étendard de la révolte contre son suzerain de fait ? Il se flatta encore un moment du vague espoir que des représentations pressantes modifieraient les idées de l’empereur. Ver Huell reçut pour instructions de tranquilliser autant que possible sa majesté sur l’état de l’organe visuel de son cher et grand ami, sur la nomination éventuelle du successeur, en lui offrant même de se concerter avec lui pour que le choix qui serait fait lui présentât toute garantie ; mais il eut ordre aussi de repousser catégoriquement toute idée de gouvernement héréditaire en Hollande. Ver Huell s’acquitta sans doute de sa mission ; mais, pour tenir tête à l’empereur avec quelque fermeté, il aurait fallu pouvoir compter sur un homme moins ébloui par le prestige personnel de Napoléon. L’empereur reçut froidement les représentations, et répondit simplement que sa résolution était irrévocable. En même temps arrivait la triste nouvelle que la belle colonie hollandaise du Cap était tombée au pouvoir des Anglais, malgré la courageuse défense du gouverneur Janssens. Ce fut un nouveau grief contre la Hollande, qu’il fallait rattacher plus étroitement au système politique de la France, qui, se montrait toujours plus anglaise par ses sympathies et ses opérations commerciales, et la conclusion était : choisissez, ou le prince Louis pour roi, ou l’annexion[11].

Schimmelpenninck fit part à ses ministres de cette dure alternative. Fallait-il saisir le corps législatif, alors assemblé, des propositions impériales ? De quel droit leurs hautes puissances pourraient-elles délibérer sur un objet inconstitutionnel et dépassant à ce point leur compétence ? Il eut alors recours à un moyen terme qu’autorisaient des précédens de l’histoire du pays. Il rassembla chez lui, sous le titre de grande-besogne, une sorte de consulte officieuse composée des ministres, des conseillers d’état, des principaux magistrats et de membres de leurs hautes puissances, pour conférer sur les résolutions à prendre. C’est à cette assemblée qu’il suggéra l’idée d’adresser un manifeste à la nation et d’inviter le peuple tout entier à voter par oui ou par non sur le projet de l’empereur. Il y eut des voix pour et contre. Tous étaient antipathiques au projet au point qu’un ou deux étaient tentés de préférer l’annexion pure et simple à un semblant d’acceptation ; mais tous aussi prévoyaient que le peuple, mis ainsi en demeure de se prononcer et ne calculant pas les conséquences d’un vote négatif, se prononcerait pour le refus. Faudrait-il alors braver le pouvoir colossal devant lequel l’Europe tremblait et dont les soldats étaient encore dans le pays ? On n’osa pas. S’il était certain que le peuple, invité à voter, dirait non, il était moins sûr que, fatigué, découragé comme tout l’annonçait, il se résignât aux terribles sacrifices qu’entraînerait une pareille résolution. On voulut encore se flatter d’enrayer une volonté qui désormais ne connaissait plus de frein. On se dit que l’empereur, bien et dûment éclairé par des renseignemens dignes de toute confiance, aurait à la fois trop de sagesse et trop de magnanimité pour imposer un roi de sa famille à un peuple dont il avait solennellement garanti l’indépendance. Il fut résolu qu’on enverrait à Paris une commission de cinq notables chargée d’insister auprès de l’empereur pour qu’il renonçât à un dessein décidément contraire aux intérêts comme aux inclinations d’un peuple qu’il avait mainte fois assuré de sa bienveillance, que toutefois, s’ils échouaient dans la première partie de leur tâche, ils devaient stipuler avant toute autre négociation des garanties nouvelles pour l’indépendance nationale, l’intégrité du territoire, le paiement total des dettes publiques, la séparation de l’administration et de la justice, le maintien des droits et libertés civiles, l’évacuation des troupes françaises, la conclusion d’un traité de commerce. — C’étaient les points auxquels le pays tenait le plus, et si sa majesté pouvait à ces divers égards rassurer entièrement le peuple hollandais, cela diminuerait la fâcheuse impression que le projet impérial ne pouvait manquer de faire sur la nation ; alors peut-être ne serait-il pas impossible de consulter avec quelque chance de succès la volonté populaire, sans que toutefois on osât répondre du résultat.

Tel est, d’après les documens authentiques, le mandat précis de la commission hollandaise qui, selon l’histoire officielle, vint à Paris offrir au prince Louis la couronne de Hollande[12].

Quand on lit ces pièces dans la langue originale, on ne peut s’empêcher d’admirer la naïveté qu’elles respirent. Il n’importait guère à l’empereur de savoir si le peuple hollandais était ou non disposé à recevoir son frère comme souverain. Il avait en main la force nécessaire pour le réduire à l’obéissance, s’il regimbait, et n’en voulait pas savoir davantage. Il tenait seulement aux apparences de l’acceptation volontaire, et il était résolu à les imposer aussi bien que l’acceptation elle-même.

Quant à la première partie des instructions données à la commission, c’est-à-dire quant à un changement à obtenir dans les résolutions annoncées par l’empereur, celui-ci ne voulut pas même en entendre parler. Talleyrand eut l’ordre de le signifier aux commissaires en termes courroucés ; puis il posa pour condition de tout pourparler ultérieur que la grande-besogne commencerait par prendre un arrêté portant qu’il était désirable de voir un prince de la maison impériale, notamment le prince Louis, à la tête de la nation hollandaise. Cette exigence fut appuyée par la déclaration que si, dans les huit jours, une réponse conforme n’était pas arrivée de La Haye, l’empereur allait recourir aux mesures les plus rigoureuses.

À La Haye, on fut consterné de se voir ainsi mené à la baguette. Que faire ? La majorité des avis fut pour qu’on cédât ; mais à la reconnaissance extorquée par la menace on ajouta la clause que l’on rédigerait une constitution nouvelle, une charte nationale qui serait soumise à la sanction du peuple. On se flattait encore d’obtenir par là des garanties contre l’arbitraire royal.

Le temps nécessaire pour qu’on sût l’effet produit par cette nouvelle proposition était à peine écoulé que Schimmelpenninck reçut sous pli de Paris un traité et un projet de constitution, tous les deux bâclés en dehors de toute participation du gouvernement batave, tous les deux déjà signés et paraphés à Paris même. La commission les envoyait, confuse de s’être vue dans la nécessité d’outre-passer ses instructions, mais convaincue qu’à ce prix seulement elle avait pu éviter au pays les plus affreux malheurs. L’empereur lui avait forcé la main par de nouvelles menaces, il n’avait voulu se prêter à aucune discussion contradictoire, et, sous peine de voir tomber la foudre sur la malheureuse Hollande, il avait fallu se soumettre. Si, dans les dix jours, le traité et la constitution élaborés à Paris ne revenaient pas avec la ratification de leurs hautes puissances, dont le titre officiel n’avait jamais été plus ironique, il fallait s’attendre à tout.

Schimmelpenninck rassembla une dernière fois la grande-besogne et déclara que, pour lui, il ne consentirait à aucun prix, sous le coup d’aucune menace, à sanctionner un pareil attentat à la souveraineté nationale, qu’il refusait toute participation ultérieure à une pareille négociation, et qu’en conséquence on n’obtiendrait pas de lui qu’il provoquât la ratification du corps législatif. La majorité respecta cette décision, dictée par la conscience ; mais elle était, elle aussi, dominée par la terreur, et il fut résolu que, puisqu’on avait épuisé tous les moyens que conseillaient la prudence et le patriotisme, il n’y avait plus qu’à céder à la force. La ratification serait donc accordée, mais seulement au nom de la grande-besogne, le corps législatif ne pouvant légalement être appelé à en délibérer. C’était laisser une petite porte entre-bâillée qui servirait peut-être un jour à sortir d’une constitution consentie seulement par une assemblée dépourvue d’autorité officielle. L’empereur remarqua-t-il cette déviation de ses ordres ? Le fait est qu’il se déclara satisfait, et au surplus, avec les vues que nous lui supposons sur l’avenir de la Hollande, l’essentiel pour lui était qu’on en finît promptement, que l’on pût s’appuyer sur quelque chose qui ressemblât de loin à une manifestation du vœu national en faveur de Louis ; quant à l’avenir, il s’en chargeait.

Le peuple hollandais, instruit tardivement de ce qui se passait, partageait en grande majorité les regrets, mais aussi les craintes de ses notables. Comme eux aussi, il sentait qu’il n’y avait rien à faire. Il y eut bien quelques velléités d’opposition républicaine ; il parut des pamphlets, entre autres celui d’une républicaine, Maria Hulshoff, qui fit honte aux hommes de leur lâcheté. le ton dominant fut celui de la résignation. Puisqu’il y avait force majeure, disait-on, les murmures seraient inutiles ; autant valait se soumettre à une situation qu’on ne pouvait éviter sans tomber dans des maux pires encore, et tâcher d’en tirer le meilleur parti possible. Après tout, il y avait aussi quelques avantages à en espérer, puisque enfin il fallait la subir. On avait pu croire que Napoléon ne détruirait pas son œuvre en supprimant le gouvernement de Schimmelpenninck, on s’était trompé ; mais assurément il ne songerait jamais à détrôner son frère. L’existence nationale était au moins assurée. Louis avait une réputation de bonté, de modération, de clémence, qui le rendait plus aisément acceptable que les autres princes de sa famille. Il fallait donc voir et s’arranger le moins mal possible, selon les circonstances. Telle est l’impression qu’on retire des écrits contemporains, et ceux qui connaissent de près le caractère hollandais n’en seront nullement surpris.

L’empereur fut trompé par cette indifférence apparente, de même qu’il s’abusa bien plus encore en 1811 sur les sentimens réels du peuple hollandais, quand il vint en Hollande avec Marie-Louise. Il ne songea plus qu’à hâter la représentation de la haute comédie qui consistait à faire offrir la couronne de Hollande au prince Louis par la commission envoyée tout exprès afin d’éviter la royauté, et à la lui offrir au nom du peuple néerlandais, qu’on n’osait pas même consulter.

Le prince n’avait pris aucune part ostensible à toutes ces négociations où sa personne était en jeu. Il prétend dans ses Mémoires qu’il ne désirait nullement la couronne, qu’il avait même supplié son frère de ne pas la lui imposer, et qu’il ne céda que vaincu par une insistance qui équivalait à une sommation d’obéir. Nous n’avons aucune raison de suspecter la sincérité de ses déclarations ; pourtant on a toujours un peu de peine à se représenter un homme devenu roi malgré lui. Que Louis ait scrupuleusement évité d’avoir l’air d’ambitionner cette position souveraine, que, sachant combien la décision de son frère était irrévocable, il ait jugé de meilleur goût de fuir jusqu’à l’apparence de la provoquer, qu’il se soit même efforcé de se convaincre qu’il serait plus heureux pour lui de rester prince français, tout cela est parfaitement conforme au caractère que nous lui connaissons ; mais quand on voit avec quelle ardeur il se mit à gouverner dès qu’il le put, avec quelle jalousie il veilla au maintien de ses prérogatives royales, avec quelle ténacité il garda sa couronne en des jours où elle s’était changée en couronne d’épines, quand on le voit en 1813 faire des démarches, au moins indirectes, pour tâcher de la recouvrer, on est bien forcé de reconnaître qu’au fond la perspective d’être roi lui plaisait beaucoup.

Parmi les membres de la commission, Ver Huell avait été l’un des plus remuans et celui de tous qui avait le plus insisté dans le sens d’une soumission absolue aux volontés impériales. Il avait été plusieurs fois à Saint-Leu et n’avait obtenu du prince que des réponses évasives ; pourtant il se disait sûr de son consentement, et il lui avait affirmé que la Hollande entière le désirait pour roi. Il avait eu aussi, du côté hollandais, la part principale dans la rédaction du traité et de la constitution. Évidemment il s’arrangeait de façon à être l’un des hommes indispensables du nouveau règne.

Le jour arriva enfin de la proclamation de Louis comme roi de Hollande. Le 5 juin 1806, la députation batave fut admise à l’audience impériale après l’ambassadeur de Turquie, à qui l’on accorda une préséance assez singulière en pareille occurrence. Ce fut, comme de juste, l’amiral Ver Huell qui porta la parole. Il se disait, lui et ses collègues, chargé d’exprimer à sa majesté « le vœu des représentans du peuple batave qui la priait de lui accorder comme chef suprême de la république, comme roi de Hollande, le prince Louis, son frère. » Suivait un air de bravoure, approprié à la circonstance, sur la félicité et la sécurité qui seraient assurées à la Hollande par ce resserrement des liens qui la rattachaient « à l’immense et immortel empire. » Il faut citer dans son entier la réponse de l’empereur ; elle est trop caractéristique de l’homme et de sa politique pour être omise.


« Messieurs les représentans du peuple balave, j’ai toujours regardé comme le premier intérêt de ma couronne de protéger votre patrie. Toutes les fois que j’ai dû intervenir dans vos affaires intérieures, j’ai d’abord été frappé des inconvéniens attachés à la forme incertaine de votre gouvernement. Gouvernée par une assemblée populaire, elle eût été influencée par les intrigues et agitée par les puissances voisines. Gouvernée par un magistrat électif, tous les renouvellemens de cette magistrature eussent été des momens de crise pour l’Europe, et le signal de nouvelles guerres maritimes. Tous ces inconvéniens ne pouvaient être parés que par un gouvernement héréditaire. Je l’ai appelé dans votre patrie par mes conseils lors de l’établissement de votre dernière constitution, et l’offre que vous faites de la couronne de Hollande au prince Louis est conforme aux intérêts de votre patrie, aux miens, et propre à amener le repos général de l’Europe. La France a été assez généreuse pour renoncer à tous les droits que les événemens de la guerre lui avaient donnés sur vous ; mais je ne pouvais confier les places fortes qui couvrent mes frontières du nord à la garde d’une main infidèle ou douteuse. Messieurs les représentans du peuple batave, j’adhère au vœu de leurs hautes puissances. Je proclame roi de Hollande le prince Louis… Vous, prince, régnez sur ces peuples ; leurs pères n’acquirent leur indépendance que par le secours de la France. Depuis, la Hollande fut l’alliée de l’Angleterre, elle fut conquise et dut encore à la France son existence. Qu’elle vous doive donc des rois qui protègent ses libertés, ses lois, sa religion ; mais ne cessez jamais d’être Français. La dignité de connétable de l’empire sera conservée par vous et vos descendans ; elle vous retracera les devoirs que vous avez à remplir envers moi, et l’importance que j’attache à la garde des places fortes qui garantissent le nord de mes états, et que je vous confie. Prince, entretenez parmi vos troupes cet esprit que je leur ai vu sur le champ de bataille. Entretenez dans vos sujets des sentimens d’union et d’amour pour la France. Soyez l’effroi des méchans et le père des bons : c’est le caractère des grands rois. »


On remarquera dans ce discours plusieurs assertions fort étranges. Quels droits les événemens de la guerre avaient-ils donnés à la France sur la Hollande ? La révolution de 1795 avait sans doute été favorisée par la défaite de la coalition, mais les troupes françaises étaient entrées en amies, en alliées du peuple batave ; elles avaient été acclamées par la population, devancées par les révolutions locales, fort bien accueillies partout sur la foi des proclamations lancées par les généraux républicains, qui offraient à la Hollande de l’aider à chasser ses tyrans, mais ne parlaient pas du tout de la conquérir. De plus, où l’empereur avait-il appris l’histoire de Hollande ? Où avait-il vu que les ancêtres des Hollandais n’avaient acquis leur indépendance que par le secours de la France ? Sans doute la France monarchique prit souvent parti pour les Provinces-Unies, quand elle eut à se défendre elle-même contre l’Espagne ou l’Autriche ; mais les Hollandais avaient certes le droit de répondre que leur alliance n’avait pas été moins utile à la France que celle de la France à leurs ancêtres, et qu’en d’autres occasions glorieuses c’est précisément contre elle qu’ils avaient dû défendre leur indépendance au prix d’énormes sacrifices. La prétendue conquête de la Hollande par l’Angleterre est un non-sens historique encore plus renversant. Quant au service que la France avait pu rendre aux Hollandais en 1795, ils l’avaient certainement payé par l’augmentation écrasante de leur dette, leurs armemens de terre et de mer, le tout au profit exclusif de la France. Enfin les Hollandais présens à l’audience ne durent être qu’à moitié rassurés quand ils entendirent l’empereur recommander à leur nouveau roi de « ne cesser jamais d’être Français, » lui rappeler qu’il resterait, lui et ses descendans, « revêtu de la dignité de connétable de l’empire, » par conséquent le subordonné hiérarchique de l’empereur, et que cette dignité « lui retracerait les devoirs qu’il avait à remplir envers lui, » c’est-à-dire envers son supérieur militaire.

Louis répondit modestement que sa vie et sa volonté appartenaient à l’empereur, qu’il irait régner eu Hollande, puisque « les Hollandais le désiraient et que sa majesté l’ordonnait, » qu’il estimait beaucoup le caractère de ce peuple depuis qu’il avait appris à le connaître, et que les places fortes confiées à sa garde et couvrant l’empire au nord seraient bien gardées. La séance fut levée, la république batave avait vécu.

La veille, le dernier des grands-pensionnaires avait écrit à leurs hautes puissances une lettre courte et digne par laquelle il résignait ses pouvoirs, conformément à la constitution, entre les mains de leur président. Le soir même, il partait pour ses terres de l’Over-Yssel, ne voulant pas assister à l’arrivée du nouveau maître.

Le message par lequel Napoléon communiquait au sénat français le changement opéré en Hollande ne faisait guère que reproduire les idées énoncées dans son discours d’audience. Toutefois on pouvait y remarquer un élément nouveau dans les appréciations impériales relatives à la Hollande. L’empereur déclarait que, la Hollande étant située à l’embouchure des grandes rivières qui arrosent une partie considérable du territoire français, il fallait avoir la garantie que le traité de commerce que l’on devait conclure « serait exactement exécuté. » On verra plus loin le singulier parti que l’empereur tira quatre ans après de la situation géographique de la Hollande, et l’étrange traité de commerce qu’il lui offrit. En attendant, personne ne sera assez naïf pour supposer que l’empereur n’avait aucune arrière-pensée en exigeant, contrairement au désir de son frère, que celui-ci restât connétable de France, et quand on verra les textes principaux du traité et de la constitution que le nouveau roi emportait avec lui, traité et constitution dont chaque mot avait été pesé par l’impérial rédacteur, on reconnaîtra qu’en fait la Hollande était déjà assujettie à la France.

À Paris, on regarda passer cet événement sans y attacher beaucoup d’importance. On avait vu faire et défaire tant de rois ! On avait eu vent de ce qui se préparait ; on avait parié, les uns pour Louis, d’autres pour Jérôme, d’autres encore pour Murat. Personne ne s’avisa de regretter la vieille république, rajeunie par la nôtre, qu’une volonté despotique rayait du livre de l’histoire ; ou plutôt, par l’effet de cette infatuation qui les a rendus quelquefois ridicules, les Parisiens s’imaginèrent que les Hollandais étaient trop heureux d’avoir au milieu d’eux une cour française. Pas un certainement ne se dit qu’en définitive la France était responsable des actes accomplis par le dictateur qu’elle s’était donné, et que le fait d’imposer un roi à la république batave n’était ni plus ni moins qu’un premier manquement à la foi jurée.

Le 15 juin 1806, Louis, accompagné de la reine et de ses deux enfans, quittait Saint-Leu pour se rendre dans ses états. Nous le suivrons au sein d’une situation pleine de difficultés et de périls, et qui n’était simple que dans l’honnête imagination du nouveau roi.


Albert Réville.
  1. Nous indiquerons, quand besoin sera, les sources hollandaises et françaises où nous avons puisé ; nous nous bornons pour le moment à témoigner notre gratitude aux Hollandais de distinction qui ont bien voulu mettre à notre disposition leurs connaissances spéciales ou leurs souvenirs personnels, et tout particulièrement à MM. Obreen, le professeur de Bosch Kemper à Amsterdam, Kœmpbell, bibliothécaire royal à La Haye, G. Mees, juge à Rotterdam, M. le pasteur émérite Delprat, dont le père fut revêtu de fonctions importantes au ministère des affaires étrangères, d’autres encore qui m’ont confié des papiers et des mémoires inédits de famille qui jettent un grand jour sur les hommes et les événemens de l’époque.
  2. Nous rappelons ici que la prépondérance numérique et politique de la province de Hollande, qui comptait, elle seule, des villes telles que Alkmaar, Amsterdam, Harlem, Leyde, La Haye, Rotterdam, Dordrecht, rendit générale à l’étranger l’habitude de donner le nom de Hollande à toute la confédération néerlandaise.
  3. Revue du 15 octobre 1868.
  4. La Drenthe, il est vrai, était plutôt alliée que soumise ; mais cette alliance ressemblait fort à une sujétion.
  5. Prononcer G’ous, g dur aspiré.
  6. Ce sont les notes manuscrites dont j’ai parlé plus haut qui me fournissent ce curieux détail.
  7. Plus tard, quand l’annexion fut accomplie, Napoléon disait lui-même à une députation du commerce de Paris qu’à la paix de Presbourg il voulait déjà réunir la Hollande, mais qu’il ne le fit pas de peur de déplaire à la Prusse, qu’il tenait à ménager. « Je la réunis cependant de fait, ajouta-t-il, j’y envoyai mon frère. » Comp. Vreede, Nederlandsche Diplomatie, II, 2, 187. — Cet ouvrage d’un professeur d’Utrecht, bien que souffrant un peu de l’extrême susceptibilité patriotique de l’auteur, renferme une foule de renseignemens puisés aux meilleures sources et fort bien résumés.
  8. C’est lui qui, au printemps de 1813, après la bataille de Leipzig, lorsque l’astre impérial pâlissait à vue d’œil et que la Hollande était en pleine insurrection, eut la présence d’esprit de répondre à l’empereur, qui lui demandait d’un ton colère quelles nouvelles il avait à lui donner de la Hollande : « D’excellentes, sire ; la débâcle s’opère heureusement. »
  9. Il faut dire que l’on, compta comme affirmatifs les votes non émis.
  10. On donne et l’on peut en effet donner ce nom aux trois volumes intitulés Documens historiques et réflexions sur le gouvernement de la Hollande, publiés par l’ex-roi à Paris en 1809.
  11. Tout cet exposé de la négociation poursuivie entre les deux gouvernemens de France et de Hollande est tiré de la biographie de Schimmelpenninck, écrite avec beaucoup de soin par son fils, et où les détails que nous reproduisons sont appuyés par des documens de première main et des pièces, officielles réunis à la fin de l’ouvrage. Nous n’y avons ajouté que quelques traits empruntés aux Mémoires de Ver Huell, qui prit une part active, mais assez louche, à tous ces pourparlers. Ce dernier ouvrage a été rédigé par le neveu de l’amiral, sur les notes laissées par son oncle, en deux volumes, à Amsterdam, en 1847.
  12. Elle se composait de l’amiral Ver Huell, de MM. Gogel, ministre des finances, Six, conseiller d’état, van Styrum, membre de leurs hautes puissances. Ces trois derniers appartenaient au parti patriote. À Paris, elle devait s’adjoindre le ministre de Hollande, le vieux Brantzen, à qui Talleyrand n’avait rien dit des projets de l’empereur, et qui les apprit de La Haye.