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La Houille rouge (Dulac)/15

La bibliothèque libre.
Eugène Figuière (p. 215-234).


CHAPITRE XV


Vers la fin du mois d’août 1914 la terreur fit son apparition dans la capitale.

On annonça coup sur coup que Lille avait capitulé, que Saint-Quentin était envahi, et l’on apprit brusquement que Compiègne avait abrité l’avant-garde d’une armée formidable. L’exode des civils commença dans une bousculade indescriptible : les wagons à bestiaux résumèrent le dernier mot du confortable pour millionnaires en débandade ; et Paris, débarrassé comme par enchantement de son élégance outrancière, devint silencieux et sévère comme une cathédrale.

Dans les rues, on ne voyait que des visages graves ; et jamais les hommes mûrs ne furent plus beaux qu’à cette période. Ils allaient par les trottoirs, le nez baissé sur les bulletins de défaites, ou les yeux désenchantés, perdus dans leurs anciens rêves. Tous semblaient ressasser la même phrase :

— Alors… la guerre était possible !… Ni l’horreur du sang, ni l’énormité de l’aventure, ni le respect des traités, rien ne compte… et par notre faute, rien n’est prêt chez nous !!…

Leurs rides, flasques et distendues, plaquaient sur les pommettes et les mâchoires des chairs flétries que nulle velléité de séduction ne soutenait plus. Ni fille, ni amante ne tentait leurs derniers feux : toute la puissance affective de leur vieillesse était dirigée vers le Front où se battaient leurs Fils. Et les faits accomplis réveillaient leur somnambulisme politique. Maintenant ils comprenaient quel mirage avait hypnotisé leur entendement, et fait de l’utopie socialiste l’instrument de la déchéance. Ils savaient bien, ces hommes à barbes blanches — que l’âge mettait à l’abri des risques militaires — que c’était eux qui étaient responsables du désastre. Beaucoup se souvenaient de 1870, et cependant ils avaient voté contre les crédits de guerre, ils avaient, par veulerie, par erreur, ou par intérêt, mis leurs fils désarmés devant la gueule des canons. Leurs Fils… Ils tombaient comme des phalènes, ces innocents de vingt à vingt-cinq ans ! La Belgique et l’Alsace en virent succomber tout de suite des milliers ; et les fantômes des premiers héros se dressèrent devant leur conscience de pères coupables. Mais ils étaient beaux les vieux hommes… parce qu’ils ouvraient enfin les yeux à la vérité. Malheureusement, la glu qui fermait leurs paupières était si épaisse qu’il avait fallu des torrents de sang chaud pour en laver leur raison.

— Nous nous sommes trompés ! disait le tassement subit de leurs épaules.

Et leur attitude marquait une si douloureuse surprise qu’elle décourageait les plus légitimes récriminations. Cette beauté de pénitents contrits, ils la conservèrent jusqu’à ce que la Victoire de la Marne ait sauvé la face de l’honneur national. Toute la jeunesse était tombée, mais la France était debout ; et les têtes chenues se redressèrent, comme si le pardon leur fut venu d’En Haut.

La vague de fond de l’invasion avait à peine menacé Paris pendant quinze jours, et ces deux semaines d’angoisses avaient suffi pour bouleverser de fond en comble toutes les morales et toutes les conceptions… La vie avait perdu soudain toute valeur intrinsèque et rien ne parut ridicule comme de s’effarer de ce que l’évaluation de nos morts atteignait un chiffre désolant. Les cadavres s’amoncelaient et l’esprit se familiarisait avec la fatalité des hécatombes au point de se désintéresser des vagues individualités. Même, l’anonymat fut infligé, — sans utilité apparente, — aux braves qui mouraient bien ; la gloire ne devait pas être, dans cette guerre, la monnaie de l’héroïsme.

En moins d’un mois, toutes les notions essentielles de la vie sociale avaient été renversées ; et l’argent subit la même dépréciation que la vie. Les moratoria mirent une trêve dangereuse à l’obligation de payer ses dettes, et l’on ne sut plus au juste où était son Devoir. Pendant quelques semaines on le chercha dans la Bonté, et beaucoup l’y rencontrèrent.

Si quelque chose peut consoler les acteurs et les spectateurs du drame de ces premiers jours de campagne, c’est d’avoir pu vivre précisément dans une atmosphère de solidarité surhumaine. Tout le monde fut bon, jusqu’au barrage de l’invasion. Tous les cœurs s’émurent ; toutes les escarcelles se vidèrent ; toutes les morgues fondirent. On vit les mains pâles des oisives dans les mains rudes des travailleurs ; du haut en bas de l’échelle des classes il n’y eut pas une discordance ; dans le naufrage de la Patrie tous les Français firent assaut de bonté. Qu’on l’appelle fraternité ou charité, elle jaillit comme une source vive ; et pendant quelques jours elle fut la Police et la Loi. Son élan si pur et si magnifique devait s’imposer et régner sur le malheur ; elle n’y manqua point. Elle fut la reine que le peuple, un peu penaud, élut pour panser ses blessures. On la vit dans les hôpitaux toute de blanc vêtue, n’ayant pour toute parure qu’une croix couleur de rubis ; on la trouva gainée de noir dans les ouvroirs, dans les soupes populaires, dans les œuvres d’assistance. Elle montait les escaliers les plus sordides, visitait les moindres recoins de la misère et découvrait jusqu’aux détresses farouches et orgueilleuses.

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Et les femmes furent toutes belles parce qu’elles ne se parèrent que de leur cœur. Elles devaient infailliblement accomplir de grandes choses et l’un des premiers dévouements qui s’offrit en septembre fut celui de Sylvia Maingaud Bertol.

Ses trois enfants, — une fois en sûreté chez la grand’mère paternelle qui habitait au Bouscat un pavillon perdu sous un fouillis de glycine et de vigne-vierge, — elle se présenta au médecin-chef de l’hôpital temporaire 91, à Bordeaux.

On venait d’aménager dans un magnifique lycée une formation sanitaire où trois cents blessés allemands et quatre cents français recevaient les soins de médecins éminents ; mais ce n’est pas parce qu’elle était intelligente, vigoureuse et compétente qu’on l’accepta. Ce fut parce qu’elle eut soin de faire étayer son zèle de protections politiques très puissantes. Une fois dans la place elle se prodigua dans les besognes les plus humbles et les plus maternelles, et dès lors commença pour elle la grande épreuve de l’Injustice.

Le service de santé, — c’est maintenant un fait avéré — était moins que rudimentaire en 1914. Les militaires traitaient la science comme le muscle, et prétendaient la soumettre aux aimables fantaisies de la caserne. Du moment que tout homme pouvait mettre une balle dans la peau d’un autre, tout homme devait pouvoir l’en retirer. Partant de cette logique d’adjudant, des dentistes furent préposés aux amputations, des laryngologistes arrachèrent des molaires, et les pharmaciens expédièrent des colis-postaux. C’était le chaos !… un chaos qui stupéfia les femmes et diminua leur admiration séculaire. Quelques-unes osèrent de timides réflexions et ce fut une explosion de colère martiale.

Comment ?… les infirmières se permettaient de protester alors que les blessés mâtés par la souffrance et la discipline acceptaient les pires privations ? Les officiers avaient toutes les compétences : toutes les infaillibilités : c’était dans le réglement ! Silence dans les ramps rompez !

Et les dames de la Croix Rouge ne dirent mot, afin qu’on les laissât au chevet des parias de la défaite. Mais, si on avait brutalement muselé leur indignation, on ne put les empêcher de regarder. Tout en s’ingéniant à atténuer des fautes, elles virent. De leurs yeux et de leurs sourires se dégageait une éloquence irritante pour l’incurie des responsables : elle exaspéra des amour-propres, et la calomnie souilla leur Charité. Mais le temps devait faire justice du débordement de malveillance qui essaya de chasser la Femme des formations militaires. Les médecins sacrèrent, les gestionnaires jurèrent, mais tout le monde finit par convenir que les maçons et les charpentiers ne pouvaient lutter avec elle, d’adresse et de douceur. On finit par l’admettre — en ayant soin de bien marquer qu’on la subissait — et la plus déplorable réputation fut faite à sa générosité. Pourtant, il n’y eut pas d’embusquées parmi ces bonnes samaritaines.

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Les quarante ans de Sylvia Maingaud Bertol étaient une véritable splendeur. Le bonheur avait épanoui sa beauté sans que l’âge ternît la blancheur de ses dents ; l’embonpoint qui rendait ses formes dodues les laissaient fines et élégantes. Quelques fils d’argent aux tempes reculaient à peine la ligne de son front, et, tout de suite, elle fut adorée de ses blessés. Elle savait tout entendre et ne répondre qu’aux jolies paroles ; amie des mères désolées et des fils résignés, elle devint l’idole de sa division. Ah ! comme elle les aimait tous ces pauvres héros victimes de la théorie du panache : mais, que de belles histoires ils lui contaient en revanche, au crépuscule !

En septembre 1914, on ménageait à ce point les nerfs des non-combattants, que les trains de blessés étaient garés aux stations, et qu’on ne les déchargeait que la nuit. Dans le silence des rues de province, les autos grises filaient à toute vitesse sans déranger les rêves des citadins, et les portes des hôpitaux se refermaient enfin sur des misères indescriptibles. Un matin — quand elle arriva pour les pansements — on lui désigna un des nouveaux débarqués de la nuit. Il était blond, avec des yeux très bleus, et une mélancolie profonde semblait s’être figée sur ses traits.

— Comment vous appelez-vous ? dit-elle.

— Mandade, madame.

— Qu’avez-vous comme blessure ?

— La chair de l’épaule arrachée.

En effet son cas était grave.

— Il faut écrire à votre mère mon ami !

— Je n’en ai pas !

— Vous avez bien un parent ?

— Je n’en ai pas !

Elle n’osa pas lui demander s’il avait une amie, tant elle redouta qu’il fût aussi sevré de cette douceur. Huit jours plus tard il n’était pas guéri, mais la fièvre avait cédé ; la plaie évoluait vers la cicatrisation, et la confiance était née entre le pupille de l’Assistance Publique et Madame Sylvia — comme on appelait le professeur de piano —

— Je ne sais pas comment m’y prendre, dit un jour ce blessé. Figurez-vous, madame, que j’ai une mission à remplir.

— Laquelle ?

— Pendant une huitaine de jours j’ai eu pour camarade un nommé Marcel Dumont ; un type pas banal qui me racontait sa vie pour me faire oublier la fatigue aux étapes. Chaque fois que nous avons risqué notre peau à Chaulnes et à Roye il me parla surtout de ses premières amours. Dans celles-ci il y avait paraît-il une dame de la Croix rouge qui s’appelle Madame Rhœa. Il est sûr qu’elle est infirmière puisqu’il l’a rencontrée, en costume.

— Où cela ?

— Je ne sais pas ; mais il l’a vue rejoignant son poste. Son nom revenait souvent sur ses lèvres.

— N’a-t-il pas dit qu’elle avait été sage-femme ?

— Je crois que oui. En tous cas il m’avait fait promettre de remettre à cette dame une photographie qu’il regardait souvent. Ce pauvre garçon devait avoir le pressentiment de sa destinée ; l’avant-veille de sa mort il m’a remis cette image, toute jaunie ; elle date de 1893. Vous le voyez, c’est celle d’un bébé qui sourit. Par derrière il a écrit quelques mots.

Sylvia prit le carton, le retourna et lut :

— « Ce qu’il faut regretter c’est qu’il ne puisse me venger ! »

— Eh bien ! il faut envoyer ceci à son adresse !

— Je l’ai perdue. Le bruit du canon, les angoisses, la douleur m’ont enlevé la mémoire et j’ai égaré la lettre qu’il avait jointe à ce souvenir.

— Je connais bien une Rhœa, elle habitait 120, rue Notre Dame de Lorette.

— C’est cela à Paris n’est-ce pas ? c’est elle, c’est elle, quel bonheur !

— Pourquoi dites-vous quel bonheur ?

— Songez, Madame, je vais sûrement avoir une amie en elle.

— Elle a près de cinquante ans.

— Tant mieux ! Savez-vous si elle a un fils ?

— Un fils ?… non… elle n’en avait pas lorsque je l’ai connue… à moins que cet enfant…

— Ce serait trop de chance… Dans les livres on voit des dames donner leur affection à des déshérités comme moi quand ils sont porteurs de messages extraordinaires. Alors supposez qu’elle soit bonne et qu’elle aime ce Marcel Dumont ; pour parler de lui avec moi, elle voudra me voir souvent, et puisqu’elle pourrait être ma mère… Je me ferai une illusion.

— Essayez ! dit Sylvia, toute remuée par cette tendresse d’homme, guettant une âme en mal de solitude, pour y blottir son abandon.

— Comment est-il mort ce Marcel Dumont ?

— Magnifiquement… comme un lion ! Il a tiré jusqu’à sa dernière cartouche, et c’est la septième balle ennemie qui l’a couché pour toujours.

Mme Sylvia se souvint, en allant de chevet en chevet, que Rhœa leur avait jadis conté les raisons de sa haine pour l’homme qui s’éloigne, et pour l’enfant qui éloigne. Était-ce ce héros, qui avait fait couler ses larmes ? Si oui, la mort du Français rachetait largement la vie du séducteur. Décidément toutes les aventures d’amour semblaient puériles à l’heure de l’extermination des mâles. Elle qui avait jadis pleuré sur l’égoïsme d’un quadragénaire ne parvenait plus à comprendre ses désespoirs passés. Heureusement que le ciel était clément à son bonheur et qu’elle avait de bonnes nouvelles de son mari.

— Avez-vous une réponse de Mme Rhœa ? demanda parfois l’infirmière à partir de cette confidence.

— Non !  ! disait chaque fois plus tristement le jeune Mandade. Je n’ai jamais de chance.

— Eh bien puisqu’elle ne répond pas, je vais vous adopter comme filleul moi. Mon mari le permet, et quand vous repartirez au front il faudra me donner de vos nouvelles.

— Quelqu’un s’intéressera à moi ? fit le soldat tout interdit.

— Bien sûr moi. C’est convenu ? Oui ? c’est bien… guérissez vite maintenant.

Une jolie femme auréolée d’un voile, et qui lui offrait son amitié, ce fut trop de bonheur à la fois pour le jeûne d’affection de ce pauvre cœur. Aussi le blessé en fut littéralement obsédé. Dès sept heures du matin il était aux fenêtres pour saluer le premier Madame Sylvia ; dans la journée il rôdait à ses trousses pour lui éviter de menues fatigues ; et quand il y avait intervention chirurgicale, il attendait jalousement que sa « Croix Rouge » descendit avec le malade. On s’aperçut bientôt de ce manège, sans comprendre la pureté de cette sympathie, ni quel en était le mobile. Et comme les soldats sont chastes par définition, ils se prétendirent choqués par cette adoration naïve.

Un jour que madame Sylvia entrait à l’hôpital on lui remit un ordre du gestionnaire. Elle était informée qu’elle devait désormais réserver ses soins aux Allemands. Elle pensa tomber à la renverse tant ce devoir lui sembla au-dessus de ses forces.

— Monsieur, dit-elle au médecin-chef, je ne pourrai jamais me résoudre à cette besogne. Sauver les assassins de nos enfants ! Jamais !…

— Supposez, Madame, que votre mari soit blessé et prisonnier.

— De grâce j’en mourrais…

— On ne meurt pas d’horreur, et l’humanité se fait assez de mal pour que nous lui fassions un peu de bien. Bornons la haine ; et que la pitié commence où meurt le bruit du canon…

— Je ne parle pas l’Allemand…

— Le vétérinaire parle-t-il chien ou cheval ? il guérit tout de même.

— J’ai peur de ne plus être bonne ?

— Vous n’êtes pas obligée de l’être ; mais faites qu’ils vous croient bonne. Mentez leur !… ce mensonge sera sublime.

Mme Sylvia ne se douta jamais du motif de son changement de division ; elle alla à son nouveau poste et resta toute droite au seuil d’une salle de captifs, comme si elle eut été poussée dans une cage de tigres. Un médecin bavarois qui parlait assez bien le Français, l’accueillit d’un silence hautain ; mais le docteur français lui sourit et l’encouragea.

— Venez à mon aide, dit-il, je suis pressé ! Madame a son mari sur le front, ajouta-t-il en guise de présentation à son confrère ennemi.

— Celui-ci ne s’inclina pas, et son regard hostile se planta dans celui de l’infirmière avec un mépris intraduisible.

— Où combat-il ? daigna-t-il s’informer.

— Dans le Nord.

— Tans pis pour lui, car nous irons à Calais.

À partir de ce jour elle ne connut plus la douceur d’être espérée. Elle ne fut plus accueillie par des sourires et des prières, et une fois les pansements achevés, elle s’asseyait sur une chaise, et tricotait dans le bourdonnement rauque des conversations des blessés. Dans le silence des heures de garde elle vécut une vie intérieure d’une intensité magnifique. Les lettres qu’elle écrivit à son mari furent d’une telle beauté qu’elles élevèrent jusqu’aux extrêmes limites de l’héroïsme la volonté du pacifique territorial qu’il eût été par tempérament. Les nouvelles des enfants passaient après celles de la patrie et l’émulation de sacrifice qui s’établit entre ces deux bourgeois fut splendide. Quel livre d’or on pourrait écrire avec toute l’abnégation qui circula en franchise postale pendant cette guerre épouvantable.

Depuis quelques jours pourtant — en février 1915, — Mme Sylvia se sentait nerveuse ; elle demandait à chaque courrier s’il n’y avait pas une lettre à son nom.

— Non, Madame Sylvia, rien encore, répondait le concierge. Ne vous dérangez plus je vous la ferai porter dès que j’en aurai une.

— C’est que, voilà dix jours que je suis sans nouvelles ; s’excusait l’angoissée.

Elle reprenait un matin le chemin de sa division, quand elle entendit ouvrir la grande porte cochère de la cour principale, en même temps que sonnait le rassemblement des brancardiers. Comme tous les auxiliaires inoccupés à cette heure, elle attendit l’entrée des fourgons gris. Sitôt les battants ouverts, elle vit apparaître des soldats de diverses armes allemandes. Ils avaient tous au milieu de leur pâleur, l’interrogation craintive d’un regard de vaincu ; ils hésitaient à confier leur sort à cette foule de convalescents accourus. Mais leur inquiétude ne durait guère. Si la voix du sergent qui commandait la manœuvre était rude et sévère, les yeux des brancardiers et des rescapés en traitement étaient unanimement pitoyables.

— Les pauvres bougres ! disait-on de toutes parts.

Ces mots résumaient tout le pacifisme français.

— Ces trois civières à la division 7…

— Une, à la division 3…

— Les deux autres… dortoir 7…

C’était le service de Madame Sylvia, et elle suivit les corps étendus. — Y a-t-il des Français ? dit-elle en passant au sous-officier distributeur.

— Un fourgon seulement, lui répondit-il pressé.

Elle eût bien voulu rester encore, mais le Devoir était là haut, et lui assignait pour l’heure une besogne rebutante. Elle monta. Le soir, à la contre visite, le major Boisse, qui assumait la charge de traiter les hostiles, commença le pansement tout en causant avec son infirmière. Un des malheureux avait la jambe dans un tel état, que pour la mettre dans une gouttière, — sans le faire hurler, — le médecin proposa :

— Pourriez-vous lui donner un peu de somnoforme pendant que je ferai le nécessaire.

— Mais certainement, docteur.

Très douce, elle prit le masque de gaze et versa le soporifique tout en surveillant le pouls du blessé. Le major, lui, continuait à bavarder ; il racontait la victoire belge, et nos succès dans le Nord. Tout à coup il se souvint.

— À propos… il y a un Bertol dans les Français nouveaux venus, c’est peut-être un de vos parents ?

— Bertol, cria presque Sylvia ; c’est mon mari.

— Mais non, il est porté Maurice Bertol ; il n’y a pas de Maingaud.

— C’est lui, c’est lui… où est-il ? quelle division ?

Mue par un très excusable élan d’amour, elle posait le flacon de somnoforme et ne songeait qu’à rejoindre son époux lorsque le malade geignit.

— Il va chanter l’animal ! dit le docteur.

Aussitôt, Sylvia reprit le tampon et s’excusa.

— Pardon, Monsieur, j’irai là-bas quand mon devoir sera rempli ici ; cela n’a été qu’une seconde de faiblesse, pardonnez-moi.

— C’est tellement naturel, Madame ; mais je suis heureux que vous ayiez compris vous-même toute la grandeur de votre tâche. Bravo ! nous irons ensemble tout à l’heure auprès de votre mari.

Ils y allèrent en effet, dès que les existences qu’on leur avait confiées furent à l’abri de toute alerte.

La rencontre de Maurice Bertol et de Sylvia fut déchirante. Le major de la division, où on l’avait hospitalisé, venait de déclarer qu’une amputation immédiate s’imposait.

— Ma Sylvia, dit le moribond, si je guéris tu ne pourras plus m’aimer… Je serai infirme.

— Tais-toi, tais-toi, ne blasphème pas. À quelle heure aura lieu l’opération ?

— À trois heures cette après-midi.

— Dois-je lui amener les enfants auparavant, docteur, dit Madame Sylvia la voix basse.

— Oui !… laissa tomber le praticien.

C’était un arrêt de mort. Elle eut le courage de sourire au malade et de courir au Bouscat. Elle en revint avec ses trois petits qu’elle poussa vers le lit de fer.

— Papa, dit Emmeline, je suis là… regarde moi papa ! Le blessé posa ses yeux las sur la tête blonde de l’enfant, et prit sa menotte gantée. Serge, le gamin de quinze ans, s’était glissé de l’autre côté du lit et s’emparait de l’autre main du mourant, tandis que Sylvia penchait vers ses lèvres les joues fraîches de la petite Yette à peine âgée de dix huit mois.

— J’avais si peur de ne pas vous revoir, dit-il.

Des larmes coulaient sur son pauvre visage émacié par la souffrance et des émotions terribles.

— D’où viens-tu Papa ? Qui t’a blessé ? tu l’as tué j’espère celui-là ? questionnait Emmeline.

— Ai-je tué celui qui m’a terrassé ? Je l’ignore. Mais un jour on racontera peut-être la page admirable que le 9e corps a écrite avec son sang à Ypres. J’ai tracé mon petit mot sur cette page, voilà tout. Mon petit Serge… il va falloir que tu prennes ma place : — non pas encore au Front, — mais au foyer. Veille sur ta mère et sur tes sœurs…

— Mais papa… c’est au moins un jour de grande victoire qu’ils t’ont fait mal, les méchants, fit Emmeline.

— Oui, et non. Nous les avons arrêtés, c’est déjà quelque chose, mais… on les aura… on les aura.

— Parfaitement, on les aura ! répéta Serge impératif.

On les aura !… scie populaire qu’il nous faudra graver plus tard sur les monuments de nos morts, parce qu’elle a illuminé de sublimes agonies.

Ce que fut cette journée pour Sylvia Maingaud Bertol il est inutile de la décrire. À quatre heures son mari était opéré, mais sa faiblesse était telle que les plus redoutables complications étaient à redouter.

Le lendemain matin, — après une nuit passée à son chevet — elle vit la poitrine et le front de son mari se couvrir de tâches suspectes, le thermomètre accusait une hausse inquiétante, et à la visite, le major sacra :

— La typhoïde maintenant… il nous manquait cela.

La température s’aggrava vers le soir, et le délire emporta les dernières lueurs de l’intelligence du blessé. À deux heures du matin il expirait, après avoir bredouillé des mots sans suite, où la France et ses enfants se confondaient en une ultime préoccupation d’amour. Le drapeau tricolore couvrit son cercueil ; et, jusqu’au cimetière, tous les civils saluèrent ce martyr et le groupe navrant de la petite famille désorganisée. Puis Sylvia se retrouva seule chez sa mère alitée ; elle s’affaissa dans un fauteuil, et elle demeurait là toute drapée de crêpe, quand elle eut la sensation de petits bras qui sollicitaient son attention.

— Ne pleure pas maman, disait Emmeline, je suis là.

— Petite sotte, grondait Serge ; est-ce que ta présence lui rendra notre père ?

— Non, mais, tout de même, je suis là !… s’entêtait la petite qui sentait obscurément que son existence constituait une force et une consolation. Les enfants ont, par instinct, la notion de leurs droits.

— Maman, ? Maman !  ? répétait Yette qui ne tarda pas à pleurer.

Les tout petits ne veulent voir que des sourires.

Sylvia, leva enfin ses paupières, ouvrit les bras où se précipitèrent les deux filles. Serge, debout devant elle, la contempla longuement. Les yeux de la mère et du fils se pénétrèrent en une communion de pensées graves et leurs cœurs se comprirent si bien que l’adolescent répondit :

— Je t’aiderai maman.

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Trois jours plus tard Madame Sylvia entrait dans la salle des blessés allemands pour y reprendre son service. Toute vêtue de deuil, elle se dirigea vers le placard où l’attendait sa blouse blanche. Le major bavarois considérait la silhouette noire et les traits ravagés de l’infirmière, lorsque le docteur français se fit annoncer par le caporal d’un « Fixe ! » retentissant. Les malades s’immobilisèrent, et leurs yeux intrigués cherchèrent à comprendre pourquoi l’homme de science s’inclinait si bas devant la croix rouge du voile blanc.

— Madame, votre geste est très beau. Même s’ils ne le comprennent pas, la France l’admirera, car elle s’anoblit de ce qui est généreux ! dit-il.

Puis, s’adressant au major bavarois, il continua avec fierté :

— Le mari de Madame — blessé à Ypres — est mort pour la patrie !

L’ennemi s’inclina, par un réflexe de courtoisie, mais sa bouche ne put retenir un sourire de haine satisfaite. Sylvia le surprit :

— Oui, Monsieur, il est mort !… Mais… vous n’êtes pas passés !…

Le silence pesa tellement sur ces mots, que les hommes couchés retinrent leurs plaintes, même lorsque le pansement tortura leur chair.