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La Houille rouge (Dulac)/Texte entier

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Odette DULAC
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LES ENFANTS DE LA VIOLENCE


La
Houille Rouge




PARIS
Eugène FIGUIÈRE
7, rue Corneille, 7

1916


La Houille Rouge





DU MÊME AUTEUR


Le droit au plaisir. — 1 volume 3 fr 50

Le silence des femmes. — 1 volume 3 fr 50

Amour et sacrifice. — 1 volume 3 fr 50

Odette DULAC


LES ENFANTS DE LA VIOLENCE


La


Houille Rouge



PARIS


Eugène FIGUIÈRE


7, rue Corneille, 7



1916



À mon amie, Madame Berthe LUCEUILLE, je dédie ce livre dont le seul mérite est de montrer quelque courage.


Odette DULAC.



CHAPITRE I



« Les mères doivent pleurer sur les enfants qu’on leur tue et sur ceux qu’on leur impose. »


LA HOUILLE ROUGE


— Madame Rhœa, s’il vous plaît ?

— Au second, les deux portes ; sonnez à droite !…

Ce renseignement une fois donné, sur un ton moins qu’aimable, la concierge du 106 de la rue Notre-Dame-de-Lorette tourna le dos à la questionneuse.

Celle-ci, d’ailleurs, ne demandait qu’à disparaître, et — précipitamment — s’engouffra dans l’escalier. Une personne qui descendait lui fit tourner obstinément la tête ; toute son attitude marquait bien le trouble d’une femme qui ne veut ni voir, ni être vue.

Au moment de sonner, sa main trembla, une moiteur lui vint au front, et l’effort qu’il lui fallut faire pour tirer le cordon de tapisserie sembla l’épuiser. Un timbre résonna derrière l’huis, des savates traînèrent près de la porte, et toute la ferraille d’une chaîne, d’un verrou et d’un loquet grinça rapidement. Dans l’entrebâillement de la porte maintenue à peine entr’ouverte par une servante aux yeux hardis, la visiteuse dut renouveler sa question :

— Madame Rhœa, s’il vous plaît ?

— C’est ici… Vous avez un rendez-vous ?

— Non… c’est la première fois…

Un sourire entendu glissa sur les lèvres de la bonne, et, pendant que sa main droite détachait la chaîne de sûreté, son regard se posait effrontément sur le ventre de la visiteuse. Nulle déformation ne s’y révélait pourtant, et rien ne paraissait justifier le : « Encore une ! » que murmura la fille en poussant rapidement la jeune femme dans un salon demi-obscur.

Ce salon ressemblait, par la camelote de ses meubles et de ses bibelots, à l’une de ces étranges pièces dans lesquelles s’entassent et patientent de longues heures les oisives en mal de prédictions. Les cartomanciennes ont le secret du mélange pittoresque des meubles. Là aussi, il y avait un canapé de reps rouge, un buffet de salle à manger, une table, un fauteuil Louis XV, un petit secrétaire en laqué blanc et un tabouret de piano, sans piano. Deux chaises de salle à manger, de style gothique, complétaient la fantaisie de cette décoration pudiquement estompée par l’ombre de deux rideaux mauresques. Ceux-ci, — prudemment tirés sur la lumière de l’unique fenêtre, — permettaient aux consultantes qui se rencontraient de ne pas trop rougir du secret qui les amenait là. Rarement on entendait des bruits de voix dans cette pièce triste au cœur et au regard.

Il était trois heures de l’après-midi quand Sylvia Maingaud toute confuse et tremblante se trouva soudain debout dans cette pénombre louche.

Vaguement, elle distingua deux masses noires écroulées sur des chaises, et, sans plus choisir elle-même, elle s’assit sur le premier siège qui frôla ses jambes. L’ordinaire mimique des gens qui voudraient paraître indifférents commença entre les femmes. Longtemps, elles tinrent leurs yeux levés sur des assiettes ou des lithographies pendues au mur, puis elles s’examinèrent les chaussures, montèrent leur investigation jusqu’au buste, et, par des regards rapides, se dévisagèrent à la dérobée.

Toutes les trois étaient jeunes et jolies, quoique de beautés très différentes : toutes les trois avaient les traits figés par une angoisse égale, et toutes les trois avaient autour des yeux cette meurtrissure qui souligne d’un halo de poésie le regard des mères prochaines.

Au bout d’un quart d’heure, Sylvia Maingaud, la dernière arrivée, frissonna de peur ; malgré la persistance que sa voisine avait mise à dissimuler son visage, elle venait de reconnaître Madame Breton de l’Écluse, laquelle était très assidue chez la mère d’une de ses élèves de piano. Que devait-elle penser de sa présence chez Madame Rhœa, sage-femme dont la clientèle se recrutait à la quatrième page des journaux par des annonces équivoques ! Il fut bientôt évident que son trouble était partagé par la femme du monde ; mais celle-ci préféra rompre le silence.

— Je ne me trompe pas, c’est bien Mademoiselle Sylvia Maingaud que j’ai le plaisir de rencontrer ?

— En effet, Madame, depuis un moment… je…

— Vous connaissez Madame Rhœa ?

— Oui… ou plutôt non… Elle m’a écrit… pour des leçons sans doute.

— Ah ! Ah ! une femme charmante n’est-ce pas ?

— Certainement… Je ne l’ai pas encore vue…

— Moi non plus… Mais on en dit le plus grand bien.

Trop intelligentes pour ne pas comprendre qu’elles bredouillaient misérablement, elles se turent très vite.

Pendant un silence, leurs yeux se rencontrèrent et leur commune détresse creva dans des larmes qu’elles essuyèrent en détournant la tête, tandis que devant elles, la troisième consultante ne cessait de fixer une rainure du parquet.

Soudain, par delà les murs, des bruits de pas, des portes ouvertes et fermées et des mots indistincts parvinrent aux oreilles des trois anxieuses. Un rire brutal et cynique résonna dans l’antichambre et une voix métallique questionna :

— Elles sont beaucoup ?

— Trois… des nouvelles.

Une toux nerveuse commenta ces mots ; et, dans le chambranle de la porte, se dressa devant les malheureuses le spectre du Mal en la forme agréable de Madame Rhœa.

Madame Rhœa avait trente ans. Elle eut été belle sans une légère contraction qui relevait étrangement les commissures de ses lèvres. Ce rictus, qui lui était survenu à la suite d’une crise de nerfs lors de son premier chagrin d’amour, découvrait ses canines qu’elle avait légèrement déviées en avant, un peu à la manière des défenses du sanglier. À part ce détail qui gâtait le charme de son sourire, et donnait à son visage l’expression d’une cruauté spéciale, tout en elle était harmonieux. Les mains étaient souples et fines, la silhouette académique, ses yeux marrons avaient l’indifférence professionnelle, et son front couronné de beaux cheveux noirs avait une noblesse et une fierté impressionnantes. On sentait que sous cette ossature régulière, sous cette peau lisse et pâle, il y avait une idée vile ou sublime… mais une Idée.

Elle ne donnait pas du tout l’impression d’un instrument inconscient. Elle était une force, une volonté.

La main gauche serrait toujours le loquet de la porte. Bien campée et un peu hautaine, elle dit, la voix blanche :

— La première de ces dames !

Madame Breton de l’Écluse se leva et disparut, laissant ses deux compagnes d’attente reprendre leurs tristes méditations. Elle pénétra dans une pièce blanchie au ripolin, meublée d’un lit propre aux examens médicaux, et d’une vitrine où brillait le nickel d’instruments aux formes hostiles. De longs ciseaux, des pinces, des spéculums, des forceps s’étalaient en bel ordre comme dans un musée. Cela représentait tant de souffrances subies ou acceptées, que la nouvelle arrivée resta quelques secondes immobile, la volonté hésitante.

Madame Rhœa rompit la suggestion.

— Veuillez me dire, Madame, le but de votre visite.

Une rougeur empourpra les joues de la jeune femme.

— Mon Dieu, Madame, répondit-elle avec une désinvolture forcée, je suis enceinte.

— Mes compliments… la France a besoin d’enfants.

— Oui… mais…

Madame Rhœa dissimula un sourire. Elle l’attendait ce mais, et s’amusait toujours de l’embarras de ses solliciteuses ; comme un chat jouant avec une souris, elle se plaisait, avant d’acquiescer au crime, à faire haleter ses victimes et à jouir de leur détresse.

— La grossesse n’est pas normale ?

— Oh ! si… si… tout va bien…

— Vous n’avez jamais eu d’enfants ?

— Au contraire, j’ai un fils… Il a cinq ans… mais son père…

— Votre mari doit être enchanté… ricana la sage-femme qui, dès maintenant, avait catalogué le cas de sa cliente.

— Non,… pas absolument… nos moyens ne nous permettent pas d’avoir plusieurs enfants. Mon mari est un intellectuel soucieux de son bien-être. Il s’est habitué à un confortable qu’il lui faudrait restreindre et il souhaiterait…

— Que voudrait-il, Madame ?…

— Il m’assure que je suis une maladroite… que d’autres femmes savent esquiver la maternité et qu’en s’y prenant à temps…

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, laissa tomber Madame Rhœa du ton le plus glacial.

Madame Breton de l’Écluse se demanda si elle n’avait pas été trompée et si vraiment elle n’allait pas être éconduite avec indignation. Une sueur mouilla ses tempes, sa respiration devint courte et dans un dernier sursaut d’énergie, elle murmura :

— Eh bien, voilà… On m’avait dit… que vous consentiriez — moyennant rétribution, cela va sans dire, — à… comment dirais-je,… à annuler les effets d’une erreur ou d’une distraction.

— Mais pour qui me prenez-vous, Madame ? Pour une avorteuse ? Je ne mange pas de ce pain-là… J’accouche… et tenez… écoutez… c’est une de mes pensionnaires qui en est aux grandes douleurs.

Une plainte venait en effet de sourdre d’une pièce voisine et la tête de la femme du monde s’inclina sous le poids d’une honte immense. Elle esquissa un geste de retraite.

— Qui vous a dit que je faisais ce genre d’opérations ? C’est vraiment trop commode les « on dit » bluffa la Rhœa.

Une révolte mit aux lèvres de Mme Breton de l’Écluse les mots qu’il fallait pour amorcer la complicité.

— Mais c’est mon mari, madame. Sa situation lui permet d’être renseigné avec quelque certitude par la Sûreté, et l’examen de votre dossier ne lui avait pas fait soupçonner vos scrupules.

— Ah ! votre mari en est ? ricana la sage-femme.

— Comment, en est ?

— Bien oui, de la Rousse ?

— Mais pas du tout, il est mieux que cela !

— Ah ! ah ! bon ça, murmura Rhœa clignant des paupières et enveloppant sa visiteuse d’un regard qui avait toute la traîtrise d’un filet.

— Alors, votre mari vous conseille de vous débarrasser, reprit-elle, plus conciliante.

— Oui, c’est si facile, paraît-il…

— Hum ! il y a des risques…

— Ne m’en parlez pas… Je ne veux pas les connaître, dit Mme Breton, les mains en avant, en un geste d’effroi.

— Eh bien ! je vais y songer ; je ne dis pas non, mais il faudra souscrire à toutes mes conditions.

— Combien ?

— Nous discuterons ce point plus tard, mais en tous cas, j’exigerai, — si nous nous entendons, — que votre mari soit sous mon toit pendant la formalité et qu’il vous ramène lui-même chez vous.

Un sourire fleurit les lèvres de la femme du monde.

— Non !… Ne croyez pas que je me laisserai rouler, ajouta froidement Mme Rhœa ; ce sera vraiment votre mari qui sera là.

— Vous ne savez pas qui je suis.

— Je le saurai ce jour-là, n’en doutez pas.

Les deux femmes se dressèrent debout face à face, les yeux hostiles et l’âme en tumulte. Seulement, leurs deux fiertés étaient trop malsaines pour que l’une d’elles dominât l’autre.

Un gémissement troubla le silence que cette phrase menaçante avait créé. Pour n’avoir pas à se révolter, Mme Breton de l’Écluse demanda :

— Qui est cette femme qui accouche ?

— Une grue du voisinage qui promet de fournir un bel enfant. Oh !… voyez-vous, il n’y a plus que les irrégulières pour souhaiter des mioches : elles espèrent ainsi attendrir les jeunes et retenir les vieux.

— C’est un calcul comme un autre, répliqua la visiteuse en se dirigeant vers la porte.

— J’attends donc de vos nouvelles, n’est-ce pas, dit Madame Rhœa, la voix soudain bon enfant et maternelle.

— Entendu, je vais en causer… et je viendrai bientôt sans doute…

— Oh ! je ne suis pas pressée ; continua aimablement Rhœa dans un sourire qui découvrit l’extraordinaire longueur des canines.

Cette bouche, ainsi offerte, était féroce au point que Madame Breton flageola sur ses jambes. Elle bredouilla deux ou trois « au revoir » éperdus ; et, dans l’affolement de ses nerfs humiliés, tendit machinalement la main à son bourreau. Celui-ci la retint en riant et lui coula cet adieu familier :

— Je n’en doute pas, ma petite, au revoir… C’est vite fait, allez !

Au salon, nulle des deux femmes n’avait bougé. La pendule de camelote avait sonné une demie, et son timbre grêle n’avait pas dérangé leur rêverie. Comme cela s’était passé déjà, la porte s’ouvrit et la voix de la maîtresse de céans jeta son coutumier :

— La première de ces dames :

Une silhouette longue, mince, correctement vêtue d’un costume tailleur aux lignes très masculines traversa la petite pièce, et, résolument, s’avança dans la clarté du cabinet de consultation.

Cette allure surprit la sage-femme qui se contenta de questionner d’une tension de tête. L’arrivante, après avoir jugé le décor de la pièce, s’assit et commença posément.

— Madame, je vous suis envoyée par mon copain Duverlit, pharmacien rue des Écoles. Il est de vos amis, et je sais que votre clientèle lui est précieuse. D’ailleurs, voici un mot de lui.

Madame Rhœa prit le bristol qu’on lui tendait et lut ces simples mots : « Mademoiselle Deckes est une femme charmante dont vous serez heureuse de faire la connaissance ».

Les deux femmes se pénétrèrent d’un regard tranquillement cynique et le dialogue s’entama sans feinte ni parade.

— Madame, dit la visiteuse, j’ai fait la gaffe : Étudiante en médecine, j’ai cédé, je ne sais trop à quelle sollicitation. Je n’ai pas l’excuse d’un entraînement irrésistible et je n’ignorais rien des surprises de la nature ; pourtant j’ai faibli, — presque expérimentalement pourrais-je dire, — afin de me rendre compte de ce qu’était au juste le plaisir ; pour apaiser peut-être une langueur latente. Bref, je suis enceinte.

— De combien de temps ?

— D’un mois et dix jours.

— Vous êtes sûre…

— Vous savez bien que toute science est vaine sur ce point. Qui pourra jamais déterminer la minute où l’infiniment petit triomphe de notre volonté ?

— Certains vous répondraient : Dieu !

Deux éclats de rire sonnèrent ; et comme ils avaient le même diapason d’athéisme, ils cessèrent en même temps.

— En attendant, je suis dans le pétrin, reprit Mlle Deckes. Si je ne me délivre pas, mes études sont ajournées et la lutte est trop ardente entre les hommes et nous (les femmes intelligentes) pour que ce retard ne me soit pas fatal. Il faut que je sois reçue dans deux mois et que je puisse exercer la Médecine dans trois ans.

— Mais ce serait très amusant de présenter à l’examen de jury les éternels antagonistes en activité.

— ???!!!

— Bien oui ! le ventre et le cerveau. La fertilité de l’un et de l’autre… Quel argument !

— Sans à-propos de ma part.

— Impossible de légaliser ?

— Tout à fait… homme marié… professeur célèbre.

— Je connais ça… C’est mon histoire !

— Alors ?… Vous voudrez bien ?

— Vous m’intéressez !

Un cri déchirant traversa la cloison voisine.

— Une minute, s’il vous plaît. J’ai trois pensionnaires et je ne sais laquelle a besoin de moi en ce moment.

La sage-femme disparut et revint quelques minutes après.

— Ce n’est pas très urgent. C’est la femme d’un petit sous-lieutenant qui est en train de pondre son second ; elle a déjà un fils et cela ne leur a pas suffi. Pourtant il n’y a pas de fortune dans le ménage, mais… le curé surveille le cabinet de toilette !

Un nouveau rire ponctua leur conformité d’appréciation ; puis, le silence s’établit. Une vague politesse empêchait la visiteuse de renouveler sa demande, bien que l’impatience commençât à la gagner. Un gémissement monta de la pièce à côté.

— La maternité !… Romance sans parole… gouailla Madame Rhœa, les yeux subitement durs et la lèvre mauvaise. Vous vous demandez peut-être comment je peux, sans émoi, passer du Devoir à la Faute. Eh bien ! écoutez la raison.

Une plainte douce modulait tout près un chant de souffrance.

— C’est ce cri de bête en gésine, c’est à cause de l’injuste douleur qui accable la femme et dont l’homme est exempté, que je suis devenue l’ennemie de la nature. Moi aussi j’ai râlé pendant le spasme de mes flancs ; et, tandis que mes lèvres exsangues prononçaient le nom du père, tandis que, dans un suprême effort, une fille naissait, toute frêle et toute pourpre comme une fleur d’amour, l’homme que j’aimais goûtait une autre bouche que la mienne et accomplissait son automatique geste de semeur… avec une autre. Lui aussi délirait… mais de plaisir, son corps aussi tressaillait, mais ses frémissements tenaient de l’extase et non de la torture.

Quand je l’appris, je fus prise d’une crise nerveuse qui me fit passer du sanglot au rire inextinguible. Oui, vraiment, il avait raison : la grossesse est ridicule et l’enfantement un supplice.

Pendant que mes côtes éclataient sous la houle de cette hilarité tragique, une glace me renvoya mon visage masqué de hâle. Mes seins, lourds de lait, justifiaient tout l’humour des caricaturistes, et la déformation de mes hanches — irrémédiablement élargies — me fit regretter ma silhouette passée. Lui était là, debout, dédaigneux et intact. Son regard indifférent plongeait parfois dans le berceau et sa main fouillait rageusement la poche de son gilet. Quand il tira sa montre, je vis nettement qu’il se tenait pour une victime… Songez donc ! mes récriminations le mettaient en retard ! ma rivale fronçait peut-être le sourcil !…

Jusqu’au tréfond de mon être, j’éprouvai subitement l’humiliation d’être la Dupe. La dupe des mots et de la chose d’amour ; la dupe de la nature, de l’homme et de Dieu.

J’ai juré — sur mon ventre désormais orgueilleusement stérile — que chaque fois qu’une situation me semblerait touchante, je me dresserais entre la victime et le bourreau. Je suis la Parque qui détache au gré de son caprice, les fuseaux que file le parfait amour. Je rétablis l’équilibre des sexes, et je comble l’abîme que la Société creuse chaque jour davantage entre son intérêt et ses sens.

La Société !… cette monstrueuse grappe humaine qui supporte avec une gravité ridicule le méli-mélo de l’adultère ! La Société, qui commet le crime de mettre une honte sur cette étiquette « enfant naturel », cette Société, je la hais, comme je hais l’homme dont l’inconscience fit ce monument d’injustice pour se réserver cette excitation délicieuse du fruit défendu.

Et ce fruit défendu, c’est toujours une poire… !

— La revanche de la pomme… railla l’étudiante.

— Revanche… non, représailles… c’est beaucoup moins noble.

Sylvia Maingaud toussait dans le salon d’attente et l’écho de ce rhume fit tomber l’exaltation de la faiseuse d’anges.

— Encore une qui est pressée et qui s’impatiente, fit-elle en changeant de ton.

— « Les morts vont vite », plaisanta Jeanne Deckes.

— Allons, dépêchons, continua gaîment Rhœa, feuilletant un livre de notes. Nous disons… lundi… mardi… Voulez-vous mercredi prochain, 9 heures du matin ?

— Ça va !

— Pas de copain, ni mâle, ni femelle avec vous, n’est-ce pas ?

— Bien sûr.

— Pas de tares dans le sang ?

— Aucune.

— Allons… à mercredi.

Dès la porte ouverte sur l’antichambre, les deux intellectuelles s’extasièrent sur le beau temps et leur « au revoir » fut tout à fait cordial.

Trois minutes après le sempiternel :

« La première de ces dames ! » mettait debout Sylvia Maingaud. Son entrée dans le cabinet blanc ne fut pas triomphale. Dès que ses yeux rencontrèrent le nickel des instruments, ses narines se pincèrent et des larmes emplirent ses pauvres yeux bleus.

— Vous désirez, Madame ? amorça Rhœa.

L’arrivante voulut parler. Ses lèvres s’agitèrent, nul son ne vibra dans sa gorge et des sanglots secouèrent ses épaules.

— Remettez-vous, Madame, dit la matrone, qui connaissait cette détresse.

Sylvia Maingaud raidissait sa volonté, mais ne parvenait pas à dompter ses nerfs. Tout ce qu’elle arrivait à articuler, c’était cette pénible excuse :

— Pardonnez-moi, Madame, veuillez attendre… ça va passer.

— Mais oui… mais oui… simple effet de grossesse.

La délicieuse tête du jeune professeur de piano s’inclina, confuse ; et, dans l’azur noyé de ses prunelles, passa la supplique qu’attendait Rhœa, toutes canines découvertes.

— Voyons… pressons-nous… Qui êtes-vous, Madame ?…

— Je suis Sylvia Maingaud, et je donne des leçons de musique. Ma mère et moi vivons du produit de mon travail.

— Mais c’est très bien ! Il n’y a pas de quoi pleurer… Le travail et le courage, j’aime cela, moi ; vous m’êtes déjà sympathique. Dites-moi qui vous a envoyée ici ?

Une hésitation retarda la réponse. Après avoir tamponné ses paupières, la visiteuse reprit en baissant la voix :

— C’est Marie Troupier, la bonne de Madame Chartier ! J’apprends le solfège au petit garçon, et, comme je fus prise de nausées pendant la leçon, Marie comprit mon malheur et me dit que…

— Que quoi ?… fulmina Rhœa.

— Que… si je vous racontais mon histoire, vous auriez pitié de moi.

— Ah ! bah !… elle est imprudente et dangereuse la cuisinière.

— Écoutez-moi, Madame, supplia Sylvia, les mains jointes. Écoutez-moi et sauvez-moi. Si ma honte s’étale, je suis réduite à la misère ; ma mère me maudira parce que mon honneur est l’axe de son bien-être, et mon enfant lui-même…

— Votre enfant… vous ne l’aimez pas un peu déjà ?

— Oh ! si, je l’aimerais. Comment voulez-vous que je ne l’aime pas, puisque j’adore son père ?

— Lui ? qu’est-ce qu’il en dit ?

— Oh ! lui… c’est ma déception, car il est célibataire, riche et quadragénaire. Il m’a séduite par la douceur de ses paroles et le respect de ses manières. Il prétendait que j’étais la seule femme dont la possession lui était douce, parce que nulle question d’intérêt n’entachait nos relations. Depuis un an que dure notre intimité, je n’ai jamais, en effet, accepté un centime.

— Poire savoureuse, railla Rhœa.

— Mais non, Madame ; je l’aime et cela me suffit. D’ailleurs c’est un homme qui a eu beaucoup de bonnes fortunes. Il a mangé deux héritages avec la baronne X… et il prétend que Liane de Sancy lui a croqué plus d’un million. Heureusement que son oncle du Béarn est mort fort à propos.

— Alors… s’il peut payer… Faites-lui reconnaître une somme…

— Oh ! Madame, y pensez-vous !… Mais il ne veut pas en entendre parler ! Il m’affirme que si je suis assez maladroite pour laisser… grandir… la chose… il me mettra dans son cœur au rang des filles qu’il méprise.

— Qu’est-ce que cela peut faire ? Ne voyez-vous pas que c’est un truc d’avare ? Mais il est classique, ma petite ! Quand un viveur se blottit dans l’égoïsme du célibat, il devient économe de ses deniers et de ses ardeurs. Alors, il déniche parfois une violette comme vous, la cueille et la respire avec une discrétion… qui ne peut tromper que l’ignorance de la fleur.

— Oh ! non, Madame, vous faites erreur ! S’il cache ses relations avec moi, c’est pour sauver mon honneur et s’il aime mon désintéressement, c’est que l’argent est la tare de l’amour.

— Vous êtes complète !… Voyons, dites-moi… Puisque votre cœur est si joli, pourquoi n’avez-vous pas le courage de votre faute ? C’est si bon d’avoir un gosse à soi qui s’accroche à vos jupes, cherche votre main. Cela dort si mystérieusement, les anges au berceau ; et puis, plus tard…

— Ne dites pas… ne dites pas… Si vous saviez comme je regretterai toutes les douceurs de la maternité, comme je les ai déjà évoquées. Depuis que je suis enceinte, je souris à tous les bambins ; leur peau m’est une caresse plus douce aux lèvres que le baiser même de mon ami. Mais que voulez-vous que je fasse, noyée dans le mépris général ? Méprisée par ma mère, méprisée par mon amant, méprisée par le monde…

— F…tez-vous de tout cela et gardez votre petit, cria presque la sage-femme.

Un éclair d’énergie brilla dans les yeux de Sylvia Maingaud, puis un découragement l’éteignit ; des sanglots crevèrent.

— Je n’ai pas le sou ! gémit-elle. Sauvez-moi ! Tenez, voilà mon bracelet d’or, ma bague. Je vous donnerai dix francs par mois pendant cinq ans, si vous voulez, mais sauvez-moi !

— Je n’ai pas le sou ! répéta en écho la matrone rêveuse. Et voilà de quoi la société fait fi ! d’une belle fille, bonne, tendre, qui serait une mère parfaite. Quand l’égarement des sens amollit la défense des femelles, si la dot n’attire pas le mâle légitime, l’État civil est là pour flageller l’innocent ; et le monde — le Monde avec un grand M — se réserve le châtiment de la défaillance.

Un long silence plana. Le pauvre professeur de piano, les lèvres et les narines bouffies de trop de larmes essuyées hoquetait doucement. Effrayée par le mutisme de Mme Rhœa dont la méditation durcissait de plus en plus le visage, elle joignit encore les mains, et, très bas, supplia :

— Sauvez-moi, Madame, sauvez-moi !

Sans trop savoir comment, — en un affolement de tout son être, — Sylvia Maingaud s’écroula au pied de l’arbitre muet, lui prit les genoux, et, le front baissé, pleura, pleura interminablement.

Rhœa contempla froidement cette douleur. Elle savait, elle, tout ce que recélait d’utile à la race la clarté de cette nuque où la santé nacrait la peau.

D’à côté, cependant, perçaient par moment des aïe !… prolongés et mourants comme la mélopée d’un chant d’agonie. Qu’allait-elle décider ?

— Allons, Mademoiselle, relevez-vous. Causons et, surtout, ne mentez pas.

— Oh ! non, Madame.

— Où habitez-vous ?

— 67 rue de l’Arcade.

— Vous vivez bien avec votre mère et vous êtes bien…

— Sylvia Maingaud ?… Oui… vous pouvez vous renseigner…

L’imprudence avec laquelle cette désespérée se livrait toucha Madame Rhœa peu accoutumée à cette confiance.

— Et votre amant s’appelle ?

La jeune fille se ressaisit :

— Jamais, Madame, je ne dirai son nom. C’est mon secret. C’est notre cher secret. Et ni ma mère, ni vous, ni personne ne me l’arrachera. Il ne veut être ni inquiété, ni sollicité, et malgré la déception de ma tendresse, je ne lui causerai jamais aucun souci. Je ne peux pas oublier la douceur des heures que j’ai vécues avec lui.

La matrone haussa les épaules.

— Revenez jeudi avec cent francs, laissa-t-elle tomber, vaincue par tant de faiblesse, et si vous dites vrai…

— Oh ! je les emprunterai… Merci Madame.

En hâte, Sylvia Maingaud rajusta sa voilette, et la poitrine plus libre, fût en une minute dans la rue.

La nuit y était presque dense, parce que Décembre versait à Paris la parcimonie de sa lumière.



CHAPITRE II


Pendant que ses trois nouvelles clientes regagnaient leur home en bénissant sa complaisance, Madame Rhœa se rendait près de ses pensionnaires. Il était temps. Sa servante, rompue aux rites traditionnels, la pressa gaîment d’accourir.

— Madame…, le chou de la Belleval est cuit. Je vais chauffer le bain du Jésus.

Une heure et demi plus tard, un bel enfant douillettement emmaillotté suçait obstinément son poing, les yeux clos, et les jambes gigotantes. On l’avait posé près de la mère, dans le lit, maintenant décent et immaculé. La maman lasse de tant d’efforts, laissait errer son regard de la sage-femme au bébé et rêvait ensuite les yeux au plafond.

— Madame Lartineau, voudrait voir la petite… dit soudain de la porte la bonne à tout faire.

— Vous permettez ? dit l’accoucheuse.

D’un signe muet, la mère acquiesça.

L’enfant, doucement enlevé, disparut, et de la cellule d’à côté, monta le concert d’admiration qui réjouit toujours le cœur des dolentes délivrées.

— Ah ? qu’il est gentil et lourd.

— Huit livres, Madame…

— Et des cheveux blonds !

— Et des ongles en tuile…

— Oh ! que c’est beau un enfant ! fit gravement la voix de Madame Lartineau.

Madame Rhœa ne put retenir un petit rire sec. Madame de Belleval tourna lentement sa tête pâle.

— Qu’est-ce qui vous fait rire ?

— Je ris parce que toutes mes clientes n’ont pas l’enthousiasme de cette femme d’officier.

— J’avoue que le mien est plus calme. Je fais des enfants par intérêt et non par goût. Puisque vous avez vu naître mes deux premiers, vous savez que j’acceptai l’aîné dans un beau défi. Mais, — comme le père que j’adorais, ne voulut endosser aucune responsabilité, — je fus bien obligée de prendre un second amant pour nourrir le petiot.

— Oui… et comme le second allait vous lâcher à son tour…

— Je redevins mère. Celui-là me donna une petite somme parce que je commençais à ne plus vouloir être dupe.

— Il faut croire que vous aviez mal calculé votre budget.

— Non, je dus me contenter d’une libéralité insuffisante et je pris un nouvel ami.

— Le malheureux ! pouffa Madame Rhœa.

— Pas du tout… il m’adore… il ignore mes deux premiers enfants qui sont en province. Seulement, j’ai pris mes précautions : j’ai commencé par me faire ensemencer… En pleine tendresse, il sera plus généreux, il dorera les trois berceaux.

— Très judicieux… Allons, Julia, ramenez le gosse et préparez de l’eau sucrée dans le biberon.

Une fois encore la voisine admira :

— Il est splendide ! c’est une fille ou un garçon ?

— Une fille.

— Celle-là du moins n’ira pas à la guerre. Et moi, que croyez-vous que j’aurai ?

— Un garçon. Je maintiens la vérité de mon proverbe, dit brutalement Julia :

Ventre pointu, jambes fendues.
Ventre tout rond, dos de mignon.

Vous voyez bien que je ne me suis pas trompée pour celle-ci.

Le silence s’établit ensuite entre les deux clientes, et l’ordinaire succession de gestes et de propos reprit son cours normal autour des deux chevets.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans la nuit, il y eut grand émoi chez l’accoucheuse.

Madame Lartineau présentait de tels symptômes qu’il fallut requérir les soins d’un docteur. En vain, la malheureuse protestait :

— Attendez, Madame, c’est une si grosse dépense.

— Ne vous inquiétez pas… Je la prends à mon compte.

Puis, très vite, Madame Rhœa poussa Julia dans l’escalier :

— Dégrouille… dégrouille… Faut pas que ma réclame me claque dans les doigts.

Au matin, tout le monde respira.

Après des souffrances sans nom, un vigoureux garçon piaillait comme un beau diable. La mère reprenait haleine en pleurant de joie.

— Prévenez mon mari, c’est le troisième soldat qu’il souhaitait.

— Un soldat de plomb, Madame, il pèse neuf livres.

Un orgueil puéril, mais bien féminin, rougit les pommettes de la malade.

— Neuf livres… mais alors, triompha-t-elle tout bas, mon fils est plus beau que la fille de la dame ?

— Je crois bien… Que sera le quatrième, si vous continuez la série ?

— Le quatrième !

Machinalement, ses mains s’élevèrent épouvantées, mais elles s’abaissèrent lentement.

— Si Dieu le veut… acheva-t-elle.

— Dieu et votre mari, plaisanta le Docteur.

— Oh ! lui…

Un sourire d’amour illumina ses lèvres pâles.

— Je le féliciterai de sa collaboration, continua le médecin. Pour le moment, rédigeons un télégramme martial. Voyons… Lartineau, sous-lieutenant à Reims. « Vive la France ! C’est un artilleur. La mère fut héroïque ». Cela vous plaît-il ?

— Mettez simplement : « Dieu nous aime : c’est un garçon. Hélène ».

Tant de résignation faillit émouvoir Rhœa. Mais elle dormit sur cette saine impression et le sommeil triompha de la leçon du Devoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux jours plus tard, Madame Breton de l’Écluse, après avoir patienté deux heures, entre une servante et une ouvrière, — dont les visages avaient le même hâle que le sien — rentra de nouveau dans le cabinet blanc de Madame Rhœa. Celle-ci l’accueillit, le regard amusé. Tout en passant la langue sur les lèvres, elle écouta, la mine gourmande, les formules orgueilleusement lâches dont son expérience goûtait toute la saveur.

— Madame, plastronna la femme du monde, mon mari est outré de vos prétentions, et il entend réserver toute sa liberté d’action à ce sujet.

— Moi aussi, Madame.

Il est véritablement odieux que vous abusiez d’une situation si pénible pour moi, et il vous fait demander quelle somme remplacerait sa présence.

— Cet honneur n’a pas de prix, gouailla la sage-femme.

— Mais enfin, pourquoi cette condition ?

— Caprice ! Et puis, assez parlementé. Vous êtes Madame Breton de l’Écluse ; je vous ai fait suivre. Il m’a suffi de vous faire filer dès votre sortie de chez moi. En me quittant, vous avez été présider l’œuvre de la « Repopulation dans les classes rurales » et vous avez dîné chez le procureur général Bonnefoi. Vous êtes rentrés, votre mari et vous, à minuit cinq. Tous mes compliments… votre coupé de location a très grand air.

— Alors, Madame, puisque vous me croyez riche, fixez proportionnellement vos honoraires.

— Madame… vous vous méprenez…

Une sueur de honte perlait aux tempes de la solliciteuse.

Depuis deux jours, son mari et elle discutaient à perte de vue les pour et les contre de cette maternité. Vingt fois, ils avaient refait leurs comptes, et toujours la même conclusion s’imposait :

— Il faudrait supprimer le coupé !

Ce coupé qui donnait à leur médiocre situation une apparence de grosse fortune. Soigneusement armorié, grâce à un supplément de location, il avait belle allure, et son luxe était prélevé sur mille détails de confortable intime.

— Que diront les de Kerdrel, avait soupiré la jeune femme.

— Ils diront que tu es une sotte.

— S’il te plaît ?…

— Parfaitement… Toutes les femmes savent parer à cet accident.

— Mais je ne demande pas mieux ; c’est toi qui ne veux pas accepter de m’accompagner.

— La gueuse ! Cette exigence n’est pas naturelle.

— Que peut-elle contre toi ? Tu es directeur du personnel au ministère. Tes relations sont considérables : tu l’écraseras quand tu voudras.

— Bien sûr… Bien sûr… Essaie encore de l’intimider cependant. Mais, quant à recommencer les chichis de nounous, de fraülein ; non, non… je préfère…

— Tu préfères le coupé, quoi !

— Oui, je préfère le coupé et toi aussi.

— Oh ! moi… j’aimerais bien une fille… ou un garçon. Tu ne peux pas comprendre les douceurs que la nature a mélangées à nos souffrances.

— Je suppose que tu vas me servir la grâce du berceau drapé de dentelles ; mais tu me permettras de songer à la facture qu’il représente.

— Tais-toi donc. Quand une fois, on a vu sortir de ses entrailles un homme en miniature, quand on l’a senti chaud de sa propre chaleur, et vivant de toute la vie qui semble défaillir en soi, on est empoignée par le mystère dont nous sommes le temple. Aussi, refuser l’hospitalité à un nouveau venu, c’est très troublant. Je suis convaincue, que si le merveilleux travail de la conception s’accomplissait extérieurement, il ne se trouverait pas un être qui osât en arrêter l’évolution ; seulement, voilà… tu protèges l’éclosion des capucines sur ton balcon et tu me conseilles la délivrance.

— Ne pose donc pas à la victime.

— Soit ; ne discutons pas. Aussi bien, tu ne peux entendre la protestation mystérieuse qui monte en moi et amollit ma volonté. La forme humaine qui s’ébauche, seconde par seconde a certainement une raison de vivre qui s’exprime par un scrupule qu’elle fait naître, et c’est comme une sorte de prière qui vient de loin, de très loin… et s’adresse à mon cœur.

— Tu es ridicule.

— Qu’importe, puisque j’accepte ta décision. Je peux bien déplorer qu’il nous faille refuser d’accueillir un enfant, alors que nous recueillerions une bête perdue.

— Je vois qu’il faut couper court à ton lyrisme. Va chez la Rhœa et dis-lui que j’irai chez elle samedi à trois heures.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle s’y était rendue le lendemain et, voyant que la sage-femme le prenait de haut, elle accepta le marché.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Je n’abuserai pas plus longtemps de vos instants, dit-elle, ce sera pour samedi trois heures.

— Bien, tout sera prêt.

Au jour fixé, M. Breton de l’Écluse grimpa quatre à quatre les deux étages de la matrone ; il avait le col relevé et le chapeau sur les yeux. Entré dans la salle d’opération, il avisa bien un rideau blanc tiré sur un réduit, mais toute sa méfiance fut annihilée par la terreur que lui inspirèrent les préparatifs médicaux. Très à son aise et même fort loquace, Rhœa donnait des renseignements, et prenait plaisir à semer la peur dans l’âme de ses complices.

Un stylet à la main, elle allait agir, quand, très naturellement, elle dit à l’époux :

— Voulez-vous tenir la main de votre femme, je vous prie ; elle pourra la serrer pendant la piqûre et dominer ainsi toute réaction nerveuse. Nous y sommes ? Allons-y.

À ce moment, un éclair de magnésium jaillit du côté du rideau, tandis que l’avorteuse ordonnait froidement :

— Pas un geste, il y va de sa vie !

M. Breton de l’Écluse comprit trop tard le piège dans lequel il était tombé, mais il ne broncha pas dans la crainte de faire estropier sa compagne. Cinq minutes plus tard, Mme Rhœa reprit :

— C’est fait. Vous pouvez emmener votre femme.

Mais il n’obéit pas sans exprimer son indignation. La malheureuse opérée, — déjà déprimée par l’opération, — défaillit en voyant son mari aux prises avec la rouée ; et, vraiment, le spectacle était hideux et honteux.

Des mots grossiers, des menaces, des ricanements débités à voix basse, et cette phrase qui revenait comme un leit-motiv :

— Il faudra me faire acquitter si jamais je suis pincée !

— Le flagrant délit sera pittoresque.

— Le cliché est certainement bon… Un exemplaire vous ferait-il plaisir ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nuit qui suivit ce guet-apens fut très mouvementée et la bonne à tout faire de Rhœa ne dormit guère.

À huit heures, Sylvia Maingaud, blême et tenaillée par des douleurs innommables venait demander asile à l’avorteuse : une demi-heure plus tard, Jeanne Deckes effrayée par une hémorragie soudaine arriva pâle et défaite ; enfin, à 10 h. 1/2, Mme Breton de l’Écluse elle-même, ne voulant pas appeler un docteur et lui demander de soulager ses souffrances, sonna chez son ennemie.

Un médecin, — dont le silence était grassement payé, — fut appelé par la praticienne. Il fit une ligature à l’une, opéra le commencement d’infection de l’autre et assista à l’expulsion du fœtus de la troisième. Les patientes reposaient enfin dans une grande pièce qui contenait encore un lit vide, et le sommeil commençait son œuvre réparatrice quand la cloche tinta. La servante courut à sa chaîne et à ses verrous, et revint expliquer :

— C’est la sorcière, Madame !

Rhœa se rendit dans l’antichambre et rentra bientôt dans le dortoir de ses victimes.

— Déshabillez-vous, dit-elle à la nouvelle venue. Justement le docteur Horn pourra faire le nécessaire. Vous avez une chance !

— Je sais, dit l’autre ; j’ai l’étoile du Faucheur. Un secours me tombe toujours du ciel.

Rhœa ne pût s’empêcher de rire, et prit à part l’homme de science qui se brossait les mains dans une solution d’eucalyptol.

— Venez donc, je vous prie visiter la toquée qui se présente ; elle a voulu à toute force être délivrée parce que l’enfant qu’elle portait allait naître sous le signe du scorpion, et que le petit eut été malheureux, paraît-il. Elle a préféré me donner vingt-cinq louis que de laisser s’accomplir le désastre.

— Une folle, alors ?

— Ma foi non ! mais elle a une conception rudement originale de la vie. J’ai posé un fouet de Neptune, et je crois à une complication. Voyez ce masque… Il n’est que temps d’intervenir.

L’aube filtrait sa lueur grise des jours d’hiver quand le couple d’assassins patentés traversa une dernière fois la pièce où les pauvres femmes geignaient douloureusement dans un demi-sommeil. Le docteur serrait deux billets bleus dans un portefeuille et ses yeux cherchèrent ceux de Rhœa. D’un même regard, ils enveloppèrent leurs victimes et l’homme dit à mi-voix :

— Les imbéciles !

De la haine gloussa dans le gosier de la sage-femme ; et, en traversant l’antichambre, elle entrouvrit une porte. Là, dormaient à côté des berceaux très blancs, la fille entretenue, la femme d’officier et une femme du peuple qui en était à son cinquième petit.

— Les voilà, les imbéciles ! dit Rhœa.

Mais le médecin se découvrit et ses épaules se courbèrent sous le poids irrésistible d’un respect profond ; puis, il soupira :

— On ne peut pas tout corrompre !

Un quart d’heure après, il était assis au Capitole, entre deux basses prostituées qui cuvaient l’alcool absorbé pendant de longues heures et il commanda au garçon :

— Trois bocks bière de Munich ! Il fait soif, hein, les petites chattes ?

Les deux femmes ivres acquiescèrent d’un sourire ignoble, et pas un mot ne troubla plus le silence.

Des ronflements montaient du nez de la caissière, et d’une encoignure sombre où le plastron d’un serveur se soulevait régulièrement. Il était 6 heures du matin.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand une demi-heure après, le gérant de cet établissement de nuit vint secouer le Dr Horn, endormi à son tour, il l’entendit murmurer :

Françaises stériles ! Ordre de l’empereur.



CHAPITRE III


Trois jours après cette série à la noire qui avait rendu la Rhœa plus prudente dans ses manœuvres, les quatre femmes s’étaient familiarisées à leur voisinage.

Bien entendu, aucune d’elles n’avouait sa faute : les mots hémorragies et salpingite étaient les euphémismes qu’elles débitaient avec un aplomb déconcertant ; mais nulle n’était dupe de l’autre. Seules, les véritables accouchées ne comprenaient rien à ces accidents ; et, pour consoler les malades, elles venaient poser gentiment leurs bébés sur leurs lits. Sylvia Maingaud défaillait presque, chaque fois qu’elle posait ses lèvres sur les joues d’un enfant.

Madame Breton de l’Écluse, ne pouvait se consoler de n’avoir pas une chambre particulière, mais l’appartement de la sage-femme ne comprenait que ce dortoir et trois box installés dans la grande pièce des mères. Il lui fallut se résigner, ce qu’elle fit d’ailleurs de bonne grâce à cause de la tournure d’esprit de celle que la bonne avait appelée « la sorcière ».

Vraiment, cette jeune femme était désopilante. Elle souffrait infiniment ; mais une philosophie spéciale lui faisait prendre tous les maux en patience. D’une façon originale, elle essayait de faire des adeptes ; et, dès le matin qui suivit leur martyre, chacune des patientes eut sa raison de se réjouir.

— Consolez-vous, dit-elle à Sylvia Maingaud, vous êtes sous l’influence de la Lune ; vos douleurs vous inspireront de poétiques larmes, et, si vous les mettez en vers, vous aurez du succès.

— Ah ! bah ! répondit Rhœa, qui procédait aux ablutions de Jeanne Deckes ; à quoi voyez-vous que la Lune a le droit de s’occuper d’une destinée ?

— Mais à tout, aux yeux, à la coloration des chairs, aux mains. Les « Lunes » ont beaucoup d’enfants !

De petites toux nerveuses lui répondirent ; et la matrone pour cacher la confusion du professeur de piano s’écria :

— Vous entendez, le 2 ! Quand vous vous marierez, il faudra éviter les salpingites, sinon l’astrologie ferait faillite.

— Et moi ? Madame, questionna Madame Breton de l’Écluse, très amusée, quelle étoile préside à ma vie ?

— Jupiter seul domine sur votre front et sur vos dents Madame. Donc, vous ne souffrirez pas longtemps ; il n’y a que dans le cycle de Mars que les Jupitériens sont cruellement atteints.

— Et à quelle époque est le… comment dites-vous… le cycle de Mars ?

— Ah ! vous avez le temps. Nous sommes en 1894 et il ne commencera qu’en 1910.

— Oserai-je vous demander si mon état va se prolonger ? plaisanta Jeanne Deckes.

— Je ne le pense pas, mais vous êtes saturnienne et les tuiles pleuvront autour de vous. De temps en temps, vous en recevrez une qui vous blessera, mais pas sérieusement. Par contre, vous êtes née pour triompher dans les études sérieuses, les sciences vous attirent mais pas la maternité. Saturne dévorait ses propres enfants. Ne vous mariez donc pas, et vous serez célèbre, mais fuyez les marsiens.

— Et vous ? conclut la matrone en relevant les oreillers de la prophétesse, qu’est-ce que vous êtes ?

— Moi, mais vous le voyez, je suis Hermestique, c’est-à-dire que Mercure me donne le goût de la Kabale. Comme dans vingt ans d’ici, il y aura la guerre et qu’un fils, né dans la période actuelle, a neuf chances sur dix de mourir de façon tragique, je bénis la chute qui a devancé le destin de l’enfant que je portais.

Les auditrices toussotèrent avec ensemble.

— Oui, reprit-elle ; quand Mars trônera, il n’y aura que les Vénusiens qui en réchapperont.

— La guerre ! ! elle surviendra certainement un jour puisqu’il faut reprendre l’Alsace et la Lorraine, mais je ne me figure pas ce que représente ce mot, dit Sylvia Maingaud.

— Avec tout cela, vous ne m’avez pas encore dit si l’avenir doit m’être favorable, railla la sage-femme.

— Vous ? oh ! vous ! vous connaîtrez ou la grande victoire ou l’extrême misère. Vous êtes la proie de trois forces qui se disputent votre âme ; et si Mars domine un jour la Venus négative de votre signe de nativité, vous passerez des heures tellement horribles que je ne veux même pas y arrêter ma pensée.

Rhœa sourit, incrédule, et passa dans la salle des mères.

À partir de ce moment, la conversation des délivrées prit un tour mi-comique et mi-tragique qui rompit toutes les glaces. La bizarre créature qui répondait au nom de Gilette Destange, et qui prétendait lire dans les astres comme on lit dans un catéchisme, rapprocha les distances en fournissant à ces dames le prétexte qui leur évita la divulgation de leur personnalité. Elles s’appelèrent Jupiter, Saturne, Hermès ou Clair de Lune, et cet anonymat leur permit de s’abandonner à de longues causeries. Elles ne manquèrent point de discuter avec animation les théories qui caractérisaient les tendances de l’époque.

Vingt-quatre fois depuis le deuil national, le temps avait passé l’éponge de son renouveau sur la tache de sang que la défaite aurait dû rendre indélébile. La terre fleurissait sur la tombe des héros vaincus, le ventre de Paris prenait sa revanche des heures de famine, et — pour excuser l’indifférence — on répétait en mezza-voce cette phrase célèbre :

— Pensons-y toujours, et n’en parlons jamais !

Cette recommandation de silence favorisait à merveille l’individualisme qui sévissait dans toutes les classes.

Des mots belliqueux eussent gêné, aussi la formule commode fut adoptée à l’unanimité. Quand un maladroit osait se souvenir, on lui fermait la bouche d’un « chut » ! n’en parlons jamais !…

« Oui, … mais on n’y pensait jamais non plus».

D’ailleurs, dès 1871, les Français avaient agi comme agissent les héritiers d’une parente ruinée.

Après le désastre, ils s’étaient injuriés, entre tués, puis ils avaient payé les dettes de l’empire défunt. Ensuite, — pleins d’un beau zèle, — ils avaient tout démoli et tout reconstruit en France. Tout fut neuf. Les hommes politiques brillèrent du bel éclat de rouages à l’essai ; l’instruction obligatoire des femmes changea l’esprit du foyer ; et enfin le divorce brisa du même coup la chaîne conjugale et le frein de l’opinion. La polygamie occidentale aggrava son ridicule, en revendiquant le droit de crier tout haut son secret de polichinelle.

Au moment où les quatre coupables expiaient en des souffrances aiguës leur révolte contre la nature, la société s’agitait, énervée d’un vague malaise. Naturellement, les trois grands moteurs de l’opinion discutaient à perte de souffle sur les modifications apportées à la loi Naquet. Le Palais élargissait la plaie en y ajoutant commentaire sur commentaire ; né courtisan, le Monde fermait déjà les yeux ; seul le Clergé refusait obstinément de reconnaître aux amants le droit de changer de nid. Mais pendant que les hommes palabraient sous des formes littéraires ou casuistiques, les femmes songeaient.

On ne se méfia pas, hélas ! de la gravité de leurs réflexions et des résolutions qu’elles comportèrent. Elles n’avaient rien demandé, et on leur avait appris de force à lire et à penser. Une fois qu’elles eurent ouvert le livre de la science, le paradis de leur ignorance leur fut fermé, et elles surent que les mots : Liberté, Égalité, Fraternité ne pouvaient s’adapter à la politique des sens. Elles surent que la maternité lésait leur beauté, leur santé et leurs intérêts ; elles surent par expérience que dans le code, s’il y a l’esprit et la lettre, là plus qu’ailleurs, la lettre tue le faible, et l’esprit vivifie le fort. Alors, elles fouillèrent les bouquins de médecine et elles apprirent que la mer leur offre de modestes racines qui rendent les étreintes stériles ; elles connurent enfin les petits et les grands moyens de délester leurs flancs. Des scrupules les assaillirent d’abord et la peur réfréna leur phobie, mais cela dura peu. De même que les hommes, — lorsqu’ils sont entre eux, — se laissent aller à des considérations réalistes, de même, les femmes n’hésitent jamais entre elles, à se faire les confidences les plus graves et les plus intimes. Or, un conseil est vite jeté ; et l’on se passa la faiseuse d’anges, comme on se recommande la masseuse ou la manucure. Si un indiscret surprenait le crime et s’il criait son indignation, la femme lui imposait silence en lui disant :

— Mon Dieu ! je sais très bien que mon acte est répréhensible, mais vous conviendrez, n’est-ce pas, qu’avec le divorce, notre vieillesse est un problème difficile à résoudre, et que l’enfant le complique. De nos jours, l’homme est piqué de la tarentule de la retraite, et l’État s’évertue à en assurer une aux fonctionnaires, aux cheminots et aux ouvriers. Sa sollicitude est touchante. Mais malheureusement, elle néglige la retraite des mères, la seule pourtant qui soit véritablement sacrée. Alors, que voulez-vous… nous risquons notre vie pour diminuer une production qui ne nous est point payée. La division des lits nous contraint à la soustraction des berceaux ; pourquoi nous y obliger ? Nous ne demandions rien ! À ce pourquoi, les littérateurs répondirent que chacun devait vivre sa vie ; le Palais ricana. « Dura lex, sed lex » ; et les bourgeois, sans mot dire, rêvèrent de luxe et de luxure.

Mais chaque exemple fut une leçon, et l’épée de Damoclès du divorce pesa désormais sur toutes les caresses. Sous couleur d’hygiène, l’homme surveilla la bouilloire, et l’adultère lui-même changea d’heure et de menu. Le vin qui pétille ne fut plus offert à la Désirée. Le thé régna en maître dans les garçonnières, parce qu’il met élégamment à portée l’eau libératrice. Mari ou amant, chaque homme devint un vigilant Hérode.

Malgré tant de soins, l’enfant se glissait encore en tapinois, et la maladroite, non contente d’être l’éternelle blessée, se faisait l’inutile martyre. Seule la Faculté pourrait évaluer le nombre de celles qui moururent au champ d’horreur de cette guerre contre la vie ; et seule aussi, elle pourrait conter de quels hurlements et de quelles tares on expie certaines manœuvres.

Cette évolution du plaisir, et cette révolution de l’amour était en pleine crise. Elle filtrait dans toutes les classes de la Société et les philosophes bavards s’étonnaient de la faillite des principes. Plus on facilitait les unions, moins il y avait d’enfants !…

C’était à n’y rien comprendre. La grève des ventres les laissait ahuris. Ils n’avaient pas plus compris l’origine de ce danger, qu’ils n’avaient saisi l’autre résultante du divorce.

On fit semblant de croire que la femme cherchait à égaler l’homme, alors qu’elle cherchait à égaliser leurs situations respectives. Jadis, elle s’occupait, ils ne la virent pas travailler, c’est-à-dire faire du rapport de son temps, la préoccupation suprême. Et, parce qu’il faut des lustres à la société pour manifester ses lésions, nul ne voulut ou ne sut parer à l’irréparable.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ces questions et d’autres analogues faisaient l’ordinaire thème des conversations des pensionnaires de Madame Rhœa ; et, comme il arrive dans ce genre d’officines mixtes où le crime et la vertu se confondent en une promiscuité curieuse, il advint qu’au bout de neuf jours, les mères sages et les mères folles étaient groupées amicalement autour d’une salamandre. Il faisait au dehors 5° au-dessous de zéro, et le crépuscule d’hiver enveloppait les choses et les gens de la lueur grise d’entre chien et loup. La Noël approchait et chacune des convalescentes méditait les yeux fixés sur le mica brillant.

De la pièce à côté, venait un léger relent de lait caillé ; de courts vagissements troublaient le silence, et des seins de nourrices engraissaient quelques bustes. Soudain, une bouffée d’air froid leur fit tourner ou lever la tête ; et une voix mâle les cloua sur place.

— Restez, restez assises, Mesdames, je viens me chauffer avec vous ; nous consulterons plus tard.

— Docteur, comme c’est aimable à vous de venir vous mêler à notre conservation ; elle languissait un peu, dit Madame Lartineau.

— Vous parliez de la nouvelle forme des corsets ou de la dernière coiffure ?

— La coquetterie ne tourmente pas les malades, docteur, mais vous allez arbitrer nos opinions en nous donnant la vôtre sur un sujet épineux, dit Madame Breton de l’Écluse, la voix un peu dolente : Une femme est-elle maîtresse de son corps ?

— Non, elle ne l’est que de son cœur, trancha brutalement l’arrivant.

— Oh ! protestèrent ensemble Jeanne Deckes, Rhœa et Sylvia Maingaud.

— Nul être vivant en société, n’est maître de son corps et nul n’a le droit d’endommager ce capital social, reprit le médecin.

— Alors, vous n’admettez aucune exception, même pathologique, dit Sylvia Maingaud.

— Je les admets toutes, mais la ruche humaine ne peut récupérer chez les pervers la contribution qui lui est due.

— Mais ils sont irresponsables, docteur, c’est Vénus et Mercure en septième maison, qui causent tout le mal ! dit Mme Destange.

Tout le monde sourit de l’excuse kabalistique et Rhœa, l’œil moqueur, reprit, cynique :

— Ces dames ont aussi discuté du droit à l’avortement. Qu’en pensez-vous, docteur ?

Leurs regards se croisèrent, amusés.

— Quelle horreur ! fit Mme Lartineau ; quel crime affreux et combien je plains celles qui le commettent.

— D’où vous vient cette pitié, Madame ?

— De ce que, à mon avis, les malheureuses n’accompliraient pas leur forfait si elles étaient mieux instruites de ce qui se passe en elles. Si, au lieu de pâlir sur des programmes inutiles, on apprenait aux jeunes filles les admirables métamorphoses de l’être qu’elles rejettent dans les Limbes, elles seraient tellement émerveillées que l’opinion, la gêne et la souffrance ne compteraient plus pour elles.

— Vraiment, Madame, vous trouvez tant de charmes que cela dans cet état ? fit M. Horn, la lèvre dégoûtée.

— Il ne s’agit pas de charme, docteur, il s’agit d’une mission pour laquelle nous sommes créées. Le tort de l’éducation est de la rabaisser au rang de fonction.

— Mais, madame, quand l’enfant est conçu dans des conditions illégitimes, ne vaut-il pas mieux le supprimer que d’augmenter le nombre des bâtards ?

— Y a pas d’bâtards, dit la mère Rameau, qui prenait rarement la parole ; y a que des gosses !

— Et puis quoi ? Moïse, Jésus, Homère ne connurent pas leur père ; leur célébrité n’en a pas été diminuée pour cela, approuva le docteur en riant…

— Eh bien… admettez que la mère ait refusé de porter ces génies, reprit Mme Lartineau, concevez-vous l’histoire sans ces grandes figures ? Heureusement, malgré les lois de leur pays et quelle qu’ait été leur infortune, les mères ont laissé faire le ciel qui a toujours son but. Les débuts de l’homme dans notre sein sont assez précaires pour toucher notre pitié.

— Alors, madame, d’après vous, il faudrait montrer aux jeunes filles les planches illustrées de la maternité, dit Jeanne Deckes, sarcastique.

— Et pourquoi pas ! puisqu’elles doivent concevoir. Quand un homme veut être ingénieur, il étudie les machines, la géologie, etc… etc… La femme seule n’apprend pas son métier. Ah ! si on lui montrait l’enfant croissant dans la prison d’une ellipse ; obligé déjà d’incliner ses épaules et son front, et vivant là, dans l’attitude de l’ange qui pense ou de celui qui pleure. Si la femme savait !… que de bêtises elle éviterait.

— Mais, après tout, l’humanité se fait en collaboration, et si l’homme ne fait pas son devoir ? Vous trouvez aussi qu’on n’a pas le droit de…

La voix rude et un peu éraillée de Mme Rameau interrompit la timide plaidoirie de Sylvia Maingaud.

— Ben quoi ? Le coq défend-il les poussins ? Non, s’pas ? Eh bien ! la poule se débrouille tout de même. Et le chien ? Et le cheval ? s’occupent-ils de leur progéniture ?… Alors les femmes seraient plus bêtes que les bêtes ?

— L’oiseau apporte la becquée, chère Madame, rectifia Mme Breton de l’Écluse.

— Bravo ! voilà l’homme réhabilité !

— Hum ! plaisanta Jeanne Deckes ; il y a le coucou qui fait couver et nourrir ses petits par d’autres oiseaux !

— Non, il y a l’Amour ! avec ou sans mariage, reprit Mme Lartineau. Quand deux êtres s’aiment et qu’un jour la femme apporte à l’homme un enfant tiède et satiné, le père se recueille… Comment !… c’est cela que nos baisers ont animé, pense-t-il ?… Et, dès lors, ses caresses deviennent plus graves…

— Et plus rares ! fit Rhœa ricanante.

— Peut-être ! mais combien plus conscientes ! Il est de toute évidence qu’il ne comprend rien aux voluptés maternelles, à nos extases devant un bébé qui gazouille et gigotte. Mais survienne une alerte sérieuse, un accident ou une maladie, l’homme se sent accroché à cette vie en péril ; il sent gémir la part de lui que la mort menace ; et, pendant quelque temps, son cœur chante le même cantique que celui de la mère. Puis… la vie recommence. C’est si beau la vie !

— Ah ! par exemple, je vous arrête, protesta la Belleval dont le silence ne manquait pas de tact ; la vie est odieuse et j’ai parfois souhaité la mort. Du moins, tout finit là, le néant, comme ce doit être reposant.

— Le néant ! vous parlez de néant, vous qui avez eu trois petits, vous qui avez crié sous l’irrésistible poussée de l’infiniment petit devenu tellement grand qu’aucune volonté n’aurait pu le retenir dans vos flancs. Ce millionnième de virgule qui débarque un matin armé d’ongles tranchants et le crâne coiffé de cheveux ? Quels hymens l’ont créé ? Le néant n’existe pas.

— Je suis d’votre avis, Madame, je ne sais pas bien parler, mais quand j’ai vu, la première fois, mon aîné tout endormi et qui riait aux anges, j’ai senti qu’il y avait un autre monde.

Le docteur rit à gorge déployée de cette métaphysique de femme du peuple ; et quand Gilette Destange eut répliqué :

— Vous dites plus vrai que vous ne croyez. Notre âme a un père et une mère que la religion appelle nos anges gardiens ; ils profitent de l’heure des rêves pour s’occuper de leurs enfants…

Il s’esclaffa. Pendant un moment, la plus franche gaieté fit une diversion aimable à la gravité du thème en discussion.

— Oh ! les femmes ! dit-il en se levant. Leur cœur a des raisons que la raison ne comprend guère. Allons peser des poupées articulées !

Les mamans se pressèrent autour des berceaux et Rhœa monta le gaz allumé en veilleuse. Le poupon de la demi-mondaine, élevé au biberon, tardait à prendre la coloration nacrée des belles chairs qui s’alimentent au sein. Cependant, il avait augmenté du poids voulu. La fille de la mère Rameau était magnifique et le fils de Madame Lartineau boxait de toutes ses menottes pour défendre la tranquillité de son repos. La maman, — dans un geste exquis de passion maternelle — serrait son enfant à deux mains, comme si un danger le menaçait ; et ses lèvres frôlaient au passage les petits doigts qui voulaient battre ou griffer.

— Bon pour le service ! dit en riant le docteur, après la pesée. La classe 1914 sera vigoureuse, mais bruyante si j’en juge par votre fils.

La jeune femme qui contemplait cette réduction d’humanité toute rose et toute potelée ne se pressa pas de répondre. Soudain, — comme si tant de grâce et de pureté exaspéraient l’homme de science, — il ajouta, la voix haineuse :

— En voilà un qui a des chances de mourir à la guerre.

— Au champ d’honneur ! rectifia la maman.

— Dame ! puisque tout le monde est soldat.

— À la volonté de Dieu, murmura la jeune mère en reposant son fils dans le berceau ; son père lui apprendra à bien mourir ; en attendant, je lui enseigne à vivre et vous voyez qu’il a des dispositions.

— Mâtin ! vous êtes patriote au moins ; pas d’inutile peur, pas de récrimination !

— Mais, Monsieur, la mort de nos fils est inscrite dans le cahier des charges que nous impose la société lorsqu’elle nous maria.

— Permettez-moi, Madame, de m’étonner, mais vous êtes bien respectueuse pour cette ogresse. La société ! Vous la maudirez sans vergogne le jour où elle vous demandera vos enfants !

— J’espère que j’aurai plus de force. À cause de la profession de mon mari, peut-être, l’idée du sacrifice m’est familière ; et, parce que je suis religieuse, le mot Patrie est l’égal de celui de Dieu dans ma conscience. Il se peut que je meure du désespoir de les perdre, mais puisque j’ai eu l’honneur de mettre au monde des Français, je veux être digne de cette noblesse.

— Celles qui raisonnent comme vous ne sont pas légion, Madame.

— Quelle erreur, Monsieur. Puisque nos hommes veulent porter des croix, nous savons bien qu’il nous faudra gravir leurs calvaires. Ces douleurs sont la fierté des femmes et des mères.

— Des mères romaines… et encore ! je me méfie de l’histoire.

La face contractée d’une étrange fureur, le docteur Horn ricanant, brusqua son départ et disparut. Dans le vestibule, il prit à parti Rhœa dont le silence l’agaçait depuis un moment.

— Il faut isoler cette enragée ; elle finirait par convaincre Malthus lui-même, dit-il.

Et il sortit.



CHAPITRE IV



« UN SCANDALE »


« Hier soir, le parquet s’est transporté 120, rue Notre-Dame-de-Lorette sur la plainte du sieur Bersang et y a procédé à l’arrestation de Madame Rhœa, notoire faiseuse d’anges. Par une malechance qui parut louche à la Faculté, trois femmes sont mortes chez elle cette semaine. On a saisi chez cette sage-femme un registre dont le relevé promet des coups de théâtre sensationnels. On parle de trois cents arrestations ! »

Cet entrefilet parut dans les grands journaux de Paris le matin du 15 septembre 1899, c’est-à-dire cinq ans après les événements relatés aux chapitres précédents. Inutile d’ajouter que beaucoup de femmes n’achevèrent pas d’absorber leur chocolat, ce matin-là. Sylvia Maingaud, pâle et défaite, courut chez son ami qui fit immédiatement sa valise et partit deux heures après pour Sorrente, sans se soucier davantage de l’angoisse du professeur de piano. Jeanne Deckes qui exerçait depuis un an et s’était spécialisée dans les maladies du jeune âge, crut que le sol s’effondrait sous ses pas. Gilette Destange, fit la révolution de son année astrale, et se mit bientôt à sourire. L’étoile royale du Lion était dans la maison des honneurs, donc, rien à craindre. Madame Breton de l’Écluse téléphona tout oppressée à son mari qui venait justement de lire quelques secondes plus tôt la menaçante nouvelle. Sa terreur se traduisait par une marche fébrile dans le spacieux bureau qu’il occupait depuis peu.

— Viens au ministère dès que tu seras habillée, dit-il.

Ce ne fut pas long.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis un instant, le mari et la femme causaient à voix très basse, et le souffle haletant, quand l’huissier annonça le docteur Horn.

— Faites entrer ! décida M. Breton de l’Écluse. Il vaut mieux s’entendre que se faire pendre, pensa-t-il.

Le docteur se présenta, s’assit dans un large fauteuil, contempla une seconde la pâleur de son ex-cliente et cyniquement débuta :

— Je vois avec peine que votre santé n’est pas florissante, Madame ; vous êtes mal guérie des suites de votre couche ; cela se voit !

— Monsieur, trancha le chef de bureau, vous avez raison d’entrer dans le vif de la question tout de suite. Que venez-vous solliciter ?

— Le non-lieu de Mme Rhœa. Cette brave personne est victime de son cœur ; elle ne savait pas refuser…

— Et si je ne réussis pas ?…

— Ce sera fâcheux car le procureur — que je croyais un homme du monde — a forcé un secrétaire et pris dans un tiroir le cliché — très drôle ma foi — qui rappelle un incident de vos relations avec elle.

— La gueuse !

Mme Rhœa est une amie qui m’est chère, Monsieur. Je vous serais obligé de respecter son malheur.

Ayant dit, il salua et sortit, laissant le couple effondré.

— Sauve-moi ! sauve-toi, cours, fais quelque chose ! va voir le préfet de police, dit à son mari Mme Breton de l’Écluse après un court silence. Il n’hésita point ; et pendant des heures il courut du quai des Orfèvres à la place Beauvau et au Boulevard du Palais. Il rencontra d’autres maris, d’autres hommes influents, dont la bouche contractée exprimait la même angoisse que la sienne.

Ils se comprirent sans confidence ; et, pendant 48 heures, chacun mit en mouvement tout ce qu’il possédait de pouvoir et au pouvoir. Enfin, le surlendemain, les journalistes diminuèrent la grosseur des caractères de leur rubrique :


« UN SCANDALE »


On y lisait simplement :

« On a arrêté la nommée Julie Garette, couturière, rue Caulaincourt ; elle a avoué sa part de culpabilité dans l’affaire Rhœa ; une autre fille-mère, Marie Gilbert, cuisinière, rue Lepic, a été convaincue de tentative criminelle : elles sont sous les verrous. »

Pendant plusieurs semaines, un grand nombre de femmes connurent l’insomnie. Leur quotidien leur apporta enfin la bonne nouvelle.

« Mme Rhœa, la sage-femme qu’une calomnie avait conduite devant le juge d’instruction, vient de bénéficier d’un non-lieu éclatant. Julie Garette a été retenue parce qu’elle a été trouvée porteur d’une arme prohibée. Elle prétend qu’elle allait se suicider ; le tribunal appréciera. Quant à Marie Gilbert, les médecins ont reconnu que sa conformation l’obligeait à provoquer l’annulation de ses maternités. En somme, le scandale que nous avions supposé n’existait que dans l’esprit de ceux que la jalousie égarait. Mme Rhœa reprend la direction de sa clinique ».

La prévention de la sage-femme avait été de courte durée ; le procureur et le juge d’instruction débordés par les démarches des intéressés purent mesurer la profondeur de l’abîme que découvrirait l’enquête. Ils ne tardèrent pas à céder aux pressions politiques. D’ailleurs, eux-mêmes étaient acquis à cette opinion que les femmes ont le droit de disposer de leur corps.

On avait convoqué les dames Lartineau, Belleval et Rameau, etc… etc… Elles se montrèrent sincèrement indignées de ce qu’elles croyaient une calomnie ; et la présence de leurs enfants toucha le juge. Il fit semblant de se laisser convaincre, et signa le non-lieu demandé, tout en accablant la criminelle de mots flagellants.

Rhœa, littéralement étourdie par sa chance, ne commença à y croire que lorsqu’elle se retrouva debout sur le trottoir de la Cité. Aussi n’osait elle avancer que d’une démarche hésitante. Une voiture la déposa bientôt chez elle, et ce lui fut une déception de ne trouver personne pour saluer son retour : la bonne clabaudait chez la crémière.

Elle parcourut sa maison vide, ses dortoirs déserts, et, malgré son cynisme, le dommage causé par son arrestation lui parut irrémédiable.

Elle allait pleurer quand retentit un impérieux coup de sonnette. Sans souci du protocole, elle courut ouvrir elle-même et retint un cri de joie.

— Vous ! oh ! que c’est gentil de venir. Je suis à bout de nerfs.

Le docteur Horn, très placide, ferma l’huis et entra sans façon. Il assujettit son lorgnon, et, le mufle avancé répliqua :

— Vous m’attendiez bien un peu ?

— Oh ! je me sens tellement seule et abandonnée. Voyez ?…

D’un geste rageur, elle ouvrit les pièces vides et murmura :

— C’est fini maintenant !

— Au contraire, cela commence, mais cette fois, vous suivrez tous mes conseils. Sans les précautions que je vous ai fait prendre, vous étiez condamnée. Et d’abord, vérifiez si personne ne nous écoute.

— Ma bonne elle-même a déserté le logis.

— Bien ! alors entendez-moi. Jusqu’à présent vous avez pratiqué la sélection infantile de la façon la plus imprudente ; il faut changer votre manière, car ce scandale vous a légèrement dépréciée auprès des mères gigognes. À propos, savez-vous que Madame Lartineau et ses cinq garçons avaient fort belle allure. Dans le groupe, son mari déjà Capitaine, était très décoratif. Je n’en dirai pas autant du père Rameau ! quelle brute ! ses trois filles et son garçon ont tout de même attendri l’Inquisiteur.

— Oh ! celui-là, je le hais !

— Mettez-vous une bonne fois hors la loi.

— Comment ?

— En vous affiliant aux Tétraèdres.

— Qu’est-ce que c’est que cela ?

— Je vous en ai déjà parlé, mais vous m’avez éconduit en me disant votre horreur pour les sociétés secrètes.

— En effet, jusqu’à présent, la rancune que je garde à l’homme suffisait à tremper mon âme et à lui faire accomplir sa besogne. Mais ces quelques semaines passées à Saint-Lazare m’ont prouvé que l’homme est décidément plus fort que la haine ; je me suis sentie prise dans un étau dont un miracle seul m’a délivrée.

— Il n’y a pas de miracle, il y a une force : la nôtre.

— Mais qui êtes-vous à la fin ?

Le buste renversé dans un fauteuil et l’attitude solennelle, le docteur fit de la main un signe plein d’onction et répliqua :

— Je suis l’un des Sept !

— Comprend pas ! avoua Rhœa.

— Voici. Je viens de vous voir à l’œuvre. Je vous savais intelligente, mais j’ai apprécié votre calme et votre sang-froid ; je n’ai pu vous sauver que parce que vous aviez su ne pas vous perdre ; et ce fut un vrai tour de force. Donc vous êtes une recrue précieuse.

— Pardon, pardon… peut-être… quand j’aurais compris…

— Inutile de vous dérober, vous nous appartenez et je vous défie bien de nous échapper.

— Il ne faut pas à votre tour user de la menace, car en somme vous étiez presque aussi compromis que moi.

— Je le sais, mais nous sommes des complices et rien ne sert de ruser entre nous. Parlons net. Vous êtes au ban de la société.

— Encore une jolie combinaison, la société !

— Ce n’est ni vous ni moi qui l’avons inventée mais nous sommes tous deux obligés de courir les risques de ses lois ; il est donc prudent de prendre une assurance contre elle.

— La prime est-elle chère ?

— Pas trop, on ne demande en général aux « Tétraèdres » qu’une soumission complète aux ordres reçus. Je sais qu’on n’exigera de vous que l’exercice de votre profession philosophiquement comprise.

— Ce qui veut dire : Continuez.

— Voilà ! et, pour reconnaître votre participation au Grand Œuvre, vous serez notre protégée. Ne l’oubliez pas, nous sommes forts, nous serons les plus forts, nous serons plus forts que tout et que tous.

En prononçant ces mots le docteur s’était levé, le cou congestionné d’une émotion formidable et son poing fit trembler une table, vraiment on eût dit qu’il se dressait en maître de l’univers contre toute la terre soulevée. Peu à peu son souffle s’apaisa et la voix presque bonhomme il dit, prenant congé :

— Je viendrai demain vous chercher à deux heures. Il faut profiter de vos loisirs pour procéder à l’Initiation. Je répondrai de vous, ce qui abrégera les épreuves.

Rhœa fut sans voix pour protester. Le ton de son interlocuteur plus encore que celui du juge d’instruction lui donnait la sensation d’une déchéance totale. Mais que faire contre un complice qui s’impose et qu’on ne choisit pas ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle achevait d’épingler sa voilette quand le docteur se présenta.

— Il est deux heures, nous arriverons pour la fin du cours, ne vous étonnez de rien, dit-il.

L’auto qu’ils prirent mit plus de vingt-cinq minutes pour les conduire à Passy devant une luxueuse maison de la rue Mozart. Ils gravirent un bel escalier et firent résonner le timbre du troisième étage. Un valet de chambre les reçut, rangea sans bruit les parapluies, et, à pas feutrés, les dirigea vers le salon.

— Le brahmane Nida n’aime pas qu’on le dérange prévint-il.

— Je sais, je sais, dit le docteur à voix basse.

Et ils entrèrent dans un salon d’une banalité de décor assez accueillante.

Une quinzaine de femmes, des carnets de notes à la main, étaient tournées vers le Maître dans une attitude de disciples fervents. Leurs yeux mendiaient un regard, et leurs lèvres entr’ouvertes en une muette approbation semblaient se retenir de crier leur enthousiasme. Des figures géométriques — résolvant le problème théosophique de la leçon du jour — étaient tracées sur un tableau noir ; et, dans un coin, s’étalait le cadran astrologique d’un horoscope proposé. Le maître, gauchement installé dans un fauteuil, semblait un peu gêné de l’admiration ambiante, et parlait sans accent, bien qu’il se fît passer pour un prophète Indou. Sa voix était douce et prenante. Son corps d’homme — petit et mal proportionné — s’abritait dans une redingote et un pantalon sans élégance. Même, ô suprême faute de goût, il allongeait sans pudeur deux pieds rustiquement chaussés de deux bottines tellement basses que de ridicules chaussettes appelaient le sourire de l’observateur. La tête était d’une laideur asiatique. Il avait coupé ras ses cheveux noirs, drus et rudes et sa moustache inégale tombait sur une bouche large. Des dents claires, deux yeux foncés et autoritaires ; enfin, une peau de métis assez dorée complétait le visage du brahmane. À l’entrée du docteur Horn, il esquissa un salut dont le geste forma un sept, et l’arrivant répondit par le même mouvement. Rhœa fut tout oreilles.

— La science de Brahma, disait le professeur, veut le Progrès de l’humanité. Mais avant d’être des initiés, il vous faut apprendre la signification des nombres, la géométrie, la géologie, l’astrologie, et les signatures astrales. Moïse était un initié et Jésus le fut aussi : d’ailleurs, les tables de la loi sont écrites sur une figure qui le prouve. Voyons, Mademoiselle, avez-vous trouvé ce que représente le dessin dont je parle ?

— Il me semble que cela représente deux bornes de pierre, dit une bossue intimidée.

— Vous n’y êtes pas ; et vous, Mademoiselle ?

— J’ai trouvé, fit avec assurance une Américaine — si complètement laide que toute sa fortune n’avait pas pu lui amorcer un mari.

Un sourire passa dans l’auditoire.

— Dites avec confiance ! encouragea le Maître.

— Ce dessin représente un obus ouvert.

— Bravo ! bravo ! c’est cela ; vous avancez, Mademoiselle ; la loi doit s’appuyer sur la force et l’une ne peut vivre sans l’autre. L’obus était le secret de l’arche et c’est ainsi que Moïse put exterminer 14 000 ennemis en une heure.

— Mais alors, vous admettez la guerre comme une obligation divine ? dit une voix que Rhœa reconnut être celle de Gilette Destange.

— Certainement ! laissa tomber le maître.

Cette réponse fit courir un frisson dans la majorité féminine, car chacune des auditrices avait au cœur un fils, un frère, ou un amant dont il semblait qu’on décrétât la condamnation.

— Je vous l’ai dit, la mort n’existe pas.

— Pourquoi tuer ? fit plaintivement une femme enceinte.

— Parce que le sang est la Houille Rouge des civilisations, Brahma l’a dit. Pour se matérialiser, l’âme ne peut se passer de sang ; celui de la mère est l’hydromel de l’être qui s’incarne. Les peuples grandissent dans des bains de pourpre. L’histoire ne retient que le nom des grands bourreaux. Les civilisations malades se guérissent même parfois en raison directe des saignées qu’elles peuvent supporter.

— Mais puisque le sang est une matière si précieuse pour les âmes, pourquoi le répandre en des combats inhumains ?

— Dites plutôt surhumains. Je vous l’ai expliqué dans la formule géométrique de l’Être ; les corps suivent la ligne que leur trace l’esprit et le « point critique » de l’idéal est le sang. Mais nous n’en sommes pas là ; revenons à l’étude du ciel et vérifions l’horoscope de Madame Destange. Il était, je crois, sur la date de nativité de son fils cadet.

L’ancienne cliente de Rhœa s’avança tranquillement vers le tableau noir ; et, — pendant un quart d’heure, — on n’entendit que les mots : Vénus, Mercure, Mars couronné, Décan, etc., etc. De temps en temps, une voix se pâmait :

— C’est inouï !…

Quand la démonstration cabalistique fut achevée, le brahmane indiqua d’un signe que le cours était terminé ; et, tel un vol de moinelles, toutes les femmes l’entourèrent.

— Monsieur ! disait l’une, étrangement jolie, votre incantation est souveraine, le cœur qui s’en allait est revenu vers moi !

— Monsieur, j’ai compris le mystère des couleurs.

— Et moi, celui des sons !

Le pauvre conférencier cherchait visiblement à fuir, lorsqu’une silhouette massive parut sur le seuil. Toute vêtue de satin liberty jaune et voilée de tulle blanc, elle avança ; et cela fit s’éparpiller les néophytes.

— Chut ! dit une vieille Anglaise, voici la sœur du Maître en prêtresse indienne !

Avec la grâce d’un éléphant, l’énorme personne évolua au milieu de la pièce.

Je viens, laissa-t-elle tomber, de sauver une âme qui s’égarait. C’est un office bien pénible, car j’ai dû la faire souffrir.

Un malaise subit envahit les théosophes.

En un clin d’œil, il n’y eût plus dans le salon que le Maître, sa sœur, le Docteur Horn et Rhœa. Toutes les auditrices avaient redouté que quelque erreur leur fasse infliger un sauvetage spirituel.

Les deux hommes se serrèrent la main en silence, tout en observant un rite de pressions imperceptibles.

Les deux femmes s’examinèrent longuement.

— La voilà, dit simplement le docteur.

— Vous en répondez ?

— Sur le Progrès Universel.

— Quelle section ?

— Houille rouge.

— Conservation ?

— Non, destruction !

Le mastodonte en jaune tendit la main.

— Bravo ! Il n’y en aura jamais assez. Madame.

Rhœa n’osa refuser de laisser tomber ses doigts dans la large paume ouverte, mais son cœur se serra. Il lui semblait vivre un cauchemar. Elle aurait voulu crier, s’en aller, secouer le joug qui se posait sur sa volonté, mais elle demeura inerte et passive. Libérée par les hommes, elle se sentait à perpétuité la prisonnière du crime.

— Est-elle instruite des sept signes de supériorité ? dit la sœur en découvrant une pyramide juchée sur une sphère terrestre.

— Pas encore, je les lui apprendrai, dit M. Horn.

— Et vous croyez qu’on peut la recevoir quand même ?

— Elle est ma chose.

— C’est bien, veuillez prêter le serment, Madame ; là, étendez la main droite et lisez la formule. Elle est implacablement claire.

Les trois initiés, en une attitude de fanatiques sincères se redressèrent ; leurs masques étaient durs et sinistres, et, sans le crépuscule qui voilait d’ombre leurs visages, jamais Rhœa n’eût pu articuler le pacte proposé.

La voix blanche, elle lut :

« Moi, Rhœa, femme accoucheuse patentée, je consens dès aujourd’hui à exécuter sans discuter les ordres signés de chacun des Sept du Tétraèdre. Je sais que toute traîtrise ou tout refus de participation sera cruellement puni par les membres exécuteurs de l’Ordre ».

— C’est la mort, appuya la sœur du Brahmane.

La sage-femme, fatiguée de tout ce mystère, ne répondit que par un geste de lassitude.

Huit jours plus tard, les dortoirs du 120 de la rue Notre-Dame de Lorette étaient au complet. Un bel enfant dormait dans l’unique berceau qu’une mère balançait en chantant, et, dans les six autres lits, de pitoyables têtes de femmes se crispaient dans les affres de la douleur.

Pendant que ses victimes geignaient à qui mieux mieux, Rhœa, — croyant dominer la loi par l’infamie — se familiarisait avec les signes géométriques qui forment le Chiffre des Tétraèdres.

Un soir cependant, elle faillit crier d’horreur. Pendant des semaines, le docteur était venu patiemment lui dévoiler les significations du triangle. Il avait débuté par cette explication. « Le point, c’est l’énergie, la ligne de droite est la force, la ligne de gauche la lumière, la ligne du bas la société. » Or, ce point, quelques jours plus tard signifia Dieu, puis il s’appela Loi, et enfin, un beau soir, le complice brûla ses vaisseaux.

— Maintenant, fit-il, vous comprenez suffisamment les analogies. Le point pour nous : c’est le kaiser !



CHAPITRE V


L’affaire Dreyfus avait cessé d’exaspérer les relations entre amis.

La séparation de l’Église et de l’État — en vidant force monastères — avait apporté dans les appartements, un extravagant mélange de décor profane et religieux. Les saints expulsés de leurs niches voisinaient dans les ateliers ou les fumoirs, avec des singes modern style, et les madones les plus précieuses voyaient surgir l’électricité du sein des lys qui les couronnaient. Elles éclairaient ainsi les spectacles les plus inattendus. La mode plaçait les prie-Dieu gothiques à côté des pétrins dans les salles à manger et l’illogisme avait séduit le goût français lorsque le « Coup d’Agadir » réveilla quelques sentinelles endormies.

Depuis plusieurs années, les idées subissaient en France l’intoxication de l’antimilitarisme. Cela montait lentement, lourdement, à la manière de l’acide carbonique qui empoisonne d’abord tout ce qui est bas. Le peuple — gavé de l’alcool électoral — trouvait dans les théories hervéïstes l’occasion de proférer les menaces et les insultes qui plaisent à son ivresse.

Une torpeur dangereuse gagnait l’ardeur populaire, et le trois-six, — savamment additionné de mots creux, — paralysait tout désir de Revanche. Comme apothéose de cette sinistre comédie, le Palais de la Paix se dressait dans l’azur, engloutissant dans ses frais d’érection les millions des fanatiques de l’Utopie, si bien que les Ministères tombaient comme des pétales à chaque rafale venue de l’Est.

Le siège du bon sens était merveilleusement organisé, ce qui excuse un peu les fautes du passé.

Quand un décret fit dans le pays le vide immense des cloîtres déserts et des clochers muets, une puissance insinuante et irrésistible remplaça le mysticisme par le mystère. Il resta peu de fidèles, mais il y eut soudain beaucoup d’affiliés ; on fulmina contre les couvents et on exalta les convents ; on rit de ceux qui se donnaient entre eux le titre de R. Pères, mais on s’appela « cher frère ».

Le maillet et le gong remplacèrent les cloches, les tabliers le surplis ; et les journaux publièrent avec emphase le nom des Vénérables les plus puissants. Cet instinct qui pousse les hommes à se réunir secrètement, gagna les femmes, qui eurent aussi leurs Loges, et se soumirent aux rites du symbolisme un peu comique dont les civilisations antérieures ont légué les traditions. D’ailleurs, si le Christianisme persécuté n’avait pas eu jadis l’attrait des réunions secrètes dans les Catacombes, il est probable qu’il n’aurait pas grossi si vite le chiffre de ses néophytes.

Les intelligences que ne retenait plus l’Église, et que l’ambition ne tenaillait pas, se partagèrent en tas de confréries théosophiques ; les Messies et les Prophètes prirent leur place au soleil ; et les arts, au milieu de ce chaos d’idéal s’affolèrent jusqu’au délire. Le pointillisme fut une des syncopes de la raison, et le cubisme prouva bien que tous ces pavés étaient jetés par des ours ; heureusement qu’ils ne tuèrent pas la fine mouche latine.

Tout en continuant ses ravages sur le flanc de la butte Montmartre, Rhœa, très surveillée par les Tétraèdres, familièrement appelés les « Jaunets » rendait tous les services que l’on exigeait d’elle. Après quelques timides essais de révolte, elle avait compris qu’elle était l’instrument d’une bande pangermaniste, dont le but était la désagrégation sociale. L’espionnage n’étant pas du ressort de la section dite : Houille rouge, l’avorteuse ne comprenait pas toujours la portée des actes qu’on lui faisait accomplir, et se demandait même parfois, si le soi-disant Brahmane, ingénieur, n’était pas atteint d’une douce monomanie.

Quand donc, le coup d’Agadir vint rappeler aux hommes que l’honneur national pouvait exiger leurs vies, tout ce qui touche aux rouages de la guerre s’anima d’une activité éphémère. La Croix Rouge crut devoir s’assembler en réunions extraordinaires, et battre le rappel des cotisations ; on fit le recensement des forces et l’on s’agita éperdument.

Un matin, le docteur Horn vint, sans être appelé, chez Rhœa.

— Êtes-vous de la Croix-Rouge ? dit-il sans préambule en posant son feutre sur la table.

— Non. À quoi bon ?

— Il faut sans retard en faire partie et même y devenir une autorité. Vos diplômes vous permettent d’être infirmière-major, cela suffira pour commencer, mais faites diligence.

— C’est si urgent que cela ?

— Pour ma part, je ne le crois pas très urgent, mais mon collègue du secteur cinq exige que nous prenions position dans ce centre.

— Je ne sais comment y arriver. Je crains que ma fâcheuse réputation ne me lasse éconduire.

— Vous retrouverez bien par là quelque cliente que vous saurez faire agir ; les souvenirs sont si puissants quand on les évoque à propos. Voici une liste des gros bonnets — ou des grands chapeaux, comme vous voudrez ; — il y a réunion plénière dans quatre jours. Vous nous ferez un rapport aussitôt que possible. À bientôt ! Pas d’anicroches ici ? Non ? Au revoir.

Restée seule, Rhœa consulta le papier que le docteur lui avait remis et bientôt elle découvrit des noms qui lui étaient connus. Deux surtout retinrent son attention. Mme Breton de l’Écluse était vice-présidente honoraire d’une des œuvres et Jeanne Deckes se dressait en évidence comme doctoresse d’un hôpital permanent. Ce fut là qu’elle frappa d’abord.

Certes, l’accueil de l’ancienne étudiante fut glacial ; mais elle promit d’appuyer son ancienne complice et en parla ce jour même à Mme Breton de l’Écluse. Toutes deux se comprirent du regard et cédèrent très vite. Mme Lartineau, qui remplissait les fonctions de secrétaire, et que le hasard fit entrer pendant la conversation, accepta la candidature avec enthousiasme. Son mari était commandant à cette époque.

— Sa compétence est indiscutable en matière de soins, dirent-elles ensemble.

Quelques semaines plus tard, toutes les formalités étaient remplies. Rhœa s’était donnée la peine de passer les examens nécessaires ; et, lestée de diplômes en bonne et due forme, elle reçut le titre et les insignes d’infirmière-major. Cependant, le péril semblait moins imminent et l’horizon politique se rassérénait.

Dans les allées et venues qu’elle avait effectuées dans les bureaux, la sage-femme avait rencontré Gilette Destange qui venait faire acte de présence comme simple infirmière, et elle avait croisé — sans la reconnaître — Sylvia Maingaud, magnifiquement belle dans l’épanouissement de sa 35e année. Elles dressèrent l’oreille en entendant le son de leurs voix, se retournèrent en même temps, et Rhœa sourit de toutes ses canines en voyant blémir son ancienne cliente. Elle eût tôt fait de la rejoindre au départ.

— Eh mais, je ne me trompe pas, nous avons eu l’occasion de nous rencontrer, n’est-ce pas, Madame ? dit l’avorteuse de sa voix la plus incisive.

— En effet, répondit plaintivement Sylvia.

— Les élèves abondent ?

— Oui, je suis contente.

— Et le cœur ? railla férocement la première.

— Je suis mariée ! trancha le professeur de piano.

— Ah ! bah ! et vous avez beaucoup d’enfants ?

— Deux ! une fille et un garçon.

— Vraiment ! et vous n’avez pas songé à moi… c’est de l’ingratitude.

— Que voulez-vous, l’ami que j’aimais a eu peur des responsabilités lors de notre… villégiature ; il est resté en Italie fort longtemps et j’ai rencontré un homme très bon qui a fait son devoir. Le mien était tout tracé.

— Le passé ne vous gêne pas ?

— Du tout !… Il le connaît.

— Tout entier ?

— Tout entier ! Nous avons pleuré ensemble, et malheur aujourd’hui à qui se souviendrait !

Le buste droit, le regard haut et clair, la timide abandonnée de jadis se dressait devant Rhœa avec la conscience de s’être réhabilitée par deux maternités. Ce fut la sage-femme qui baissa les yeux et s’en courut vers le crime en murmurant des grossièretés, exutoires des âmes basses que l’on flagelle. Comme elle marchait vite et le front baissé, elle heurta le docteur Horn sur le boulevard.

— Hé la ! hé la ! qu’est-ce qu’il y a…

Il apprit la cause de la méchante humeur de sa complice.

— Bah ! nous ne pouvons tout supprimer, mais notre œuvre étend bien partout ses ventouses, et la civilisation latine devient exsangue. Pour vous consoler, venez avec moi au Salon… et vous rentrerez avec le sourire.

Sans souci du décorum, dont il se départait rarement, le docteur prit affectueusement le bras de Rhœa ; et, l’œil pétillant, il laissa cyniquement éclater sa joie.

— Allons, ma chère ; regardez donc la vie avec les yeux ouverts, voyez ce que la couture fait des femmes sur notre ordre.

En cette année, l’entrave sévissait avec le ridicule que l’on n’a pas oublié.

— C’est le premier pas. On avait trop négligé l’appoint de la coquetterie de la femme. Quand l’œil du mâle se complait dans une ligne, la femelle l’exagère d’elle-même pour exaspérer le désir dont dépend son état de mineure légale. Donc, vous le voyez, le ventre rentre, les hanches se resserrent et nous arrivons insensiblement à gêner toutes les fonctions de l’être féminin. Celui-ci, anémié, décolleté du haut et du bas sera médicalement en état de réceptivité microbienne, et perpétuellement en butte aux outrages du temps.

— Peut-être que son bon sens ne vous permettra pas la réalisation de ces projets.

— Allons donc ! toute la grande couture nous appartient. Les journaux de mode, dans une proportion de 70 p. 100 sont dessinés et imprimés à Berlin. Le chic ! ce fameux chic dont Paris est si fier, c’est nous qui l’imposons et qui le commanditons. Il y a beaucoup de naturalisés suisses qui manient le crayon et le ciseau.

— Oui, mais ce sont les parisiennes qui incarnent la grâce.

— Elles seules, en effet, ont la sottise de martyriser leur corps pour l’assouplir et varier leurs attraits. Ah ! les femmes françaises, voilà notre ennemie. On sent de vagues velléités d’émancipation dans leurs rangs. Le sport, l’hygiène leur donnent de nouvelles forces ; et si elles s’avisaient de nous découvrir, ce serait la débâcle. Mais je suis tranquille, la dépopulation s’aggrave et déjà nos statistiques nous prouvent que 30 p. 100 de vos confrères travaillent dans le sens que nous désirons. La dernière réunion des Sept a été particulièrement favorable et nous avons reçu des encouragements du Grand Point.

— Mais pourquoi m’amenez-vous au Salon, fit Rhœa que son affiliation condamnait à l’infamie, mais que ces théories ne séduisaient point.

— Parions que vous ne le trouverez pas toute seule. Ah ! Française, Française !… vous ne saurez jamais déduire la Vérité du Symbole.

Pendant plus d’une heure, le docteur et la sage-femme passèrent devant les étranges compositions qui faisaient le succès du Salon d’automne. Du talent, beaucoup de talent émanait de la majorité des toiles, et cependant, une impression de malaise envahissait les visiteurs. Comme leurs voisins, ils admirèrent, sourirent et chuchotèrent devant les audaces des écoles excentriques, puis ils s’égarèrent dans l’exposition du mobilier.

— Eh bien ! l’avez-vous touché du doigt notre succès dans la Houille Bleue, c’est-à-dire dans les arts !

— Je vous avoue que je n’y ai vu qu’un succès de ridicule.

— Ça, c’est l’à-côté et l’humour de la question. Mais, dans toute cette peinture socialiste, ne l’avez-vous pas remaqué : « Il n’y a plus d’enfants ! »

— Tiens, c’est vrai !

— Ma chère, toute forme d’art se rapporte à un état d’âme de l’humanité ; le délire ou le réalisme des pinceaux traduit l’inquiétude du for intérieur national.

— Comprends pas !

— Le doute religieux qui a pénétré toutes les couches sociales a figé vos aspirations. Vous attendez quelque chose. Quoi ? Vous ne le savez pas, mais vous espérez un prodige qui tarde à se produire.

— Ce prodige pourrait être une catastrophe.

— Pour vous, mais pour d’autres, ce sera le Prodige. En attendant, vous immobilisez des fleurs sur vos tentures dans la sentimentale attitude des fleurettes desséchées et flétries entre deux feuillets. De temps en temps, on mêle la femme à la flore hiératique, mais quelle femme !… laissez-moi rire !

— C’est possible, on abuse un peu de la Vierge.

— Oh ! on peut en abuser, car cette vierge n’est ni folle, ni sage ; une vierge qu’aucun Esprit Saint ne rendra mère, parce qu’elle n’a de la femme que le profil. Voyez ces seins ? Ils sont tellement méditatifs qu’ils sont rentrés en eux-mêmes pour n’en jamais sortir ; et le reste du corps se perd dans un fouillis.

— Chaque époque eut son type de Vierge.

– Je crois bien ; ainsi celle de Raphaël est de la plus encourageante candeur.

— Et celle de Michel Ange ?

— Elle a dû culbuter le diable avec ses muscles énormes.

— Que dites-vous de celle de Rubens ?

— Oh ! lui, il les a drapées avec une ampleur qui laisse place à toutes les fécondités. D’ailleurs, tous ces peintres ont peint leurs vierges avec un cortège d’enfants. L’Église qui glorifia la maternité presque à l’égal de la déité, inventa les anges pour escorter ses saintes, et l’art profane a multiplié les amours, qui ne sont en somme que des chérubins laïques. Les enfants, — jusqu’à la révolution, — peuplèrent les foyers, les temples et les rêves galants. Maintenant… Ah ! ah ! vous voyez bien que ça y est !

— ???

— Ils ne sont même plus décoratifs !

Une gaîté d’ogre repu secoua les épaules du docteur Horn ; et Rhœa baissa la tête sous le regard de blâme que provoquait ce rire chez les passants de bonne éducation.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme elle rentrait rue Notre-Dame de Lorette, par le métro, elle se trouva bousculée par une petite bonne femme élégante et pressée.

— Oh ! pardon ?… Mais… comment, vous ? Que je suis aise !

C’était Gilette Destange que l’âge n’avait pas assagie et qui trottait le nez au vent.

— Que devenez-vous, charmante théosophe ?

— Oh ! mon Dieu, je m’efforce d’arrêter la cruauté du temps. Je travaille.

— Suivez-vous toujours les leçons du Brahmane ?

— Non… Je ne sais quelle voix intérieure me crie de le fuir. Il est pourtant bien intéressant.

— Et l’astrologie ?

— Je la pioche ; malheureusement, je ne sais presque rien, et malgré mon désir d’apprendre, je n’ose me laisser aller dans les griffes de cette bande. Je sens flotter tout autour de ces gens une atmosphère d’escroquerie et d’aventure. J’ai peur.

— Avez-vous consulté le ciel et aurons-nous la guerre ? dit en riant la sage-femme.

— Certainement, dit Gilette. Le cycle de Mars est commencé et pendant trente ans, la guerre sévira sur le monde entier ; elle ira de l’Orient à l’Occident, et nul continent n’en sera excepté.

— Ah ! bah ! et pouvez-vous préciser l’époque de celle qui atteindra la France ?

— Je ne suis pas très calée, mais ce sera entre 13 et 14. Le soleil évoluera trois fois pendant l’hécatombe.

— Taisez-vous, ce serait trop horrible. Nul n’osera déchaîner un tel fléau,

— Mais il éclaterait tout seul. Mars a la propriété de faire naître une fermentation homicide dans les cerveaux, cela est indispensable pour équilibrer l’espèce. Mars est à l’homme ce que Sirius est aux abeilles et aux fourmis. Les abeilles tuent leurs mâles, les fourmis envoient leurs guerriers en campagne dès que Sirius monte au Zénith et l’homme s’entre-tue irrésistiblement, sans cela la terre serait obligée d’être submergée à nouveau.

À ces mots, Rhœa se demanda si son interlocutrice n’était pas folle ; elle la contempla d’un regard de pitié, mais la « sorcière » éclata de rire.

— Mais non, rassurez-vous, dit-elle, j’ai toute ma raison, et la légende est là pour appuyer mes dires. L’homme, dès qu’il a des ailes, trouble l’épiderme de la terre qui est l’atmosphère.

Pendant ce dialogue, les deux femmes avaient accompli leur trajet et l’église Notre-Dame de Lorette se dressait maintenant à leur gauche.

— Alors, l’aviateur, c’est l’ennemi, conclut Rhœa acceptant le tour badin de la conversation.

— Oui, les ailes, voilà le commencement de la fin, car nous sommes un des microbes qui évoluent entre terre et air. On l’oublie toujours cet air ; c’est pourtant là-haut qu’on est seulement sur la Terre. Dieu chassa Lucifer !… mais les temps ne sont pas révolus.

— Heureusement ! car si les hommes pâtissent de Mars, nous, femmes, nous n’échapperions pas au déluge.

— Ne riez pas ; l’heure est grave, madame Rhœa ; la guerre sera inimaginablement cruelle, car le Kaiser est un Initié, et il attendra que Venus soit en éclipse sur Jupiter.

— Ce qui met la guerre au mois de :

— Du 15 août au 20 septembre. S’il réussit entre ces deux dates, nous sommes perdus ; si non… nous pourrons lutter.

Les deux femmes se serrèrent la main ; et, sans qu’elle pût s’en défendre, Rhœa sentit une angoisse la tenailler.

— Si elle n’était pas folle ! murmura-t-elle, en regardant s’éloigner Gilette Destange.

Une main pesa sur son épaule, et l’indigne créature tressaillit de la peur des grands coupables.

— C’est encore moi ! fit le docteur Horn qui suivait les promeneuses depuis un instant. J’ai rencontré le tétraèdre V, et il m’a chargé de vous transmettre cet ordre.

Un court instant, ils se parlèrent bas ; et, bien qu’elle connût l’inanité d’une protestation, Rhœa, que l’astrologue avait troublée, risqua un

— Mais…

— Chut ! Nietzsche l’a dit : « Rien n’est dangereux pour les forts que le scrupule ».



CHAPITRE VI


« Demandez la Presse ! La Presse ! Assassinat de l’Archiduc et de l’Archiduchesse d’Autriche ! Demandez la Presse ! »

Une nuée de crieurs s’éparpillait sur les boulevards et les avenues de Paris, le soir du 29 juin 1914. Les voix éraillées s’égosillaient et s’essoufflaient à qui mieux mieux ; car les camelots savent que plus ils vont vite, plus l’acheteur se hâte de tirer sa monnaie pour les happer au passage. Les feuilles du soir s’enlevèrent comme si l’aquilon lui-même les eût emportées, et tous les hommes causèrent gravement par les rues et dans les cafés.

On avait assassiné déjà bien des personnages, mais cet attentat sentait la poudre. Les rodomontades allemandes étaient montées dernièrement à un diapason d’impertinence telle, que l’agacement gagnait les Français, même les plus pacifistes. Par téléphone, les Tétraèdres furent convoqués à Passy, mais Rhœa n’y put arriver qu’à dix heures du soir : une de ses délivrées avait une hémorragie.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu à mon appel, dit-elle au docteur Horn ? La petite blonde a failli me passer entre les doigts.

— C’est cela qui m’est égal, aujourd’hui. Le tocsin sonne en Europe et la mort d’une femme m’indiffère.

— Chut ! fit d’une voix profonde la sœur de Nida le brahmane. Je crois que maintenant, nous pouvons causer. En ma qualité de chef — ou prêtresse de la Houille rouge, — voici les instructions que comportent les événements. L’assassinat de Ferdinand et de l’Archiduchesse est certainement l’étincelle attendue du grand incendie européen. Nous l’avons suffisamment préparé pour que nous nous réjouissions de ces premiers crépitements. Salut au Point ! N’oubliez pas que le sang est le sublime levier des civilisations et que vous devez endurcir vos nerfs, car il va couler en une splendide saignée. La terre s’abreuvera de pourpre, et la victoire volera sur des abîmes que les cadavres auront comblés. Que l’horreur vos derniers efforts et que chacun de nous concoure à l’apothéose Impériale ; ainsi le veut la destinée. Nous avons tous juré sur le Progrès universel, et lui seul est le but de notre œuvre ; nous sommes les pionniers de la Sublime Race. Je vais remettre à chacun de vous un pli cacheté, vous ne l’ouvrirez que sur le mot de passe du Spectre Solaire. Nous allons faire une répétition. Voyons, vous. Madame, si je vous téléphone : « Bleu ! » que répondrez-vous ?

— Je dirai : Arts !

— Très bien, et vous décachèterez le pli et vous obéirez. Et vous, Monsieur, quand on vous appellera : violet !

— Je répliquerai : Religion !

— Et à Jaune ?

— Science !

— Et à Rouge ?

— Guerre !

— Et Blanc ?

— Justice ! ou Droit !

— Noir ?

— Industrie !

— L’épreuve semble prouver que vous êtes prêts, le signal ne saurait tarder ; que tous ici se rendent libres, fassent l’abandon de leurs intérêts et que la mort châtie les traîtres ou les maladroits.

Dans un silence angoissé, les assistants de cette réunion reçurent une enveloppe à l’allure benoîte et honnête. Jaune et simple, elle déguisait à merveille le crime qu’elle révélait ; et si quelque profane l’eût ouverte il aurait cru trouver un exercice de géométrie élémentaire. Des triangles, des losanges et des cercles se suivaient et s’enchevêtraient sans grand soin ; la science et la kabale fournissaient tour à tour les éléments du Chiffre des Tétraèdres.

Rentrée chez elle, vers la minuit, Rhœa tomba comme une masse dans un fauteuil. Il allait donc falloir exécuter le pacte honteux ; et quelle que fut sa déchéance, le dégoût d’elle-même l’envahit. À cause d’une plainte qui monta du dortoir le plus proche, elle se leva, par habitude professionnelle, et ses yeux tombèrent alors sur une glace. Elle s’y reflétait affreusement pâle, et la voilette à la mode qu’elle portait plaquait des ombres suspectes sur ses traits brusquement vieillis. Elle ôta son chapeau et voulut serrer le tulle dans un tiroir, un bout de carton s’accrocha dans le fin réseau de soie. Elle attira machinalement ainsi une photographie qui la fit tressaillir.

— Lui, fit-elle à mi-voix. Lui ! l’homme que j’ai aimé, qui m’a trompée, et dont j’ai cru me venger. Il devait en effet me hanter à cette minute !

Longtemps, elle songea, le menton dans la paume de sa main droite, et le bras gauche pendant, comme alourdi par le poids de cette image d’homme. Puis, des jours passèrent.

Juillet vidait les quartiers riches, de ses hôtes accoutumés. Élégants et élégantes s’acheminaient à grand fracas de trompe et de sirène vers les plages et les stations thermales. Les scènes avaient éteint leurs herses, parce que les nudités en vogue s’étalaient devant des rampes de province, et, — dans un tourbillon de luxe et d’optimisme, — chacun repoussait le terrible calice que présentait sans trève la politique balkanique.

Le 31 juillet, Rbœa répondit elle-même à l’impérieuse sonnerie du téléphone.

— Qui est à l’appareil ? lui dit-on.

— Moi-même.

— Violet ?

— Religion.

— Jaune ?

— Science.

— Noir ?

— Industrie.

— Bien ! que le Progrès universel s’accomplisse !

Et le silence fut.

Le cœur battant à se rompre la sage-femme alla chercher l’enveloppe jaune, l’ouvrit et déchiffra :

« Guerre déclarée, se porter vers la Belgique et transmettre tous renseignements que votre rang dans la Croix Rouge vous fera surprendre. Si un doute se produisait sur votre rôle, crier à n’importe quel officier allemand : « Tetra ! » en portant l’index au milieu du front ! ».

— Je n’ai qu’à me suicider ou à déserter, pensa-t-elle ; de toute façon, ce sera la mort sans le sacrilège.

Mais le docteur Horn survint trop tôt, et l’espionne, deux jours après, fut la première à poser sur sa poitrine et sur son front la croix-rouge de l’humaine pitié.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était le deux août. La mobilisation était affichée depuis quelques heures ; et, sur les murs de toutes les mairies de France, un peu de papier barré de quelques lignes noires portait comme un chevron la bande oblique des trois couleurs. Ce bleu, ce blanc et ce rouge avaient une puissance dramatique que le drapeau n’aurait pu atteindre ; cela ne flottait pas, ne bougeait pas, c’était impassible et beau comme le Devoir. Tous les hommes, riches ou pauvres, jeunes ou vieux, s’arrêtaient un instant, lisaient en silence, et très calmes, regagnaient leur foyer. Seuls des bambins, que l’instinct rendait tristes et graves, restaient immobiles au pied du mur. Ils ponctuaient de leurs regards apeurés, et de leurs faiblesses pâlottes la mission de protection qui incombait aux adultes.

Les femmes, suivant leur âge, eurent toutes le geste animal. Sans cris ni pleurs d’abord, elles rentrèrent au gîte pour retrouver leurs maris ou leurs fils ; là, leurs yeux s’emplirent de la douceur des traits chéris en une rasade ultime de tendresse. Puis le sanglot des vieilles éclata en sourdine ; ce furent les grand mères qui pleurèrent les premières. Les mères ! la bouche tordue dans des faces crispées, maudissaient ou priaient. Toutes les traditions cornéliennes bourdonnaient en leur mémoire, et, pour distraire leur désespoir, elles s’affairaient en de puériles précautions, tandis que leur esprit criait :

— « Il va mourir ! »

Elles s’acharnaient à préparer le foulard ou le gilet inutiles. L’impuissance les laissait délicieusement pitoyables et absurdes. Les jeunes femmes, les sœurs, les amantes et les stériles, — après la première stupeur —, menèrent la farandole patriotique. Elles chantèrent la Marseillaise avec les partants, les fleurirent et les abreuvèrent. Parce que leur jeunesse avait accueilli l’hommage des mâles, leur beauté et leur volonté de vivre réclamaient impérieusement leur héroïsme. Certes, elles ne savaient pas à quelle loi naturelle elles obéissaient. Ce droit était tellement indéniable que les adolescents eux-mêmes étaient reconnaissants du sourire dont elles accompagnaient leur ordre de combattre. Et les mêmes êtres, qui, huit jours auparavant, se seraient pâmés devant l’accident d’un inconnu, envoyaient avec pompe leurs hommes à la Camarde. Farouches surveillantes du courage, elles dévisageaient tout ce qui était jeune, fort ou beau dans la rue et tout civil qui ne justifiait pas son inaction par une tare visible, reçut les regards les plus méprisants et les allusions les plus cinglantes.

Ah ! elles ne badinèrent pas avec la mort, nos Françaises, si fines et si frivoles, et elles remplirent merveilleusement leur rôle de policières civiques.

Lorsque la mobilisation fut presque achevée, lorsque les trains transportèrent enfin autre chose que de la chair à canon, les formations sanitaires et charitables essayèrent de s’organiser.

La Belgique retardait l’ennemi au prix d’un martyre sans précédent, et les dernières recrues rejoignaient leur dépôt. C’était le vingt août.

À la gare du Nord, quatre femmes se rencontrèrent, sur le quai, au départ du convoi. Rhœa tout en blanc, religieusement drapée dans le sombre manteau d’Infirmière arborait toutes les croix rouges réglementaires. Munie de papiers très apostillés, elle se rendait à une station à côté de Péronne avec ordre de parfaire une installation de fortune.

Or, le danger ayant passé sur toutes les fautes le flot balayeur de l’épouvante, il parut tout naturel à Jeanne Deckes, qui allait exercer à Longuyon, et à Mme Breton de l’Écluse, qui voulait sauver le personnel de son château, de se réunir et de fraterniser. Le même signe écarlate cerclait leurs bras, et, ni la doctoresse, ni la femme du monde n’auraient fait la misérable, l’injure de la suspecter ! Il y a des bassesses qui dépassent le mépris.

Elles allaient entrer dans un compartiment de 3e classe et se mélanger aux mobilisés quand elles avisèrent un wagon à bestiaux débordant d’hommes enrubannés. Une femme grande et belle serrait, en une étreinte éperdue, la main d’un partant et elles entendirent ces mots :

— Sois tranquille, je saurai les faire vivre, tu les retrouveras beaux et fiers de toi.

Elles crurent toutes reconnaître une voie amie. Elles sourirent en même temps, car Sylvia, devenue Madame Bertol, les saluait, l’œil sec. À peine étaient-elles assises tant bien que mal, qu’un voile blanc et une silhouette trépidante se présentèrent à la portière.

— Personne n’a soif !… Tenez… le 47 ! là-bas, voilà une pomme pour le voyage…

C’était Gilette Destange qui, dès la première heure, avait aidé au service du ravitaillement des gares. Son entrain la rendait précieuse dans ce rôle fatigant, car ses répliques et sa gaieté avaient souvent chassé l’inévitable « cafard » du troupier.

— Tiens ! vous ? Quel bonheur ! comme c’est triste, hein ? Je vous l’avais dit. Mars monte au Zénith ! quel malheur ! Pourvu que les Belges retiennent les Boches jusqu’à la réapparition de Vénus !

— Toujours la même foi dans les astres ? C’est magnifique dit Mme B. de l’Écluse, un peu protectrice, mais en souriant. Que faites-vous à l’U.F.F.

— Vous le voyez, je fais ce que font les fourmis noires dans les fourmilières appauvries. J’excite les guerriers rouges, et je les accompagne dans leurs cercles stratégiques.

— Avez-vous quelqu’un là-bas ?

— Oui, deux fils ! ce qui prouve que l’astrologie n’évite pas les grandes douleurs. Mais ils ont Mars couronné dans leur révolution ; donc, ils reviendront mutilés, peut-être, — mais ils reviendront… N’est-ce pas qu’ils reviendront ? dit-elle soudainement gagnée par l’angoisse de toutes les mères.

— Certainement. Et mon fils aussi, dit en écho l’orgueilleuse B. de l’Écluse, brusquement humanisée.

Le train s’ébranla. Des chants montèrent qui voulaient dominer le bruit du fer et de l’acier, mais ceux-ci étaient les maîtres de l’Heure.

Des baisers volèrent de toutes les portières ; et, sous le soleil torride qui embrasait l’atmosphère, on ne put dire si les mouchoirs étanchaient des larmes ou de la sueur.

L’équivoque permit des retours accablés, mais dignes.

Gilette Destange vidait au hasard des dernières mains tendres — les fruits de sa corbeille, quand elle approcha de Sylvia, le regard rivé dans un autre regard, que seul son cœur reconnaissait au loin. Puis, il y eût comme une cassure, le rayon de tendresse mourut, et la femme porta les mains à son cœur.

— C’est fini, je ne le verrai plus, prononça-t-elle à demi-voix.

— Mais non, mais non, rien ne finit, tout recommence ! répliqua Gilette Destange que cette détresse remuait. Ne restez pas au milieu de ce remous, et surtout, mêlez-vous au drame, chère Madame. L’action absorbe toutes les larmes.

Les deux femmes se perdirent dans le grouillement de la foule, muette et douloureuse.



CHAPITRE VII


Le recul des jours estompe trop vite, hélas, la notion de ce que fut, à cette époque, le service de santé. C’est à cette branche de la guerre de l’antimilitarisme fut surtout néfaste. À force de chanter l’Internationale dans les casernes et de croire à la fraternité des peuples, le Français avait fini par se convaincre que nul bourreau couronné n’oserait donner le signal de la boucherie. Ne désirant pas la bataille, il n’avait pas pris ses mesures pour les victimes du combat ; aussi, les premiers blessés durent leur salut, bien plus à l’initiative privée, qu’à l’organisation militaire.

Cette incurie ne fut heureusement que momentanée, mais elle explique bien des mécomptes.

À Amiens, un contrôleur zélé, ergotant sur une signature, obligea Madame Breton de l’Écluse à changer de train et à Soissons, Jeanne Deckes à son tour, se sépara de Rhœa. Celle-ci devait arriver, après vingt heures de voyage, à Épehy.

Le contact des mobilisés, et l’ambiance d’héroïsme amollirent peu à peu les résolutions de la sage-femme durant l’interminable trajet. Tous ces cultivateurs, tous ces ouvriers, ces employés, la regardaient et lui souriaient avec des lèvres et des yeux d’enfants. Ils allaient au sacrifice comme à une partie de boules, et, comme elle savait l’implacable férocité ennemie, il lui sembla vivre dans un préau d’abattoir. Les moutons que l’on amène à la Villette ont la même incompréhension de l’avenir, et leur rudiment de cerveaux rêve sans doute de pâturages fleuris et d’étables tièdes au moment où l’immolation est la plus proche. La mission de haine qu’il lui fallait remplir l’écœura de nouveau profondément.

— Mais après tout, pourquoi obéirais-je ? Je hais un homme, pensa-t-elle et non les hommes. Ceux-ci, je les aime, ce sont des innocents !

À Bernicourt, le convoi s’étant arrêté plus de vingt minutes, elle avisa sur le quai de la modeste station un voyageur de belle stature, mais les tempes grisonnantes. Il exhibait à l’employé des papiers — qui durent satisfaire son contrôle, — car, avec des marques de déférence, ce dernier le conduisit vers un compartiment où il le casa tant bien que mal.

Rhœa descendue pour dégourdir ses jambes ankylosées par tant d’heures d’immobilité suivit des yeux la silhouette de cet homme. Cela remuait en elle de vagues souvenirs, et cependant, rien ne se précisait en son esprit. Comme elle en avait le temps, elle passa régulièrement devant la portière où venait de disparaître l’homme. Au second va-et-vient, leurs yeux se croisèrent, et alors, ce fut l’ahurissement. Celui qui partait, une mince valise à la main, c’était Marcel Dumont, dont l’amour et la trahison avaient déterminé toutes les erreurs de conscience de Rhœa. Elle s’enfuit ; mais lui, l’avait reconnue et il courut à elle.

Ceux qui se souviennent encore de l’émotion de ces heures terribles, n’ont pas oublié que toute rancune disparaissait alors, et que les ennemis les plus irréconciliables se tendaient la main, et se rapprochaient en un instinct de groupement. On se serrait, on s’appuyait les uns sur les autres pour faire masse contre le danger… Et puis… tout semblait si mesquin des anciens drames individuels…

— Permettez-moi de vous saluer, Madame, dit-il en la rejoignant. Je vois que vous aussi, vous allez au devoir.

— Mais, fit Rhœa, laissant tomber des doigts tremblants dans la main qu’on lui tendait, il me semble que vous avez dépassé l’âge du service.

— Non, non… souvenez-vous, j’étais un peu plus jeune que vous, autrefois. Maintenant, je suis beaucoup plus vieux, car vous êtes toujours jolie, tandis que moi…

Il la laissa quelques secondes faire le tour des ravages que les ans et la fête avaient marqué sur son visage en rides profondes et en boursouflures cruelles.

— Mais je suis encore un peu là pour flanquer une raclée à ces brutes. Je serai à Péronne dans trois heures, on m’équipera et en avant la musique…

— C’est de la plaisanterie, ceux de votre classe ne sont pas encore appelés.

— Je ne vous surprendrai pas beaucoup en vous disant que je dois être victime du désordre et de l’affolement des bureaux. Mais y aller maintenant ou plus tard… j’aime mieux que cela soit tout de suite.

La cloche sonna. Les irréductibles d’antan échangèrent des vœux, et Marcel Dumont mit dans son étreinte la particulière inconscience de son sexe. C’est lui qui sembla condescendre à pardonner le mal qu’il avait fait. Il souriait encore, très heureux de ce rapprochement, que Rhœa — remontée dans son wagon — laissait au contraire déborder sur ses joues des larmes silencieuses.

— Quel sortilège réside donc en l’amour ? pensait-elle rageusement. C’est pour ça, c’est à cause de cet homme que je me suis jetée dans l’odieux. Mais il est laid ! mais il est quelconque ! et la fatigue de ses traits indique suffisamment que, pour lui, l’amour ne fut jamais qu’un assouvissement ! Ah ! pourquoi nos mères nous cachent-elles la vérité… Pourquoi le geste d’union a-t-il été déplacé dans l’échelle des proportions sentimentales ? Les mots, toujours et jamais sont les démons de toutes les langues, car tout est éphémère, surtout l’amour. Nous nous entêtons à bâtir une éternité sur un éclair.

À la gare de Péronne, Marcel Dumont salua de loin le voile blanc de Rhœa ; lentement, elle inclina la tête. Nul trouble de la chair ne ressuscita dans son être ; celui qui se démenait dans la foule, là-bas, c’était une forme dont le contact l’avait pourtant émue jadis. Il ne lui restait de leurs enlacements que le souvenir d’une fraîcheur sur une brûlure, un peu comme le bien-être d’un fruit mûr sur des lèvres altérées. Quand il disparut, elle reprit sa méditation.

— C’est pour ça, pour ça… répétait-elle, atterrée !

Puis elle revécut son premier crime.

Une femme était venue, le ventre déformé déjà, et s’était mise à pleurer sur le même abandon qu’elle pleurait elle-même. Toutes deux avaient paré les réalités de l’amour des colifichets dangereux que vendent les feuilletons populaires, et les romans ineptes. Le philtre qui tient dans le mot « toujours » les avait grisées et la haine de l’adverbe « jamais » les fouaillaient de tentations malsaines. Exagérant leur état de victimes, elles crurent s’entr’aider ; et le premier crime s’accomplit.

Quand le fœtus de trois mois et demi s’étala sur la couche, — mort et déjà si nettement esquissé, — la mère et la faiseuse d’anges s’indignèrent. « Oh ! les hommes ! les hommes ! » dirent-elles ensemble ! Et l’illogisme de leur exclamation ne leur apparut point.

Aujourd’hui qu’elle repassait sa vie et que le grand épervier de la guerre planait sur sa raison, la grande ombre de mort voilait le soleil d’amour ; et elle regarda le passé. Et elle comprenait. Une grande indulgence montait en elle pour ces hommes qui étaient obligés par la nature, — bien plus que par la loi, — d’aller se faire tuer aux heures des grands équilibres. La mort sanglante était le tribut de l’inégalité d’effort dans la perpétuation de la race.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand elle débarqua à Epehy son état d’esprit était complètement changé et sa résolution était prise de revenir dans le droit chemin. Quoi qu’il dût advenir, elle ne trahirait pas. Mais dès la gare, un homme avec brassard la dévisagea, et soudain, traça lentement dans l’air le signe du 7.

Mme Rhœa ? dit-il.

— Que vous importe ?

— Violet ?

— Religion, répondit-elle vaincue.

— Jaune ?

— Science ! c’est bien moi… Allons.

Ce dialogue se perdit dans la bousculade de la sortie ; et il faut avoir voyagé à cette période de l’invasion pour en connaître le désordre et le vacarme.

— Je vais vous accompagner à l’école qu’on transforme en hôpital. Il faut que vous m’y fassiez admettre au besoin, comme balayeur ; ce ne sera pas pour longtemps, nous avançons, nous avançons ! Dans huit jours Paris sera pris.

Ces derniers mots furent prononcés entre les dents, tandis qu’à droite et à gauche, la Marseillaise, le Chant du Départ et l’air de Sambre-et-Meuse montaient de la foule transpirante et énervée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le flot rouge déferlait depuis 24 heures sur toute cette partie de la France. Des cacolets, des autos, des fourgons déposaient avec de très rudimentaires précautions les blessés dans les pseudo-hôpitaux, qui s’ouvraient au petit bonheur. L’école laïque Rhœa fut emmenée regorgeait de moribonds et manquait de l’organisation la plus élémentaire. Une vaste pièce claire, qu’on n’avait pas eu le temps de nettoyer, servait de salle d’opération à deux médecins, l’un civil, l’autre militaire. Tour à tour, ils se relayaient, donnant le chloroforme ou coupant la chair vive tandis que des infirmiers improvisés, (plus experts en menuiserie ou en terrassement qu’en hygiène) exécutaient déplorablement les ordres donnés. Aussi, quand apparut sur le seuil la robe blanche de Rhœa, l’homme de science dont les mains étaient sanglantes lui sourit :

— Enfin, quelqu’un du métier ! merci d’être venue. Vos papiers ?

— Voilà !

— Très en règle ! Vous voyez le désarroi ? Aidez-nous et sauvons le plus d’hommes possible. Je les confie à votre cœur plus qu’à votre compétence car vous serez gênée par l’absence de pharmacie. Allez, Madame, et commencez par les piqûres antitétaniques ; tant qu’il y aura du sérum, usez de la mesure préventive.

— Ne pourrai-je me faire aider par mon parent, insinua-t-elle ?

— À quel titre ?

— À celui d’infirmier bénévole s’empressa de dire le Tétraëdre. J’ai pris jadis des inscriptions et, si je puis vous être utile, tout mon dévouement vous est acquis.

— Merci, Monsieur, faites donc régulariser les écritures par le gestionnaire, je signerai à l’heure du dîner.

Ce rapide entretien avait lieu dans l’atmosphère infernale que formaient les émanations du chloroforme, les 32 degrés de chaleur, qui sévissaient en cette fin d’août, les relents de pus et les bouffées de formol. Pendant que les effluves de cette salle d’hôpital prenaient à la gorge, les plaintes d’un patient troublaient l’attention. Comment songer à se garer des espions quand des bras et des jambes gisent sur le parquet, et que, sur une table, râle un malheureux, le ventre horriblement ouvert.

Les rumeurs étaient affolantes. Les Allemands, après avoir bousculé les Belges et les Français, marchaient sur Péronne pour atteindre, Chaulne ; s’ils y arrivaient, c’était le recul de toute l’armée française. Le canon faisait rage à cinq kilomètres, et l’air sur-saturé de poudre sur la ligne de feu, rejetait parfois sur la petite bourgade des tourbillons irrespirables.

L’affilié qui s’était imposé à Rhœa possédait un livret militaire irréprochable, et, — bien que son visage ne portât pas plus de 40 ans, — son acte de naissance en accusait 50. Il déclara se nommer Castagne, et nul plus que lui ne paya de sa personne. Il fut la providence des blessés pendant toute une journée, et quelle journée ! Vers le soir, au moment où, harassée, l’infirmière-major commençait à se dévêtir, on vint en hâte la prévenir qu’un colonel attendait des soins sur une civière. Il n’y avait plus qu’un lit de libre le sien, et il est juste de dire qu’elle l’offrit sans hésiter.

— Transportez ici, dit-elle simplement, en remettant le bandeau sur ses cheveux.

La pièce qu’on avait réservée à la sage-femme donnait sur le dortoir où vingt estropiés déliraient de fièvre, criaient à chaque vibration, ou soufflaient lourdement du sommeil des exténués. Leurs faces exsangues ou congestionnées creusaient d’invraisemblables traversins faits de capotes souillées ou de paille luxueusement recouverte d’un mouchoir à carreaux. Et, dans la demi-lueur que projetait une lampe pigeon accrochée au mur, Castagne aperçut beaucoup de regards pleins de larmes. Quand Rhœa s’était dirigée vers sa cellule — plus que sommairement meublée — tous ceux qui veillaient avaient murmuré :

— Merci, Madame, merci !

Comme cette croix rouge apaisait leur détresse ?

Quelle douceur pour ces damnés que cette présence de femme, et combien filiale était la confiance qu’ils avaient en elle. Dans une montée de fièvre, l’un ne l’avait-il pas appelée « Maman ! ». Et, dans la torpeur du réveil, après chloroforme — un charretier de 45 ans n’avait trouvé que ce même appel : « Maman ! » Toutes ces mains d’artisans aux ongles déchiquetés, noires, caleuses, s’étaient tendues vers elle, avaient imploré comme celles d’enfants, le secours de ses menus soins. Une épingle déplacée, une potion donnée, une gorgée d’eau permise avec des mots câlins, ils n’en demandaient pas davantage dans l’écho de la bataille.

Quand le brancard entra chez elle, Rhœa comprit d’un coup d’œil que le héros qui gisait là n’avait que quelques minutes à vivre.

— Ne remuez pas le blessé ; allez chercher le major du 31e. Courez, Dardenne ; vous, Dabadie, allez me chercher de l’ouate et de l’eau oxygénée.

Les yeux clos, le blessé restait sans mouvement, mais bientôt, il porta la main sur sa blessure ; elle saignait d’un petit orifice situé en plein poumon gauche.

— Le gestionnaire ! fit-il avec autorité, mais la voix à peine timbrée.

— Il doit dormir à bout de forces, colonel !

— Et le major ?

— Lui aussi repose sans doute : depuis vingt heures, il n’a pas cessé d’opérer.

— Alors, vous… écoutez… Je vais mourir, je le sens. J’ai là dans la poche de mon dolman des ordres et des plans qu’il faut cacher ou détruire. Les Allemands sont sur nos talons ; ils seront ici dans deux heures, et il ne faut pas, entendez-vous, que ces papiers les guident. Prenez !…

Rhœa se pencha vers le mourant ; dès qu’elle eut défait trois boutons, la douleur fit gémir le colonel.

— Mais, allez donc, ordonna-t-il du regard plus que de la voix.

Alors, vivement, elle acheva d’ouvrir le dolman, vida la poche indiquée, et, sous les yeux du martyr, enfouit les papiers dans son corsage.

— Détruire !… insista-t-il dans un souffle. Détruire… j’ai aussi là…

Les yeux chavirèrent, une mousse rouge monta dans un hoquet, déborda sous la moustache grise, puis une lente convulsion fit arquer le buste qui se détendit et s’affaissa.

Castagne, que les fatigues de son rôle avaient terriblement lassé, ne se réveilla que secoué à plusieurs reprises par le brancardier qui lui demandait où se trouvait l’eau oxygénée. Il ne se décida à se lever qu’à la résonnance du mot « colonel » lequel fit tressaillir son âme d’espion. Il accourut.

— A-t-il parlé ? fit-il tout de suite.

— Oui, éluda Rhœa. Les Allemands seront ici dans deux heures.

— A-t-il des papiers.

— Cherchez !…

L’immonde personnage s’accroupit. De la poche gauche, il enleva un portefeuille, et, de la ceinture, de l’or avec un petit papier précieusement roulé.

La voix du major approchait. Castagne passa rapidement le papier à Rhœa, garda l’or et tendit le portefeuille au docteur qui entrait.

— Le diable vous emporte ! fit l’homme de science ; me déranger pour un macchabée. Tas d’idiots ! Je vous apprendrai à me f… la paix. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ce portefeuille ? Je ne suis pas gestionnaire, moi, bougres d’imbéciles. Je fous le camp.

— Major, interrompit Rhœa, les Allemands seront ici dans deux heures.

— Qui vous a dit cela ?

— Lui !

Et elle indiqua le mort.

Castagne, la tête baissée, s’affairait à donner une pieuse attitude au cadavre.

— Dans deux heures ?… C’est autre chose… Alors, je reste. Allez chercher Ruard.

Ruard était le médecin qui assistait le major.

— Allez-y tout de suite, vous, l’infirmier bénévole, qui connaissez la ville. Il ronfle dans la grange du père Mercier. Allez…

Des ordres brefs éloignèrent Dardenne et Dabadie et, comme sous la lampe fumeuse les yeux vitreux du colonel semblaient encore commander, Rhœa ouvrit sa blouse, prit les papiers qu’elle y avait cachés et, la voix basse, dit :

— Prenez, Major, le mourant en a recommandé la destruction. Ceci entre nous ! Chut !

Il feuilleta les documents et s’exclama.

— En effet, c’est urgent ! Venez !

Ils passèrent dans la pièce affectée aux pansements, et, dans un poële rouillé, brûlèrent les ordres de l’État-major.

Castagne survint comme la flamme noircissait le dernier document. Il entraîna sa complice :

— Qu’a-t-on détruit ?

— Je ne sais… des papiers, fit-elle évasivement.

Brutalement, il lui broya le poignet et fouilla dans son tablier.

— Ah ! dit-il. Je ne sais pourquoi, j’ai cru que j’allais devoir vous tuer… mais non, le papier est toujours dans votre poche ! Ne le perdez pas… J’y veillerai d’ailleurs.

Minuit sonna dans le calme solennel de cette admirable nuit d’été. De quelques fenêtres ouvertes montait le concert nocturne des bestioles des jardins. Au loin, dans un étang, des grenouilles croassaient, et les toits, baignés de lune, semblaient n’abriter que du bonheur.

Pourtant, un bruit sinistre troubla sourdement le silence. Confus d’abord, on perçut bientôt le rythme d’un galop effréné, et des stridences d’acier déchirèrent les airs. Ce bruit se rapprocha, s’enfla jusqu’à devenir un tonnerre, et le coup de fusil qui partit — sans doute d’une de nos sentinelles — mit sur ce grondement la sécheresse d’un coup de fouet.

Ce fut le signal de l’horrible. Une mitrailleuse égrena sur la route son chapelet macabre, l’air s’emplit de cris inhumains et surhumains et les Lebel firent une terrible besogne. Un instant, nos soldats se crurent vainqueurs et déjà, les hommes se félicitaient de leur succès, lorsque des uhlans débouchèrent à droite et à gauche de nos forces, cernant le village et allumant les premiers incendies.

Quand l’aube se leva, des maisons brûlaient, des blessés hurlaient sous les ruades des chevaux agonisants, et des gamins demi-nus fuyaient devant la botte et la baïonnette des Germains. Les femmes se groupaient en théorie lamentable : tandis que les vieilles priaient, les jeunes cachaient leurs poupons dans les plis de jupons en guenilles.

Le Maire parlementa avec l’envahisseur pendant que — tassés sur une petite place — les soldats français désarmés se tordaient désespérément les bras.

— Où pouvoir mettre mes blessés coucher ? lui dit un officier prussien.

— À l’École. Il en est un hôpital presque installé, intervint un feldwebel en allemand très pur.

C’était Castagne qui paradait maintenant en uniforme. Un dialogue bref suivit cette réponse et des salutations soulignèrent une présentation.

— Prenez des hommes et évacuez tous les lits ! ordonna l’officier.

Dans l’ambulance, tout le monde haletait et le silence pesait, comme si le moindre mot eût pu déclancher le malheur. Des pas scandés rasèrent les murs de l’école, et la porte céda sous une poussée irrésistible. Le major était droit et calme au milieu du dortoir, ses infirmiers attendaient derrière lui, et Rhœa plus pâle que sa blouse, se penchait sur un malheureux. Castagne, la cravache haute, fit une entrée de cabotin et profita de l’ahurissement que causait sa métamorphose pour crier :

— Emparez-vous des officiers et f… tout ça par la fenêtre.

Comme les soldats n’obéissaient pas, il s’aperçut qu’il avait, par habitude, parlé en français. Il répéta son ordre en allemand, et les brutes se précipitèrent sur les moribonds, les frappant, les piétinant à coups de talon et les égorgeant.

Rhœa, pendant la scène d’ignominie, s’était réfugiée dans sa chambre. C’est évanouie, — près du cadavre du colonel — que les nettoyeurs d’hôpital la soulevèrent sans égards et la jetèrent à son tour sur le tas des mourants, dans la rue.

L’école n’avait qu’un rez-de-chaussée, et le monceau des martyrs adoucit et raccourcit sa chute ; le choc la tira seulement de sa syncope.


CHAPITRE VIII


Quand Rhœa reprit connaissance, elle vit, à dix centimètres de son visage la plaie hideusement rouverte d’un blessé dont le pansement avait été arraché pendant la lutte. Elle détourna la tête, et sa joue frôla l’épaule cireuse et glacée d’un agonisant. De la gorge ouverte du malheureux coulait en un gargouillement sinistre un liquide rouge et glaireux qui souillait tout autour de lui. Elle se dressa dans un sursaut de dégoût, de terreur et de pitié. Alors, la voyant se remuer, des survivants tentèrent des gestes désespérés de délivrance.

— Au secours ! râlaient les suppliciés.

Elle n’était pas encore complètement debout, que surgirent de la rue proche, des ennemis, baïonnette sanglante en avant. Ils étaient conduits par un énergumène galonné. Son allure rageuse s’accéléra dès qu’il vit bouger quelque chose dans la pénombre et il ordonna :

Tötet (tuez).

Ses hommes, écumants de peur et de folie pointèrent l’acier de leurs armes, et dix lames convergeaient vers l’infirmière quand une soudaine inspiration lui fit crier :

— « Tetra ! »

— « Halt » fit aussitôt le lieutenant.

Les brutes s’immobilisèrent. De l’intérieur, Castagne ayant entendu le cri des affiliés accourut à la fenêtre. Quelques mots furent échangés entre le vainqueur et l’espion, et c’est avec une relative douceur qu’on poussa la femme dans l’intérieur de l’école. Les assassins de tout à l’heure y installaient placidement les lits et tiraient soigneusement des lambeaux de draps maculés. Nul mot ne pourrait traduire l’état physique et mental de celle à qui l’officier demandait maintenant :

— Vos papiers !

Par malheur, le gestionnaire ne les lui avait pas rendus dans la journée et elle était incapable de montrer la minuscule pyramide que les Tétraèdres avaient ajouté aux paraphes officiels.

— Vous… être une farceur ! dit le soudard soupçonneux.

— J’ai vu le signe, affirmait Castagne.

— Vous… silence… Je suis votre supérieur ! Donnez papiers ou fusillé ! Prouvez Tetra ou fusillée !

Rhœa ne pouvant satisfaire à cette exigence et lasse d’une lassitude inouïe, haussait à peine les épaules. Elle demeurait hébétée, les bras ballants.

— Eh bien… vous obéir ?… Papiers ?  ? Non ? an die maur !

Et des poings s’abattirent sur elle.

— Le papier du colonel, souffla Castagne.

L’infirmière fouilla dans son tablier, chercha un instant et finit par sentir le petit morceau de vélin sous son mouchoir. Elle le tendit nonchalamment sans avoir la conscience précise de son geste et ignorante d’ailleurs de ce que contenait le document. L’officier arracha plus qu’il ne prit la boulette informe qu’on lui offrait et ajusta son monocle.

— Oh ! gut ! gut ! sehr gut ! Kolossal ! hoch ! hoch ! Relâchez Madame, dit-il.

Puis il se replongea dans le déchiffrage du papier appelant parfois Castagne à son aide. Leur joie — pour s’exprimer dans leur idiome national — n’en fut que plus lourde et plus débordante.

— Qu’ai-je donc livré ? pensait Rhœa que ces cris réveillaient d’une stupeur à peine lucide.

Le remords secoua vaguement sa fatigue, et elle crut esquisser un geste pour se jeter entre les deux bandits ; elle souhaitait leur arracher l’écrit. Mais ses jambes n’obéissaient plus. Ses mains remuèrent à peine deux doigts et elle resta sur place, muette et l’œil atone.

— Ce que… vous désirer… moi permettre, lui proposa le lieutenant au bout d’un moment.

— Ce que je veux ? Eh bien, je veux… Je veux dormir ! articula-t-elle avec effort.

Deux des Saxons qui se disposaient à la fusiller tout à l’heure, le soutinrent, sur un signe de Castagne, et l’entraînèrent.

Elle ne sut jamais comment elle était entrée dans la chambre où elle se réveilla vingt deux heures plus tard.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une brave femme lui servit une tasse de lait dont elle se délecta, et ce lui fut un bien-être que de trouver propres et repassées sa robe, sa blouse et toute sa tenue d’infirmière. Tout en s’habillant, elle interrogea sa logeuse.

— Ah ! ma bonne dame, ça va mal ! nous sommes trahis ! Paraît qu’on a volé des renseignements à un officier supérieur et qu’on les a remis aux Boches. Ils savent maintenant des secrets importants… Si ce n’est pas une misère de penser que des Français soient assez lâches pour livrer leurs frères.

Pendant ce temps, Rhœa que la honte gagnait au point de ne plus oser regarder la vieille, avait procédé à sa toilette. Quand elle eût piqué la dernière épingle à son tablier, elle osa s’enquérir.

— Qu’a-t-on fait des blessés français ?

— Jésus, Marie ! Tous ont été massacrés et j’espère que leurs mères ignoreront toujours leur agonie, car elles en mourraient.

— Et… l’armée ?… en a-t-on des nouvelles ?

— Écoutez vous-même. Le combat recommence. Il y a eu seulement deux heures d’accalmie depuis votre sommeil ; mais, hélas ! le bruit s’éloigne de plus en plus ; nos hommes reculent, c’est certain.

En effet, le canon rugissait à intervalles réguliers et chaque monstre d’acier semblait posséder un timbre particulier. L’un grondait, l’autre crachait et certains éructaient des sons formidablement rauques, comme ceux que l’imagination place dans la gorge des bêtes de légende. Toutes les autres vibrations de la bataille se fondaient en une rumeur que le vent portait jusqu’à Epéhy, et cet écho — pour si affaibli qu’il fût — glaçait d’épouvante jusqu’aux animaux.

— Où allez-vous ? dit l’hôtesse, voyant sortir Rhœa.

— À l’hôpital, madame.

— Il n’y a plus que des Boches à l’école !

D’un geste théâtralement évasif, elle montra la croix rouge de son brassard et s’enfuit.

— Merci ! cria-t-elle de la rue.

Au fond d’elle-même, un seul désir la lancinait : fuir ! et sans savoir comment elle y parviendrait, toute sa volonté se tendit vers l’horizon. Justement Castagne la rencontra.

— Je vous cherchais, dit-il, sans formule de courtoisie. Il nous faut une femme pour aller à Épernay remettre un message à von Falken. J’ai répondu de vous d’après les renseignements fournis au Service par le docteur Horn. Venez !

Une joie immense éclaira les traits de la sage-femme pendant qu’on lui donnait un sauf-conduit et surtout le Sésame suprême du mot de passe ; elle berçait sa pensée du projet d’évasion définitive.

Elle traverserait les lignes allemandes, et puis elle irait loin, très loin de France, au bout du monde. En effet, lestée d’un rouleau d’or ; volé sur le colonel, et qu’on lui remit, elle partit à deux heures de l’après-midi sur une auto militaire qui la déposa à Péronne vers cinq heures. Là, devaient commencer ses tribulations.

D’abord, elle se trompa de route, et la nuit vint sans qu’elle rencontrât autre chose que des ruines fumantes et des rues de villages déserts. Les premiers cadavres isolés qui lui apparurent au crépuscule la glacèrent de terreur. De loin en loin, éclataient à quelques cents mètres d’elle, des coups de feu qui la clouaient sur la route. Mais, les jambes fourbues, elle s’acharnait à se diriger vers le point du ciel où le dernier nuage se dorait encore d’un peu de soleil. Puis toute la nature s’enveloppa de gris clair et les champs et les bois s’animèrent sous la brise du soir. Les blés roussis par la chaleur exceptionnelle de cette année terrible ondulaient lourdement, et les arbres grinçaient comme des balançoires un peu rouillées.

Un fruit, tombant aux pieds de Rhœa lui rappela qu’elle n’avait pas dîné, et elle s’assit sous un arbre. Des prunes trompèrent la faim qui la tenaillait. Puis elle reprit le chemin le plus large qui s’offrit à son regard. Elle alla longtemps droit devant elle. Quelques maisons se dressèrent bien sur sa route, mais nul être humain ne les habitait plus ; seuls, des poules, des canards et des chats accueillaient son entrée par un charivari que l’ombre rendait menaçant ; elle s’enfuyait chaque fois plus loin, plus loin, l’âme éperdue.

Vers onze heures, la lune éclipsait, au firmament, la lueur des plus belles étoiles, quand elle perçut des arbres déchiquetés et des squelettes de masures. D’abord, elle s’arrêta court, parce que ses nerfs n’avaient plus qu’une bravoure factice. Des animaux égarés l’avaient plusieurs fois apeurée pendant sa longue marche, mais jamais elle n’avait encore été mise en garde par de semblables relents. Poudre, chair, cuir, crottin, tout cela se dégageait de l’air, venant de ce point d’horizon. Reculer ? La longueur de la solitude déjà parcourue la rebuta. Avancer ? Elle hésitait.

Et voilà que du fond d’un fossé, — comme si une bête énorme s’y remuait, — un bruit sourd la fit se rejeter en arrière. Cela se termina par une plainte.

Trinken ! trinken ! disait une voix rauque, épuisée, lamentable.

La peur décida pour elle ; et ce fut en courant et en se bouchant les oreilles qu’elle se lança en avant. À partir de ce moment, sa raison se débattit dans l’effroyable.

La terre, tout autour d’elle, était creusée d’entonnoirs que bordaient des corps renversés, et sur lesquels la lune faisait jouer des reflets d’armes brisées. Des morts entassés, dans le désordre tragique de la défaite, avaient les pauses disloquées de pantins géants ; et cela s’étendait indéfiniment. Il y avait là des centaines d’êtres couchés pour jamais. Et quand elle osa regarder autour d’elle, ses yeux s’hypnotisèrent sur les tâches pâles des visages révulsés. Un petit rire lui vint aux lèvres.

— Je rêve, dit-elle à mi-voix, je vais me réveiller. Mais son rire mourut, parce qu’autour d’elle, l’immobilité qu’elle avait crue complète n’était qu’intermittente. Des souffles haletaient ; et, de temps en temps, un sanglot troublait le silence : « Maman ! » disait un adolescent ; « Maman ! » râlait un adulte.

— Maman… Maman !…

Il montait de partout cet appel de l’homme qui expire : Maman ! c’étaient les entrailles bénies ! Maman ? c’était le berceau. Maman… c’était la Vie… La vie !… Ah ! comme elle comprenait tout ce que contient le don de l’existence au milieu de ces agonies suppliantes.

Et c’est dans ce décor d’enfer que la faiseuse d’anges déplora pour la première fois ses crimes, et que le remords s’abattit, implacable, sur son âme en déroute.

Soudain… très loin d’elle, au sommet d’un vallonnement, elle distingua des écumeurs de cadavres. Ils se baissaient vers les corps inertes et les volaient. Parfois, un coup de revolver achevait un blessé, et, chaque fois qu’une détonation éclatait, rien ne bougeait plus dans la plaine. Seuls, quelques délires bravaient le danger des paroles.

— Marie ! garde la petite ! fit une voix près de l’infirmière.

— Chut ! malheureux, dit-elle rudement.

— Marie ! garde la petite ! s’entêta le fiévreux inconscient.

La peur des détrousseurs lui fit raser les endroits lumineux, et elle buta pendant deux heures contre les victimes de cet holocauste national. Mais tout finit, même les charniers, et elle parvint enfin dans un espace de terrain où l’entassement des corps était moins compact. Bientôt, elle n’entendit plus l’appel suprême, et il lui sembla qu’elle était sauvée de sa propre conscience. N’ayant plus le stimulant de l’effroi, sa fuite se ralentit : un pan de mur écroulé se dressa soudain à sa droite, elle s’y traîna ; et c’est contre des pierres branlantes qu’elle s’affaissa.

Quelques nuages se paraient au ciel des franges roses de l’aurore, quand les chevaux d’une patrouille martelèrent le sol de la cadence de leurs pas. Ce bruit secoua la torpeur de Rhœa qui se frotta les yeux. Voyant auprès d’elle une fleurette épanouie, elle crut positivement avoir rêvé, et sourit. Mais, là-bas, sur la route, où des soldats avançaient, elle ne reconnut pas l’uniforme français et son cœur se serra. Subitement dressée, elle se dissimula, — tout en contournant les gravats, — les yeux fixés sur les uhlans et sans s’inquiéter de ce que ses pieds pouvaient fouler. La troupe de cavaliers passa sans la soupçonner ; et elle se disposait à poursuivre sa course, quand elle se sentit tirée par le bas de sa jupe. Elle baissa les yeux et ne put retenir une exclamation. Un moribond, à demi enseveli sous des pierres avait saisi sa robe avec les dents, n’osant ni se plaindre, ni appeler. Il s’excusa à voix basse :

— Pardonnez-moi, Madame, j’ai les deux bras cassés et le flanc droit ouvert. Mon ordonnance m’avait mis à l’abri derrière cette bâtisse, mais un obus a précisément éclaté sur le toit.

— Puis-je quelque chose pour vous, dit-elle.

— Oui je vais mourir… Je me suis bien battu et je voudrais savoir… si on les a repoussés…

Rhœa baissa la tête.

— Tant pis… d’autres y parviendront !… Je vais mourir, mais auparavant… je voudrais embrasser ma mère !… Je la porte, là, sur mon cœur… dans un calepin… je vous en prie… cherchez…

Elle fouilla vite dans la petite poche extérieure du dolman, et sentit bientôt sous ses doigts le carton d’une photographie. Elle la porta pieusement aux lèvres du héros.

— Mais… fit-elle, ayant regardé le portrait… Mais… c’est madame Lartineau ?

— Vous la connaissez ?… Dites-lui que je suis tombé au champ d’honneur, et qu’elle peut être fière de moi… Mes frères essuieront ses larmes.

— Et votre père ?

— Mon père ?… Un soldat… La France le consolera, car elle sera victorieuse ! Encore, maman… je vous prie.

Ses lèvres violacées semblaient aspirer l’image et c’est avec les seuls mots de Dieu, et de « Maman » en guise de viatique, qu’il s’enfonça dans le mystère de l’Eternité.

— Oh ! blasphéma la faiseuse d’anges, pourquoi mettre des enfants au monde, puisque voilà ce qu’on en fait ?

Mais la noblesse de cette mort de Saint Cyrien ripostait victorieusement :

— « Pour sauver la France ! »

Et des larmes jaillirent qui inondèrent son visage. Seulement, ces pleurs ne détendirent pas assez ses nerfs que le paroxysme de l’horreur avait porté au maximum de la tension. Elle se signa, et, — telle une automate — s’achemina vers la route. Dès lors, elle ne vit plus rien, n’entendit plus rien de ce qui l’environnait, et, toute à ses souvenirs nocturnes, elle aussi murmurait :

— Maman !… Maman !…

Elle pleurait, elle riait en prononçant les syllables berceuses, et la folie menaçait son cerveau quand elle arriva à Chaulnes, empuanti déjà des cadavres de la veille.


CHAPITRE IX


Tout ce qui lui restait de lucidité fut employé par la misérable à se souvenir des mots magiques qui devaient la protéger. Elle avait hâte de gagner au plus tôt Épernay pour y trouver von Falken, lui remettre le message au chiffre géométrique et obtenir de lui la possibilité de rentrer à Paris.

À Chaulnes, les vainqueurs la juchèrent sur un camion automobile qui la laissa à la Fère. Là, elle apitoya un particulier qui la prit dans sa limousine jusqu’à Fismes, et de Fismes à Épernay, il lui fallut employer tous les moyens de transport qui s’offrirent ; enfin, le 27 août au soir, elle sauta de la voiture d’un maraîcher devant un hôtel sis dans la rue principale. Il régnait dans la ville une agitation de déroute ; des femmes se glissaient furtivement de porte en porte, les rues se vidaient à l’apparition de quelques hussards en patrouille, et la consternation pâlissait tous les visages, mais la fatigue l’emporta sur la sage-femme, et elle se coucha sans essayer de rejoindre le général allemand. Un lit lui parut une douceur sans pareille.

Elle dormait profondément quand une rumeur l’éveilla. Elle courut à sa fenêtre. Il était sept heures du matin, et elle vit venir de l’Est, dans un brouillard, un long serpent gris-vert, gigantesque, avec des scintillements d’acier qui donnaient à sa reptation, une beauté terrifiante. Comprit-elle exactement ce qui s’offrait à sa vue ?

Depuis l’avant-veille, sa raison n’avait plus que des intermittences de clartés.

— Le dragon de Vichnou ! dit-elle. Le brahmane Nida l’avait annoncé. Comme il fait du bruit en marchant… J’ai peur…

Ses cheveux grisonnants lui tombaient par mèches lourdes sur les épaules et sur la face. Débarquée sans bagage, elle n’avait point de toilette de nuit, et sa chemise laissait largement entrevoir ses épaules encore nacrées. Elle s’accroupit contre le chambranle de la fenêtre.

Le grondement avançait… avançait… et peu à peu, du bourdonnement, se dégagea un rythme de pas ; mais ce n’était pas le piétinement cadencé de nos troupes ; on eût dit d’un fléau infernal écrasant la moisson.

— Il chante !… il chante !… murmura-t-elle soudain.

En effet, une musique résonnait au lointain. Une mélodie de marche guerrière finit par se dégager et par emplir l’atmosphère de son enthousiasme triomphal. Rhœa se releva, et, précautionneusement, se pencha vers la rue.

Les Allemands défilaient, musique en tête et au pas de parade, dans Épernay. Les officiers et les hommes vêtus de sobres uniformes bien astiqués, bravaient du regard les indigènes médusés. Les pieds et les dents de ces êtres hostiles prenaient une importance hallucinante. Et il semblait, — vue d’en haut — que toute la croupe de l’immense bête, formée par l’ensemble, était armée de milliers de bouches dévorantes. Un tremblement d’effroi saisissait les plus braves ; et ce grelottement, c’était celui qui glace toute victime, alors quelle redoute d’être choisie par l’Appétit en chasse.

— La Garde ! la Garde prussienne ! dit une voyageuse affolée, en se précipitant dans la chambre de Rhœa. J’ai peur. Permettez-moi, Madame, de rester ici !

— Certainement, fit Rhœa que cette présence réconfortait.

Machinalement, elle revêtit sa blouse d’infirmière et les deux femmes revinrent à la fenêtre.

— La Garde ! la Garde ! disaient-elles de temps en temps.

Pour elles, — comme pour tout le monde, — ces mots évoquaient le summum de la férocité héroïque, de la fureur brutale ; c’était l’élite des loups teutons. Et le mot se passait de commentaires.

Les hommes qui défilaient sans interruption étaient grands, solidement râblés, frais et surtout confiants. Ils étaient sûrs d’eux ; et cette confiance leur donnait une sorte de majesté qui faisait courber les âmes des vaincus.

Au bout d’une heure de contemplation désolée, — et comme le ruban militaire se déroulait toujours avec grand fracas de sabres et de bottes, — les deux spectatrices s’assirent. Muettes, elles continuèrent de regarder. Une heure s’écoula qui fut semblable à la précédente. Pas une minute, le flot gris vert ne cessa de déferler ; puis une autre heure suivit, qui ne tarit pas la sombre procession.

— Assez ! Assez !… murmura d’abord Rhœa lorsqu’à onze heures les mitrailleuses et les munitions de guerre défilèrent à leur tour.

Le martèlement des pas — dont la cadence avait, pendant quatre heures résonné dans sa tête, — brouillait de plus en plus ses pensées. Maintenant, c’étaient des chevaux, des autos… et des hommes,… et toujours des hommes… et encore des hommes,… et encore des dents…

— Assez ! assez ! supplia-t-elle les mains crispées.

— On dirait les fourmis du Mexique, dit la voyageuse qui avait vu ces nettoyeuses de forêts. Chacune d’elles peut être tuée, mais quand elles vont en colonne, rien ne leur résiste. C’est la loi du Nombre !

— Est-ce qu’elles viendraient à bout d’un lion ? dit Rhœa les yeux égarés.

— D’un lion endormi ? Certainement !

— Et la France est endormie !… se réveillera-t-elle à temps ? La France !… Il faut réveiller la France, madame !… reprit-elle en secouant rudement sa voisine.

Celle-ci, — devant la pâleur et la contraction des traits de son interlocutrice, — comprit que la grande tragédie nationale ébranlait ce système nerveux. Elle en eut pitié.

— Quittez cette fenêtre, Madame ; venez vous reposer, répondit-elle maternelle.

Elle l’entraîna vers le lit et courut chercher un cordial. Quand elle remonta, l’infirmière farouche et terrassée psalmodiait :

— Le Nombre !… Le nombre est roi !… Le nombre est maître… le nombre…

— Buvez ceci, Madame, nous n’avons pas déjeuné ce matin.

Elle but ! C’était chaud et légèrement aromatisé d’un marc de fruits. La réaction fut momentanément heureuse.

— Il faut manger aussi ; je vais m’occuper de notre repas ! dit la bienveillante inconnue, qui, cependant, n’était plus très rassurée.

Mais de la rue montait toujours le roulement des voitures et le battement des pas lourds ; et leur écho se répercutait de plus en plus douloureux dans la tête de Rhœa. Vers midi, des voix rauques entonnèrent un chant qui s’harmonisait avec le bruit des talons de bottes ; et, quand cette chanson martiale se perdit au loin, un grincement nouveau fit une diversion étrange.

Il faisait une chaleur moyenne ; et pourtant il émanait de tous ces mâles en mouvement, une insupportable odeur de fièvre et de déjections. Et voilà que cette puanteur s’atténuait, et que des odeurs saines rafraîchissaient toutes les gorges.

— C’est peut-être fini ! espéra la sage-femme en courant à la baie ouverte.

Hélas ! non ; ce n’était même pas interrompu. Toujours à la vitesse de parade, la Bête ondulait ; seulement, c’étaient maintenant les cuisines roulantes qui passaient. Les cuisiniers, debouts sur leurs camions, surveillaient leurs fourneaux, pelaient des légumes et remuaient le contenu de leurs casseroles. Cela fleurait le confortable ; et le home était bien sur les grands chemins pour ces démons en uniformes ternes. Au moment où Rhœa se penchait, l’un de ces cuistots de cauchemar découvrait une énorme marmite, et, armé d’une fourchette géante, piquait dans un tas de viande. L’homme leva les yeux. Voyant une femme aux joues blêmes, il rit et proposa :

— En feux-tu ?

Et il lui tendit un poulet entier au bout de sa pique.

Un hurlement de dégoût sortit de la poitrine de Rhœa ; et ce cri fut tel qu’il rassembla sur le seuil de sa chambre le personnel de l’hôtel et quelques rares voyageurs. D’abord, une cascade de rires, sardoniques, les fit se regarder consternés, puis ils assistèrent émus à la toilette hâtive de la malheureuse, dont la folie s’exprimait en une incohérente grandiloquence.

— Le Nombre ! Le voyez-vous, le Nombre ? Eh bien, c’est contre lui que j’ai péché. Pourquoi ne m’arrêtez-vous pas ? C’est moi qui ai ouvert la porte à ce monstre… Ne me condamnez pas sans m’entendre… J’avoue… et je me répons.

Drapée dans le manteau gros bleu de l’uniforme de la Croix-Rouge, elle tourna sur elle-même et se mit à genoux tandis que de la rue montait le bruit de l’invasion et la joie gutturale des ennemis victorieux.

— Pardon !… aujourd’hui, ils les mangent les enfants que j’ai tués…

Tout à l’heure, il m’en a tendu un au bout de sa pique, car je suis une avorteuse, entendez-vous ? J’ai brûlé de la houille rouge ! À moi seule, j’ai anéanti plus d’un régiment et mes pareilles ont détruit tout un corps d’armée. Chut !… Les fourmis passent : elles vont atteindre le coq ; le coq de tous nos clochers ; le coq gaulois ! Il va mourir parce que ses poules n’ont pas couvé ! Mais que faites-vous là ? Pourquoi me regardez-vous au lieu de réveiller la France ? Elle dort, et les fourmis la dévorent ! Lâches, vous avez peur ? J’irai, moi… je la sauverai !

Se saisissant de son réticule comme d’une arme, elle marcha menaçante vers ses auditeurs en criant de toutes ses forces :

— Cocorico !… réveille-toi, la France ! Cocorico !…

Elle dévala l’escalier, s’égosillant toujours :

— Cocorico ! cocorico !

Et, dans la rue, les Allemands qui la virent s’enfuir, méprisèrent sa folie dans un débordement d’insultes.

Quand, à six heures du soir, les rues d’Épernay se recueillirent enfin, dans le silence qui suit les suprêmes humiliations, nul ne put donner des nouvelles de l’infirmière tragique.


CHAPITRE X


Par suite de la débandade et du désordre inhérents à toute évacuation précipitée, Madame Breton de l’Écluse mit trois jours pour arriver à son château, lequel n’était qu’une belle maison de campagne, mais admirablement située entre Prémontré et Coucy. Quand elle arriva devant la grille du parc, elle hésita à tirer la sonnette ; elle resta ainsi plus d’un quart d’heure, épiant le calme de sa demeure.

Sa hantise était de voir un casque à pointe surgir de ses magnifiques bosquets. Mais la brise agitait lentement les branches d’arbres de l’allée principale, et cet éventail naturel semblait l’inviter à goûter une fraîcheur exquise. Haletante encore de la marche qu’il lui avait fallu faire en plein soleil, elle s’épongea ; et, du bout de son ombrelle, déclancha le levier de la clochette. Elle put ainsi pénétrer chez elle sans attirer l’attention de la vieille Tiennette, dont le mari jardinait à quelques mètres de là. Les chiens la trahirent comme elle arrivait au perron, et une soubrette vint nonchalamment s’enquérir :

— Oh ! Madame… enfin !… voilà Madame !

Tout le personnel se groupa joyeux, souhaitant la bienvenue.

— Pourquoi Madame n’a-t-elle pas prévenu ? faisait chacun à l’unisson.

— Vous n’avez donc pas reçu mes dépêches ?

— Quelles dépêches ?

— Sont-ils venus ici ?

— Qui ?

— Mais les Prussiens ! fit la châtelaine impatientée.

— Les Prussiens ? Ils ne sont donc pas toujours en Belgique ?

Ainsi,… pendant qu’à quelques kilomètres, des milliers de Français passaient par toutes les angoisses de la peur, les gens de madame Breton de l’Écluse attendaient leurs maîtres dans la trompeuse sérénité de la nature. Un espoir vint à la maîtresse de céans. Les ennemis, hypnotisés par la tour Eiffel, qu’on leur avait indiquée comme le poteau d’arrivée de cette course à la gloire, les ennemis, pensa-t-elle, épargneront peut-être ce coin de France. Cela s’était vu. Dans les précédentes guerres, il y avait eu des régions privilégiées, restées indemnes entre deux champs de batailles.

Après tant de fatigues physiques et morales, le calme profond de la forêt voisine et la splendeur des parterres fleuris rendirent la confiance et l’équilibre à ses nerfs excédés. Elle était venue pour diriger et assurer la retraite de ceux dont elle avait la responsabilité, mais, dès son réveil, le lendemain, elle succomba à l’amollissement de l’ambiance. On était si bien, loin du fracas des gares, des galopades des patrouilles, et du grouillement de la foule mal odorante. À tout prendre, elle pouvait faire là son devoir. Elle louerait une automobile, et, — grâce à l’autorité que lui conférait son titre de vice-présidente honoraire dans la Croix-Rouge, — elle pourrait inspecter les hôpitaux de la région, et rédiger des rapports. Son mari devait suivre la fortune du gouvernement ; par conséquent, il serait toujours à l’abri. Seul, le souvenir de son fils troublait le bien-être de sa villégiature.

— Est-ce que Madame a des nouvelles de monsieur André, disait parfois la femme de chambre que les vingt-sept ans de son jeune maître avaient parfois troublée.

Elle était la fille de Thiennet ; et, depuis son enfance, admirait son « petit patron » comme on l’appelait à l’office.

— Comment voulez-vous que j’en aie ? Nous sommes isolés, je vous l’ai déjà dit.

— Quel malheur qu’il ne soit point ici !… Il me semble qu’on aurait moins peur !

Jusqu’au milieu de septembre, madame Breton de l’Écluse ne se cacha point ; mais on ne la vit pas sortir de sa confortable demeure. Elle restait — avec beaucoup d’allure dans ses gestes — à l’ombre de ses volets clos, et la broderie qu’elle prenait par contenance, ne faisait aucun progrès. Sur ses lèvres rougies de fard, par habitude, un nom flottait : « André ».

Est-ce qu’on allait le lui tuer, ce beau garçon que toutes les femmes se disputaient, il y a trois semaines ? Est-ce que cela était possible que les fils de riches soient déchiquetés par la mitraille comme de simples rustres ? Et s’il disparaissait ! Que lui resterait-il pour égayer sa vieillesse toute proche ? Certes, — en sa qualité de parisienne, — malgré la quarantaine, elle pouvait encore jouer avec les étincelles du flirt et brûler encore quelques ailes de jouvenceaux ; mais ce jeu ne l’attirait pas et ne la retenait que par vanité… pour la galerie… Ah ! si elle avait l’Autre !.

Quand elle était seule, elle rêvait parfois de celui qu’elle avait chassé de son sein ; même, un jour, — entre deux larmes, — elle l’avait baptisé Jack.

— À quoi bon me désoler… S’il avait vécu ; il serait aussi soldat se disait-elle pour s’absoudre aujourd’hui. Un de plus… voilà tout !…

Mais en murmurant un de plus, elle sentait pénétrer en elle un remords qui vrillait sa conscience. La force mécanique de cet un de plus lui apparut avec son formidable appoint d’intelligence et de morale. Un de plus, c’était l’officier qui commande la charge décisive, le soldat qui fait sauter la mine, l’inventeur qui… Un de plus ! ce pouvait être le numéro gagnant à la loterie du génie humain.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Madame, madame !… Tiennette dit que son mari revient de la ville et que les Allemands sont partout ! cria la cuisinière un matin de septembre.

— Parfaitement, renchérit la soubrette. Père raconte que les Prussiens arrivent en désordre et qu’ils sont de très méchante humeur. On dirait qu’ils ont été vaincus quelque part. Pourvu qu’ils ne viennent pas ici !

— Taisez-vous, ma fille, et soyez sans crainte. Ils ne traiteront pas la baronne de l’Écluse comme une fermière. S’ils viennent… eh bien ! on les recevra. Même et surtout avec les ennemis, ce qu’il faut avoir, petite, c’est la manière.

— Oui… Oui… parle toujours, marmotta la jeune fille ; ils ne feront pas tant de manières pour nous zigouiller si ça leur plait. J’ai plus de confiance dans la forêt que dans la manière, moi…

En effet, le 16 septembre, à dix heures du matin, des cavaliers forcèrent les grilles, et l’officier qui était à leur tête entra dans le château. Madame de l’Écluse était encore à sa toilette, et serrait un élégant corset rose quand Tiennette entra dans la chambre de sa maîtresse :

Ils sont là !… Ils sont là !… cria-t-elle.

Il était inutile de questionner, car un militaire dont le bonnet portait les insignes macabres des hussards de la mort pénétrait sans vergogne dans la pièce.

— Mal élevé ! protesta madame de l’Écluse, furieuse d’être surprise dans un costume qui ne permettait aucun effet d’attitude.

— Madame, voici l’ordre de réquisition. Il me faut quatre belles chambres, en plus des salons du bas, lesquels seront suffisants ; le commandant von Keller voudra bien s’en contenter. Où sont les chambres ?

Imperturbable, l’envahisseur ouvrit des portes, des fenêtres, et, — très prompt dans ses décisions — revint à la maîtresse du logis.

— Il me faut aussi cette chambre, dit-il.

— Ma chambre ? et où voulez-vous que je couche ? dit la baronne outrée, mais drapée cette fois dans un peignoir d’étoile souple.

— Je m’en f…

Pendant ce dialogue, des cavaliers avaient pris possession des communs ; et, une heure plus tard, des ordonnances supérieurement stylés, s’activaient devant les fourneaux, dans les chambres et dans les buffets. Les trois domestiques féminins étaient reléguées au rôle d’esclaves et Tiennet avait déjà reçu des coups de pied au bas du dos.

À midi, une automobile s’arrêta sur la grande route et trois officiers en descendirent. Deux d’entre eux prodiguaient des marques de respect et d’empressement au troisième qui s’avançait le front haut, l’œil mauvais, et la voix cassante.

— Est-ce ainsi qu’on reçoit le comte von Keller, fit-il, devant le perron ? J’exige que les châtelains me fassent les honneurs.

Un officier fouilla rapidement les salons et découvrit madame de l’Écluse, pâle et vêtue de noir, sur une causeuse.

— Venez ! ordonna-t-il. Le Commandant attend.

Cette brute avait un accent si impératif qu’elle se leva et obéit sans résistance. Elle se trouva ainsi, debout, sur le seuil de sa porte, aveuglée autant par les larmes que par les rayons du soleil.

— Décidément, ces Français n’ont aucune noblesse. Sachez, Madame, que lorsque von Keller paraît à la cour, le chambellan le précède de vingt pas. Je vous prie de me souhaiter la bienvenue !

Les mots d’impertinence ne la blessaient point, parce que le timbre qui les prononçait la préoccupait étrangement. Où l’avait-elle entendu ?… Il lui était familier !… Au lieu de s’indigner, elle fit un pas, et, du bras, esquissa un mouvement qui pouvait à la rigueur signifier :

— Entrez !

Puis elle attendit que les officiers gravissent le perron. Les éperons d’argent de leurs bottes molles tintèrent à chaque marche, et le commandant allait passer devant la châtelaine quand il ordonna :

— Une révérence s’il vous plaît ? Une révérence, sacrebleu !

Mais il éclata de rire, tant la figure de son hôtesse marquait d’ahurissement.

— Eh oui ! c’est moi ! Quelle rencontre, hein ? Je ne m’attendais pas au plaisir de vous avoir enfin sous ma coupe. On va s’amuser un peu, Messieurs ! J’ai faim ! que l’on serve au plus tôt.

Immobile et pâle de rage, Mme Breton de l’Écluse s’accrochait à la rampe de fer forgé, y cassant ses beaux ongles polis. Prise d’une peur subite, elle se mit à courir, tout à coup vers la route. Un coup de sifflet retentit, et, — quand elle arriva essoufflée près du portail, — des Allemands la saisirent et la ramenèrent au logis.

— Que signifient ces manières ? Vous resterez ici pour me servir, Madame. C’est bien votre tour. À table ! Mettez-vous en face de moi et pas de « chichis » n’est-ce pas ! Car il faut vous dire, Messieurs, que la baronne — dont les parchemins sont illusoires — était la plus horripilante de mes clientes.

— Oui, expliqua Mme de l’Écluse avec hauteur, Fritz était mon essayeur chez Nadoff.

— Et Fritz… c’est moi, reprit fièrement le commandant.

Les deux officiers d’ordonnance le saluèrent très bas.

— Que voulez-vous… la Patrie à des exigences bien rudes parfois, et je n’ai oublié aucun des froissements que m’ont infligé ces stupides Françaises. Il est vrai que j’ai retenu aussi les propos imprudents que ces perruches débitaient devant moi… Ce déjeuner est bien banal, Madame. Veuillez, ce soir, soigner un peu plus le menu et l’arroser de vos meilleurs vins. Autre chose… ajouta-t-il, le monocle solidement ancré, j’exige la tenue décolletée pour les lumières ; ce matin, vous êtes vraiment fagottée ! Nous prendrons le café entre hommes ; il nous faut travailler pour ravager de fond en comble votre pays.

— Cela prouve que vous n’avez pas l’intention d’y rester, répliqua la malheureuse.

À partir de ce moment, les convives parlèrent en allemand, et la maîtresse de maison put se ressaisir dans le silence. Au fromage, l’ordonnance versa du champagne et le commandant se leva :

— Madame, dit-il, la France se targue trop d’hospitalité pour que vous refusiez de boire à son hôte actuel ?

— À notre Kaiser et à sa gloire ! dit l’un des officiers.

— Au Kaiser et à l’Allemagne ! dit le second.

— Que Dieu garde notre Kaiser ! pontifia le commandant.

Dans un silence impératif, les trois verres s’immobilisèrent.

— Vive la France ! lança madame de l’Écluse, magnifique d’audace en brisant sa coupe.

Lentement et à reculons, elle gagna la porte. Là, très calme en apparence, mais farouche et fière, elle laissa tomber :

— Mufles !

Elle entendit — de l’escalier — le rire vexé du soudard et aussi la phrase inquiétante qu’il répéta plusieurs fois :

— Laissez-moi faire… elle me le paiera…

Arrivée dans sa chambre, elle la trouva transformée. Des uniformes s’étalaient sur le lit ; une pipe inclinait son fourneau sur les dentelles de sa coiffeuse, et, dans le cabinet de toilette, un bavarois débalait un nécessaire. Elle s’enfuit. Dans chaque chambre, elle trouva des traces de prise de possession, et, vaincue, elle grimpa vers les mansardes de service. De là encore, elle fut chassée par la présence de fourniments de campagne.

Exaspérée par tant de sans-gêne, elle bondit au salon. Les trois officiers se congestionnaient sur des cartes d’Etat-Major et d’autres militaires s’étaient joints à eux.

— Messieurs, fit-elle avec hauteur, on a pris toutes les pièces de mon château, et vous me retenez prisonnière ; où me faudra-t-il donc coucher ?

— C’est vrai… répondit le commandant. Récapitulons… Mes autos ont besoin du garage, il y a deux chevaux à l’écurie mais vous m’avez bien dit, Krieger, qu’il y avait encore un box de libre ?

— Oui, mon commandant.

— La litière est fraîche ?

— Oui, mon commandant.

— Alors, madame, votre couverture est faite, dit-il en la congédiant d’un geste tellement définitif que les hommes se penchèrent à nouveau sur les cartes d’État Major.

Tout l’après-midi, il y eut un mouvement inouï sous les platanes de la Cerisaie, — car c’est ainsi que, dans le Tout-Paris s’intitulait la résidence d’été de Monsieur et Madame Breton de l’Écluse. — Le soir, le téléphone était installé et les nouvelles de la guerre devaient être malheureuses pour nos armes puisque le Grand Chef rentra rayonnant.

— Son excellence est servie ! dit un valet comme sonnait huit heures.

— Je ne vois pas la baronne ? Est-ce qu’elle va me faire poser ? Qu’on me l’amène à l’instant. Quelques minutes plus tard, la châtelaine, toujours vêtue de sa robe noire montante fut poussée dans le salon. Elle se tint droite et silencieuse à l’entrée.

— Pas encore habillée ? dit le goujat.

— Non, Fritz. Je n’ai rien à me mettre, riposta-t-elle aggressivement railleuse.

— Vraiment ?… Eh bien, Messieurs, je vais vous montrer mon savoir-faire de couturier, fit-il. Des ciseaux et des épingles tout de suite ! Voici ce qu’on apprend à faire à Paris. D’une part, une robe quelconque, d’autre part, un brise-bise banal et une fleur dans un vase. Je vous demande une minute et demie.

Comme si Madame de l’Écluse eut été le dernier des mannequins, il la fit pirouetter, prit les ciseaux qu’on lui apportait et, vivement, se mit en devoir d’échancrer largement le corsage qu’elle portait. Il allait d’un tel entrain que la peur d’être blessée empêcha la patiente de bouger. Puis, il arracha le vitrage, trancha le tulle et, en un clin d’œil en fit un colifichet gracieusement drapé d’ailleurs. Une fleur compléta la métamorphose. Très fier, il quêta les applaudissements ; on ne les lui ménagea pas.

— Ne m’obligez plus à recommencer, daigna-t-il concéder à la malheureuse femme, tout en passant dans la salle à manger.

Pendant tout le repas, l’infortunée baronne souffrit mort et passion. Il ne lui fut épargné aucune cruauté. Complaisamment, l’ancien couturier racontait ses exploits d’antan.

— Vous comprenez, Messieurs, dit-il, qu’avant d’attaquer un ennemi la prudence la plus élémentaire commande de l’affaiblir par tous les moyens. Notre génial empereur — il y a vingt ans — s’avisa de trouver que les Françaises malgré leur buste en vase de fleur, avaient encore le droit d’étaler leurs hanches. Cela laissait place aux lois de la fécondité, dont il cherchait surtout à limiter l’action. C’est alors que les banquiers germains commanditèrent des dessinateurs à la mode qui changèrent peu à peu la silhouette parisienne. Il fallut que les corsetières élargissent la taille au détriment des hanches ; puis le ventre disparut et rentra en lui-même. Enfin — quand celui-ci n’osa plus se montrer — on supprima la croupe. Ah ! les ridicules poupées que nous avons équipées.

— Que leur importe, riposta Madame de l’Écluse, elles n’en ont pas moins été aimées ; et l’amour triomphe de tous les ridicules.

— Non, Madame, l’amour n’a pas triomphé chez vous ! c’est chez nous qu’il est victorieux. L’amour aime ses aises, et l’amour est assez beau, pour se moquer d’être joli.

— C’est pour cela sans doute qu’en Allemagne les femmes sont épaisses et larges !

— Parfaitement, elles sont larges ! non pas comme chez vous selon les caprices de la mode, larges par les chapeaux ou les volants, mais larges de lianes et puissantes de mamelles.

— Comme cela doit-être excitant !

— Et pourquoi seraient-elles excitantes ? Avons-nous besoin qu’on harcèle notre désir pour qu’il s’exprime ? Nous ne sommes pas des dégénérés… nous sommes des mâles… nous savons fermer les yeux sur la matière et les ouvrir sur notre idéal.

— Bravo ! Bravo ! murmuraient comme des courtisans les officiers d’ordonnance enthousiasmés.

— Aussi, reprit l’orateur emballé, nous formons une race d’élite ; et nous n’aurions pas à vous opposer les superbes hussards qui vous vaincront, si nos femmes avaient été des « ventres plats ».

— Où placez-vous donc la platitude qu’on se plaît à vous reconnaître dans le monde entier ? dit froidement la baronne.

Cette impertinence tomba sur l’éloquence du commandant comme une hache bien affilée. Il faillit étrangler car il buvait au même moment.

— Raillez, raillez, Madame. J’aurai mon heure ! Je suis d’ailleurs bien bon de vous laisser vous mêler à nos propos.

Les plats succédèrent aux plats, et les vins succédèrent aux vins, sans que l’appétit des reîtres semblât s’apaiser. Trois fois Madame de l’Écluse voulut se retirer ; trois fois, sur un signe, deux hussards lui avaient barré la porte. L’ivresse allumait les yeux des ennemis ; une sérosité poisseuse suintait de leurs joues, et leurs lèvres aveulies bavaient autour de leur cigare. Le spectacle était écœurant. Ne pouvant rester plus longtemps impassible et muette, elle éleva la voix.

— Je vous souhaite le bonsoir, Messieurs ! et me retire.

— Ta bouche Nini ! j’ai besoin d’une femme les jours de victoire, répondit le commandant.

Un frisson d’horreur parcourut la malheureuse. Est-ce que… cet outrage allait être tenté ? Le chef se levait et titubait.

— Vous êtes libres, Messieurs ! à demain ! dit-il.

Soudain raidis et corrects, les officiers d’ordonnance joignirent les talons, saluèrent et disparurent.

— À nous deux, vieille rombière ! L’heure a sonné… Deux hommes de planton, commanda-t-il la voix pâteuse.

Les deux soldats qui avaient fait office de maître d’hôtel prirent faction à la porte du salon où venait de disparaître les deux antagonistes.

— Me direz-vous enfin ce que signifient ces vulgarités, dit Madame de l’Écluse, qui tremblait autant de peur que de fureur.

— Pas de chichis ! tais-toi ! Je cherche ma vengeance.

Il alluma un cigare et parut réfléchir : tout à coup, il se frappa la cuisse, rit et déclara :

— Il faut que tu sois violée…

— Par vous ? Laissez-moi rire !!!

— Bien sûr pas par moi ! j’en ai trop déshabillé des femmes. J’en ai trop rembourré… pouah ! elles me dégoûtent.

— Comme elles dégoûtaient le comte d’Eulenbourg ?

— Mais il y a Hans, mon brosseur, tout lui est bon !

Il sonna et donna un ordre au planton.

Pendant qu’ils restèrent seuls, l’ignoble soudard s’esclaffait tout seul, puis se taisait ; puis recommençait à exubérer. Un immense hussard avança l’air piteux au milieu de la pièce. Quand il eut entendu l’ordre qui lui fut donné, l’homme élargit la bouche en un rire muet, mais ne bougea point. Une menace le rendit gauche et grave ; et il fallut un coup de botte en plein siège pour le pousser vers le canapé où la baronne, les griffes prêtes, haletait.

— Va ! dit le commandant, et si elle résiste, fais-toi aider.

Là-dessus, il s’enfonça dans un fauteuil, indifférent au drame ; et les fumées de l’alcool commencèrent leur œuvre soporifique.

Ce qui se passa là, sous ses yeux de bête repue, défie la plume la plus impure. On entendit les cris du brosseur mordu et griffé, mais les deux plantons vinrent prêter main forte au camarade, et l’élégance des lingeries fines tenta les trois bandits.

Quand ils laissèrent leur victime râlante et meurtrie sur le parquet, le chef ronflait comme un orgue, et des borborygmes d’ivrogne militarisaient sa cuvée de salves retentissantes.


CHAPITRE XI


Les cris et les appels de Madame de l’Écluse avaient été entendus par Tiennet — le vieux jardinier — que ses cheveux blancs n’avaient pas exempté des brutalités de la soldatesque. Sa vieille femme et lui avaient tenté de courir au secours de leur maîtresse, mais toujours une baïonnette leur avait fait rebrousser chemin. Les bons serviteurs pleurèrent impuissants devant leur lit, qu’ils avaient préparé pour elle.

— Et Lida qui ne vient pas ! dit la jardinière, vers la minuit.

— Pourvu qu’on ne lui fasse aucun tourment…

— Elle aurait crié comme Madame ! se rassurait le père. Je voudrais bien voir ça, d’ailleurs.

— Voir quoi !… et que ferais-tu, vieil imbécile ?

— Ah ! bien ! ah ! bien ! on verrait de quel bois je me chauffe !

— Tais-toi donc ! Regarde tes mains. Est-ce qu’avec ça, on peut étrangler un homme ?

En effet, l’arthritisme avait déformé les doigts et les poignets du brave gardien ; sa soixantaine le laissait aussi débile qu’un octogénaire.

— Vlà ce que c’est que de se marier si tard, reprocha Tiennette dont la patiente idylle avait jadis attendu dix ans le mariage. On ne peut plus défendre ses petits !

— Fallait pas exiger le conjungo ; je t’aurais prise plus tôt, tête de mule… Mais qu’on y touche à Lida, qu’on y touche un peu…

Tandis que le couple usait ses nerfs en querelles et en menaces, la femme de chambre — leur fille — était enfermée à clef dans une des chambres de service, et le caporal, qui la trouvait à son goût, lui offrait de rudes hommages. Si des rubans fanés poussaient au paroxysme les désirs du soldat, la menace d’un révolver avait assez vite découragé la résistance de la fille. On ne lui rendit la liberté que le lendemain ; quand elle put enfin se réfugier auprès de sa mère, l’acte infâme avait été depuis longtemps, accompli et répété.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Madame Breton de l’Écluse reprit connaissance, sa mémoire encore absente lui fit seulement trouver étrange l’endolorissement de ses membres. Elle ouvrit les yeux qui tombèrent sur le misérable endormi, et cela suffit pour qu’elle se souvint. Avec une peine inouïe, elle parvint à s’adosser au canapé. Ses peignes et ses épingles à cheveux, dérangés dans la lutte, tombèrent avec des sons mats sur le parquet ciré et cela l’effraya. Est-ce qu’il allait se réveiller et la torturer encore ?

— Non, non ; pas de nouveaux outrages… ou…

La colère se réveillait en elle avec la raison ; et la vengeance lui conseillait le crime. Elle était seule avec son bourreau endormi. Ses ongles s’étaient cassés sur les faces et les habits des souilleurs ; ses jambes et ses bras courbaturés et couverts de taches bleuissantes avaient tout juste assez d’énergie pour la traîner sans la mettre debout. Qu’importe ! Elle ramperait ! elle mit vingt minutes à parvenir près du fauteuil ; et là ; par terre, — sous le siège, — brillaient les ciseaux que la brute avait jetés après, avoir tailladé la robe montante.

— Dans la gorge, murmura-t-elle, je les lui enfoncerai dans la gorge !…

Après de longs efforts, elle put se tenir sur ses genoux, mais elle était trop bas. Elle raidit sa volonté, les yeux haineusement fixés sur la bouche ouverte qui ronflait. Trois fois, elle retomba… mais comme au loin sonnaient les coups réguliers de l’horloge d’une chapelle, elle se dressa, vacillante, redoutable quand même. Au même instant, un cliquetis de sabres et d’éperons glaça son élan et réveilla le Commandant.

C’était la relève de la garde.

La baronne s’affaissa, définitivement vaincue, avec une toute petite plainte ; son corps prit à terre la pose d’une poupée en baudruche dégonflée. L’ivrogne la repoussa du pied pour regagner sa chambre ; et, — afin de montrer à ses inférieurs qu’ils étaient bien les maîtres de l’heure, — il leur indiqua la masse lamentable que formait la victime dans la pénombre.

— Jetez-moi dehors cet article de Paris, dit-il.

Et son pas fit craquer l’escalier.

Heureusement pour la malheureuse, l’homme auquel s’adressait cet ordre, avait longtemps servi dans un hôtel meublé de Montmartre. Il la soutint et la remit entre les mains de Tiennet et de Tiennette qui la veillèrent toute la nuit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand au déjeuner, le lendemain, le tortionnaire ne vit pas sa patiente, il s’informa.

— Elle délire, dit un ordonnance ; et les domestiques supplient que l’on autorise la visite d’un docteur.

— Téléphonez au vétérinaire von Schlag ; c’est tout ce qu’il lui faut. Quand je vous le disais, messieurs… ce ne sont pas même des femmes ! Elles passent la vie à parler d’amour, et quand on leur en dit deux mots, elles attrapent la fièvre. Race déchue ! Race d’esclaves !

Par bonheur, le vétérinaire, — qui fut effectivement mandé, — comprit que sa présence aggravait les brutalités de ses congénères ; et, comme rien ne rend humain comme le contact des animaux, il trouva des silences courtois, des prescriptions salutaires, et, surtout, il insista énergiquement pour que la malade ait la solitude qui convenait à son malheur et à sa dignité.

Lida se fit déclarer indispensable, et passa toutes ses heures dans la chambre de sa maîtresse. Mais cela ne faisait pas l’affaire du caporal énamouré qui rôdait, la traquait et trouva moyen de la culbuter encore une nuit, alors qu’elle avait cru pouvoir procéder à l’hygiène des seaux de toilette vers deux heures du matin. La jeunesse de cette fille se révoltait certes, contre les brutalités de ce mâle, mais elle avait juré ses grands dieux à son père, que la nuit du viol s’était passée en menaces vaines et en résistances victorieuses. Aussi n’osait-elle point raconter les défaites de cette guerre des sexes et se refusait à mettre la vie de son père en danger.

Au bout de trois semaines, la baronne allait mieux, — quant à sa courbature, et à la luxation de son épaule droite, — mais des malaises subits la prirent soudain au réveil. Coïncidence étrange, Lida présentait les mêmes symptômes… des nausées… des ballonnements…

— La grippe d’automne, pensa madame Breton de l’Écluse ; si nous avions du pyramidon, cela passerait vite !

Mais les geôliers oublièrent d’aller chez le pharmacien pendant plus d’une semaine, et les désordres gastriques s’accentuèrent. Lida consultait fréquemment le calendrier et le leitmotiv des femmes dont la vertu se venge, revenait toujours sur ses lèvres.

— Quelle date sommes-nous donc ?

Pendant cinq jours, elle se contraignit à l’insouciance. Quand madame de l’Écluse se posa la même question, elles trouvèrent l’une et l’autre dans les émotions passées mille excuses à leur inquiétude. Pourtant, de tout leur être, une lassitude succédait à de lents frissons ; et de la tête aux pieds, toute la vie semblait refluer à leurs reins. Une certaine langueur rendait tout naturellement leur activité plus molle, et leurs pensées plus engourdies. Tandis que le corps éprouvait la gêne d’une infinitésimale présence, le cerveau s’embuait d’une impalpable et troublante émanation nouvelle.

Un matin de novembre, Lida ne put retenir ses larmes en apportant le déjeûner de sa maîtresse.

— Qu’avez-vous, petite, dit madame de l’Écluse.

— Je ne sais pas… J’ai peur de papa !… acheva-t-elle en sanglotant.

— Peur de Tiennet ? Et pourquoi ?

— Il me tuera, bien sûr !… si c’est vrai !…

— ?  ?  ?  ?  ?  ?

— J’ai encore eu des nausées… et c’était hier le quatre…

— Mon Dieu ! sursauta la baronne, est-ce qu’ils t’auraient violentée ?

— Oui madame… Le jour de leur arrivée. Il m’a dit que l’ordre était de mâter les femmes dès leur installation dans une maison, et c’est cela qu’ils appellent mâter.

— Pourquoi n’as-tu rien dit à tes parents ?

— D’abord, j’ai espéré que cela ne tirerait pas à conséquence.

— Tu savais donc, déjà, que toutes les étreintes ne sont pas fécondes ?

— Oh ! voyons, Madame… J’ai vingt-sept ans, et neuf ans d’office…

— Évidemment. À quoi sert de récriminer d’ailleurs ?

— Que va-t-il arriver ? Que vais-je devenir ? Et papa ! papa ! mon Dieu, mon Dieu !

La fille se lamentait, ruisselante de larmes, quand la mère Tiennette entra dans la pièce. Depuis le soir du drame, les gardiens du château avaient cédé l’unique chambre de leur maisonnette à leur maîtresse, et couchaient dans un réduit où s’entassaient des instruments aratoires. La cuisine servait de salle à manger, et de chambre à coucher pour Lida. De cette promiscuité de tous les instants, une familiarité respectueuse s’était substituée à l’étiquette de jadis.

— Quéque t’as donc ? fit la mère inquiète après avoir souhaité le bonjour à sa maîtresse.

— Elle a ?… une chose épouvantable ! Mère Tiennet, j’ai peur que le ciel nous ait réservé le pire des supplices ; car, moi aussi, j’ai les mêmes malaises que Lida ; moi aussi, je redoute…

— Que madame se rassure ! se récria la soubrette.

Elle sourit soudain avec toute la cruauté de sa jeunesse.

— Ce ne peut pas être la même chose pour vous. À l’âge de madame !

Une rougeur monta aux bajoues de la châtelaine ; elle eut honte de ses rides, mais un espoir la rafraîchit. Sans s’offusquer d’une réflexion, qu’autrefois, elle eût frappée d’un renvoi, elle reprit :

— Dieu vous entende ! mais pour Lida, la chose me paraît certaine.

— Quoi donc ? s’impatienta la paysanne ?

— Mère Tiennette, vous y avez certainement déjà pensé, car les femmes sont plus fines que les hommes. Que vous ont fait craindre les malaises de la petite ?… Soyez franche !

— Mais… puisqu’elle a résisté ?

La baronne fit « non » de la tête, ses yeux dans les yeux de la femme.

— Jésus ! nous sommes maudits !

Elle s’écroula sur les deux genoux et longtemps on n’entendit sous ce modeste toit que des sanglots et des prières. De l’intérieur — par la fenêtre — on apercevait le va-et-vient du factionnaire allemand. Son mufle de brute, ses épaules robustes et sa tranquille assurance de vainqueur, donnèrent encore aux trois femmes la certitude de l’inutilité de leur rage.

— Quéque vous voulez qu’on fasse contre des orangs-outangs, dit enfin la mère Tiennet ; c’est pas des hommes, c’est des bêtes ; c’est musclé… et pis… y a la baïonnette !

— Épargnez-moi cette humiliation, suppliait madame de l’Écluse.

Le souvenir du petit qu’elle avait expulsé de ses flancs tenaillait sa mémoire. Serait-il possible qu’ayant refusé une maternité légitime, la semence ennemie puisse germer en elle ? Le châtiment dépassait la faute ! Et elle tendait vers un modeste crucifix ses deux mains blanches, déjà marquées des rousseurs de la gestation.

Désormais, encore plus silencieuses et plus pâles, les trois compagnes de Tiennet se condamnèrent à la réclusion. L’air pénétrait d’ailleurs par toutes les issues mal jointes, et décembre groupait frileusement tous les êtres autour des foyers. Seuls, les loups germains rôdaient dans la campagne de France et nos chasseurs les guettaient à l’affût des tranchées. De nouvelles ? Point ! Les envahis croyaient que Paris était pris ; Calais investi et, — lorsque de rares paroles s’échangeaient entre passants, — ce n’était que des récits de barbarie que l’on se contait à voix basse. La Belgique avait connu des souffrances qui dépassaient les pires conceptions néroniennes, et le carnage avait délié toute comparaison avec les hécatombes du passé.

Une après-midi que Lida, prise de syncope dut enlever son corset, le père Tiennet — qui fumait sa pipe au coin de l’âtre — regarda la silhouette de sa fille. La courbe de l’abdomen le frappa.

— T’es comme les moutons qu’ont le gros ventre… T’as point mangé d’la luzerne ? dit-il en riant.

— Non, fit la mère allant au-devant du danger ; elle a mangé du malheur.

— Quéque tu chantes ?

— Je ne chante point… Je pleure.

— Ah ! çà ! tas de fumelles, qu’est-ce qui se passe ?

Lida, prise de peur, s’enfuit dans la chambre retrouver sa maîtresse et, toutes deux, l’oreille tendue, écoutèrent l’affreuse scène.

— Il se passe que, comme toujours, tu n’y vois pas plus loin que le bout de ton nez ! Est-ce que les hommes y voient jamais clair ? Cette guerre le prouve assez !

— Fiche-moi la paix avec la politique… Pourquoi Lida est-elle malade ?

— Parce qu’elle est enceinte !

— Répète un peu ? fit l’homme, assommé.

— Oui… enceinte ! d’un de ceux-là !

Justement un bruit de sabres et de bottes troublait le calme de l’allée.

— Elle a ?… Elle s’est… la catin !…

Un torrent de grossièretés déferla.

— Tais-toi… Tais-toi ou gare à toi, dit enfin, la vieille menaçante.

— Me taire, tu vas voir si je vais me gêner pour lui flanquer une raclée ; et quant à l’autre, celui qui l’a… suffit ! je vais lui brosser le poil.

Tiennette voyant le vieux redressé en un sursaut d’énergie se plaça devant la porte.

— Naturellement… Il te faut battre quelqu’un et tu commences par la petite, parce que c’est une femme… c’est plus facile que de s’en prendre au coupable.

— Le coupable !… qu’on me le montre, le coupable !… Et puis, ça m’est égal, je vais en abattre un, n’importe lequel.

Ivre de colère, le vieillard se dirigeait vers la sortie.

— Reste ici ! commanda Tiennette en s’accrochant à lui.

Elle eut facilement raison de cette flambée d’énergie, et quand elle eut jeté son homme sur un escabeau, elle soulagea son cœur des récriminations chères à toutes les femmes du peuple.

— C’est pas maintenant que t’es le plus faible qu’il faut crier. Fallait pas les laisser venir… Fallait gagner la guerre !…

— On la voulait pas, nous autres !

— Fallait la vouloir, puisqu’ils la voulaient eux !

— On voit bien que c’est pas les garces qui cognent ! elles vous envoient à la bouillie comme à la kermesse. Est-ce notre faute s’ils sont si nombreux ?

— Vieil imbécile ! j’ai entendu ce qu’ils racontent les Boches. Ils sont rentrés comme dans du beurre. Pas d’armes, pas de munitions ; ils se moquent de nous.

— Mais puisque je te dis qu’on ne voulait pas la guerre !

— On voulait boire… voilà ce qu’on voulait ! Je les ai assez subi tes cuites électorales. Mais, bon Dieu… ils se saoulaient autant que vous… et pourtant, ils préparaient la guerre. Fallait les imiter. En attendant, c’est pas d’avoir serré la main à ton député que ça les sortira du château, et que ça délivrera la fille.

— Quand on pense qu’elle n’est pas morte de honte ; qu’elle a cédé à ces cochons !

— Non, mais… as-tu fini de dire des bêtises ! Il fallait aussi que Lida se suicide ou se fasse égorger parce que toi et tes pareils n’avez pas su la défendre !… Elle a fait ce qu’elle a pu… et ce qu’une femme peut, c’est autant dire rien.

— Qu’il vienne le gosse ! qu’il vienne ! et tu verras quel berceau je lui réserve !

— Tu es idiot ! La mort… toujours la mort ! toujours tuer ! toujours gueuler ! Fiche moi la paix, et n’embête pas la petite. D’abord, ça blesserait Madame, car elle aussi, elle est grosse.

— Madame est ?… oh !

— Oui ! oh ! les hommes peuvent être tranquilles, s’ils sont égaux devant la mort, nous sommes égales devant la vie ! Silence ! et laisse couler le temps. Peut-être que nous serons vainqueurs, et qu’alors l’insulte sera vengée.

— Madame !… à son âge !…

— Bah ! les enfants de vieux sont les plus intelligents : ma mère m’a mise au monde à quarante-deux ans ; et je suis la onzième de la famille, ça ne m’empêche pas d’être plus avisée que toi.

— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?

— Je me le demande ! et toi qui sais mieux parler que moi, tu devrais causer avec Madame.

Le danger étant définitivement écarté, la mère, qui s’était sentie invincible tant qu’il lui avait fallu défendre sa fille retomba tout à coup dans son ordinaire effacement. Il lui sembla qu’elle ne trouverait plus les mots nécessaires à une simple explication. Depuis vingt-sept ans qu’elle écoutait le vieux, et qu’elle admirait sa faconde de cabaret, elle lui laissait le soin de débattre les questions épineuses.

Madame de l’Écluse, ainsi que sa compagne d’infortune, avaient tout entendu ; elle ouvrit la porte, et parut :

— Mon pauvre Tiennet, dit-elle, nous sommes tous malheureux, embrassez-la !

— Jamais !… jamais !… Je reconnais que ce n’est pas de sa faute, mais tout de même, il est là.

Toute la haine des races tenait dans le dégoût du vieil homme devant les entrailles hospitalières.

— Pourquoi que tu le gardes ! fit-il.

— On a essayé… répondit la petite.

— Oui, grommela la vieille ! Je lui ai fait avaler des herbes, mais il y a des années où ça tient comme la teigne.

— Et vous, Madame ? qu’est-ce que vous allez faire ?

— Le subir !… en me rappelant que l’enfant n’est pas responsable des fautes des parents. Du crime naîtra de l’innocence, tout le problème est là.

Ces mots parurent apaiser Tiennet, et, ce jour là, comme les suivants, il resta de longues heures silencieux, le front barré. Huit jours plus tard, à table, il ordonna entre deux bouchées de pain :

— Tu vas me montrer le père !

Obéissant aux obscures et multiples forces du cœur et de la nature, Lida répondit :

— Non !

Le jardinier s’emporta et s’entêta.

— Tu vas me montrer le s…

— Non ! c’est inutile. Tu ne peux le corriger et il peut te tuer… Et puis, je ne le veux pas… là !

— Autant dire que tu l’aimes !

— Oh ! non… c’est le père de mon enfant, mais je le déteste.

— Ce n’est pas vrai ! Si tu le haïssais, tu le désignerais à ma vengeance. Je ne suis pas si vieux que vous voulez bien le dire.

— Tiennet ! soyez prudent… S’il se produit un meurtre… ils brûleront tout ici, dit la baronne.

— La vérité est que vous avez un sentiment toutes les deux pour le Père ; c’est l’amour qui fait ça

— Tu perds une belle occasion de te taire et tu manques de respect à Madame. Avec ça qu’on ne peut pas détester le père de ses enfants. Regarde la Vincente… Est-ce que ses trois gosses l’empêchent de galvauder et de battre son mari quand il rentre saoul ? dit la vieille plus logique.

— Alors, tu ne veux pas me montrer celui qui t’a déshonorée ?

— Non… fit Lida tenaillée par de mystérieux mobiles.

— C’est bien… Je le découvrirai !

Ce ne fut pas difficile.

Les envahisseurs se faisaient de plus en plus arrogants et indiscrets. Ils entraient à toute heure du jour dans la bastide du gardien ; et comme l’hiver retenait beaucoup Tiennet à sa demeure, il surveilla le visage de sa fille. Il ne fallait pas être grand clerc, pour remarquer qu’elle tenait tête à tous, ou restait indifférente quand les soldats prussiens se chauffaient ou s’abritaient ; elle ne manifestait de l’effroi que lorsque certain caporal entrait. Cet homme dardait sur elle des yeux qui se souvenaient, et qui désiraient encore. Parfois, il se collait aux vitres, et, du dehors, cherchait à surprendre les mouvements de Lida. Son regard était celui de tous les mâles en ardeur. Il avait la placidité du piège, et, par instants, l’éclair de volonté qui ordonne. Ces appels muets, dont le langage est de tous les mondes et de toutes les latitudes mirent le vieux sur la piste. Il ferma ses paupières pour mieux ouvrir les yeux et surveilla l’Allemand.

Celui-ci, aiguillonné par le bon gîte et le bon souper quotidiens, s’acharnait à se ménager le reste. Le 18 décembre 1914, il parvint enfin à sur­prendre l’objet de sa convoitise au moment où — les jupes mal ajustées — Lida procédait au balayage d’une petite cabane de débarras. Il l’enlaça sans s’attarder à des préliminaires, et l’allait sans doute réduire, quand la femme eut un geste magnifique. Elle se secoua, et les yeux pleins de larmes, elle lui montra son ventre dont le désordre de la toilette exagérait l’ampleur.

— Oh ! fit-il déconcerté.

— Oui. accentua Lida par une pantomime. Voilà ce que vous avez fait !

Ahuri, le caporal ouvrait des yeux effarés ; il hésitait à comprendre.

— Moi ? cela ? baragouinait-il.

Et comme le désespoir de la petite éclatait en sanglots, le soldat fut convaincu de la terrible con­séquence de son acte. Son désir en fut émoussé ; et quelque chose comme une lueur de pitié adoucit son visage. Il n’eut plus l’affreux rictus de la bête qui assaille ; brusquement, il s’était senti inutile, et sa déception d’animal refusé se fondit en un sourire d’orgueil. Il se gratta le front, pour en faire sortir une idée ; mais il ne lui en vint aucune qui le satisfit ; alors, il s’éloigna, penaud.

Le lendemain, le hussard de la mort — qui avait raccompagné madame de l’Écluse le soir du honteux attentat — et qui parlait le français vint à la maisonnette.

— Le caporal Hendrick voudrait pouvoir fréquenter ici, dit-il en riant d’un rire égrillard.

— Qu’est-ce que ça signifie chez vous… fréquenter ? dit le père Tiennet.

— Ben… comme en France, cela veut dire : faire la cour !

— À qui s’il vous plaît ?

— À votre fille bien sûr !

Le vieux trembla de honte et de joie : il allait savoir.

— Dites-lui qu’elle est enceinte !

— Il le sait parbleu bien !

— Alors qu’il vienne, N. de D. qu’il vienne !

Le ton de cette invite ne disait rien qui vaille à l’intermédiaire, et il conseilla fort à son supérieur de ne pas poursuivre son idylle. Mais trop de raisons attiraient l’homme. Ses conceptions germaines de la famille, l’attendrissement de sa paternité, sa chair émue par la jeunesse de la fille, et aussi, et peut-être surtout, la conviction que son prestige de vainqueur devait le faire agréer avec honneur. Bref, il attendit au lendemain pour se présenter dans tout l’éclat d’une barbe fraîchement rasée et d’un uniforme impeccablement astiqué. Il avait même abimé la haie d’une propriété pour aller cueillir en maraude une sentimentale branche de houx.

Lorsqu’il entra, Madame de l’Écluse voyant fuir Lida, la suivit dans la chambre. Seule, Tiennette s’affaira pour atténuer l’inévitable choc. Maladroit par atavisme, et placé dans une situation difficile, Hendrick crut être délicat en posant la branche épineuse sur la table.

— Bour Lida ! dit-il.

— Ah bah ! répondit Thiennet, blême de fureur. Pour la mère, c’est bien ; mais pour l’enfant ? Comme la brute ne comprenait qu’à demi, le jardinier mima.

— Ach ! ach ! le gos…

Et il rit, découvrant une mâchoire formidable. Ce rire énorme exaspéra le père offensé, et, comme un bon vieux chien devant un loup — oubliant que ses crocs sont branlants — il se jeta sur le misérable. Celui-ci, débonnaire d’abord, se détendit soudain comme un ressort et se mit en garde le poing en avant. Tiennet se recula pour aboyer de vaines insultes.

— Boche ! assassin ! incendiaire ! voleur !

Puis il fondit tête baissée sur le caporal. Le pauvre vieux crâne de Tiennet n’arriva pas sur l’adversaire ; son avance fut arrêtée net d’un coup sur la nuque, qui l’étendit sur le parquet. Il essaya de ruer dans les jambes de l’ennemi, mais celui-ci l’immobilisa d’un coup de chaise. Le sang jaillit de la bouche édentée, et le cœur cessa de battre.

La jardinière, affolée, poussait des cris d’orfraie, et comme passait un officier, elle implora justice. Madame de l’Écluse se joignit à elle, plaidant la cause de leurs maternités, et de la légitime colère du vieillard.

Le hauptmann les écouta, l’air amusé, de ces deux grossesses irrégulières ; mais il esquiva toute responsabilité en déclarant :

— Le commandant appréciera !

L’aventure égaya fort le dîner de Messieurs les officiers et provoqua les plaisanteries les plus déplacées. Von Keller après forces gaillardises, accorda le permis d’inhumer, autorisa l’appel d’un prêtre, et — naturellement — ne sévit point contre le caporal Hendrick.

— Si je me suis montré si accommodant, dit-il à Madame de l’Écluse, lors de leur première rencontre, c’est que je suis charmé de voir que deux Françaises se sont fait « embocher ».

Ses courtisans le félicitèrent toute une semaine de cet à peu près cruel.


CHAPITRE XII


Il y avait deux jours que les trois femmes pleuraient Tiennet, quand un hauptmann vint inviter Madame de l’Écluse à réveillonner de la part du Commandant.

— Veuillez m’excuser auprès de votre Chef, Monsieur, dit la Châtelaine mais mon âme est en deuil.

— Nous ferons de la musique… cela vous distraira au contraire… Von Selmen interprétera du Bach. C’est un artiste ; et puis, il y aura une crèche… c’est moi qui l’organise.

— Encore, une fois, Monsieur, je décline l’honneur de votre invitation. Deux heures plus tard un planton vint porter un ordre ainsi conçu :

« J’exige qu’Antoinette Breton, — dite de l’Écluse — assiste à la fête que nous lui faisons l’honneur de célébrer dans sa maison. »

Von Keller.

Horriblement froissée par la forme de ce billet elle eut le tort de riposter.

« Fritz, je n’ai rien à me mettre. Votre dernier corsage est manqué. Ne comptez pas sur moi. »

Baronne de l’Écluse.

L’effet ne se fit pas attendre ; et ce fut le caporal assassin qui lui remit un nouveau pli. Ce messager ne pouvait être porteur d’une bonne nouvelle. Voici ce que contenait l’enveloppe officiellement timbrée :

— « Si mon ordre n’est point exécuté, Antoinette Breton — dite de l’Écluse — sera emprisonnée et comprise ensuite dans les otages qui partiront pour l’Allemagne le trois janvier 1915 ».

Von Keller.

Il fallut céder, et le 24 décembre 1914 à dix heures du soir deux factionnaires baïonnette au fusil vinrent la chercher. Enveloppée dans un manteau sombre, elle arriva dans le salon où régnait déjà une atmosphère irrespirable. La fumée d’une vingtaine de cigares, le parfum des liqueurs — dont quelques petits verres renversés poissaient les guéridons, — la suffoquèrent. Elle fut prise d’une quinte qui révéla sa présence. Quelques officiers, très jeunes, esquissèrent un salut — par habitude — mais devant le silence impertinent du Chef, ils négligèrent toute autre forme de courtoisie. Elle s’assit dans un coin ; et le buste droit, s’isola dans ses pensées.

— Vous pouvez commencer, Von Selmen, dit Von Keller.

Le violoncelliste préluda, et le silence s’établit. Alors, à travers la fumée, ses yeux finirent par distinguer une sorte de théâtre pour marionnettes dans lequel était une crèche : le toit en était givré de clinquant et les personnages gisaient en tas, sous la lumière. Seul le petit Jésus, délicieusement rose et diaphane, tendait ses menottes de cire, et souriait à l’humanité. Ce symbole de l’enfance absorba la pensée de Madame de l’Écluse ; bercé par la musique, supérieurement exécutée d’ailleurs, son esprit monta jusqu’aux cimes de l’inquiétante philosophie.

— Voilà donc un enfant, qui fut chargé de tous les péchés du monde, et qu’on adore à travers les siècles, celui que je porte en moi doit-il mourir à cause du péché paternel ?

Des applaudissements troublèrent ses réflexions, et l’artiste dut jouer encore. La main du violoncelliste s’agitait sur le manche de l’instrument comme une araignée tisseuse d’harmonie, et l’archet commandait à la mélodie de pleurer à son gré, le plus doux chant d’amour.

— Dire que cette main a tué hier, qu’elle tuera demain, et qu’elle peut, aujourd’hui, m’attendrir, moi, mère ou femme de ses victimes !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Et maintenant, Messieurs, je vais passer la revue de Noël, dit prétentieusement Von Keller, dès que les derniers sons moururent sous l’archet. Von Kriegen aux marionnettes !!! et que chacun prenne à son compte les allusions que contiendra ma conférence, sous la forme délicate que j’espère lui donner. En avant ! la musique ! Bien entendu, les mots politiques seront traités en Allemand.

Après quelque remue ménage, le spectacle commença et Madame de l’Écluse constata que la Vierge n’était autre que la Marianne républicaine, l’Ane avait la tête de Joffre, et le Bœuf celle de Poincaré. Les marionnettes s’agitèrent dans le comique enfantin des guignols de province. Mais les couplets et les répliques devaient être très cocasses, si elle en jugeait par le rire des spectateurs. Quand Saint-Joseph — qui était un ministre français — eut chanté sa strophe, les rois mages parurent. Le Kaiser en tête, avança. Il était vêtu d’une armure étincelante, et l’hymne national teuton mit tous les officiers debout. François-Joseph, suivait en toussant, son brillant collaborateur, et quand le troisième mage arriva — dansant la tarentelle avec un loup sur le visage — ce fut une hilarité menaçante qui résonna. Des chameliers, des bergers, des moutons donnèrent lieu à des personnalités qui provoquèrent l’enthousiasme, et de temps en temps, Von Keller se levait, commentait et pontifiait… Deux ou trois fois les assistants crièrent avec lui :

Deutschland über alles.

Enfin la Marianne de la crêche voulut emporter le Jésus souriant et nacré en lui chantant :

— « Allons enfant de la Patrie, le jour des poires est arrivé » Ce à quoi, le bambin sacré répondait sur un air connu :

— Non je ne marche pas ! non je ne marche pas !

Un silence plana et le commandant debout, l’œil mauvais, tourné vers Madame de l’Écluse, expliqua :

— Les enfants, qu’ils soient dieux ou simples mortels, ne marcheront plus jamais quand il s’agira d’entraver l’essor de notre Race, ou de combattre le Progrès Universel. Jésus fut le résultat d’une violence ; et si vous voulez me permettre de vous apprendre la vérité sur l’Annonciation, certaines rancunes s’envoleront comme plumes au vent.

— Bravo ! bravo ! fit un maladroit.

— Marie, était vierge, et devait épouser un nommé David de la tribu de Lévy, mais un garçon de la tribu de David la désirait au point d’en être malade. Or, le jour du Sabbat, les juifs avaient coutume de se rendre à la synagogue la face couverte d’une capuche qu’ils baissaient comme une cagoule. Lors, un Samedi — Marie balayait dans sa maison lorqu’elle vit entrer un homme ainsi couvert qui la jeta sur la couche et la prit. Elle se mit fort en colère, et quand son fiancé vint le soir elle lui reprocha sa conduite.

— Ce n’est pas moi qui suis coupable dit-il.

Et Marie réfléchit :

— Alors ce ne peut être que celui de la tribu de David !

— Qu’il vous épouse donc…

Puis il partit le cœur navré. Le séducteur, fâché des injures reçues, déclara pour se venger :

— Je ne veux point me marier.

Et Marie pleurait cet abandon. Un brave homme survint qui prit tout à sa charge comme un âne complaisant ou un bœuf impuissant, et l’histoire suivit son cours. Jésus fut le plus glorieux d’entre les hommes, et malgré la négation d’amour qui préluda à sa destinée, le point de départ de sa fortune fut qu’il descendait de la race royale de David. Les juifs l’acclamèrent, et il fit des miracles, parce que sur cette terre ce qu’il faut pour réussir c’est être avant tout de la race suprême, c’est-à-dire Allemand. Ensuite, les miracles se produisent, parce que le génie germain est de tous le plus magnifique. Que toutes les femmes donc qui portent en leurs flancs l’étincelle allemande, soient heureuses ; car un Dieu étant né de la violence, un autre peut surgir de la même source. Pour la joie des maris français on peut concevoir sans pêcher. Celles qui ne comprendraient pas la mission civilisatrice que le hasard leur a confiée, pourront attendre la décision de Von Bethmann Holweg. Il établit en ce moment le tarif des maternités de guerre.

Un grognement admiratif interrompit le goujat.

— Oui, Messieurs, reprit-il, il est question d’offrir cent cinquante marks aux mères des petits « Campagneaux » de 1914. Ce mot est une trouvaille n’est-ce pas ? La campagne glorieuse de notre armée devait produire des camps, et des agneaux de camps.

Un gros rire, interrompit le commentateur.

— J’espère que je me suis fait comprendre, et que ce geste généreux rendra ridicule le qualificatif de « barbares » qu’on se plaît à nous octroyer.

La longanimité de Madame de l’Écluse était à son extrême limite, aussi les invités boches la virent se lever et très froidement répliquer :

— Le sang français n’est pas à vendre, monsieur !

— Parce qu’il reconnaît ne pas valoir l’or allemand. Pas à vendre !… on s’en f…, on réquisitionnera les ventres, voilà tout.

Un lieutenant pour empêcher l’incident de s’aggraver mit les marionnettes en mouvement, et des voix reprirent en chœur :

— Non je ne marche pas ! non je ne marche pas !

Puis on fit faire une cabriole à l’enfant Jésus qui salua en disant :

— Je m’appelle Hervé, et je suis antimilitariste !  !  !

On applaudit à tout rompre. La châtelaine profita du succès des auteurs, pour regagner sa chambre ; et comme il tombait une pluie fine et glacée, cette nuit-là de Noël, elle arriva grelottante et vaincue près de ses deux servantes en deuil.

— Ces gens sont des monstres Lida, dit-elle, en se laissant dévêtir. Sais-tu leur dernière invention ?

— Quèque ça peut bien être ? fit Tiennette.

— Ils veulent nous prendre les enfants…, pour le moment ils songent à les acheter.

— Non… est-ce qu’ils nous prennent pour des esclaves, se révolta la soubrette.

— P’têtre qu’y reconnaissent qu’y ne peuvent fabriquer que des bêtes. Et combien qu’y en offrent ?

— Cent cinquante ou deux cents marks, c’est-à-dire environ deux cents francs.

— Malins ! va ! C’est un bon placement !

— Faudra-t-il payer le transport ? gouailla la femme de chambre.

Quoi qu’il advienne, suis mon exemple, et ne signe aucun papier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les mois passèrent à la Cerisaie sans apporter l’écho d’une victoire française, ce qui n’empêchait pas l’imperturbable nature de faire sa toilette de printemps. L’herbe repoussait sous le talon de la botte prussienne, les champs labourés et ensemencés par les soins des vainqueurs, donnaient à ce coin du Laonnais l’illusion des jours de paix ; mais, quand hélas ! paraissait à travers les branches l’uni­forme détesté, il semblait au contraire que cette partie de France fût à jamais asservie.

L’infinie tristesse des envahis s’égaya des lilas et des primevères, parce que les enfants coururent à travers bois et rentrèrent le sarreau plein de corolles.

Les mères souriaient un instant, et bien vite por­taient tous les pétales et tous les parfums, à l’autel de famille composé des photographies des fils et du mari. Quel sort était celui de ces derniers ? Toutes les femmes gardaient au fond de leur regard l’an­goisse de ce point d’interrogation ; et leurs masques s’affaissaient en des rictus de désespoir. L’échec des Français — aggravé par la crue de l’Aisne — avait été démesurément grossi par les Allemands ; mais la confiance restait inébranlable ; on attendait les efforts de l’armée. Certainement qu’une fois la terre raffermie, les hommes pourraient se battre. On vivait de cet espoir, quand une après-midi, vers deux heures, un officier vint supplier madame de l’Écluse de venir au château.

— Madame, vous êtes Française et par consé­quent généreuse, dit-il. Un accident est arrivé. Le commandant est tombé sur un paquet de couteaux de tranchées qu’on lui avait apportés comme échan­tillon. Il s’est tranché le poignet et nous ne parve­nons pas à arrêter le sang. En votre qualité de dame de la Croix-Rouge, venez à notre aide ; on est allé chercher le médecin, mais le commandant a dix fois le temps de mourir avant cette arrivée.

— C’est bien, monsieur, j’accours ! Lida ! ma trousse d’infirmière ? de l’eau oxygénée ? de l’ouate ?

Aussi promptement que le leur permettait leur prochaine maternité, les deux femmes s’empressèrent auprès du blessé. Le sang coulait avec une abondance dangereuse malgré la compression que tentait maladroitement un officier. Très calme, la baronne prit une embrasse, fit serrer très fort le bras, lava la plaie avec de l’eau oxygénée, put ainsi préciser la place de l’artère coupée, et la saisit dans l’étau d’une pince de Péan. Le danger était conjuré. Elle fit un pansement provisoire et attendit, muette, que le major survînt. Il ne descendit de l’auto de service qu’une demi-heure plus tard. Il félicita von Keller de sa bonne étoile et déclara très franchement :

— Sans Madame, commandant, vous auriez cessé de vivre.

— Merci, dit le malade, exsangue… je saurai reconnaître…

Madame de l’Écluse rentra dans sa maisonnette avec un sourire d’ironie ; la gratitude de l’odieux personnage lui semblait bien improbable. Pourtant, quelques jours plus tard, un gradé, raide et gourmé, vint aux communs.

— Je suis chargé, Madame, par le commandant, de vous demander quel adoucissement vous souhaitez obtenir ?

— Je voudrais, Monsieur, que le caporal qui tua Tiennet, le brosseur Hermann et les deux soldats Baumann et Kœfing soient éloignés du château.

— C’est tout, madame ?

— Oui, Monsieur.

— Je vais aviser le Commandant.

Celui-ci pesta comme un beau diable et fit venir celle qui l’avait sauvé.

— Madame, dit-il, je suis disposé à faire ce que vous désirez, mais je veux que vous sachiez com­bien votre exigence est cruelle. Ces hommes, déta­chés de ma personne vont être envoyés sur le front, c’est à-dire à la mort.

La baronne ne sourcilla pas.

— Mais ce sont les pères de vos enfants que vous condamnez ? Cela ne vous émeut pas un peu ?

— Les pères que l’on n’a pas choisis sont des hommes maudits !

— Soit ! vous ne les verrez plus ! Vous voyez que je paie royalement ma vie.

Madame de l’Écluse s’inclina, en guise de remer­ciement et disparut, le cœur enfin dégagé de la chappe de honte qui l’oppressait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dès les premiers jours de juin, un robuste biplan français jeta des bombes sur les arbres de la Cerisaie ; les engins ne tuèrent personne, mais prouvèrent au commandement qu’il était repéré. Aussi, — dix heures plus tard — les officiers de l’État-Major allemand mettaient-ils leur vie à l’abri dans une maison de Cessière à deux kilomètres de là.

Malgré le lamentable état dans lequel on lui laissa son château, le retour au logis fut une douceur pour la propriétaire. Il était temps d’ailleurs qu’un peu de liberté permit aux trois femmes de préparer la Grande Épreuve. Tiennette descendit à la ville y solliciter l’office d’un vieux docteur, que leur infortune apitoya ; et lui même envoya près des affligées une sorte de matrone, que les paysannes appelaient souvent auprès d’elles au moment des douleurs. Les deux mères restaient parfois des heures entières les yeux fixes ; toutes deux, à force d’avoir ruminé leur affront, redoutaient de voir apparaître un monstre.

Ce fut madame de l’Écluse qui — non sans peine — donna la première le jour à un garçon et Lida respira largement quand le bel enfant reposa dans un berceau.

— Madame il est comme les autres ! dit-elle à sa dolente patronne. Le mien sera joli aussi n’est-ce pas ?

— Et pourquoi pas ? fit le docteur en riant.

Au moment de partir, il prit la main de la nouvelle maman, et, très géné, la questionna.

— Madame, le moment critique est arrivé. L’enfant est né c’est très bien, mais le catalogue légal m’oblige à notifier cette naissance sous l’une des trois rubriques connues. Fils légitime, fils illégitime avec désignation de la mère ou du père, et enfin fils naturel de père et de mère inconnus. Vous êtes mariée, mais votre cas est spécial… que dois-je faire ?

— Monsieur, j’ai — vous le pensez bien — réfléchi à cette obligation. Veuillez déclarer le petit Marcel comme enfant légitime.

— Mais votre mari, Madame ?

— Mon mari aurait mécaniquement légitimé un fils né de l’adultère ; être vaincu est plus noble qu’être… ridicule.

— Ah ! femmes ! femmes ! la civilisation ne vous atteint pas… vous êtes et serez toujours au plus fort !

— Pardon… pardon… Les enfants sont parfois du plus fort mais nous ne sommes pas au plus fort. Nous sommes à celui qui se fait aimer.

— Et pour votre femme de chambre comment procéderons-nous ?

— Vous déclarerez son enfant de père inconnu et de mère Lida Tiennet.

— Cela gênera son avenir ?

— Le préjugé des bâtards est définitivement enterré dans les tranchées, docteur ; et je crains que la France ne soit obligée plus tard de privilégier ces parias enfin de provoquer leur multiplication.

— C’est peut-être vrai !… Mais quelle tristesse pour mes cheveux blancs.

Quatre jours plus tard, la jeune fille donnait le jour à une robuste poupée blonde que la grand’mère déclara merveilleuse. Tout en se multipliant au chevet des deux délivrées, elle marquait une préférence à l’enfant de son enfant. La nature se riait une fois de plus des haines humaines : le lien animal qui soudait l’aïeule à la petite fille triomphait.

Quand les relevailles s’accomplirent, juillet dardait ses rayons, et les foins coupés embaumaient à la ronde. La maîtresse et la soubrette mirent leurs babys dans une voiturette, et, sous la fraîcheur des bosquets de troënes, elles guettèrent le premier regard des intrus. Avec le premier rayon visuel glissa le premier sourire ; dès lors, toute l’horreur passée se noya dans l’éternelle et profonde tendresse maternelle.

Un jour d’août, le docteur surprit ses clientes en plein jeu de hochets ; elles tentaient, par des rires, d’activiter, de fixer l’attention qui dort dans les yeux des tout petits. Il les plaisanta. Confuses, elles redevinrent graves.

— Voulez-vous bien continuer, dit-il ; attisez… attisez le feu divin de la Vie. Qu’il est beau ! et quelles vestales saintes forment les mères ! Regardez-la. Elle est tout au fond de ces prunelles encore troubles, la Vie ! Elle a tout juste la force d’une flamme de veilleuse, et pourtant, elle doit illuminer les fêtes du destin. Laissez aux hommes le terrible devoir de souffler sur les flambeaux sacrés.

Ce vieillard parlait avec l’autorité d’un apôtre. Il était à cet âge où l’expérience met les esprits au-dessus des remous de la chair.

— Souriez, reprit-il, aidez la larve humaine à franchir le stade bestial du nourrisson, et — dès qu’il parlera, — dès que s’épanouira la fleur charmante, formée par l’enfance de tout être, arrosez-la de beaucoup d’amour… de patient amour. La gangue de l’atavisme dépouillera ses aspérités redoutables, car les fils d’assassins ne sont pas forcément cruels. Les meurtriers ont, neuf fois sur dix, de paisibles et doux ancêtres. Aimez les innocents.

La tête auguste du docteur se pencha vers les bébés, et, comme il embrassait leurs joues satinées, l’un d’eux le retint par une des boucles blanches qui encadraient sa belle tête d’aïeul. Les ongles inconscients du petit s’accrochèrent désespérément aux cheveux.

— Veux-tu bien me laisser partir ? Tu veux déjà me faire prisonnier ?

Et de sa voix la plus douce et la plus saintement bonhomme, il plaisanta :

— Pour que notre victoire soit complète, il nous faut « débocher » même les anges.

Puis il s’éloigna, ravi d’avoir clos gaîment sa leçon de bonté.


CHAPITRE XIII


Quand Jeanne Deckes quitta Rhœa en gare de Soissons, son billet devait la conduire à Longuyon où les femmes de France l’avaient priée d’assurer le service médical d’une formation de la Croix-Rouge. Les lignes — encombrées par la montée des troupes et la descente des évacués — faisaient passer le ravitaillement des soldats avant le transit des civils, ce qui obligeait ces derniers à des zigzags extravagants à travers les provinces. Et il était courant, que, parti pour une station, on soit débarqué dans une autre. Cette mésaventure advint à la doctoresse.

Un fonctionnaire lut précipitamment sa feuille de route, et sans plus ample examen, l’embarqua pour Longwy au lieu de Longuyon.

C’était aux heures tragiques des incendies méthodiques et des cruautés sadiques. Le service de santé militaire ne voulut pas utiliser le dévouement de l’ancienne externe des hôpitaux de Paris, et force lui fut de tâcher de se rendre à Longuyon par ses propres moyens. On lui fit place dans une carriole qui la conduisit à Saint-Pancré.

Là, comme nos armées étaient en pleine retraite, elle ne put trouver aucun moyen de locomotion. Les routes débordaient de fuyards, d’éclopés ou d’égarés. La peur activait tous les pas, et les animaux s’épuisaient sous des faix légers, tant leurs conducteurs exigeaient d’eux une allure rapide et soutenue. Les vieillards, les enfants, les prêtres, faisaient une haie lamentable aux troupes débandées, qui ne pouvaient même plus faire honnête contenance. Les soldats parlaient d’atrocités capables de faire pâlir les pires bourreaux de l’inquisition, et l’épouvante escortait la misère.

Devant tant de détresses, Jeanne Deckes ne voulut pas rester inactive ; elle souffrait de ne pouvoir se dépenser ; et, tout naturellement, elle déclina ses titres et montra ses sauf-conduits au premier major qu’elle rencontra dans la rue de la petite ville. Des civières débordaient jusque sur la place, devant une ambulance improvisée.

— Venez, Madame, dit-il, votre tâche sera rude, mais puisque vous la sollicitez, c’est que votre âme est bien trempée. Venez.

Elle suivit le convoi et se mit au travail, la robe protégée par une blouse et un tablier empruntés à un garçon boucher.

Douze heures elle se prodigua, s’attelant à toutes les besognes, les plus humbles et les plus savantes. L’ennemi était à cinq kilomètres de là et y commettait des excès formidables. On évacuait les blessés sitôt leur pansement terminé, et l’on ne gardait que ceux dont l’agonie eût été avancée par le transport. Une trentaine de mourants gisaient dans deux salles, sur des lits, sur des sommiers, ou même sur le paquet. Le bruit du canon se rapprochait d’heure en heure et le roulement ininterrompu des fourgons gris croisés de rouge, semblait le douloureux écho de ce hurlement de mort. À cinq heures, le premier obus tomba sur Saint Pancré, et des civils déchiquetés furent apportés dans la salle d’opération.

La tête bourdonnante de rumeurs métalliques, et des plaintes qui sourdaient de toutes parts, Jeanne Deckes — le front perlé de sueur — lavait les plaies, immobilisait les fractures par les moyens de fortune les plus imprévus ; et la lassitude finissait par dominer sa vaillance. C’était presque automatiquement qu’elle donnait ses soins, quand, à huit heures du soir, le major la prit par le bras.

— Allez-vous en… Ils sont là !…

— Fuir !… jamais ! protesta-t-elle.

Mais l’officier l’avait solidement empoignée et la poussait vers une issue.

— Partez, vous dis-je… Il le faut… Les civils auront besoin de vous.

Sans plus rien écouter, le major ferma la porte dès qu’elle fut dans la ruelle ; et, il rentra dans l’ambulance au milieu du vacarme de l’irruption ennemie. Combien devaient être vains, hélas ! son courage et sa dignité !

La doctoresse, les cheveux collés au visage par la terreur et par la fatigue, écouta un instant les cris inhumains qui jaillissaient de l’ambulance dont on venait de l’exclure. Même un combat de cent dogues — jetés les uns contre les autres — ne donnerait pas une idée des sons rauques, haineux et sauvages qui sortirent de cet antre sacré de la souffrance. On tuait, on hurlait avec accompagnement de coups de feu, de cliquetis d’armes blanches. C’était tellement assourdissant qu’une stupeur gagnait ses membres ; les sons trop violents quand ils ne grisent pas, abêtissent. De l’animalité qui se ruait tout près d’elle émanait un tel danger, que l’instinct de la conservation la mit en éveil. Elle regarda tout autour d’elle, et, comme une poule traquée, courut alternativement aux deux bouts de la ruelle. Chaque fois elle revenait au centre avec l’effroi d’une vision atroce ; elle butait aux mêmes pierres et s’essoufflait en inutiles mouvements.

La porte par laquelle elle était sortie s’ébranla sous des coups formidables. Ce bruit lui donna l’ultime inspiration. Une barrière donnant sur un jardinet se dressait auprès d’elle. Dans un effort désespéré, elle en força la serrure et disparut derrière un mur bas, juste au moment où la horde des massacreurs se ruait hors de l’ambulance. Elle s’accroupit, et, retenant son souffle, attendit.

L’obscurité, complice des pires et des meilleures choses, atténuait la blancheur de ce qui restait de clair dans son costume. Le tablier sanglant des inévitables contacts avec les blessures, se raidissait par larges plaques brunes, et sa jupe accrochée de ci et tiraillée de là, pendait en loque sur un de ses talons. Ses pieds avaient des souillures innommables faites de boue, de pus et d’iode éclaboussés ; enfin la tension de son angoisse, était à ce point extrême, qu’elle resta plus d’une heure repliée sur elle-même, sans se rendre compte qu’elle gisait sur du fumier, entourée d’un ruisseau de purin. Trois fois des silhouettes d’Allemands franchirent la petite grille ; trois fois ils fouillèrent les allées du jardinet, menèrent grand tapage dans la maison contiguë, et passèrent près d’elle sans la remarquer.

Neuf heures sonnèrent à une horloge, dont l’impassibilité argentine lui sembla terrible comme le destin. Ce fut dès lors des glapissements, des pleurs, des vagissements qui parvinrent jusqu’à elle. Le métal ne résonnait plus sur l’ensemble. Des pas menus, des pas traînants, des pas précipités grouillaient dans le voisinage ; et — par dessus ce piétinement de troupeau, — des ordres et des menaces dominaient. Elle eut l’impression que cela se massait devant l’hôpital d’où montaient encore des plaintes de blessés, des appels à la pitié. Puis une sorte de silence lui fit redouter un nouveau danger ; elle ne savait lequel, mais elle sentait qu’il allait dépasser le crime.

En effet…, du sein des habitants, massés et muets de crainte, jaillit un cri, mais un cri tellement déchirant qu’il exprima toute l’horreur et toutes les malédictions humaines. En même temps une fumée âcre la saisit à la gorge, et instinctivement elle chercha à fuir cette atmosphère irrespirable. Elle traversa la maison vide qui était devant elle et courut loin de l’incendie qui crépitait. Quand ses poumons trouvèrent l’oxygène qu’ils exigeaient, elle se retourna. Elle n’eut pas la force de crier à son tour, parce que ce qu’elle voyait dépassait tous les sadismes de la douleur. Devant elle, brûlait l’hôpital, et — par les fenêtres, entre deux langues de flammes, — on apercevait les torsions des corps des blessés qui se carbonisaient sous les yeux des civils forcés d’assister à cet infernal autodafé. Et des ombres casquées exécutaient ce crime, baïonnette au canon, et réservoir de pétrole au dos.

Le spectacle était tel qu’il acheva d’anéantir l’énergie de la doctoresse, et que — sans souci du danger — elle alla droit devant elle fuyant la lueur de mort : Mais elle ne connaissait pas la ville et vingt fois elle revint à l’épouvantable vision.

Bien que l’édifice ne fût pas tout à fait consumé, le peuple fut autorisé à regagner ses demeures. Il passa tout près d’elle des femmes et des enfants : ceux-ci, pressés autour des robes, en grappes, misérables et pâlis. Tout le monde se hâtait vers des portes qui se verrouillaient avec soin ; et c’est au maniement des clefs rouillées que les mains des vieillards s’acharnaient, pour se donner l’illusion de protéger encore. Les rues furent désertes en quelques minutes, et seulement alors Jeanne Deckes songea qu’elle n’avait pas de gîte ; elle avait oublié sa propre installation dans la hâte de son dévouement.

Elle se dirigea lentement vers une boutique lumineuse ; mais elle recula : des soldats s’enivraient et défonçaient des futailles. Toutes les fenêtres d’un hôtel étaient éclairées… et elle y courut, mais des ordonnances en vert réséda s’empressaient autour d’officiers noirs de poussières et déjà le verre en main.

Des chants étranges montaient maintenant dans le silence de la nuit. Pour protéger leur orgie, les Allemands allumaient encore des incendies aux quatre coins de la ville. Que devenir ?? Au hasard ; elle se traîna vers un coin sombre, et s’assit sur une borne fontaine, au bas d’un raidillon. Un peu d’eau rafraîchit sa fièvre et trompa la faim qui s’imposait ; puis elle pleura !

Ses joues étaient luisantes de larmes quand un pas pesant lui fit dresser l’oreille, et que son cœur cessa de battre. Pourquoi se sentait-elle troublée d’un tel émoi ? Un homme, un seul, avançait titubant et grognon, mais cet homme se découpait au sommet du sentier comme l’incarnation d’un symbole. C’était bien là l’hercule ancestral. Son bras ne tenait, il est vrai qu’une massue de verre dans lequel remuait un peu d’alcool, mais la stature de la brute était énorme. La tête de Jeanne Deckes aurait tout juste atteint la poitrine de l’individu, et ses proportions redoutables firent esquisser à l’imprudente un mouvement de retraite. L’homme courut sus à la doctoresse. Sans effort, il l’attira vers un peu de clarté, et sourit. Une femme c’était une femme ! voilà tout ce que reflétait le regard du poméranien. Broyant, sans le vouloir, la main de la malheureuse, il l’entraîna, et mû, par l’instinct millénaire, se mit en quête d’un coin propice. Mais les fumées de l’ivresse ne fixaient pas ses pensées : et ils allèrent longtemps, en lignes brisées, sur une route large et pavée. Puis il chanta, c’est-à-dire que des sons s’ébrouèrent entre des hoquets.

Jeanne Deckes, muette, essaya de dégager ses doigts de l’étau qui s’amollissait à chaque rasade. La bouteille se vidait, et il fallait se sauver avant que la dernière goutte allumât l’incendie de la chair. Doucement, comme une enfant, très lasse, elle se fit plus lourde, se laissa presque traîner, et les tenailles s’ouvrirent. Elle eut le tort de courir. L’hercule, recouvrant une lucidité de bourreau, la poursuivit, la happa à la nuque et la renversa. La résistance d’oiselle qu’elle tenta fut vaincue d’une gifle énorme, et la brute souilla Jeanne Deckes, que le mot de César obsédait à cette minute : « Nulle science ne vaut un bouclier ».

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quatre jours la doctoresse marcha vers l’Ouest, se nourrissant des fruits et des fromages oubliés dans les fermes désertes. Elle coucha, comme tous ceux qui l’avaient précédée dans l’exode tragique, — sous des meules ou dans des granges. La pluie tomba sur ses hardes, ravivant la pourpre des maculatures sanglantes, et sans une pauvre fugitive — qui partagea avec elle ses modestes hardes, — elle eût continué d’effrayer les passants. Une jupe large, un corsage flottant, une jaquette immense lui parurent, dans leur propreté bénie, receler toute l’élégance de ses costumes d’autrefois.

Fuir c’est être libre encore. Mais toutes les routes aboutissent à des villes ; et les lois de la guerre y prennent les arrivants au collet. Les diplômes, les sauf-conduits, les pouvoirs confiés par la Croix-Rouge, éveillèrent les craintes de l’ennemi, mais les incitèrent à l’exploitation.

Le hauptmann qui vérifia tous ses papiers à Rupt se gratta le front pendant au moins cinq minutes, puis l’interrogea :

— Que faisiez-vous à Saint-Pancré ?

— J’y ai soigné des blessés !

— Des soldats ?

— Des civils aussi.

— Prêtez serment de ne pas entraver notre mission, et vous serez chargée d’assurer le service médical d’une ville envahie dépourvue de docteur ?

— Je ferai mon devoir ?

— C’est très élastique ce mot là ; mais vous serez entre nos mains comme la souris dans les griffes d’un chat. Je vais en référer au Commandant.

On sembla l’oublier pendant un mois qu’elle passa chez une vieille, dont l’hospitalité fut médiocrement rétribuée. Au bout de huit jours, ses forces avaient reconquit leur équilibre et ce fut à elle que vinrent peu à peu tous les endoloris des brutalités allemandes. Du matin au soir elle courut de chevet en chevet, recevant, des riches, des oboles qu’elle donnait aux pauvres, consolant, réconfortant, et portant haut l’espoir de la délivrance…

Au mois d’octobre, elle reçut l’ordre de donner ses soins à la maîtresse d’un officier prussien, belle louve rousse et grasse à souhait. Elle se rendit dans une jolie propriété que la fille avait occupée sans vergogne, après en avoir chassé les propriétaires ; et, — tandis que ceux-ci grelottaient dans une grange — la drôlesse se prélassait dans le luxe des vaincus. Elle avait si généreusement versé tout le vin que contenaient les caves que les hauts crûs s’étaient vengés eux-mêmes. Cet estomac germain, endurci aux excès des bières de Munich, n’avait pu résister aux traîtrises des Bourgognes, et l’inflammation des tissus la laissait geignante et désolée. Jeanne Deckes fit son devoir, soulagea les douleurs, guérit la malade et prescrivit un régime, que naturellement, la louve ne put suivre. Accourue d’Allemagne pour faire bombance et piller à son aise, elle était obligée — en échange, — de tenir tête aux beuveries des soudards galonnés ; ce qui n’allait pas sans rechutes douloureuses.

Après les fêtes du jour de l’an, une crise plus aiguë se déclencha : la doctoresse fut mandée d’urgence. Il était dix heures du matin ; et les membres plus las que de raison, celle-ci répondit à l’appel.

— Mère Péchard, dit-elle à sa logeuse, préparez-moi une bonne infusion chaude, car je me sens malade. Je rentrerai aussitôt cette visite achevée.

— Que ressentez-vous madame docteur ? fit la brave femme inquiète ?

— Je ne sais pas ! mes hanches sont lourdes et je suis plus gonflée que de coutume.

— Si c’était vrai, ce que vous craignez, tout de même ?

— Allons donc ! il y a du pour et du contre dans mon inquiétude. Je ne peux pas préciser mon diagnostic. À tout à l’heure, mère Péchard.

La vieille — qui n’avait pris aucune inscription dans aucune Faculté — regarda s’éloigner Jeanne Deckes et se signa.

— Pauvre madame Docteur ! si elle voyait son profil, elle ne douterait plus de son malheur !

Et elle reprit son trottinement quotidien par la maison, tandis que la doctoresse pitoyable, — même à l’infamie, — flambait une aiguille pour faire une piqûre de morphine. Soudain, ses yeux se désorbitèrent, une pâleur de cire couvrit ses traits, et elle s’affaissa sur une chaise.

— Qu’afez-fous… matame ? dit la malade inquiète.

— Rien, rien, balbutia Jeanne Deckes, ce n’est rien !

Toujours blême, elle fit la piqûre, signa une ordonnance, et quitta la patiente quand la torpeur du stupéfiant commença à se manifester. Alors, elle courut par les rues, marmottant des mots d’horreur ; et quand elle arriva, elle prit les deux mains de la vieille en criant presque :

Il a remué, mère Péchard, il a remué !… c’est fini !…

C’en était fini, en effet, des espoirs auxquels s’attardait cette femme de trente-neuf ans. Depuis quatre mois, elle se refusait à croire que la malédiction fût tombée sur ses entrailles, et volontairement, elle s’entêtait à se remémorer des cas pathologiques déroutants. Elle espérait les rééditer.

— Il a remué… donc, Il est là !… Il est là !…

Il, c’était l’atome ennemi qui, pendant le drame de sang, de feu, d’alcool et de bestialité, s’était accroché à ses flancs d’intellectuelle éprise d’infécondité.


CHAPITRE XIV


Ce que furent les méditations de Jeanne Deckes pendant les jours qui suivirent cette certitude ? Un épouvantable chaos d’imprécations, de dégoûts, et de projets criminels. Mais un événement subit la contraignit à dissimuler sa rage.

Un ordre du Grand État Major Général allemand déplaça le 20 janvier tous les officiers de Rupt et les envoya vers l’Aisne à Ostel, près de Vailly. Or, la louve allemande désirait suivre son protecteur ; pour être sûre que sa nouvelle résidence ressemblerait à celle qu’elle occupait, elle commença par déménager tout ce qui lui fit envie. Parmi les objets dont elle bouleversa l’harmonie, elle découvrit une cassette qu’elle n’avait pas encore aperçue, et qui lui parut contenir des bijoux. En effet, en la secouant, on entendait des résonances argentines et la cupidité se fit impatiente chez la fille. Au lieu d’attendre que l’ordonnance fît le nécessaire, elle se servit d’un couteau pour forcer la serrure. Le coffret s’ouvrit en effet, mais la lame se rompit et le tronçon la blessa très profondément. Pour comble d’infortune, la cassette ne contenait qu’un chapelet de cristal, une photographie d’adolescent et une croix de la légion d’honneur. La louve exhala sa déconvenue par des jurons de charretier, pendant tout le temps que Jeanne Deckes la pansa.

— Quel malheur que vous ne suiviez pas le bataillon, dit la ribaude avec aplomb.

— Je suis consignée dans cette ville, éluda la doctoresse.

— Oui, mais von Reiterhardt, mon fiancié, est très puissant et il est très jaloux des majors militaires. Qui me soignera si vous restez ici ?

Il est probable que l’Othello, pour Desdémone de bar, fit des démarches que l’on prit en considération, puisque Jeanne Deckes reçut le lendemain l’ordre formel de se rendre à Ostel et de s’y tenir à la disposition des autorités victorieuses. Toute résistance eût été vaine ; elle partit donc sur l’heure et ne sortit de son apathie résignée qu’au moment des adieux, lorsque la brave logeuse lui murmura :

— Vous m’écrirez si c’est un garçon ou une fille, n’est-ce pas ?

— Comment vous vous intéressez à ça ?

Et dans le mot… ça… la doctoresse fit tenir toute la haine et tout le mépris humains.

— C’est si innocent… ça… madame Docteur, plaida la vieille. Vous ne lui ferez aucun mal au moins ?

— Oh !… non ! mais quant à l’aimer !…

— Qui sait !

— Taisez-vous, ce serait la pire humiliation.

Elle arriva deux jours plus tard à Ostel et continua, — par ordre, — ses soins à l’effrontée pilleuse. Elle eût tôt fait de trouver des civils malheureux et de porter chez tous les bienfaits de sa science et de sa bonté. Il y avait quinze jours qu’elle habitait sa nouvelle résidence quand elle entendit parler de « La Folle » pour la première fois. Elle s’enquit de cette personnalité populaire.

— La folle, lui dit-on, c’est une dame de la Croix Rouge qui a perdu la raison depuis la guerre. On ne sait pas d’où elle est venue. Seulement, les Allemands la respectent à cause de certains mots qu’elle prononce, et les Français la nourrissent par solidarité. Par exemple, on ne peut pas la décider à s’habiller proprement. Depuis son arrivée dans le pays, elle traîne une jupe blanche en loques, couvre ses cheveux gris d’un voile en chiffon, mais se drape encore avec beaucoup de dignité dans la cape sombre de l’uniforme vénéré.

— Où loge-t-elle ?

— Dans un hangar. Elle ne veut pas d’une chambre, parce qu’elle sort beaucoup la nuit. Si le canon tonne, elle s’en va, revient un peu plus sordide, mange, et disparaît encore. Le maire et le curé ont essayé en vain de la faire enfermer. Elle a mené si grand tapage qu’on s’est résolu à la laisser libre. Parfois, elle se frappe la poitrine et s’accuse comme d’un crime d’avoir brûlé « de la Houille Rouge », et quand un officier boche la rencontre, elle trace un sept, dans l’espace, en répétant « Tétra ». Ce qui est étonnant, c’est que, lorsqu’elle dit ce mot, les Allemands baissent le nez.

Quelques jours plus tard, la doctoresse se rendait au chevet d’une malade quand elle entendit derrière elle un pas dont la chaussure rendait un son inégal. C’était la folle dont le pied droit traînait une savate, et dont le pied gauche relevait un sabot de valet d’écurie. Mais elle marchait droit devant elle, le buste agressif et la tête haute.

D’abord, Jeanne Deckes ne vit que l’ensemble, à la fois artistique et poignant de cette silhouette tragique ; puis elle examina les traits de la passante. Elle dut faire un effort pour retenir une exclamation.

Malgré la crasse de ce visage décharné, elle avait reconnu la sage-femme complaisante de jadis.

— Madame Rhœa ?… Rhœa ?… dit la doctoresse à voix basse.

La folle s’arrêta.

— Qui m’appelle Rhœa ? Rhœa était la mère des Titans ; c’est elle qui sauva Jupiter, car Neptune dévorait ses enfants. Et moi, je ne mérite pas ce nom. C’est moi qui mange les enfants ; je n’ai sauvé que les petits Lartineau.

— Brrr… pensa Jeanne Deckes. La mâtine a la folie dangereuse pour ses anciennes clientes. Heureusement qu’ici nul ne peut approfondir. Rhœa ? reprit-elle, où allez-vous ?

— Où je vais ? aux Limbes retrouver les gosses que j’ai empêchés de naître ; ils sont très beaux ; il y en a de grands, de petits, d’entiers, de mutilés, et je vais tous les jours les visiter. Je leur ai promis qu’à la première occasion, je leur donnerai la vie, je leur dois bien cela.

— Et… Où sont les limbes ? insista la doctoresse.

— Viens ! je te les montrerai, parce que je m’y connais. Je sais ce que tu portes là.

Son index maigre et sale pointait vers l’abdomen saillant.

Un instant Jeanne Deckes hésita à la suivre, mais elle avait vécu tant de dangers depuis quelques mois qu’elle risqua l’aventure. Celle-ci, en effet, l’entraîna à quinze cents mètres de toute habitation, et la poussa dans une ruine qui paraissait avoir été une sorte d’usine. Elle suivit la malheureuse quand elle entra dans une salle au toit défoncé, et, tout de suite, elle saisit le rapport qui s’était établi entre ce spectacle et les remords de la démente.

L’usine avait fabriqué des poupées. Des tiroirs arrachés, des cartons éventrés sortaient des bébés — dits incassables — qui, de leurs yeux de faïence fixaient tout et tous. Il y en avait de toutes les tailles ; les uns complètement abimés par les platras et la pluie ; d’autres préservés par miracle montraient encore quelque fraîcheur.

Rhœa fit signe à Jeanne Deckes de l’accompagner, et passa dans une autre pièce. Là, dans le désordre des placards — brisés par les projectiles — gisaient des membres de poupées séparément groupés. Dans un coin rien que des têtes ; plus loin, des tas de bras, et plus loin encore, des troncs rosés. Une boîte d’yeux s’était renversée dans une petite mare, et ces regards, éparpillés sous l’eau trouble, semblaient guetter un sourire. Quand elle eut fait visiter à la doctoresse ce qu’elle appelait ses « Limbes », Rhœa se baissa, ramassa au hasard des poupées, des têtes et des bras, en emplit son jupon, et se dirigea vers la sortie. Comme elle semblait se désintéresser désormais de Jeanne Deckes, celle-ci lui demanda :

— Où allez vous porter ces choses ?

— Chut ! ceci est mon secret !

Et sans plus de façons, elle laissa là son ancienne cliente pour s’enfoncer dans la campagne où l’attirait une cachette lointaine.

Le soir de ce même jour, le canon gronda comme un fauve qui s’éveille ; et, — vers l’aurore, — l’activité de l’artillerie fut tellement intense que l’espoir et la terreur se partagèrent l’âme des habitants d’Ostel. Dans la rue principale, les troupes allemandes s’agitaient avec une ardeur incroyable. Il passa des auto-mitrailleuses avec un bruit de tonnerre ; des troupes de renfort furent amenées au pas gymnastique ; ce fut le branle-bas de combat des Grandes-Heures. Il dura près d’une demi-journée, et recommença pour les contre-attaques sans doute, mais les uniformes gris-réséda ne changèrent pas de direction. On vit revenir de nombreux fourgons bondés de blessés ; mais l’échec de nos armes ne fit plus de doute pour personne lorsqu’on vit arriver — précédées de la stridence des sirènes — les automobiles de l’État Major. Pendant que passait la torpedo, dans laquelle plastronnait von Keller, Rhœa vint, dans la rue, au devant de la doctoresse et lui confia :

— Je vais mettre quelques petits dans la houille rouge ; elle les réchauffera et ils sortiront enfin des Limbes !… Chut !…

Le lendemain — dans une voiture d’ambulance, on rapporta le cadavre de la folle, le front troué d’une balle. Un des rares blessés français qu’on eut relevés dans cette affaire raconta ce qui suit à Jeanne Deckes appelée à lui donner des soins.

— Depuis vingt-quatre heures, dit-il, j’étais tombé, la cuisse fracassée, et j’avais vu beaucoup de camarades achevés par les nettoyeurs de veilleuses, quand une femme parcourut le champ de bataille.

— Qu’appelez-vous des nettoyeurs de veilleuses ?

— Ceux qui se penchent sur les corps étendus, les dépouillent, les brutalisent pour leur arracher une plainte. Souvent le blessé contient ses cris et reste muet, mais ses yeux s’ouvrent malgré lui, et la lueur du regard leur révèle la vie. Alors, ils déchargent leur révolver pour éteindre cette veilleuse d’âme qui tremblotte devant une agonie. Voilà ce que c’est.

— Continuez votre récit, je vous prie. Cette femme était donc au milieu du charnier ?

— Oui… elle portait quelque chose sous son manteau ; et, dès qu’elle entendait râler : « Maman ! » elle jetait des objets avec un grand geste de semeur. Quand je lui ai dit : « Madame… à boire, s’il vous plaît ? », elle a fait un signe et m’a lancé des bras de poupées. Ils sont tombés autour de moi comme des graines, pendant qu’elle chantait :

— « Formez des bataillons !… »

Longtemps sa silhouette eut, — sous la lune, — l’incohérence de mouvements d’un épouvantail secoué par la rafale. C’est sans doute parce qu’elle s’était peu à peu mise à hurler :

— « Formez des bataillons ! »

qu’un détrousseur l’a abattue au milieu de la boue. En tombant, elle lançait encore des bras et des jambes de poupées. Il paraît que c’était une folle !

— Oui, dit Jeanne Deckes, mais qui pourra dire à quel moment elle a été le plus folle !

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Cependant, von Keller, qui avait commandé la défense de Vailly était arrivé de Cessière pour vérifier les effets du combat ; et, pendant que la doctoresse écoutait ce récit, lui, dominait le champ de bataille et évaluait le carnage. Il regardait tous ces corps distendus ou recroquevillés, et son odorat semblait se complaire aux émanations de mort qui chargeaient déjà l’atmosphère.

— Décidément, dit-il à son officier d’ordonnance, Vitellius devait être Germain, car je trouve comme lui, que le cadavre d’un ennemi sent toujours bon. Mais… qu’est-ce que j’aperçois sur ces tas de macchabées ? Cela brille, cela fait des taches bizarres… Allons voir !

Il descendit du tertre sur lequel il paradait, et pataugea dans l’innommable.

— Von Kriegen… regardez donc ! ce sont des jouets !

En effet, le hasard avait posé sur des lèvres exsangues les baisers froids de quelques poupées jetées par Rhœa. D’autres s’étaient trouvé blotties dans des bras qui paraissaient les bercer, et, très loin, à droite et à gauche, des têtes blondes — qui semblaient des décapitées de Lilliput, — gisaient pêle mêle dans les sillons, sur des cœurs et dans des poitrines ouvertes par la mitraille. Tous ces yeux inertes et brillants dardaient leur regard glacé ; et les bouches de carton pâte souriaient au sein même de la mort. Ce sourire finit par halluciner les officiers ; et von Keller, — pour chasser le malaise qui l’envahissait — éclata de rire :

— Des gosses… Ils ont cru serrer des gosses ! les imbéciles ! Ce sont des poupées ; c’est tout ce qu’ils méritent ! Écrivez au rapport, car le général aime les détails savoureux : « Visité mine de Houille rouge ; trouvé fossiles de parisiennes ! »… ah ! ah ! s’il ne me nomme pas Colonel après celui-là !… ah ! ah ! ah !…

— Sont-elles vraiment aussi… montantes qu’on le raconte, dit le jeune hauptmann.

— Peuh ! elles sont décoratives, surtout ! Paris…

La rage que ce mot évoqua dans l’âme du Commandant lui fit battre fébrilement la charge sur ses bottes avec le bout de sa cravache.

— Paris ! reprit-il, l’avoir si bien miné avec les Tétraèdres et ne pas l’atteindre ! Quel camouflet ! Mais… nous y arriverons et la tour Eiffel sera le mât de cocagne d’une belle Kermesse !

— Si le tonnelier nous laisse passer !

— Qui eût imaginé cette force ?… J’avoue que nul ne l’avait soupçonnée.

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Le départ de l’État Major allemand pour Cessières, — huit jours après cette aventure, — rendit à la ville l’aspect relativement débonnaire d’une petite garnison. L’ennui tombait implacablement sur les officiers détachés et dispersés dans des logis dont le confort variait beaucoup. Aussi, pour oublier ce mécompte de la conquête, les Allemands vidaient-ils toutes les caves, même celles des pays environ­nants, car celles d’Ostel étaient à sec depuis l’au­tomne. Naturellement, la louve payait ses déborde­ments par des souffrances qui n’adoucissaient pas son humeur déjà brutale.

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Mars commençait à violacer les branches ; et les bourgeons naissants hérissaient les arbres d’un trait d’ombre où le vert et le mauve se disputaient la préséance. Quelques ailes d’insectes s’essayaient au soleil, et des hirondelles cherchaient en vain cer­tains nids de l’année précédente. Quelque chose de mystérieux et d’insinuant pénétrait les hommes, et provoquait ces douleurs et ce bien-être indéfinis­sables qui précèdent le printemps. L’état de santé de Jeanne Deckes subissait — comme tout le monde — cette irrésistible poussée de la nature, et cela avait déterminé chez elle une grippe assez rebelle. Elle s’était résolue à garder la chambre quand elle fut appelée chez von Reiterhardt.

— Impossible, répondit-elle, je suis malade moi-même.

Deux heures plus tard, elle reçut un second ordre :

— Impossible ! fit-elle dire de nouveau.

Le soleil baissait à l’horizon quand un planton se présenta, tenace et indiscret.

— Le hauptmann demande ce que vous avez ?

Exaspérée par tant d’insistance, la doctoresse se redressa, et, les yeux dans les yeux du soldat, lui cria :

— Ce que j’ai ?… Ceci !

Et elle plaqua sa robe sur ses flancs.

L’homme salua, presque respectueux, et disparut ; mais une demi-heure plus tard, il reparut avec un ordre écrit.

— « Ma Dame souffre. Venez lui l’aire une piqûre où je sévirai demain. Des otages sont précisément en partance ».

Von Reiterhardt.


Toujours l’odieuse menace ! Elle s’habilla et lente­ment s’achemina vers les tyrans.

— Et voilà par quelle race j’ai été souillée !

La rage est mauvaise conseillère, aussi, dès les premiers mots insolents, que la malade lui adressa en guise de souhaits de bienvenue, elle répondit la voix sèche et excédée :

— Madame, si vous continuez… je me retire !

— Me laisser souffrir, moi !… parce qu’un loupiot français se prépare ! non… mais… des fois !

Depuis longtemps, Jeanne Deckes s’était aperçue que la louve avait fait un stage patriotique dans les promenoirs des Folies Bergères. Elle en avait retenu quelques mots d’argot que son accent dépouillait de tout humour : — Et… s’il n’était pas français, mon loupiot ?… mon petit de loup ? riposta la doctoresse, l’aiguille droite et la seringue chargée.

— De quoi ?… de quoi ?… sursauta la fille en une ignoble fureur. Il serait d’un homme à nous, ce cochon !

L’insulte atteignit la mère au tréfond de sa noblesse animale. Elle se contraignit, piqua la chair grasse, et répliqua froidement en retirant la pointe de platine.

— La chose est bien possible !

Une obscure jalousie de femelle bouillonna dans le cerveau de la prostituée. Oubliant ses douleurs, elle se redressa et s’agrippa au bras de Jeanne Deckes, l’attirant vers le lit :

— Dites que ce n’est pas vrai ?

— C’est donc si ennuyeux pour vous, cette hypothèse ?

— Un Allemand ! dans un ventre de Française ! quelle abomination ! ah ! ah ! ah ! soyez tranquille, on vous le prendra, le petit ; on ne va pas vous laisser cet honneur, je pense !

L’orgueil immense de cette réplique apaisa la colère de la doctoresse ; il contenait tout le problème des races et de la suprématie que chacune d’elles tend à acquérir. Certes, non, elle ne se laisserait pas enlever cet enfant puisqu’il avait puisé dans son sang toutes les affinités qui naissent de la collaboration des mères. Résolue soudain à l’acceptation de son destin, elle s’inclina pour prendre congé.

— Rassurez-vous, Madame, le loupiot sera Français. Il est Français.

Mais la surexcitation de l’Allemande n’était point calmée. Son instinct flairait le dol fait à son espèce ; et l’engourdissement médical qui l’envahissait, s’agitait de blasphèmes orduriers.

— Les champs mitoyens auraient des luttes de racines si la terre avait conscience du partage des propriétés ! pensait Jeanne Deckes en regagnant son gîte.

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Le lendemain, un pli qu’on lui porta dès l’aube l’informait qu’elle était désignée comme otage, et serait conduite sous escorte à la gare de Laon.

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CHAPITRE XV


Vers la fin du mois d’août 1914 la terreur fit son apparition dans la capitale.

On annonça coup sur coup que Lille avait capitulé, que Saint-Quentin était envahi, et l’on apprit brusquement que Compiègne avait abrité l’avant-garde d’une armée formidable. L’exode des civils commença dans une bousculade indescriptible : les wagons à bestiaux résumèrent le dernier mot du confortable pour millionnaires en débandade ; et Paris, débarrassé comme par enchantement de son élégance outrancière, devint silencieux et sévère comme une cathédrale.

Dans les rues, on ne voyait que des visages graves ; et jamais les hommes mûrs ne furent plus beaux qu’à cette période. Ils allaient par les trottoirs, le nez baissé sur les bulletins de défaites, ou les yeux désenchantés, perdus dans leurs anciens rêves. Tous semblaient ressasser la même phrase :

— Alors… la guerre était possible !… Ni l’horreur du sang, ni l’énormité de l’aventure, ni le respect des traités, rien ne compte… et par notre faute, rien n’est prêt chez nous !!…

Leurs rides, flasques et distendues, plaquaient sur les pommettes et les mâchoires des chairs flétries que nulle velléité de séduction ne soutenait plus. Ni fille, ni amante ne tentait leurs derniers feux : toute la puissance affective de leur vieillesse était dirigée vers le Front où se battaient leurs Fils. Et les faits accomplis réveillaient leur somnambulisme politique. Maintenant ils comprenaient quel mirage avait hypnotisé leur entendement, et fait de l’utopie socialiste l’instrument de la déchéance. Ils savaient bien, ces hommes à barbes blanches — que l’âge mettait à l’abri des risques militaires — que c’était eux qui étaient responsables du désastre. Beaucoup se souvenaient de 1870, et cependant ils avaient voté contre les crédits de guerre, ils avaient, par veulerie, par erreur, ou par intérêt, mis leurs fils désarmés devant la gueule des canons. Leurs Fils… Ils tombaient comme des phalènes, ces innocents de vingt à vingt-cinq ans ! La Belgique et l’Alsace en virent succomber tout de suite des milliers ; et les fantômes des premiers héros se dressèrent devant leur conscience de pères coupables. Mais ils étaient beaux les vieux hommes… parce qu’ils ouvraient enfin les yeux à la vérité. Malheureusement, la glu qui fermait leurs paupières était si épaisse qu’il avait fallu des torrents de sang chaud pour en laver leur raison.

— Nous nous sommes trompés ! disait le tassement subit de leurs épaules.

Et leur attitude marquait une si douloureuse surprise qu’elle décourageait les plus légitimes récriminations. Cette beauté de pénitents contrits, ils la conservèrent jusqu’à ce que la Victoire de la Marne ait sauvé la face de l’honneur national. Toute la jeunesse était tombée, mais la France était debout ; et les têtes chenues se redressèrent, comme si le pardon leur fut venu d’En Haut.

La vague de fond de l’invasion avait à peine menacé Paris pendant quinze jours, et ces deux semaines d’angoisses avaient suffi pour bouleverser de fond en comble toutes les morales et toutes les conceptions… La vie avait perdu soudain toute valeur intrinsèque et rien ne parut ridicule comme de s’effarer de ce que l’évaluation de nos morts atteignait un chiffre désolant. Les cadavres s’amoncelaient et l’esprit se familiarisait avec la fatalité des hécatombes au point de se désintéresser des vagues individualités. Même, l’anonymat fut infligé, — sans utilité apparente, — aux braves qui mouraient bien ; la gloire ne devait pas être, dans cette guerre, la monnaie de l’héroïsme.

En moins d’un mois, toutes les notions essentielles de la vie sociale avaient été renversées ; et l’argent subit la même dépréciation que la vie. Les moratoria mirent une trêve dangereuse à l’obligation de payer ses dettes, et l’on ne sut plus au juste où était son Devoir. Pendant quelques semaines on le chercha dans la Bonté, et beaucoup l’y rencontrèrent.

Si quelque chose peut consoler les acteurs et les spectateurs du drame de ces premiers jours de campagne, c’est d’avoir pu vivre précisément dans une atmosphère de solidarité surhumaine. Tout le monde fut bon, jusqu’au barrage de l’invasion. Tous les cœurs s’émurent ; toutes les escarcelles se vidèrent ; toutes les morgues fondirent. On vit les mains pâles des oisives dans les mains rudes des travailleurs ; du haut en bas de l’échelle des classes il n’y eut pas une discordance ; dans le naufrage de la Patrie tous les Français firent assaut de bonté. Qu’on l’appelle fraternité ou charité, elle jaillit comme une source vive ; et pendant quelques jours elle fut la Police et la Loi. Son élan si pur et si magnifique devait s’imposer et régner sur le malheur ; elle n’y manqua point. Elle fut la reine que le peuple, un peu penaud, élut pour panser ses blessures. On la vit dans les hôpitaux toute de blanc vêtue, n’ayant pour toute parure qu’une croix couleur de rubis ; on la trouva gainée de noir dans les ouvroirs, dans les soupes populaires, dans les œuvres d’assistance. Elle montait les escaliers les plus sordides, visitait les moindres recoins de la misère et découvrait jusqu’aux détresses farouches et orgueilleuses.

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Et les femmes furent toutes belles parce qu’elles ne se parèrent que de leur cœur. Elles devaient infailliblement accomplir de grandes choses et l’un des premiers dévouements qui s’offrit en septembre fut celui de Sylvia Maingaud Bertol.

Ses trois enfants, — une fois en sûreté chez la grand’mère paternelle qui habitait au Bouscat un pavillon perdu sous un fouillis de glycine et de vigne-vierge, — elle se présenta au médecin-chef de l’hôpital temporaire 91, à Bordeaux.

On venait d’aménager dans un magnifique lycée une formation sanitaire où trois cents blessés allemands et quatre cents français recevaient les soins de médecins éminents ; mais ce n’est pas parce qu’elle était intelligente, vigoureuse et compétente qu’on l’accepta. Ce fut parce qu’elle eut soin de faire étayer son zèle de protections politiques très puissantes. Une fois dans la place elle se prodigua dans les besognes les plus humbles et les plus maternelles, et dès lors commença pour elle la grande épreuve de l’Injustice.

Le service de santé, — c’est maintenant un fait avéré — était moins que rudimentaire en 1914. Les militaires traitaient la science comme le muscle, et prétendaient la soumettre aux aimables fantaisies de la caserne. Du moment que tout homme pouvait mettre une balle dans la peau d’un autre, tout homme devait pouvoir l’en retirer. Partant de cette logique d’adjudant, des dentistes furent préposés aux amputations, des laryngologistes arrachèrent des molaires, et les pharmaciens expédièrent des colis-postaux. C’était le chaos !… un chaos qui stupéfia les femmes et diminua leur admiration séculaire. Quelques-unes osèrent de timides réflexions et ce fut une explosion de colère martiale.

Comment ?… les infirmières se permettaient de protester alors que les blessés mâtés par la souffrance et la discipline acceptaient les pires privations ? Les officiers avaient toutes les compétences : toutes les infaillibilités : c’était dans le réglement ! Silence dans les ramps rompez !

Et les dames de la Croix Rouge ne dirent mot, afin qu’on les laissât au chevet des parias de la défaite. Mais, si on avait brutalement muselé leur indignation, on ne put les empêcher de regarder. Tout en s’ingéniant à atténuer des fautes, elles virent. De leurs yeux et de leurs sourires se dégageait une éloquence irritante pour l’incurie des responsables : elle exaspéra des amour-propres, et la calomnie souilla leur Charité. Mais le temps devait faire justice du débordement de malveillance qui essaya de chasser la Femme des formations militaires. Les médecins sacrèrent, les gestionnaires jurèrent, mais tout le monde finit par convenir que les maçons et les charpentiers ne pouvaient lutter avec elle, d’adresse et de douceur. On finit par l’admettre — en ayant soin de bien marquer qu’on la subissait — et la plus déplorable réputation fut faite à sa générosité. Pourtant, il n’y eut pas d’embusquées parmi ces bonnes samaritaines.

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Les quarante ans de Sylvia Maingaud Bertol étaient une véritable splendeur. Le bonheur avait épanoui sa beauté sans que l’âge ternît la blancheur de ses dents ; l’embonpoint qui rendait ses formes dodues les laissaient fines et élégantes. Quelques fils d’argent aux tempes reculaient à peine la ligne de son front, et, tout de suite, elle fut adorée de ses blessés. Elle savait tout entendre et ne répondre qu’aux jolies paroles ; amie des mères désolées et des fils résignés, elle devint l’idole de sa division. Ah ! comme elle les aimait tous ces pauvres héros victimes de la théorie du panache : mais, que de belles histoires ils lui contaient en revanche, au crépuscule !

En septembre 1914, on ménageait à ce point les nerfs des non-combattants, que les trains de blessés étaient garés aux stations, et qu’on ne les déchargeait que la nuit. Dans le silence des rues de province, les autos grises filaient à toute vitesse sans déranger les rêves des citadins, et les portes des hôpitaux se refermaient enfin sur des misères indescriptibles. Un matin — quand elle arriva pour les pansements — on lui désigna un des nouveaux débarqués de la nuit. Il était blond, avec des yeux très bleus, et une mélancolie profonde semblait s’être figée sur ses traits.

— Comment vous appelez-vous ? dit-elle.

— Mandade, madame.

— Qu’avez-vous comme blessure ?

— La chair de l’épaule arrachée.

En effet son cas était grave.

— Il faut écrire à votre mère mon ami !

— Je n’en ai pas !

— Vous avez bien un parent ?

— Je n’en ai pas !

Elle n’osa pas lui demander s’il avait une amie, tant elle redouta qu’il fût aussi sevré de cette douceur. Huit jours plus tard il n’était pas guéri, mais la fièvre avait cédé ; la plaie évoluait vers la cicatrisation, et la confiance était née entre le pupille de l’Assistance Publique et Madame Sylvia — comme on appelait le professeur de piano —

— Je ne sais pas comment m’y prendre, dit un jour ce blessé. Figurez-vous, madame, que j’ai une mission à remplir.

— Laquelle ?

— Pendant une huitaine de jours j’ai eu pour camarade un nommé Marcel Dumont ; un type pas banal qui me racontait sa vie pour me faire oublier la fatigue aux étapes. Chaque fois que nous avons risqué notre peau à Chaulnes et à Roye il me parla surtout de ses premières amours. Dans celles-ci il y avait paraît-il une dame de la Croix rouge qui s’appelle Madame Rhœa. Il est sûr qu’elle est infirmière puisqu’il l’a rencontrée, en costume.

— Où cela ?

— Je ne sais pas ; mais il l’a vue rejoignant son poste. Son nom revenait souvent sur ses lèvres.

— N’a-t-il pas dit qu’elle avait été sage-femme ?

— Je crois que oui. En tous cas il m’avait fait promettre de remettre à cette dame une photographie qu’il regardait souvent. Ce pauvre garçon devait avoir le pressentiment de sa destinée ; l’avant-veille de sa mort il m’a remis cette image, toute jaunie ; elle date de 1893. Vous le voyez, c’est celle d’un bébé qui sourit. Par derrière il a écrit quelques mots.

Sylvia prit le carton, le retourna et lut :

— « Ce qu’il faut regretter c’est qu’il ne puisse me venger ! »

— Eh bien ! il faut envoyer ceci à son adresse !

— Je l’ai perdue. Le bruit du canon, les angoisses, la douleur m’ont enlevé la mémoire et j’ai égaré la lettre qu’il avait jointe à ce souvenir.

— Je connais bien une Rhœa, elle habitait 120, rue Notre Dame de Lorette.

— C’est cela à Paris n’est-ce pas ? c’est elle, c’est elle, quel bonheur !

— Pourquoi dites-vous quel bonheur ?

— Songez, Madame, je vais sûrement avoir une amie en elle.

— Elle a près de cinquante ans.

— Tant mieux ! Savez-vous si elle a un fils ?

— Un fils ?… non… elle n’en avait pas lorsque je l’ai connue… à moins que cet enfant…

— Ce serait trop de chance… Dans les livres on voit des dames donner leur affection à des déshérités comme moi quand ils sont porteurs de messages extraordinaires. Alors supposez qu’elle soit bonne et qu’elle aime ce Marcel Dumont ; pour parler de lui avec moi, elle voudra me voir souvent, et puisqu’elle pourrait être ma mère… Je me ferai une illusion.

— Essayez ! dit Sylvia, toute remuée par cette tendresse d’homme, guettant une âme en mal de solitude, pour y blottir son abandon.

— Comment est-il mort ce Marcel Dumont ?

— Magnifiquement… comme un lion ! Il a tiré jusqu’à sa dernière cartouche, et c’est la septième balle ennemie qui l’a couché pour toujours.

Mme Sylvia se souvint, en allant de chevet en chevet, que Rhœa leur avait jadis conté les raisons de sa haine pour l’homme qui s’éloigne, et pour l’enfant qui éloigne. Était-ce ce héros, qui avait fait couler ses larmes ? Si oui, la mort du Français rachetait largement la vie du séducteur. Décidément toutes les aventures d’amour semblaient puériles à l’heure de l’extermination des mâles. Elle qui avait jadis pleuré sur l’égoïsme d’un quadragénaire ne parvenait plus à comprendre ses désespoirs passés. Heureusement que le ciel était clément à son bonheur et qu’elle avait de bonnes nouvelles de son mari.

— Avez-vous une réponse de Mme Rhœa ? demanda parfois l’infirmière à partir de cette confidence.

— Non !  ! disait chaque fois plus tristement le jeune Mandade. Je n’ai jamais de chance.

— Eh bien puisqu’elle ne répond pas, je vais vous adopter comme filleul moi. Mon mari le permet, et quand vous repartirez au front il faudra me donner de vos nouvelles.

— Quelqu’un s’intéressera à moi ? fit le soldat tout interdit.

— Bien sûr moi. C’est convenu ? Oui ? c’est bien… guérissez vite maintenant.

Une jolie femme auréolée d’un voile, et qui lui offrait son amitié, ce fut trop de bonheur à la fois pour le jeûne d’affection de ce pauvre cœur. Aussi le blessé en fut littéralement obsédé. Dès sept heures du matin il était aux fenêtres pour saluer le premier Madame Sylvia ; dans la journée il rôdait à ses trousses pour lui éviter de menues fatigues ; et quand il y avait intervention chirurgicale, il attendait jalousement que sa « Croix Rouge » descendit avec le malade. On s’aperçut bientôt de ce manège, sans comprendre la pureté de cette sympathie, ni quel en était le mobile. Et comme les soldats sont chastes par définition, ils se prétendirent choqués par cette adoration naïve.

Un jour que madame Sylvia entrait à l’hôpital on lui remit un ordre du gestionnaire. Elle était informée qu’elle devait désormais réserver ses soins aux Allemands. Elle pensa tomber à la renverse tant ce devoir lui sembla au-dessus de ses forces.

— Monsieur, dit-elle au médecin-chef, je ne pourrai jamais me résoudre à cette besogne. Sauver les assassins de nos enfants ! Jamais !…

— Supposez, Madame, que votre mari soit blessé et prisonnier.

— De grâce j’en mourrais…

— On ne meurt pas d’horreur, et l’humanité se fait assez de mal pour que nous lui fassions un peu de bien. Bornons la haine ; et que la pitié commence où meurt le bruit du canon…

— Je ne parle pas l’Allemand…

— Le vétérinaire parle-t-il chien ou cheval ? il guérit tout de même.

— J’ai peur de ne plus être bonne ?

— Vous n’êtes pas obligée de l’être ; mais faites qu’ils vous croient bonne. Mentez leur !… ce mensonge sera sublime.

Mme Sylvia ne se douta jamais du motif de son changement de division ; elle alla à son nouveau poste et resta toute droite au seuil d’une salle de captifs, comme si elle eut été poussée dans une cage de tigres. Un médecin bavarois qui parlait assez bien le Français, l’accueillit d’un silence hautain ; mais le docteur français lui sourit et l’encouragea.

— Venez à mon aide, dit-il, je suis pressé ! Madame a son mari sur le front, ajouta-t-il en guise de présentation à son confrère ennemi.

— Celui-ci ne s’inclina pas, et son regard hostile se planta dans celui de l’infirmière avec un mépris intraduisible.

— Où combat-il ? daigna-t-il s’informer.

— Dans le Nord.

— Tans pis pour lui, car nous irons à Calais.

À partir de ce jour elle ne connut plus la douceur d’être espérée. Elle ne fut plus accueillie par des sourires et des prières, et une fois les pansements achevés, elle s’asseyait sur une chaise, et tricotait dans le bourdonnement rauque des conversations des blessés. Dans le silence des heures de garde elle vécut une vie intérieure d’une intensité magnifique. Les lettres qu’elle écrivit à son mari furent d’une telle beauté qu’elles élevèrent jusqu’aux extrêmes limites de l’héroïsme la volonté du pacifique territorial qu’il eût été par tempérament. Les nouvelles des enfants passaient après celles de la patrie et l’émulation de sacrifice qui s’établit entre ces deux bourgeois fut splendide. Quel livre d’or on pourrait écrire avec toute l’abnégation qui circula en franchise postale pendant cette guerre épouvantable.

Depuis quelques jours pourtant — en février 1915, — Mme Sylvia se sentait nerveuse ; elle demandait à chaque courrier s’il n’y avait pas une lettre à son nom.

— Non, Madame Sylvia, rien encore, répondait le concierge. Ne vous dérangez plus je vous la ferai porter dès que j’en aurai une.

— C’est que, voilà dix jours que je suis sans nouvelles ; s’excusait l’angoissée.

Elle reprenait un matin le chemin de sa division, quand elle entendit ouvrir la grande porte cochère de la cour principale, en même temps que sonnait le rassemblement des brancardiers. Comme tous les auxiliaires inoccupés à cette heure, elle attendit l’entrée des fourgons gris. Sitôt les battants ouverts, elle vit apparaître des soldats de diverses armes allemandes. Ils avaient tous au milieu de leur pâleur, l’interrogation craintive d’un regard de vaincu ; ils hésitaient à confier leur sort à cette foule de convalescents accourus. Mais leur inquiétude ne durait guère. Si la voix du sergent qui commandait la manœuvre était rude et sévère, les yeux des brancardiers et des rescapés en traitement étaient unanimement pitoyables.

— Les pauvres bougres ! disait-on de toutes parts.

Ces mots résumaient tout le pacifisme français.

— Ces trois civières à la division 7…

— Une, à la division 3…

— Les deux autres… dortoir 7…

C’était le service de Madame Sylvia, et elle suivit les corps étendus. — Y a-t-il des Français ? dit-elle en passant au sous-officier distributeur.

— Un fourgon seulement, lui répondit-il pressé.

Elle eût bien voulu rester encore, mais le Devoir était là haut, et lui assignait pour l’heure une besogne rebutante. Elle monta. Le soir, à la contre visite, le major Boisse, qui assumait la charge de traiter les hostiles, commença le pansement tout en causant avec son infirmière. Un des malheureux avait la jambe dans un tel état, que pour la mettre dans une gouttière, — sans le faire hurler, — le médecin proposa :

— Pourriez-vous lui donner un peu de somnoforme pendant que je ferai le nécessaire.

— Mais certainement, docteur.

Très douce, elle prit le masque de gaze et versa le soporifique tout en surveillant le pouls du blessé. Le major, lui, continuait à bavarder ; il racontait la victoire belge, et nos succès dans le Nord. Tout à coup il se souvint.

— À propos… il y a un Bertol dans les Français nouveaux venus, c’est peut-être un de vos parents ?

— Bertol, cria presque Sylvia ; c’est mon mari.

— Mais non, il est porté Maurice Bertol ; il n’y a pas de Maingaud.

— C’est lui, c’est lui… où est-il ? quelle division ?

Mue par un très excusable élan d’amour, elle posait le flacon de somnoforme et ne songeait qu’à rejoindre son époux lorsque le malade geignit.

— Il va chanter l’animal ! dit le docteur.

Aussitôt, Sylvia reprit le tampon et s’excusa.

— Pardon, Monsieur, j’irai là-bas quand mon devoir sera rempli ici ; cela n’a été qu’une seconde de faiblesse, pardonnez-moi.

— C’est tellement naturel, Madame ; mais je suis heureux que vous ayiez compris vous-même toute la grandeur de votre tâche. Bravo ! nous irons ensemble tout à l’heure auprès de votre mari.

Ils y allèrent en effet, dès que les existences qu’on leur avait confiées furent à l’abri de toute alerte.

La rencontre de Maurice Bertol et de Sylvia fut déchirante. Le major de la division, où on l’avait hospitalisé, venait de déclarer qu’une amputation immédiate s’imposait.

— Ma Sylvia, dit le moribond, si je guéris tu ne pourras plus m’aimer… Je serai infirme.

— Tais-toi, tais-toi, ne blasphème pas. À quelle heure aura lieu l’opération ?

— À trois heures cette après-midi.

— Dois-je lui amener les enfants auparavant, docteur, dit Madame Sylvia la voix basse.

— Oui !… laissa tomber le praticien.

C’était un arrêt de mort. Elle eut le courage de sourire au malade et de courir au Bouscat. Elle en revint avec ses trois petits qu’elle poussa vers le lit de fer.

— Papa, dit Emmeline, je suis là… regarde moi papa ! Le blessé posa ses yeux las sur la tête blonde de l’enfant, et prit sa menotte gantée. Serge, le gamin de quinze ans, s’était glissé de l’autre côté du lit et s’emparait de l’autre main du mourant, tandis que Sylvia penchait vers ses lèvres les joues fraîches de la petite Yette à peine âgée de dix huit mois.

— J’avais si peur de ne pas vous revoir, dit-il.

Des larmes coulaient sur son pauvre visage émacié par la souffrance et des émotions terribles.

— D’où viens-tu Papa ? Qui t’a blessé ? tu l’as tué j’espère celui-là ? questionnait Emmeline.

— Ai-je tué celui qui m’a terrassé ? Je l’ignore. Mais un jour on racontera peut-être la page admirable que le 9e corps a écrite avec son sang à Ypres. J’ai tracé mon petit mot sur cette page, voilà tout. Mon petit Serge… il va falloir que tu prennes ma place : — non pas encore au Front, — mais au foyer. Veille sur ta mère et sur tes sœurs…

— Mais papa… c’est au moins un jour de grande victoire qu’ils t’ont fait mal, les méchants, fit Emmeline.

— Oui, et non. Nous les avons arrêtés, c’est déjà quelque chose, mais… on les aura… on les aura.

— Parfaitement, on les aura ! répéta Serge impératif.

On les aura !… scie populaire qu’il nous faudra graver plus tard sur les monuments de nos morts, parce qu’elle a illuminé de sublimes agonies.

Ce que fut cette journée pour Sylvia Maingaud Bertol il est inutile de la décrire. À quatre heures son mari était opéré, mais sa faiblesse était telle que les plus redoutables complications étaient à redouter.

Le lendemain matin, — après une nuit passée à son chevet — elle vit la poitrine et le front de son mari se couvrir de tâches suspectes, le thermomètre accusait une hausse inquiétante, et à la visite, le major sacra :

— La typhoïde maintenant… il nous manquait cela.

La température s’aggrava vers le soir, et le délire emporta les dernières lueurs de l’intelligence du blessé. À deux heures du matin il expirait, après avoir bredouillé des mots sans suite, où la France et ses enfants se confondaient en une ultime préoccupation d’amour. Le drapeau tricolore couvrit son cercueil ; et, jusqu’au cimetière, tous les civils saluèrent ce martyr et le groupe navrant de la petite famille désorganisée. Puis Sylvia se retrouva seule chez sa mère alitée ; elle s’affaissa dans un fauteuil, et elle demeurait là toute drapée de crêpe, quand elle eut la sensation de petits bras qui sollicitaient son attention.

— Ne pleure pas maman, disait Emmeline, je suis là.

— Petite sotte, grondait Serge ; est-ce que ta présence lui rendra notre père ?

— Non, mais, tout de même, je suis là !… s’entêtait la petite qui sentait obscurément que son existence constituait une force et une consolation. Les enfants ont, par instinct, la notion de leurs droits.

— Maman, ? Maman !  ? répétait Yette qui ne tarda pas à pleurer.

Les tout petits ne veulent voir que des sourires.

Sylvia, leva enfin ses paupières, ouvrit les bras où se précipitèrent les deux filles. Serge, debout devant elle, la contempla longuement. Les yeux de la mère et du fils se pénétrèrent en une communion de pensées graves et leurs cœurs se comprirent si bien que l’adolescent répondit :

— Je t’aiderai maman.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois jours plus tard Madame Sylvia entrait dans la salle des blessés allemands pour y reprendre son service. Toute vêtue de deuil, elle se dirigea vers le placard où l’attendait sa blouse blanche. Le major bavarois considérait la silhouette noire et les traits ravagés de l’infirmière, lorsque le docteur français se fit annoncer par le caporal d’un « Fixe ! » retentissant. Les malades s’immobilisèrent, et leurs yeux intrigués cherchèrent à comprendre pourquoi l’homme de science s’inclinait si bas devant la croix rouge du voile blanc.

— Madame, votre geste est très beau. Même s’ils ne le comprennent pas, la France l’admirera, car elle s’anoblit de ce qui est généreux ! dit-il.

Puis, s’adressant au major bavarois, il continua avec fierté :

— Le mari de Madame — blessé à Ypres — est mort pour la patrie !

L’ennemi s’inclina, par un réflexe de courtoisie, mais sa bouche ne put retenir un sourire de haine satisfaite. Sylvia le surprit :

— Oui, Monsieur, il est mort !… Mais… vous n’êtes pas passés !…

Le silence pesa tellement sur ces mots, que les hommes couchés retinrent leurs plaintes, même lorsque le pansement tortura leur chair.


CHAPITRE XVI


Gilette Destange — comme toutes les femmes de France — connut le supplice des semaines sans lettre venant du Front. L’un de ses fils combattait en Argonne, le second en Champagne. Ces deux provinces étant l’objet d’attaques répétées, ses nerfs passèrent par toute la gamme des inquiétudes et des transes. Son mari, brave homme insouciant, que la guerre n’avait secoué que le jour de la mobilisation, rapportait chaque soir le communiqué. Après l’avoir interprêté à l’aide de petits drapeaux plantés sur une carte Taride, il s’endormait ponctuellement comme sonnait dix heures à Saint-Germain-des-Prés.

Gilette restait méditative sous la lampe, les deux joues dans ses paumes amaigries. Régulièrement elle se levait après quelques minutes de rêveries, et se dirigeait vers un placard dont elle gardait la clé sur elle. Religieusement — ainsi qu’elle l’eût fait pour des objets sacrés — elle prenait un livre, un cahier, un compas, et commençait un exercice astrologique. C’était le cadran fatidique de la guerre qu’elle s’obstinait à établir. Toujours elle retrouvait mêmes planètes, les mêmes chiffres et chaque soir elle murmurait :

— Ah ! Quel malheur ! de ne pas savoir lire dans le ciel ! Cinq fois Saturne et trois fois le Soleil. Jupiter à peine en domination… Qu’est-ce qu’il faut entendre par là ? Combien de temps durera la guerre ? Trois fois le soleil !… Ce ne peut être trois jours ; c’est peut-être trois saisons… ou alors ce serait trois ans ! Ce n’est pas possible qu’on se tue pendant trois ans !…

Quand elle avait recommencé ses calculs elle constatait que les feuillets de son livre ne lui livreraient plus aucun secret et elle fermait en soupirant sa reliure sombre. Elle revenait alors à son placard, et en sortait deux petites boîtes. C’était le tour de tarots compliqués, dont les oracles se basaient sur la signification des nombres, d’après les Chaldéens. Mais son angoisse ne s’accommodait pas longtemps de ce jeu ; elle voulait savoir. Elle voulait. — comme les initiés, — pénétrer le secret des résultantes, et connaître la destinée de la France et celle de ses fils.

Après avoir vérifié si son mari dormait profondément, elle prenait pour essayer d’arriver à ce but, — et cela chaque soir — une boule de cristal posée sur un piedestral d’ébène. Les yeux fixés vers le centre elle attendait.

Cet exercice d’hypnose durait au moins une demi-heure ; elle s’y adonnait depuis le mois de mars 1915 mais elle n’avait obtenu aucune manifestation. Le découragement n’étant pas le propre des théosophes, elle s’acharnait. Et voilà qu’un soir elle aperçut tout au fond du cristal un nuage irisé de toutes les couleurs du prisme. Du milieu de cette ouate lumineuse sortit le dessin d’un nez et d’une molaire. Troublée et toute tremblante elle vint se blottir contre son placide époux, car tous les « sujets » commencent toujours par avoir peur des visions qu’ils provoquent.

Mais le lendemain la tentation la reprit et elle recommença. Cette fois, au bout d’un quart d’heure, elle poussa un cri de bête, et M. Destange, réveillé en sursaut, trouva Gilette la tête renversée et prise de syncope. Il lui donna les soins maladroits que tout homme imagine devant un malaise de femme ; il lui tapota dans les mains tout en aspergeant son visage à l’aide d’une carafe. Au bout de quelques minutes elle reprit ses sens et éclata en sanglots.

— René vient de mourir ! dit-elle.

— Qu’est-ce que tu chantes ?

— Je l’ai reconnu, il était tout ensanglanté.

— Où l’as-tu vu, notre René ?

— Là ! dit-elle en montrant la sphère transparente.

— Je te disais bien que tu deviendrais folle avec tes astres et ton occultisme. Viens te coucher ; cela vaudra mieux.

— Je suis sûre de l’avoir vu. Il était couché, la têté enveloppée de toile. J’ai regardé à travers les bandes… Il avait le nez arraché, la joue trouée et le maxillaire brisé.

— Ma pauvre Gilette tu me navres ! C’est idiot ce que tu racontes.

Buttée dans l’interprétation du phénomène qui venait de la troubler, Madame Destange répétait en pleurant.

— Je te dis moi, que René est blessé !… Il avait les yeux clos, mais peut-être n’est-il pas mort ; peut-être dormait-il simplement ; mais pour blessé, il est blessé ! En sa qualité de « Marsien » il devait l’être à la tête.

Les railleries de son mari la suivirent jusqu’au sommeil. Le lendemain elle n’osa pas sortir tellement elle s’attendait à une catastrophe. Pourtant le jour passa sans lui apporter des nouvelles des enfants. Le soir, elle reprit la boule et suffoqua d’angoisse.

— Mais regarde… cria-t-elle en appelant son compagnon déjà ronflant… Il est là… Là.

Le dormeur impressionné, mais grognon, se leva lestement et s’évertua à chercher une trace d’image dans le verre lisse. Rien ne se dessinait à sa vue.

— Je ne vois rien… Rien, dit-il un peu déçu…

— Comment, tu ne distingues pas ?

— Rien, je ne vois rien, tu perds la raison.

Pour la seconde fois, la nuit passa sur l’incident, et comme la bonne apportait le courrier en même temps que le chocolat, Monsieur Destange prit tout naturellement le paquet de lettres qui était sur le plateau le 28 mai 1915.

— Rien des enfants ? fit Gilette en baillant.

— Je ne trouve pas leur écriture… Ah ! oh !… ah ! par exemple !

— Quoi donc ?

— Ce n’est pas possible… Tu le savais !… Dis que tu le savais qu’il est blessé !…

— René ! René ? N’est-ce pas ? Où est-il ? Quelle blessure ?

Elle arracha des mains de son mari la lettre qu’il tenait et lut avidement :

« Monsieur, votre fils Monsieur René Destange, sergent au 25e est en traitement ici. Ses blessures à la tête sont assez sérieuses pour qu’on l’oblige à rester immobile. C’est pour cette raison que je vous écris ; il n’est atteint ni aux jambes ni aux bras. Il vous prie de préparer sa mère à la douloureuse nouvelle. Nous croyons que Madame Destange agirait sagement en ne témoignant aucune émotion à la vue du malade. Il est défiguré mais ce ne sera peut-être que momentané ; néanmoins cela le préoccupe beaucoup.

Mes très sincères compliments ».

Julie de Montgers.

Infirmière, Hôpital auxiliaire 29.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les deux époux atterrés se regardèrent longuement.

Voilà donc ce qu’ils avaient fait de leur enfant ces immondes Germains !… Un objet d’horreur ; un être dont on allait se détourner avec un dégoût mêlé de respect. Certainement ses cicatrices prouveraient qu’il avait été un héros ; mais, si la gloire suffit à engendrer l’amour, la laideur excessive n’est-elle pas une barrière insurmontable aux étreintes. Lui qui paradait jadis dans les salons avec des moustaches conquérantes, aux pointes desquelles venaient se piquer les cœurs des jeunes filles ; lui dont le regard soumettait les plus cruelles allumeuses, lui enfin qui avait juré à sa mère de se marier afin de lui donner des petits-enfants, il était laid ! Il était défiguré !… Gilette ne pleura pas ; le père seul s’attendrit.

— Quel épouvantable malheur !

— Pour lui surtout, car pour nous, s’il vit, nous le trouverons toujours charmant. Mais que souffrira-t-il quand des yeux de jolies femmes se détourneront de lui !

— Bah ! Il épousera une brave fille qui l’aimera quand même.

— Hélas !

Elle courut à l’ambulance de son fils et resta pétrifiée sur le seuil de la petite chambre qui lui était réservée. Il était exactement tel qu’elle l’avait aperçu dans la sphère de Cagliastro. René Destange voyait imparfaitement à cause des épaisseurs du pansement mais il attacha ses yeux sur ceux de sa mère, et les premiers mots qu’il s’efforça d’articuler furent :

— Est-ce que je serai repoussant ?

— Jamais de la vie, les cicatrices seront à peine visibles.

En réalité, la déchirure de sa joue laissait à nu la plaie interne faite de l’éclatement des maxillaires. Sa lèvre supérieure, fendue, rendait encore plus affreux le trou sinistre que l’arrachement du cartilage nasal avait creusé. C’était épouvantable ! Aussi, — bien qu’il pût se lever, — le médecin le retenait au lit pour lui éviter la franchise des miroirs.

Comme tant de mères, Gilette Destange passa de longues heures muette auprès de ce lit d’hôpital. Que dire à des hommes que la guerre a métamorphosés en monstres ? Faut-il leur parler d’espoir, ou de regrets ? Faut-il pleurer sur le passé ou sur l’avenir ? Elle arrivait ; embrassait le menton qui émergeait des compresses et s’asseyait. De temps en temps, elle nommait une de ses anciennes bonnes fortunes, et lui, tournait rapidement la tête en murmurant : « Tais-toi ! » Au départ. Elle lui disait : « Mon fils » avec une tendresse grave et profonde, et René répondait « Maman » comme il eut prononcé : « Mon Dieu ! »

Dès que l’amélioration des plaies permit une alimentation plus substantielle le médecin fut bien forcé d’autoriser René Destange à se lever. S’accrochant aux meubles tant il était ému, il se dirigea vers une glace.

— Où allez-vous sergent ? dit une infirmière dont la jeunesse lui plaisait.

— Comme Narcisse, je vais à la source contempler ma beauté ! dit-il.

La déformation du maxillaire l’obligeait à prononcer « Narchiche ». La jeune femme tressaillit mais ne changea rien à son sourire. Au contraire, elle lui prit le bras, et, — comme il frissonnait en regardant sa bouche déviée, et la platitude de son masque, — elle dit gaîment :

— Eh ! Bien ? avez-vous assez l’air d’un chevalier du moyen âge ? Ce heaume de toile est-il artistement roulé ?

— Très bien !… Mais quand on lèvera ce heaume, que verront les… Il n’osa dire « les femmes » tellement il sentit que sa hideur les lui rendait inaccessibles.

— Un héros, Monsieur, un héros à qui Monsieur Sébilo aura greffé un nez grec, et dont la moustache cachera les cicatrices de la lèvre.

Le malheureux accepta l’aumône de cet espoir, et se grisa de tous les mensonges pieux que lui firent celles qui l’approchèrent. Car il faut le reconnaître ; pas une moinelle des boulevards ; pas une linotte de salon, pas une fillette même, ne faillit au devoir de paraître ignorer les laideurs glorieuses.

Mais la mère était inconsolable, et inquiète ; tous les soirs elle faisait la révolution de l’horoscope de Daniel, son second fils. En juillet 1915 celui-ci lui envoya sa photographie.

— C’est lui qui te donnera les petits enfants que je t’avais promis, dit René en admirant le bel artilleur que dessinait l’image.

— Allons donc… Toi aussi tu te marieras ! C’est écrit dans ta main.

L’obsession de l’occultisme maternel le faisait toujours sourire ; et, quand la pauvre Gilette répétait pour la millième fois :

— Je savais que tu ne mourrais pas ; tu avais Mars Couronné en maison I

Il répondait, la bouche affreusement de travers

— Il aurait mieux fait de m’envoyer sa couronne dans la tête, au lieu de me l’aplatir sur le nez, ton sacré Mars !…

Ces petites discussions distrayaient les promenades de la mère et du fils, dont la conversation commencée déviait en une communion spirituelle des plus consolantes. Privé par l’éducation laïque de l’appoint moral des principes religieux, René Destange se trouvait — au moment de l’Épreuve, — dans la situation d’un homme placé au bord d’un précipice, sur un étroit chemin dénudé de parapet. Le vertige commençait à le saisir. La guerre l’avait d’un seul coup projeté jusqu’au sommet de l’héroïsme, et les mille imperfections humaines et sociales, lui apparaissaient, — des hauteurs où il était monté — comme un abîme impossible à combler ou à franchir.

— Combien faudrait-il de cadavres pour que les êtres qui grouillent dans les bas fonds de la cupidité et de l’inertie puissent se hausser jusqu’à l’idéal ? Mon sacrifice a peut-être été inutile ! Murmurait-il parfois.

— Tu blasphèmes René… Rien ne se perd, tout s’équilibre.

— L’équilibre !… Où est-il ? Trouves-tu juste par hasard, que moi, qui n’ai pris aucune part dans les responsabilités de l’heure, j’expie toute ma vie les erreurs des autres ?

— D’autres expieront les tiennes. Tu es malheureusement né dans le cycle de Mercure qui veut le mouvement des pensées et des corps. Tu as couru comme ceux de ta génération d’un bout à l’autre de la terre ; tu as traversé les mers, fendu les airs et tu as oublié le Maître. Oui… Le Maître ! Comme un simple valet qui fouille dans les secrets de celui qui l’occupe, tu as été le pilleur sans vergogne de la nature ; puis tu as festoyé, et, croyant le Maître absent, tu as nié son existence pour jouer à l’omnipotent.

— Mère… Tu ne vas pas me servir Dieu ?

— Je te parlerai du Destin, qui est à mon avis le pseudonyme à la mode de Dieu. Chez les théosophes, c’est sous ce nom qu’il déguise sa noblesse. Crois-moi, ne te révolte pas, ceux qui sont morts…

— Sont plus heureux ! Ils sont beaux, on les admire.

— Mais ceux qui vivent ? On les aime, je te l’affirme. Vénus accompagne Mars comme une cantinière suit un régiment.

C’est ainsi que, moitié rieuse et moitié sérieuse, Gilette — imitant en cela toutes les femmes de France — apaisait les petits orages nés de la grande tempête nationale. Qui dira jamais la mission de paix que durent accomplir les héroïnes du foyer de 1914 à 1917. Le lait politique qu’on baptisa l’Union Sacrée bouillait à chaque injustice, et menaçait de déborder. C’est du fond de leur cœur, rompu à la résignation des quotidiennes tyrannies masculines, qu’elles tirèrent les ressources d’un idéalisme reposant.

Pendant que l’Usine, la Bourse ou la Volupté avaient absorbé les hommes de la génération inconsciente, l’Église ou les cénacles spirites avaient donné asile à la foule inoccupée ou opprimée des femmes, et elles en avaient reçu, en guise de distraction ou d’indemnité, des leçons de philosophie. Avaient-elles aussi mal pensé que les pères ou les frères avaient mal agi ? Qu’importe ? Le miel de l’idéal récolté sur les fleurs du catholicisme ou du boudhisme sécha leurs larmes et détourna bien des colères !

En septembre 1915, René Destange — le profil redevenu humain par une greffe savante restait la bouche tordue, l’œil gauche creusé, et la chair labourée de sillons pourpres et luisants. Muni d’un congé de quatre mois, il habitait maintenant chez ses parents. Avant de le renvoyer sur le front, les médecins voulaient attendre que l’articulation gauche de la mâchoire ait repris sa souplesse, car l’ankylose gênait le fonctionnement de l’ingénieux râtelier qu’on lui avait fabriqué.

À cette époque, la France impatiente de secouer enfin le joug de l’opresseur haletait dans la crainte et l’espoir d’une offensive. Gilette, — l’âme dressée dans l’épouvante d’un danger, — s’en allait plus pensive encore que de coutume. Le soir, elle s’enfermait avec les instruments chers aux médiums, et cherchait à provoquer des visions.

— Je veux voir l’aura de Daniel ! répétait-elle pour fixer la télépathie mystérieuse en s’hypnotisant sur la boule de cristal.

Trois fois, elle aperçut son fils cadet. Il était auréolé d’une atmosphère pourpre, mais nulle blessure ne déformait sa silhouette. À force de regarder, elle décerna dans le halo qui l’entourait ce signe ♂ qui se balançait sur la tête de l’artilleur comme une épée de Damoclès.

— Quel danger marsien le menace donc ! pensait Gilette que la flêche de mars inquiétait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Maman ! Maman ! la première ligne est percée et la seconde aussi… On les aura… Enfin !

C’était René qui informait ainsi sa mère des événements de Tahure — il doit avoir pris quelque chose pour ses oreilles mon pauvre frère. Qu’en dis-tu ? Soixante-dix heures de bombardement !

Dix jours plus tard, alors que toutes les familles s’inquiétaient de savoir quelle contribution de deuil leur imposait cette victoire, Gilette reçut un mot portant le sceau des Quinze-Vingt. L’adresse était bien de la main de son fils, mais l’écriture suivait une courbe étrange. Sur la feuille de papier ces simples mots :

— « Viens, Maman ! Daniel ! »

Comme une condamnée qui gravit lentement le dernier pas de son calvaire, Madame Destange ne dit mot. Très calme en apparence, elle mit un manteau, un chapeau, mais René qui la contemplait vit ses épaules se voûter et toute sa personne s’étriquer comme si quelque étau magique eut pressé sa matière. Elle se retourna et son visage était subitement si vieilli que le convalescent supplia :

— Mère… Laisse-moi t’accompagner.

— Non… Lui et moi… Nous nous comprendrons mieux.

Elle arriva toute pâle et toute menue à l’hôpital et demanda son fils. Une infirmière vint et le dialogue des deux femmes fut très court.

— Vous êtes Madame Destange ?

— Oui… Mon fils est ?…

— En traitement ici… Oui.

— Pas de détours… la vérité je vous prie…

Quelle sentence ?

— Décollement de la rétine.

— Bien… Par conséquent incurable… Conduisez-moi près de lui voulez-vous ?

— Le voilà… dit l’infirmière en désignant un militaire assis à l’ombre sur un banc dans la cour.

Tant de calme l’effrayait de la part d’une mère. Ce n’était pas ainsi que généralement on accueillait la terrible nouvelle. Par prudence elle ne s’éloigna pas et regarda. Elle vit Gilette avancer à petit pas, — les mains jointes comme pour une ardente prière, — puis contempler longuement son petit dont les prunelles claires pouvaient impunément braver le soleil. Elle approchait sans hâte tandis que Daniel l’oreille tendue se redressait soudain. Toute la figure de l’aveugle exprimait l’anxiété…

— Tu m’a devinée, n’est-ce pas ? dit la mère en ouvrant les bras.

Le soldat s’était levé dès la première syllabe. On voyait au battement de ses paupières qu’il cherchait à prendre contact avec la lumière, et comme son supplice était récent, deux grosses larmes coulèrent sur ses joues.

— Ne pleure pas, Daniel… Embrasse-moi !

Ils s’étreignirent et Gilette s’assit près de lui, la main dans la main de son fils.

— Regarde-moi dit-elle au bout d’un silence.

— Hélas !…

— Comprends-moi bien ; je ne te dis pas de me regarder avec les yeux de ta chair mais avec ceux de ton âme. Tout à l’heure tu m’as vue arriver. Ne dis pas non. Je suis sûre que depuis que tu es assis là, bien des pas ont résonné à ton oreille et bien des gens t’ont regardé. Pourtant tu as reconnu mon approche au trouble de quelque chose d’infiniment sensible qui est en toi. C’est ton âme cela. Je t’apprendrai le mystère des organes que nous portons à l’état latent.

— Est-ce possible Mère ? Il y a huit jours que je suis ici. Le major m’a dit hier seulement la vérité sur mon malheur et je t’ai appelée. Je craignais que tu ne succombes de chagrin ; et c’est toi qui me réconforte au contraire et me fais espérer une vie nouvelle.

— J’ai voulu venir seule parce que ton père et ton frère exhaleront leur douleur en inutiles jurons ; et que si je t’avais ainsi parlé devant eux, ils m’auraient traitée de folle. Essayons d’abord les exercices spirituels et gardons pour nous ces travaux. Pour commencer, dirige ta volonté comme si tu devais regarder avec des yeux qui seraient situés au milieu du front, presque à la racine des cheveux. Tu me diras demain ce que tu auras vu.

— Ne prononce pas le mot voir… Il me fait mal.

— Tu l’emploieras quotidiennement avant peu. À demain mon fils.

Leurs baisers d’au revoir furent presque heureux.

Quelque chose d’immatériel semblait s’être tissé autour d’eux qui les rendait désormais indispensables l’un à l’autre. C’était aussi ténu que la fragilité du petit suspendu à la main maternelle, et aussi peureux que la sollicitude d’une mère-grand. C’était délicieux !

Quand le frère et Monsieur Destange vinrent à leur tour, ils firent ressasser à l’aveugle les conditions de son accident ; ils parlèrent de la bataille, des indemnités, mais aucun d’eux ne sut lui faire oublier son infirmité.

— Je sortirai toujours avec toi ! dit René.

— Ta vie matérielle est assurée ! affirma le père ! Mais ces mots le laissaient dans l’obscurité de son in-pace.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

En octobre, le journal Le Matin annonçait une prise d’armes aux Invalides pour le lendemain onze heures et dans l’appartement de la famille Destange tout le monde était fébrile. On astiquait ferme à l’office les boutons de l’uniforme de « Monsieur René » car tout le monde irait assister à la remise de la médaille militaire de « Monsieur Daniel ». Gilette elle-même — dont les dernières clartés de jeunesse s’étaient éteintes depuis le coup suprême — tâchait de se préparer une tenue moins sévère. Elle essayait un col de linon et coiffait un nouveau chapeau ; mais elle s’énervait à ces détails. N’y tenant plus, elle interrompit la lecture de son mari :

— Est-ce que tu ne trouves pas qu’Ils sont en retard ?

— Mais non ! René est allé chercher Daniel et ils seront ici dans quelques minutes.

— Si nous allions à leur rencontre ?

— Le temps est beau ? Pourquoi pas ! Je prends ma canne.

Le père et la mère — arrivés sur les boulevards — virent de loin leurs deux fils assis sur un banc. Ils étaient flanqués à droite et à gauche de midinettes charmantes. — Regarde-les tes gaillards ? Mimi Pinson et la cocarde ! Tableau !

— Chut !… Retournons… Laissons la jeunesse semer des fleurs sur les ruines.

La main de René saisissait au vol, à ce moment, la main d’une des fillettes qui la lui laissa un instant, tandis que sa compagne dit à Daniel :

— Vous serez ici demain à la même heure ?

— Non… Demain nous serons aux Invalides. Il va recevoir la médaille militaire… Le veinard ! dit René.

— La médaille militaire ? Comme c’est beau ! Alors nous irons par là nous aussi !

Un sourire flotta sur les lèvres de l’aveugle et les deux frères se levèrent en hâte.

— Midi !… Nous allons être grondés, dit René, sans repentir. Mon vieux, la petite brune a une bouche… une vraie cerise !…

— L’autre aussi est jolie… Je l’ai vue… Elle irradie du clair un peu rosé.

René ahuri regarda son frère qui sentit sa muette interrogation.

— Cela t’étonne ? C’est pourtant vrai. Je ne puis plus distinguer, sans le secours des mains, la forme d’un visage, mais grâce à Mère, je vois maintenant les âmes.

— Allons donc… L’âme est une invention.

— Non… C’est une émanation ; et dès qu’un être approche de moi je le distingue avec les yeux de ma volonté. Te souviens-tu du globe opalin qu’on montrait à l’Exposition de 1900 au Palais de la lumière ?

— En effet, on l’appelait la lumière éternelle. C’était une phosphorescence comme on en voit sur les grèves à certaines marées.

— Eh bien ! cette restitution lumineuse ressemble à celle des corps et des pensées ; elle se condense en un nuage lumineux qui m’est perceptible. Je ne suis pas le seul qui perçoive cela, mais c’est maman qui la première a guidé ma raison, et m’a appris à me servir de mes antennes immatérielles…

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, la foule contenue par le service d’ordre pendant la cérémonie se dispersait en groupes joyeux, quand René vint prendre le bras de Daniel et lui donner l’accolade fraternelle.

— Par ici le héros ! disait-il avec fierté, par ici la sortie sur le cœur de la mère qui pleure de joie.

Croirais-tu que père et moi n’avons pu arrêter ses larmes ! Elle si courageuse et si forte devant le malheur !

Un moment Monsieur et Madame Destange, René et Daniel s’étreignirent en pleine brume, répétant en une délicieuse incohérence des mots sans suite, dont la banalité satisfaisait pourtant leur joie. — Bravo ! Bravo ! Tu l’as bien gagnée !… Attention… l’épingle est de travers !… Elle fait très bien sur le drap foncé !… Elle ferait bien aussi sur du bleu clair !…

Et pendant que s’énervait ainsi toute une famille, les midinettes de la veille ne savaient comment offrir les bouquets de violettes de deux sous qu’elles avaient achetés pour leur flirt de guerre. Pourtant elles se risquèrent.

— Voilà Monsieur ! on vous avait bien dit qu’on serait là !

Puis toute leur audace s’évanouit et elles se sauvèrent en courant et en riant, après avoir planté leur hommage parfumé dans les mains pendantes de l’aveugle. Celui-ci sourit ; et quand la galopade des Mimi Pinson s’éteignit sur le trottoir il offrit un des bouquets à son frère.

— Tiens, René, celui-ci était pour toi.

— Mais pas du tout.

— Si, si, c’est celui de la brune à la bouche en cerise.

— Comment le sais-tu ?

— J’ai vu l’autre. Elle était bien émue… Son âme tremblait…

Mais leur conversation fut interrompue par des exclamations et des présentations. Une dame en deuil et un lieutenant amputé de la jambe droite les abordaient.

— Comment, Madame, c’est votre fils ?…

— Hélas ! dit Gilette. Mais je ne me trompe pas… Les événements ont un peu troublé ma mémoire… C’est bien à…

— Madame Lartineau… Oui !… Je vous ai rencontrée chez Madame Rhœa, puis aux réunions de l’U. F. F. et aussi au service du Ravitaillement.

— Tous mes compliments, Madame. J’ai lu dans les journaux que votre mari a été nommé général et je vois que votre fils a reçu tout à l’heure la Légion d’honneur, reprit Gilette Destange quand les hommes marchèrent en avant.

— Chut ! ne parlons pas de la croix ; entre femmes parlons plutôt du Chemin de la Croix. J’ai un fils tué, celui-ci mutilé et deux autres sur le front. Quant à mon dernier il est de la classe 17 et partira sous peu.

Tout en devisant ainsi les compagnons de gloire et leurs amis arrivèrent devant Saint-Germain-des Prés.

— Permettez-nous de vous quitter, dit Mme Lartineau très simplement. Mon fils et moi allons remercier Dieu de la grâce de ce jour.

Cette phrase fit sourire M. Destange qui s’inclina cependant avec respect devant la mère douloureuse et résignée.

— Encore une que les canons ont rendue à l’Église, dit-il quand la générale disparut sous le portique.

— Tu fais erreur ; il y a dix-huit ans — alors que son mari était simple lieutenant — elle avait une foi aussi robuste qu’aujourd’hui.

— Alors c’est une exception… Je la prenais pour une des nouvelles recrues de la religion. Les curés ont beau jeu depuis quelques mois ; je ne crois pas beaucoup à la solidité de cette piété éclose sous la mitraille. Elle vaut ce que valent les patenôtres des femmes quand luisent les éclairs et que gronde le tonnerre.

— Père… les soldats n’ont pas peur ! ce n’est pas la même chose dit Daniel gravement.

Ce fut un repas discrètement joyeux qui réunit chez les Destange quelques amis du maître de céans. Ils frisaient tous la soixantaine et portaient sur leurs masques à bajoues, la quiétude du long égoïsme qui avait été leur dogme. Ils parlèrent de la guerre — naturellement — et chacun d’eux prétendit l’avoir annoncée.

— Pourquoi ne l’a-t-on pas préparée puisque tout le monde la prévoyait dit René que leur majesté de pantouflards agaçait un peu.

— C’est l’éternelle lutte du pot de terre contre le pot de fer ; répondit l’un d’eux, avec des intonations d’incompris.

— C’est plutôt la lutte du pot de fer contre le pot de vin riposta Daniel.

— Allons, mes enfants, soyez d’accord… De toute éternité le pot de terre a été brisé par le pot de fer, et le pot de vin a été versé dans le pot de fer.

Tout le monde rit, comme il convient à Paris quand on aborde au sujet grave, et l’on causa de la prise d’armes.

— Comme elle est belle cette Madame Lartineau ; fit Daniel avec extase.

— Belle ! pas du tout ! elle n’a même jamais dû l’être, répondit le père.

— Et moi, je prétends qu’elle a dû l’être toujours. Je n’ai jamais rien vu d’aussi lumineux qu’elle.

Les convives regardèrent avec étonnement l’aveugle qui, lui, souriait à un souvenir.

— Tu as vu Madame Lartineau ? dit Monsieur Destange dont l’espoir d’un miracle traversa l’esprit.

— Elle est grande, elle est blanche, et elle est forte.

— Tu sais bien, papa, que Daniel a une perception particulière des choses et des gens.

— Ah ! oui… j’oubliais… les œufs ! Figurez-vous mes amis que ma femme a un dada et qu’elle l’a fait enfourcher à son fils. Demandez-lui donc sa théorie de la couvée.

— Je vous en prie, madame ! supplia le plus galant des vieux messieurs.

— Je n’en fais pas mystère acquiesça Gilette toujours aimable. Je pose en principe que le corps n’est qu’une enveloppe… un œuf dans lequel se développe le germe de l’âme. Que se passe-t-il avec des œufs ordinaires ?

— On en fait des omelettes ? — Fort bien. Mais on ne les casse pas tous ; il en est que des poules couvent.

— C’est quelquefois vrai, mais il me semble que pour la plupart ils se laissent brouiller avec des pointes d’asperges.

— Ceux qui sont couvés subissent un trouble, une décomposition, d’où sort un être que nul ne voit encore, et qui, pourtant, grandit. Un jour le poussin est enclos dans la coque avec tous ses organes ; et certainement alors, il doit entendre déjà les bruits du monde où il va faire son apparition. Quand l’heure vient où ce monde l’attire, il perce sa coquille, perçoit des sensations nouvelles au contact de l’air ; sa tête émerge, ses ailes s’éploient et il sort enfin abandonnant avec dédain son berceau vide et brisé.

— Jusqu’à présent je crois comprendre.

— Les hommes sont couvés par la vie ; et l’âme qu’ils doivent devenir un jour grandit lentement en eux. La mort vient libérer l’être futur, et le mystère de l’au-delà ne peut pas plus livrer son secret à notre humanité, qu’un poussin ne peut faire entendre à un œuf quelle pourrait être sa destinée.

— Le dialogue serait difficile en effet.

— La religion — quel que soit le nom qu’elle porte — fait l’office de S. F. ; elle établit une liaison, et les âmes prennent conscience d’elles-mêmes, avant leur sortie de l’œuf.

— L’œuf, étant le corps, vous entendez par là que les pressentiments, par exemple, sont déjà une sensation perçue par un organe invisible de l’âme. Quelque chose comme l’oreille du poussin ?

— Parfaitement ! Eh bien ! admettez qu’un accident enclose hermétiquement une âme dans un corps. Si vous niez l’âme vous ne vous en occupez pas, et la réclusion perpétuelle sera pour cette existence une torture affreuse imposée par votre ignorance.

— Vous m’épouvantez… vous croyez qu’elle ne se tirerait pas d’affaire toute seule ? plaisanta le second ami de Gilette.

— Je crois que si, mais seulement à la longue, après bien des désespoirs et des tâtonnements. Pourquoi laisser se débattre une fragilité ? Les religions ont cela de divin qu’elles nous accoutument à cette révélation, qui contient tout l’espoir et toute l’énergie.

— Mâtin… je n’aurais jamais cru — lorsque je faisais figure de coq — que les poules en savaient autant.

— Mais aussi, pourquoi met-on les coqs sur les clochers, tandis que les poules vont à l’église ? dit René en souriant.

— Parce qu’en France ce ne sont que des girouettes conclut la mère gagnée par la gaîté ambiante.

Comme Gilette et Daniel s’installaient en un coin pour parler encore de cet avenir qu’ils percevaient, sans pouvoir le dépeindre, — René — que la déchéance de sa beauté laissait endolori — vint écouter à son tour. Peut-être que, là, gisait le remède à son amertume.

Monsieur Destange et ses amis, plus railleurs que jamais, allumèrent des cigares et — entre deux bouffées, — ils laissèrent tomber sur un ton supérieur :

— Regardez-les…

— Ce qui prouve une fois de plus que le mysticisme est le propre des faibles !…

— Les femmes et les infirmes, voilà les conquêtes des religions !…

Mais Daniel qui avait l’oreille fine et la susceptibilité prompte répliqua :

— Pour railler notre mysticisme, il faudrait que les esprits forts n’aient pas engendré notre faiblesse et nos infirmités. Pour se proclamer matérialiste il faut avoir asservi la matière et non pas l’adorer. Ainsi… les Allemands — ces mystiques par excellence — sont les vrais matérialistes de l’heure…

— Alors — je n’en suis plus, dit un convive en prenant congé, gaîment, je ne veux pas me trouver en aussi mauvaise compagnie !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .


CHAPITRE XVII


Madame Lartineau, dont la fécondité et la mentalité avaient si fort exaspéré le docteur Horn en 1894, était arrivée aux approches de la cinquantaine sans avoir beaucoup à souffrir de la vie. Elle n’avait eu à verser que les larmes tirées par les menus drames du temps de paix.

Ses cinq fils, conçus en pleine jeunesse, et dans la vigueur joyeuse d’un amour sans souci, — avaient grandi sans de graves accidents de santé ; ils étaient, à des degrés divers, cultivés et charmants ; chacun d’eux s’était orienté suivant ses goûts dans des professions différentes.

Jean, l’aîné, sorti de polytechnique était ingénieur. Gaston, plus audacieux, avait épousé la fille d’un filateur, et promettait de devenir un industriel de belle envergure. Marc s’adonnait aux lettres ; la guerre l’avait mutilé. Joseph sortait à peine de Saint-Cyr quand la mobilisation fut décrétée : (c’est lui que Rhœa trouva presque enseveli sous les ruines d’une maison, sur la route d’Albaincourt à Chaulnes).

Enfin Robert, merveilleusement doué au point de vue musical, était le Benjamin de sa mère, dont il berçait, au piano, tous les rêves et toutes les déceptions.

Au moment où l’empereur d’Allemagne signa l’arrêt de mort de tant d’hommes, Madame Lartineau était devenue, physiquement, une créature assez effacée, n’ayant plus, pour attrait, qu’une suprême distinction. Les frais d’éducation de cinq garçons avaient grevé son budget, au point de réduire au strict nécessaire ses dépenses somptuaires. Elle s’était accoutumée de bonne heure à une extrême simplicité, et quand l’âge obscurcit les clartés de son teint, elle resta sans beauté. De petits héritages lui vinrent plus tard qui lui auraient permis de rehausser sa mise d’une élégance de coupe chèrement acquise, mais, à ce moment, deux aventures lui avaient ôté la foi en l’amour de son mari.

Entre la naissance de Joseph et celle de Robert, Monsieur Lartineau, alors lieutenant, était allé en Cochinchine. On y faisait une petite campagne contre des soulèvements d’indigènes, et, comme il avait hâte de gagner son troisième galon, il accepta de partir. Seulement, une femme et quatre enfants sont un embarras et une dépense trop lourde pour une solde d’officier ; les époux se concertèrent, et la raison triompha de leur tendresse. Il partit seul, la laissant à Lyon, et les courriers d’Orient transportèrent les plus adorables lettres que deux êtres puissent tracer.

Lorsque le capitaine Lartineau revint en France, il ramena une congaye, qu’il présenta à sa femme comme une domestique précieuse à posséder. Elle l’accueillit sans arrière-pensée, et tomba des nuages où planait son amour lorsqu’elle surprit l’exotique et son mari dans une attitude qui défiait tout commentaire. Ses larmes furent amères certes ; mais la religion en réfréna les torrents. Tandis que l’époux plaidait l’ivresse des romans asiatiques, et que la congaye implorait ses droits au cœur du maître, Mme Lartineau portait au confessionnal le trouble et les hésitations de sa douleur. Au nom des principes divins elle finit par pardonner, et nul ne se douta, dans le monde, de ce qui s’était passé dans ce ménage réputé comme modèle.

L’Indochinoise serait renvoyée dans son pays et l’oubli panserait la blessure ; telle avait été la condition de paix. Mme Lartifieau la contresigna d’un abandon qui devait lui donner son cinquième fils ; et son désespoir fut immense, lorsqu’elle apprit, à n’en pas douter, que la congaye n’avait pas dépassé la banlieue lyonnaise, et que son mari ne cessait de lui apporter ses hommages. Le prêtre, qui dirigeait la conscience de cette mère très digne, lui conseilla le silence au nom de la morale et de la religion. Elle eut la force de se taire, et Robert canalisa, sur sa jeunesse, toute l’affection de Mme Lartineau.

L’ambition commençait d’ailleurs son stage dans l’esprit du capitaine. Il était attentif déjà à tout ce qui pouvait aider son avancement ; il changeait de maîtresse chaque fois que ses sens ou son intérêt le commandait ; il considérait son foyer comme un port d’attache, auquel il revenait chaque fois qu’il se sentait las de naviguer sur les flots du Tendre.

Parce qu’il ne criait pas ses bonnes fortunes sur les toits, il se persuadait que sa femme les ignorait ; et le silence pieux de sa compagne lui parut de la cécité. Parfois même il en éprouva de l’humiliation. Alors qu’un petit scandale flattait sa vanité, et défrayait tous les potins, il lui parut vraiment blessant que la principale lésée ne lui fit pas l’honneur de la plus petite scène. Mais Juliette Lartineau ne voulait rien entendre, et désespérait ses meilleures amies.

Quand des mots imprévus lui révélaient le cœur de ses enfants, elle vivait des heures exquises ; et ces mots lui paraissaient plus beaux que les mots d’amour dont sa jeunesse avait été bercée. Elle savait maintenant le mensonge des idylles, mais elle se taisait, en reconnaissant que c’était — en somme — à lui, qu’elle devait ses maternités. Pour ne rien perdre des étincelles qui jaillissent de l’enfance, elle surveilla les classes de ses fils, se fit la répétitrice de leurs études, et, quand, — avec des baisers, — les garçonnets posaient sur ses genoux des livres rouges et dorés, elle triomphait avec eux. Aussi, nul ne peut traduire le mélange de respect et d’affection que lui vouaient ses fils.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le mois de juillet 1914 trouva M. Lartineau lieutenant-colonel à Compiègne. Les petits héritages qui leur étaient échus leur permettaient de supporter les frais d’un pied-à-terre à Paris, et d’une installation à Compiègne. Ils possédaient encore une propriété dans l’Eure ; et cet éparpillement de résidences favorisait les aventures amoureuses de l’officier. Pendant que sa femme occupait ses loisirs aux œuvres de prévoyance, comme la Croix-Rouge, lui, ronronnait autour des Belles hospitalières et leur disait entre deux phrases galantes :

— Ma femme ? C’est une sainte ; mais, si j’en juge par elle, le ciel ne doit pas être très amusant. J’aime mieux aller au diable avec vous.

On ne l’entraînait plus beaucoup d’ailleurs dans l’enfer de voluptés qu’il cherchait. Plus souvent, on l’amenait tout près d’une nacelle, il payait son passage pour Cythère, et, soudain, la barque fuyait vigoureusement poussée par l’aviron d’un jeune gondolier. Il rentrait penaud et bourru ; le mécompte irritait son vieux foie de colonial intermittent ; Madame Lartineau mettait au menu, sans reproches, l’eau de Vichy et les purées rafraîchissantes.

Quelques jours avant la mobilisation, le soldat avait dressé l’oreille. Cela sentait la poudre. Il entra chez sa femme : un matin — ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien des années — et sa présence fit pâlir Madame Lartineau.

— Un malheur nous menace ? dit-elle.

— Pourquoi cela ?

— Pour que tu viennes ici il faut que la chose soit grave et pressante.

— Eh ! bien oui… la guerre… Ça y est !

— Mon Dieu !

— Écris aux enfants, je veux les revoir tous…

— J’y pensais !

Quarante huit heures après les cinq jeunes hommes étaient réunis à table, et chacun discutait avec un grand sang-froid. Au café, — au milieu de la fumée des cigarettes, — le diapason du patriotisme monta.

— On va les arroser un peu ! disait l’ingénieur.

— Je mettrai ma petite virgule dans cette page d’histoire, faisait Marc en se frottant les mains.

— Il faut en finir ! accentuait Gaston.

— À Berlin ! Ils nous assomment avec leurs menaces, disait Joseph en louchant sur le galon neuf de ses manches.

Mais Robert s’attristait d’être si jeune.

— Pas de chance ! Ce sera fini quand je serai de la classe. De quoi aurai-je l’air dans la famille ?

Afin de se mettre à l’unisson de l’enthousiasme ambiant, il ouvrit le piano et joua la Marseillaise. Madame Lartineau, qui travaillait auprès de la fenêtre, posa son ouvrage et resta pétrifiée, le regard lointain. Les hommes cessèrent tout à coup de parler ; et pendant les premières notes s’immobilisèrent rêveurs. Puis, ils décroisèrent leurs jambes et battirent la mesure, tout en continuant à fumer. Cela fit — dans le silence — comme un piétinement de patrouille qui passe. Quand le piano chanta : « Aux armes citoyens ! Formez vos bataillons ! » les souliers rythmèrent plus énergiquement encore la marche irrésistible et seulement au dernier vers :

— « Qu’un sang impur abreuve nos sillons ! » le jeune St-Cyrien s’exalta.

— Parfaitement qu’on y aille ! On n’a que trop tardé !

Madame Lartineau toute droite dit en écho :

— Du sang ! Il va couler du sang !

Ce n’était ni un recul ni un affolement que ces mots traduisaient chez cette mère cornélienne, c’était une sorte de terreur religieuse, comme doivent en avoir les fidèles dont les dieux exigent des holocaustes sanglants. Elle haletait et contemplait ses fils cherchant à deviner lequel serait marqué du sceau tragique de la gloire. Depuis longtemps elle était familiarisée avec cette perspective de deuil, mais au moment de s’arracher à la tendresse de l’un de ces jeunes hommes, qu’elle avait élevés, un tremblement la secouait et ses pauvres dents s’entrechoquèrent si fort que les causeurs se retournèrent.

— Chut, dit le colonel… Elle ne peut pas se réjouir comme nous…

Quand ses fils l’embrassèrent au moment du départ, ils reçurent son baiser comme une bénédiction.

Le 2 août, le colonel vit briller très tard dans la soirée la fenêtre de l’appartement de sa femme. Il s’inquiéta ; car, depuis qu’elle n’attendait plus son retour, jamais une lueur n’illuminait cette chambre après dix heures du soir. Il frappa à la porte et entra.

— Que fais-tu au lieu de dormir ? dit-il affectueusement.

— Je prie !

— Pour eux ?

— Pour tous !

— Et pour moi qui t’ai fait souffrir ? dit-il en souriant.

— Et pour toi que j’ai beaucoup aimé ! répondit-elle bravement.

— Mais que tu n’aimes plus, n’est-ce pas ?

— Pour toi qui es le père et le Chef. Dieu a pardonné à ses ennemis, je peux bien pardonner à un vieil ami.

Elle lui tendit la main et l’ombre d’un sourire erra sur leurs bouches vieillies.

— Je pars demain Juliette. Si je fus un piètre mari, je serai…

— Un magnifique soldat ? Je le sais…

— Veux-tu m’embrasser en guise d’absolution ?

— Voilà ! Que Dieu te garde autant qu’il gardera la France, dit-elle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le rideau de fumée que les incendies de Belgique baissèrent sur le premier acte de la tragédie militaire, plongea le Civil dans l’épouvante du crime déchaîné. Mais les cris d’agonie des Martyrs — pour qui les bourreaux reculaient les limites de la cruauté — réveillèrent les plus purs de nos atavismes.

Mme Lartineau — que des renseignements de source autorisée tenaient au courant des premiers désastres, — ne trouvait de refuge qu’en la religion. Elle était à Tillière, dans sa propriété de l’Eure, quand le maire fut chargé d’annoncer à la générale la mort de Joseph ; (le fils à qui Rhœa avait fermé les yeux). Mais le brave homme ne put se décider à remplir ce devoir ; bien qu’il fût en violent désaccord de principes avec le curé, il alla le trouver. Celui-ci était un très vieil homme, qui accepta la mission avec d’autant plus de tristesse, qu’il venait de confesser Mme Lartineau. Il savait donc, mieux que personne, sur quelle âme allait s’abattre la douleur.

Le lendemain, dans la petite église, trois femmes s’avancèrent vers la Sainte Table pour y communier. La main du prêtre tremblait sur le bord du calice : et quand vint le tour de la colonelle, tant d’admirable résignation se lisait sur son visage, que l’officiant s’arrêta presque interdit. Cette seconde de silence dans le ronron habituel des mots latins fit lever les yeux de la communiante, et toute la pitié qui montait du cœur du prêtre la pénétra d’un long regard mouillé ! Elle comprit que ses vieilles prunelles pleuraient sur elle ; un effroi la saisit, mais, — dominée par la solennité de la minute, — elle osa seulement murmurer :

— Lequel ?

— Joseph ! dit le curé.

Revenant à la Sainte Cène, il psalmodia :

Corpus domine nostri Jesus Christi

Et dans la bouche tordue par le chagrin, mais entr’ouverte par la piété, il posa la Sainte-Eucharistie. Quand Madame Lartineau sortit pantelante de la méditation, dont la mort du Christ et celle de son fils avaient été le thème sublime, elle chancelait. La messe était finie depuis longtemps et les larmes qui coulaient silencieusement sur ses joues avaient rafraîchi sa douleur. Elle se dirigea vers la sortie, les épaules lasses et le front incliné, mais auprès de la porte elle vit se dresser un surplis dans la pénombre. C’était le Curé, un crucifix d’ivoire à la main qui lui présentait à baiser les pieds cloués du Grand Martyr.

— Il est mort pour les péchés du monde ! Souffla le vieillard….

— Il est mort en pardonnant à ses ennemis !…

— Il est mort et il est ressuscité dans la gloire !.. Allez, ma fille, et portez haut votre cœur ulcéré, car Dieu ne vous a élevée que pour vous confier le soin de l’Exemple.

Dès lors Madame Lartineau cacha stoïquement sa douleur, et nul ne vit plus ses yeux embués de larmes ; elle partagea son temps entre les diverses œuvres qui la sollicitaient.

Le printemps lui ramena Marc sur une civière, mais condamné à vivre désormais de la vie des estropiés. Puis une sorte de trêve apaisa ses inquiétudes parce que des mouvements de troupes ramenèrent Jean et Gaston en seconde ligne pendant que l’été rendait propices les terrains de combats. Mais l’automne zébra l’atmosphère des premières feuilles mortes, et l’offensive de Champagne s’accomplit.

Quinze jours s’écoulèrent sans que nulle missive vint la rassurer sur le sort de ses deux fils ; mais elle donna ses heures à la charité sans prononcer d’autres mots que ceux qui exaltaient la victoire française. On venait précisément de lui confier la présidence, « du Secours immédiat aux Victimes de la Guerre » lorsqu’elle reçut la petite lettre officielle l’informant de la mort de Gaston : Il était tombé du côté de Massige, après avoir mérité une brillante citation à l’ordre de l’armée. En même temps, lui parvenait une dépêche de son mari la priant de venir immédiatement à Tillière. — Il veut sans doute m’adoucir la cruauté de cette nouvelle ! songea-t-elle en maîtrisant ses sanglots.

Un train la déposa trois heures plus tard dans l’Eure.

Rien ne fut tragique comme la feinte ignorance que simulèrent les deux époux. Ils étaient dans leur home depuis une heure sans avoir encore osé aborder le sujet de leur deuil ; et chacun, voyant le calme de l’autre, pensait :

— Peut-être ne sait-il pas !

Tous deux cherchaient des mots consolateurs et n’en trouvaient pas. À table — comme nul ne se décidait à manger — le général (car Monsieur Lartineau avait été promu général depuis peu) hasarda :

— Ma pauvre Juliette, je voudrais bien te dire…

— Je sais, répliqua la mère… Ce pauvre Gaston ! acheva-t-elle en pleurant.

— Mais non… Pas Gaston… Jean ! Jean est mort à Tahure !

— Jean ? Mais non, Gaston, cria Mme Lartineau comme si on l’eût égorgée. Regarde !

Elle sortit la lettre officielle de son corsage et le général en la lisant baissa la tête.

— Eh ! bien ? réponds… Jean ?

— Je l’ai bien vu celui-ci là… Et la terre le recouvre ! Mort en héros mais bien mort ! Je ne savais pas que Gaston…

— J’espérais encore pour Jean !

Il sembla aux deux époux qu’une griffe leur arrachait brutalement un lambeau de leur cœur ; un rictus affreux contracta leur visage ; et, sans un mot de plus, ils se levèrent.

Le général marcha longtemps dans le salon passant et repassant devant sa femme effondrée sur un siège les yeux inondés de larmes. Le silence dura jusqu’à ce que la domestique, attendrie par tant de malheur, osât dire à l’oreille de sa maîtresse :

— Madame devrait se coucher !

— C’est bien ! Allez… ordonna M. Lartineau.

Puis il aida sa femme à se lever, et la conduisit à l’étage supérieur. Ils s’étreignirent devant un crucifix au bas duquel étaient alignées les photographies des cinq soldats qu’elle avait donnés à la France. Le doigt tremblant elle désigna l’image de Robert et dit :

— Celui-ci ?

— Son appel est imminent !…

Les genoux de la femme fléchirent et elle s’abattit sur un prie-Dieu.

— Vous me les avez prêtés, Seigneur, et s’il vous plaît de les reprendre que votre volonté soit faite et non la mienne.

Tant que la prière de Madame Lartineau monta dans le silence de cette nuit de province, le général marcha par la chambre, les jambes de plus en plus lasses, et les épaules de plus en plus tassées. Aussi, quand elle se releva le regard presque apaisé, ils se contemplèrent et se virent dans toute la misère de leur désespoir. La pitié — qui fait s’entr’aider les agonisants sur le champ de bataille — leur suggéra de ne point se quitter en pleine détresse.

— Essaie de dormir, mon ami, la France a besoin de toi, dit la générale.

— Tu as raison, je rejoins demain, répondit Monsieur Lartineau.

Pour la première fois — depuis quelque quinze ans — le couple terrassé par la douleur chercha le sommeil côte à côte. Il ne trouva qu’un repos interrompu par des soublesauts et des sanglots.

Le lendemain matin, lorsque le soleil entra dans la chambre, le général dormait enfin ; et sa femme avait achevé sa toilette lorsqu’il s’éveilla.

— J’ai dormi ? dit-il un peu confus.

— Heureusement ! Allons, allons, ami, debout maintenant !

L’heure est à l’action et les morts seuls ont le droit de rester couchés.

— Je suis un peu las, Juliette… Quand on est venu m’annoncer la gloire de Jean, je n’ai pas bronché. À ce moment l’attaque était en pleine intensité, et je n’ai rien senti se briser en moi. J’ai continué de commander, comme il a continué, lui, d’aller en avant après sa dernière blessure pour entraîner sa compagnie… Mais aujourd’hui…

Le masque évidé par la soixantaine, le général accoudé sur l’oreiller semblait écouter la voix mauvaise du découragement. Alors Madame Lartineau toute droite contre la vitre l’appela :

— Lève-toi et viens ! Regarde la campagne. Il me semble y trouver une leçon. Dieu nous a élevés comme il a élevé les peupliers sur ce grand chemin ; là-bas ! Mais en haussant leurs têtes, il en a fait le point de mire des éléments déchaînés. C’est à l’inclinaison de leurs cimes que les paysans mesurent la tempête…

— Tu as raison, chère vieille, c’est passé… Redressons la tête et que notre courage entretienne la confiance.

Un peu plus tard, Monsieur Lartineau quittait Tillières en automobile, et les officiers d’ordonnance qui assistaient aux adieux du couple, ne le virent pas pleurer.

— Ce fut très impressionnant ; dit l’un d’eux à un de ses camarades. Positivement leurs âmes étaient au port d’arme : et l’on sentait qu’elles y resteront tant que la Victoire ne leur criera pas : « Rompez les rangs ! »


CHAPITRE XVIII


Jeanne Deckes, les flancs lourds et le cœur plein d’amertume, subit avec assez de courage la longue odyssée des otages. On cahota pendant six jours les malheureux civils que la rage allemande expulsait de leur pays, et ils arrivèrent enfin au camp de Güstrow dans le Mecklembourg ; la baraque Nord 64 fut assignée à la doctoresse.

Elle y fut accueillie par un vieillard de soixante-dix-huit ans — Monsieur Bonfils, — qui avait été châtié pour avoir protesté contre le fusillement clandestin de deux adolescents de seize ans. Ceux-ci — plus robustes qu’on ne l’est ordinairement à leur âge, — avaient excité les soupçons des Germains. Comme ces derniers sont passés maîtres dans l’art de fabriquer de faux états civils, nulle preuve ne put les convaincre. Pour avoir le dernier mot — une nuit — ils firent exécuter les jeunes gens dans leur cellule. Quand Monsieur Bonfils apporta, le lendemain matin, au gouverneur, les registres du village où ils étaient nés, le commandant boche prit une mine de bon apôtre et répondit :

— Quel malheur que ces enfants n’aient pas eu la patience d’attendre. Figurez-vous qu’ils se sont suicidés.

— Qui donc leur a donné des mausers ? Je sais qu’ils ont tous deux une balle dans la tête ; répliqua le maire de V…

— La justice, appuyée par la force, Monsieur. Au nom de ses principes sacrés dont nous sommes les défenseurs devant Dieu, je confisque ces registres, et vous envoie en Allemagne. Cela vous apprendra à reconnaître la supériorité de notre race sur votre espèce dégénérée.

Par un miracle d’énergie, le vieillard avait supporté les brutalités de la soldatesque qui fit de son transport un douloureux martyre. Il connut les famines inséparables des organisations hâtives ; il fut de l’heure où les Allemands — n’ayant pas prévu leur propre barbarie — tâtonnaient pour fonder et administrer de kolossales prisons. Peu à peu il avait vu surgir les baraquements dans lesquels on parquait les troupeaux humains. Les premières promiscuités lui semblèrent le pire supplice, et toutes les tares de l’humanité qui émane de nos pores, ou de nos organes, choquèrent ses habitudes d’hygiène. Il faut avoir vécu dans l’atmosphère fétide de ces salles, où respiraient pêle mêle des enfants à la mamelle, où toussaient des catarrheux, où suffoquaient des asthmatiques ; où de toutes les chevelures, de toutes les transpirations montait un relent de fièvre et de son mouillé ; pour comprendre que cette seule torture de l’odorat pouvait suffire à décourager un civilisé. Fatalement la vermine naquit de cette misère surchauffée ; et la malpropreté qu’engendre la passivité des désespérés, favorisa le pullulement des poux les plus divers. La horde des cafards, qu’on voit sourdre de toute humilité malsaine, rôda sous les minces couches de paille. Leurs pattes crissaient aux brins desséchés, ou s’empêtraient dans les nattes des femmes ; et, — dans l’ombre des longues nuits d’hiver, — les enfants épouvantés par ces frôlements d’insectes sans essor, pleuraient et aggravaient les cauchemars voisins. Le jour, chacun mesurait à la pâleur des autres l’étiage de la souffrance commune ; et quand la mort raidissait un cadavre, on ne le pleurait pas, on enviait son évasion. Si le poète a pu écrire :

— Partir, c’est mourir un peu.

Les prisonniers ont pu rêver :

— Mourir, c’est partir un peu.

Les mois succédèrent aux mois. L’accoutumance était venue adoucir certaines répugnances ; et la discipline — à force de s’imposer — avait militarisé jusqu’au désespoir. Une sorte d’automatisme fit agir tous les accablés. Une propreté relative rendit supportable les contacts permanents, et les sympathies se dessinèrent dès que la réclusion fut tenue pour durable. Des querelles éclataient parfois entre prisonniers ; toutes finissaient par des larmes qui pleuraient bien plus sur la France que sur le sujet de la discorde. Les seules distractions consistaient à regarder passer des Russes, internés dans une sorte de parc mitoyen ; les infortunés des deux races se considéraient muets et stupides. Quelquefois, un cosaque essayait de prononcer des mots d’amitiés, mais les nôtres n’entendaient rien à leur idiome, et chacun s’éloignait plus triste. Alliés, mais étrangers l’un à l’autre, leur captivité s’aggravait de cette incompréhension mutuelle.

Pourtant, un jour, un grand diable noir et barbu jeta par dessus la palissade une phrase en français. Aussitôt on s’assembla, et, par lui, une sorte de voisinage s’établit qui mit leur misère à l’unisson. Il sembla, qu’à partir de ce jour, l’horizon se fût élargi.

Le vingt mai, Jeanne Deckes — qui partageait avec une brave paysanne belge, une sorte de box humide, — éprouva les premières douleurs de son état. Elle en parla à M. Bonfils, lequel s’enhardit, et courut aux bureaux du gestionnaire. Il plaida si chaudement la cause de cette mère, fit sonner si haut le titre de doctoresse, que des ordres immédiats furent donnés pour que la dolente prisonnière fut transportée dans une sorte de maternité. La nature fit expier, par de longues heures de tortures, les manœuvres qu’on lui avait imposées jadis. Un bel enfant naquit que la sage-femme allemande présenta tout braillant à la mère.

— Il est peau ! Il est peau ! répétait-elle. On tirait t’un Allemand.

Jeanne Deckes les yeux démesurément dilatés regardait cette réduction d’humanité avec une stupeur indicible. Elle avait beau se remémorer la scène qui lui avait imposé ce fardeau, elle ne parvenait pas à détester ce petit. Elle avait pourtant blasphémé, rugi de honte et d’humiliation ; elle avait appelé sur la tête de l’inconnu, qui grossissait à ses dépens, toutes les colères des races ; rien de tout cela ne résistait à cette matérialisation de la vie. Le père ? Qu’avait-il été ? Un valet de ferme qui piétine un sillon, et qui, sans même penser à la moisson, fait machinalement le geste du semeur. Il n’existait pas plus pour elle que le cultivateur n’existe pour la terre, car enfin la graine humaine est elle-même le fruit d’un hymen précédent. Cet atôme eut déjà un père et une mère dont il est l’émanation et l’homme n’est que l’expulseur de l’embryon, qui cherche à parcourir un autre cycle. S’il en était autrement, le geste d’amour ne pourrait pas être accompli sous des impressions de haine et dans un but de souillure. Que fait le vainqueur pour humilier la vaincue ? Il la viole. Que fait le soudard ivre pour cuver son alcool ? Il viole. Que fait l’amant averti devant l’innocence de la vierge ? Il viole. Que peut-il rester d’illusion sur le rite sentimental, devant l’esclavage auquel nous a soumis la nature ? L’homme sème sous l’empire de toutes les excitations, et la femme conçoit suivant un mystère que règle seule une volonté suprême. L’ombre dans laquelle s’accomplit l’évolution de l’être, — et notre ignorance pendant sa première main-mise, — est et sera toujours l’abîme où sombrera l’orgueil humain. Nous sommes des instruments et notre seule gloire est de servir des desseins que nous ignorons. Cette servitude est tellement impérieuse au moment de la naissance, que Jeanne Deckes oubliant l’origine de son enfant s’inquiéta :

— Aurais-je assez de lait pour le nourrir ?

C’était bien cela qu’il fallait dire et faire. La Vie précieuse, la Vie en qui tient toute la splendeur des sciences, des arts et de la bonté, la Vie, tendait vers elle deux petits bras menus. Elle était encore aveugle cette Vie mystérieuse, dont l’origine importait peu ; elle était faible, c’était le point capital ; et des forces obscures parlaient très haut qui disaient à la doctoresse :

— Ta mission est de ne pas laisser éteindre cette lumière. Tu n’as pas à t’occuper de la force que contient cette étincelle, il faut qu’elle grandisse d’abord ; ton devoir est là.

Cette voix était en même temps d’une telle douceur que l’intellectuelle n’eut même pas une hésitation. Comme la plus humble pastoure elle découvrit sa poitrine et offrit un sein gonflé à l’appétit du parasite.

— C’est curieux !… Elle ne l’a pas embrassé ! dit la sage-femme à son aide-infirmière. Est-ce que les Françaises n’aiment pas leurs enfants ? Elle le regarde comme elle observerait un phénomène.

Le visage de Jeanne Deckes avait en effet une gravité si profonde, que les Allemandes qui l’entouraient n’osaient pas la questionner. Quand la première tétée fut achevée, on posa le bébé bien emmaillotté tout près d’elle, sur l’oreiller, et sa méditation continua. Qu’avait-elle engendré ? Une brute ou un homme ? L’atavisme ? Que valaient ses théories ? Elle en était là de ses pensées quand le petiot, dans un gigottement impulsif, posa sa menotte sur la joue maternelle. Jeanne Deckes tressaillit, et sans avoir le temps d’analyser le réflexe de sa tendresse, elle baisa les petits doigts de l’innocent. Ce fut doux à sa chair, doux comme une attirance d’âme, comme une irrésistible sympathie. Alors elle se hasarda. Un peu confuse de son entraînement, elle essaya d’approcher ses lèvres du petit visage pourpre et frippé. C’était chaud, c’était satiné et elle n’en reçut aucune répulsion charnelle. Subitement le baby se mit à crier. D’un élan elle prit son enfant et le berça pour l’apaiser ; et les baisers s’échappèrent en foule de la bouche qui avait proféré tant de malédictions.

Une plantureuse commère vint bientôt près du lit de la nouvelle accouchée. Elle tenait entre ses doigts boudinés un gros livre et un stylo.

— Pour la loi ! dit-elle. Comment allez-vous l’appeler ?

Jeanne Deckes n’ayant pas aimé le petit pendant sa grossesse, n’avait pas éprouvé le besoin de le désigner par un mot. Il n’y avait pas eu, entre la mère et l’étranger, de ces dialogues de rêve qui se traduisent par une recherche de syllabes caressantes à l’oreille et qui sera le prénom du désiré.

— C’est vrai… il lui faut un nom… Eh bien ! inscrivez-le sous celui de… Christian !

— Christian ?… Et après ? Fils de…

— Jeanne Deckes.

— Et de ?…

— C’est tout !

— Une fille-mère ? À votre âge ?

Cette pudeur de matrone grasse fut comique. Les bajoues s’indignèrent en gonflant et en dégonflant le triple menton d’une cinquantaine adipeuse.

— Ces Françaises ! laissa-t-elle tomber… Toutes dévergondées !

Mais elle réfléchit. Une femme instruite, savante, et d’un âge marqué, n’aurait pas désorganisé sa vie pour une fantaisie ; il y avait autre chose.

— Votre mari ? insista la directrice de la clinique.

— Je n’en ai pas !

— Alors… votre amant… fera-t-il son devoir ?

Un dégoût immense passa dans les yeux de Jeanne Deckes.

— C’est pour les papiers… Je dois ! expliqua l’indiscrète.

— Non… cet enfant n’aura qu’une mère.

— Un bâtard, comme vous dites dans votre pays ? ricana l’Allemande dans son parler guttural.

La doctoresse, très lasse, tourna la tête pour dormir, et on l’abandonna. Mais dans le bureau de la direction des femmes en blanc se groupèrent autour de la préposée aux registres, et elles y jacassèrent avec de grands gestes.

— Je vous dis moi, que cette Française est une simple fille de mauvaises mœurs.

— Il faudra s’informer si son attitude fut suspecte avec un prisonnier.

— Mais elle est arrivée grosse de huit mois !

— D’où vient-elle ?

— D’Ostel.

— Y avait-il des nôtres là-bas ?

— Oui, elle soignait nos officiers paraît-il.

— Alors…

Les mains de toutes les femmes se tendirent vers le dortoir comme pour voler le nouveau-né.

— Cet enfant est peut-être à nous ?

— Bien sûr il ne faut pas le laisser à la France. Ce serait un soldat de plus pour elle ; et plus tard ce fils de Germains pourrait tuer ses frères.

— On tâchera de la confesser.

Dès lors Jeanne Deckes vit tourner autour de son lit toutes les infirmières de la maison ; elles venaient surtout aux heures du bain, contemplaient le petit cherchaient en vain un indice de son origine ; et quand on rendait l’enfant à la mère il y avait de la haine dans tous les regards. Au bout de quinze jours, on prévint la doctoresse qu’on allait la renvoyer au camp, et elle prépara son menu paquet de langes et d’objets. Elle s’en allait, son bébé dans les bras, quand la grosse commère l’entraîna dans une petite pièce vide.

— Madame, je dois vous prévenir. Si… Christian… est le fruit de… comment dirais-je… d’une faveur allemande, dites-le moi et vous jouirez de soins spéciaux. Si vous voulez même vous éviter les charges de son entretien, vous pouvez l’abandonner… on vous donnera une prime. Car nous connaissons toute la valeur de la houille rouge, et nous sommes assez riches pour la payer.

Jeanne Deckes sourit d’un sourire qui bravait tous les pièges, et répondit :

— Christian est Français, puisque je suis Française. Hélas ! il est un prisonnier déjà… mais il n’est pas encore un vaincu.

— Prenez garde Madame, votre orgueil finira par nous agacer. Nous sommes les plus forts et s’il nous plaît de l’avoir ce petit soldat de demain, nous l’aurons, comme nous avons les milliers de soldats

d’aujourd’hui !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand elle revint à la baraque Nord no 64, on fit fête à la doctoresse. Toutes les femmes vinrent embrasser le baby, et Monsieur Bonfils posa sur son front ses vieux doigts pour le bénir. La paysanne belge s’institua d’autorité sa nourrice sèche, et tout le monde s’entendit pour que la mère puisse jouir du repos nécessaire à ses relevailles. Sur une paillasse rehaussée d’un matelas, elle resta de longues heures immobile, et ce lit d’infortune constituait un luxe appréciable à côté de la primitive botte de paille.

La présence du nouveau-né, au lieu d’irriter les pensionnaires de la baraque, fut au contraire un prétexte à berceuses et à rires puérils. Tous les mots niais et charmants, qui préludent à l’initiation de la larve humaine, résonnèrent avec bonne humeur.

Un jour que la pluie monotone retenait tous les prisonniers à l’intérieur, Monsieur Bonfils demanda la permission de causer un peu avec la doctoresse. Précisément, comme il entrait dans le box, il trouva la mère, les yeux fixés sur le sommeil de son enfant. Celui-ci — dont le regard encore vitreux réfléchissait les objets extérieurs sans que ceux-ci parussent retenir son intérêt, — souriait à d’invisibles êtres, ou à de claires pensées, et cette joie plongeait la doctoresse dans une perplexité intense. — Tenez, dit-elle au vieillard, voilà un enfant qui pleure dès qu’une souffrance l’importune, et qui sourit à je ne sais quelle vision. De quel monde émane cette gaîté puisqu’il ne perçoit pas encore celui où il est entré ?

— Peut-être de celui vers lequel je m’achemine. C’est d’ailleurs au sujet d’une question qui se rapporte à ce point d’interrogation que j’ai sollicité la faveur d’une conversation, reprit Monsieur Bonfils.

— Je vous écoute, cher Monsieur.

— Avez-vous songé qu’il faudrait peut-être baptiser cet enfant ?

— Le baptiser ? Pourquoi ?

— Vous lui avez donné une patrie en lui donnant votre nom mais cela ne catalogue que son corps. Pourquoi ne donnez-vous pas une patrie à son âme ?

— Vous croyez vraiment qu’un peu d’eau et de sel….

— Non ! Ni l’eau, ni le sel… Mais un acte de volonté, une consécration mentale qui constitue une affiliation sincère. Voulez-vous de moi comme parrain ? Êtes-vous chrétienne ?

— Oui… je me souviens, même, que j’ai fait ma première communion : donc je suis catholique.

— Nous pouvons donc en faire un fidèle de notre Église.

— Pourquoi ne pas attendre qu’il puisse choisir lui-même ?

— Lui avez-vous laissé le choix de sa patrie ?

— Vous avez raison cette responsabilité vaut l’autre. Qui le baptisera ?

— Moi… il est d’usage quand on ne peut avoir un prêtre d’attendre que l’enfant soit en danger, mais ici nous sommes environnés d’embûches, et il vaut mieux ne pas tarder. Demain nous procéderons à cette cérémonie n’est-ce pas ?

Entre la doctoresse et Monsieur Bonfils régnait une parfaite harmonie d’éducation ; elle leur permettait de s’isoler souvent de la foule des malheureux par des conversations où la plus haute philosophie savait toujours rester aimable. Quand la future maman était arrivée, — lourde et lasse, — le vieux avait deviné qu’un secret pesait sur sa tristesse, il eut peur de comprendre ; et ce fut en la voyant arriver vibrante de défi — au retour de sa délivrance, — qu’il provoqua la confidence.

— Ai-je bien fait ? dit-elle.

— Oui… Je vous approuve. Certes vous entendrez les protestations d’hommes jeunes, que la jalousie emportera, mais ce ne seront que des éclats de vigueurs masculines sans importance.

Le lendemain, la paysanne du pays wallon faillit pleurer de joie en apprenant qu’on l’acceptait pour marraine, si l’origine du bébé ne lui faisait point horreur.

— Pauvre meneken… qu’es-ce que ça peut me faire ; je l’aime moi !

Les trois prisonniers se recueillirent donc en un silence pieux. Jeanne Deckes elle-même, se sentit frissonner. L’aïeul pâlit quand il prononça les paroles sacramentelles — et lorsque l’eau perla sur le front de l’enfant — parce qu’il est des paroles qui ne s’envolent pas. Ce fut très court et très solennel.

Un surveillant boche qui passait à cet instant, s’arrêta sans égard et resta médusé de la majesté qui irradiait de ce trio de vaincus. Quand les yeux du vieillard cessèrent de prier, il se vengea de tant de sérénité par un brutal :

— Qu’est-ce que vous faites là ?

— Un catholique, dit Monsieur Bonfils simplement.

— Sales voyous !… Je vais vous en flanquer moi… des baptêmes ?… De l’eau !… Vous voulez de l’eau ? Eh bien ! je vous en donnerai.

À partir de ce jour, chaque fois qu’il pleuvait, le geôlier obligeait la paysanne, Jeanne Deckes, Monsieur Bonfils et l’enfant à rester une demi-heure sous l’ondée. Il ricanait en disant :

— Moi aussi je fais des catholiques ! Ah ! Ah ! Ah !

C’était un huguenot prussien !


CHAPITRE XIX


Au mois de juin 1915, après les alternatives de succès et d’insuccès que subirent nos armes, on vit apparaître des uniformes français au milieu des uniformes russes. À travers la palissade, les prisonniers civils interrogèrent les nouveaux arrivants et apprirent le statu quo des situations militaires.

Or, Jeanne Deckes pour imposer à son entourage certaines mesures d’hygiène, avait avoué sa véritable position sociale ; ses diplômes lui avaient valu une autorité et une confiance générales. Ses titres étaient connus des soldats du parc mitoyen ; et il arriva que souvent de pauvres diables lui contèrent leurs indispositions. Elle donnait ainsi, en plein vent, des consultations dont les ordonnances ne pouvaient pas souvent être suivies, mais, — parce qu’elle y ajoutait toujours des mots de réconfort, — sa clientèle augmentait chaque jour. Grâce à ses conseils, ses compatriotes comprirent l’obligation d’une propreté scrupuleuse ; mais les Russes, découragés, rendaient leurs soins souvent inefficaces.

Un jour d’octobre deux fantassins français lui amenèrent — près des planches hérissées de fil de fer, — un géant dont les yeux étaient injectés de sang, la face terreuse et qui se plaignait, dans un baragouin pittoresque, de maux de tête et de maux de reins. Le hasard d’un de ses gestes découvrit ses poignets, et des taches retinrent l’attention de la doctoresse. Elle le questionna et apprit qu’il avait une éruption semblable et très forte dans le dos. Le diagnostic était indubitable. La couleur spéciale des plaques ne laissait aucun doute sur le mal ; c’était le typhus exanthématique. Elle renvoya l’homme en lui enjoignant la diète et des lotions froides, mais elle prévint les Français du danger de ce voisinage.

Quelques jours plus tard une véritable épidémie de ce terrible fléau sévissait sur tout le camp. Jeanne Deckes se multiplia auprès des malades, et, dans une de ses tournées dans les baraques 60 et 65, elle eut la joie de rencontrer un de ses anciens camarades d’externat. Ils avaient passé leurs examens le même jour et fêté leur doctorat dans le même banquet. Lui avait été fait prisonnier dans la Somme, et il était précisément question de le rapatrier en même temps que quelques otages civils. En attendant les décisions de la kommandantur, il essayait de sauver ses compatriotes, et réussissait parfois à faire avorter le fléau.

Un matin, Jeanne Deckes lui parut étrangement lasse, ses prunelles avaient la congestion symptomatique et comme elle frissonnait il la mit en éveil.

— Mais, ma chère amie… vous êtes infectée !…

— Je n’ai pas d’éruption, ce n’est peut-être qu’une grippe !

— Croyez-moi, traitez-vous.

— Et si je meurs… que deviendra mon fils !

— Vous avez un enfant ?

— Que je nourris !

— Mettez-le immédiatement à un autre sein et fiez-vous à mon traitement.

Comment elle échappa à la virulence du streptobacille ce fut un miracle. Elle sortit de cette épreuve complètement déprimée avec des désordres pathologiques très graves ; le major Deniset — qui la disputa au typhus — restait très inquiet sur son état.

— Il lui faudrait la France, disait-il à M. Bonfils, si non elle mourra. Jamais elle ne supportera la rigueur d’un hiver, dans des conditions aussi précaires. Pauvre femme ! Que leur a-t-elle donc fait celle-là ?

Depuis le 25 novembre, les gardiens avaient des attentions et des politesses inusitées pour le vieillard. On lui apportait un plat spécial à chaque repas ; et l’obséquiosité des Allemands à son égard le fit réfléchir. Que se préparait-il ?

Le 30, il fut appelé à la Direction, et on lui apprit, avec force courbettes, que le Gouvernement avait négocié son retour ; le papier était à la signature de la place. Au lieu d’éprouver une joie immense, M. Bonfils, en écoutant l’officier pensait à Jeanne Deckes dont la bronchite teintait de rouge le mouchoir à chaque quinte. Il se demandait ce que deviendrait le petit sauvageon que la guerre avait semé et il restait bouche close devant le hauptmann, interdit de tant de calme.

— Ne pourriez-vous, Monsieur, faire partir à ma place Mme Jeanne Deckes et son fils ?

— Une permutation est toujours possible… Mais, quel mobile vous pousse ? Cette femme n’est pas votre parente ? vous risquez…

— De mourir en captivité ? Qu’importe à mon âge, Monsieur ?

— Je vais communiquer votre demande à l’autorité compétente.

M. Bonfils courut à la baraque Nord 64, et tout ému prit les mains de la doctoresse.

— Mon enfant, vous allez probablement partir à ma place. Je vous ai cédé mon tour.

Jeanne Deckes ne put retenir ses larmes.

— Vous avez fait cela ? Pour moi ?

— Pour vous… et pour Lui !

Sa vieille main désignait le berceau fait d’une caisse à provision, bourrée de paille.

— En effet, il a des droits, mais vous aussi…

— Chut ! S’il me faut mourir en exil j’accepte le destin. Songez qu’on me renverrait, non pas auprès de ma chère vieille, ou après de mes enfants, mais seulement en France au milieu de mes compatriotes. Sans doute c’est un adoucissement, mais à mon âge, il faut savoir faire son devoir.

— Mais…

— Nous, les vieux civilisés, nous devons, — comme les feuilles d’automne, — tomber avec grâce parce que nous avons vécu très haut. Avez-vous songé à quoi aboutissent leurs envols et leur chute ? À faire une carapace dorée aux racines des églantiers.

— J’entends bien… Mais…

— L’humus qui sort de leurs cadavres contient tout le soleil qui les fit palpiter pendant les mois de fête, et cela suffit à réchauffer, sous la neige, les sèves qui aspirent au renouveau prochain. Je n’ai pas le droit de ne pas protéger Christian contre les rigueurs de l’hiver, et celles des humains. Vous partirez donc.

— Merci ! Cependant ne pourriez-vous partir aussi ?

— J’en doute !

Des jours passèrent. L’anxiété glaçait encore plus les êtres que le froid. Enfin le 5 décembre le sous-officier qui procédait à l’appel des partants nomma :

— « Madame Jeanne Deckes et son fils ! »

La doctoresse se jeta dans les bras de M. Bonfils qui caressa longtemps le bébé.

— Adieu mes enfants, dit-il, en les regardant se mêler à la file des élus.

Il revenait à pas lents, — le visage seulement un peu plus pâle, quand un gardien l’appela très affairé.

— Monsieur Bonfils ! J’avais oublié votre nom. Partez !

On ne sut jamais s’il y avait eu erreur ou faveur.

Il rejoignit Jeanne Deckes qui pleura de joie, tandis que seule, et plus triste qu’autrefois, la paysanne belge sanglotait comme si on lui avait enlevé son propre enfant.

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À la gare, la doctoresse reconnut dans les infirmières — qui multipliaient les attentions bienveillantes envers les libérés — la matrone à bajoues pendantes qui s’entêtait à regarder Christian d’un œil soupçonneux. Malgré la dépression qui la laissait à demi pâmée, après chaque quinte de toux, Jeanne Deckes plongea ses yeux dans les trous de vrilles qui éclairaient le visage de la femme hostile ; et au moment où le train s’ébranlait, elle cria à la commère :

— Son père est un poméranien !

Des ach ! ach ! ach !… écorchèrent la gorge ennemie ; et la grosse silhouette s’agita sur le quai, de façon si désordonnée, qu’elle faisait penser à une laie dont on aurait dévasté la portée.

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De retour à Paris, — après un accueil chaleureux en Suisse — les otages rentrèrent chez eux. Monsieur Denizet accompagna Jeanne Deckes jusqu’à sa porte, et Monsieur Bonfils dut, bon gré mal gré, accepter l’hospitalité de la doctoresse.

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Dès les premiers jours de leur arrivée, les prisonniers restèrent stupéfaits de l’attitude de Paris et des Parisiennes. Celles-ci portaient des robes courtes et des bottes hautes qui rééditaient exactement la silhouette tzigane de l’opérette « Rêve de Valse ». Les fourrures au bas des manteaux — de coupe polonaise — donnaient aux Françaises des allures d’Autrichiennes en fête.

— Décidément, dit Monsieur Bonfils, la couture est encore entre les mains des Boches ; ils poussent l’ironie jusqu’à vous habiller en Hongroises. Il est vrai que les jupes larges et courtes sur de hautes bottines rappellent les débardeuses du second empire, l’allusion est délicate. On vous fait flotter entre les souvenirs de 70 et la grâce des orchestres de Viennoises.

Tant d’inconscience anima Jeanne Deckes d’une grande colère. La fièvre montait en elle et lui donna l’audace de jeter un défi à ses sœurs les femmes de France. Elle courut au Lyceum, conta l’histoire de sa détention au groupe chargé d’organiser les réunions littéraires de ce cercle de femmes et demanda que soient convoquées, en une réunion solennelle, toutes les personnalités du féminisme, de la presse, et des arts. Elle veilla au choix des invitations.

— Quel sera le sujet de votre causerie lui demandèrent les déléguées.

— Les Campagneaux et les Campagnelles.

On ne comprit pas, mais comme on lui savait du talent, le 20 décembre une foule nombreuse se pressait dans la salle des fêtes. Il y avait des hommes murs affectant des allures d’officiers en retraite, de jeunes embusqués au bel uniforme clair, des oisifs sans pose, — parmi lesquels se faufila le docteur Horn ; — mais il y avait surtout des femmes intelligentes. Mme Lartineau, sévère en ses voiles de deuil ; Sylvia Mingaud-Bertol ; Mme Destange avec ses deux fils, et cent autres vedettes du féminisme et du snobisme. Toutes étaient accourues, parce qu’une conférence de Jeanne Deckes cela sentait toujours un peu la poudre. Elle les avait si souvent suffoquées par des théories viriles et révolutionnaires, que le public espérait beaucoup de ses souvenirs de captivité.

Il ne fut pas déçu.

Lorsque le rideau se leva, on vit deux tables sur la scène. Celle de gauche était recouverte du tapis vert traditionnel ; mais à côté du verre d’eau traînait un hochet d’ivoire. Sur celle de gauche, un moïse bleu et blanc laissait flotter de gracieuses dentelles ; et une nourrice décorative veillait sur le sommeil d’un enfant de six mois. La doctoresse entra. Quelques mains applaudirent et dans une rumeur appitoyée tout le monde chuchota :

— Comme elle est changée !! Elle est touchée mortellement !

Tout à fait au fond de la salle, M. Bonfils se perdait dans l’anonymat des auditeurs, et le hasard le plaça près du docteur Horn, que sa naturalisation ancienne laissait libre de continuer son service d’espionnage.

— Mesdames, messieurs, articula lentement Jeanne Deckes, je préviens tout de suite que le sujet que je vais traiter va vous inspirer des interruptions, des indignations. J’accepte toutes les répliques que vous voudrez bien m’adresser, et je réfuterai sur l’heure les arguments qui me seront opposés.

En Allemagne — où je viens de passer huit mois dans le camp de Güstrow, — on appelle Campagneau et Campagnelle tout enfant issu des œuvres de soldats germains en pays envahi pendant la campagne actuelle.

— Voici, mesdames un petit « campagneau ! » il est né d’une intellectuelle et d’une brute ivre d’alcool et de crime.

Un grognement de dégoût monta de la salle ; et des rangs de droite, tout près de la conférencière, sortit cette exclamation :

— Oh ! Quelle horreur !

— C’est mon fils ! lança Jeanne Deckes très pâle et redressée dans un défi.

Un silence de mort plana, et des larmes mouillèrent quelques paupières.

C’était à Saint-Pancré…

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Sans émotion apparente, avec un petit ricanement douloureux, la malheureuse conta l’incendie et le viol. Elle ne se servit ni d’adjectifs ni d’adverbes grandiloquents ; elle revécut simplement cette journée d’août depuis le crépuscule jusqu’à la mi-nuit. Puis elle se tut une seconde, juste le temps de faire un geste.

— Et maintenant, mesdames, voici comment est fait un petit Campagneau.

La nourrice avait au préalable déshabillé le petit Christian, et l’élevait à bout de bras. L’enfant ravi de cette liberté gigota, magnifiquement pur en sa nudité blonde ; et la même personne qui s’indignait tout à l’heure s’écria :

— Oh ! qu’il est mignon !

Ce fut un déchaînement. Toutes les spectatrices furent debout dans une excitation spéciale qui fait prononcer des mots bêtes et charmants dès qu’un bébé offre sa chair aux convoitises féminines. Il y eut des baisers dans toutes les voix, des caresses dans toutes les exclamations. Un second geste de la doctoresse fit jeter sur les trémoussements du baby, la tiédeur d’une couverture ouatée. Les rapides larmes de Christian et l’émotion de la salle se calmèrent peu à peu. Jeanne Deckes reprit :

— Je ne suis qu’un exemple, mais mon fils est un symbole. Combien de nos sœurs, dans les départements envahis ont dû subir la force ? Combien sont aujourd’hui les enfants de la violence ? Quel sort va-t-on réserver à ces innocents ?

— L’assistance publique, dit une dame très sèche et très digne.

— Ce serait une injustice, répondit tranquillement la conférencière. Ces enfants ont droit à la douceur, sinon d’un foyer, du moins d’une affection, et nul ne doit inciter les mères à l’abandon complet, au reniement. Contre quoi ont péché ces petits ?

— Contre la race !

— Plaisanterie ! Nombreux sont en temps de paix les mariages célébrés entre unités de races différentes et les enfants qui en sont issus, nul ne s’avise de les appeler « bâtards », ils n’encourent aucun anathème. Si la race a des exigences si légitimes, que ne se montre-t-on réprobateur lorsqu’il y a consentement réfléchi ! Non, mille fois non ! Pour ces « indésirés » il ne faut user ni de rigueur ni d’exception. Séduite ou violentée, la mère a charge d’âme et de corps, et puisque la Vie n’a cure ni d’amour, ni de haine, puisqu’elle se contente d’un geste inconscient, c’est que l’enfant a surtout besoin pour éclore de l’acceptation maternelle. La nature ne forcerait pas un peu notre volonté, si nos hésitations n’étaient pas coupables. Quant au sauvageon semé par la rafale, il faut avoir vécu dans l’atmosphère de sang, de peur, de feu et d’alcool que surchauffent les combats pour admettre que l’idée de souillure peut être écartée.

— Vous ne vous êtes pas sentie souillée par cet assassin ? dit madame Lartineau, déconcertée.

— Oui, tout d’abord. Mais quand m’est apparu la miniature d’homme que j’avais enrichie de toutes les forces de mon sang, je n’ai plus senti monter à mon front la honte d’une rougeur. Regardez Christian, mesdames… Cette souillure que la nature ne retient pas, — puisqu’elle donne à l’enfant du viol la même grâce qu’aux élus de l’amour — devons-nous la faire supporter à l’Agneau des Camps.

— Le souvenir de la brute ne vous humilie pas ?

— Je n’y songe pas plus qu’un tailleur de diamants ne se préoccupe de la gangue qui enserre les pierres précieuses.

D’autres femmes vont arriver bientôt les bras chargés de Campagneaux et de campagnelles qu’elles auront peur d’apporter au foyer, qu’il soit conjugal ou paternel, eh bien ! il faut les accueillir !

— Vous voulez, madame, que les maris admettent ces progénitures d’ennemis ?

— Hélas ! les maris et les pères n’ont pas le droit de protester. En nous laissant faibles et désarmées devant les forces victorieuses, ils ont perdu tout droit à la révolte. Cette humiliation de leur orgueil est reconnue par les Arabes, qui avouent que la femme est au plus fort. Les Français l’ont aussi pensé, quand, — aux heures glorieuses de notre histoire, — ils allumaient l’étincelle de la force qui nous déborde aujourd’hui.

— Ce n’est pas la même chose ! les grognards du premier empire…

— Tout vainqueur se persuade qu’il plaît aux femmes des vaincus : c’est l’interprétation masculine de la Victoire, mais elle n’est vraie pour aucun conquérant. Dans toute guerre, les mères sont les pitoyables épaves de la gloire  ; il leur faut pleurer sur les enfants qu’on leur tue et sur ceux qu’on leur impose.

— Il n’est pas d’homme qui supportera quotidiennement la vue du parasite, décréta un embusqué.

— Ce parasite paiera des impôts, sera soldat dès sa majorité, et l’homme, qui le répudie aujourd’hui, admettra pourtant que sa vieillesse soit défendue par lui. D’ailleurs, l’abandon des innocents ne résoudrait pas le problème sentimental créé par la longueur des hostilités. Les mères ont eu le temps d’aimer les Campagneaux. Que fera-t-on contre cette tendresse ? Où donc est-elle la femme qui n’a point déjà caressé, embrassé son petit ?

— Enfin, que concluez-vous ? claironna un vieil industriel qui, depuis un an, portait sa moustache à la Joffre.

— Je ne me dérobe pas à cette tâche délicate et je me résume. Depuis trop longtemps, les faiseuses d’anges, l’amour du luxe, la sottise des modes et maintenant le canon, ont anémié notre Race. Eh bien, qu’il soit fait à tous les Campagneaux et à toutes les Campagnelles de cette guerre le même sort sans distinction d’origine, parce que toute unité nouvelle est, en ce moment, un bienfait. Le Nombre seul peut sauver notre avenir ; mais il faut que ce nombre soit béni et non pas maudit. La supériorité latine encadrera les défaillances étrangères et la vanité des sens s’inclinera dans la grave question de vie ou de mort de notre pays. Je viens de là-bas, moi !… J’y ai vu grouiller le Nombre hostile, je l’ai vu défiler au pas de parade, j’ai vu les innombrables cheminées d’usines qui attestent l’industrie de cette foule, et je vous supplie de sauver la France. S’il fallut une pucelle pour délivrer un Roi, il faut des mères pour sauver une République. Les hommes ont donné leur sang, donnons le nôtre : Donnons-le sans souci des traditions. Que soient flétries désormais les tantes ridiculement vierges et les sœurs mystiquement réservées. Plus de mains croisées sur des bustes plats, plus d’égoïstes vertus grassouillettes et gourmandes. Que toutes les femmes enfantent dans la douleur, comme sont morts nos héros des tranchées.

— Créer, passe encore, mais… nourrir ? insinua un vieux beau.

— La femme sait bien, Monsieur, que l’instruction obligatoire l’a conduite au travail encore plus obligatoire. Rémunérez donc son travail de telle sorte qu’elle puisse supporter les chômages de ses maternités et que l’État convienne enfin qu’un berceau coûte moins cher qu’une tombe. Il a trouvé des milliards pour l’Immolation, qu’il cherche quelques millions pour la Résurrection. Et s’il ne fait pas son devoir, faites-le vôtre quand même, mesdames !

Je n’ai plus que peu de temps à vivre et je voudrais avant de partir, confier mon fils — et les parias ses frères — au cœur de toutes les femmes de France. Je vous adjure de faire trève à l’égoïsme du passé. Vous avez pleuré, vous avez tremblé, vous ne pouvez pas ne pas avoir compris la leçon de l’heure. Organisez — quelles que soient les résistances que vous rencontrerez — l’élevage gratuit de l’enfance jusqu’à l’école, et de l’école jusqu’au Travail. J’affirme qu’il y aura des maternités généreuses si la mère remonte sur le piédestal dont on l’a renversée. Que l’Opinion poursuive mieux que les tribunaux les matrones complaisantes et criminelles, et que soient mises au plus tôt en commun les charges et les gardes du jeune âge. Mais que, sous aucun prétexte, la mère ne puisse ou ne doive perdre contact avec son enfant ; qu’elle ait tout loisir de le voir, de l’aimer et d’en être aimée.

Ressaisissons-nous !… Mettons la Vie en balance avec la Mort. Pour une caserne qui s’élève, bâtissons trois crèches  ! Que la berceuse soit la Marseillaise du foyer : formons les bataillons des futures épopées  !

Enfin, mesdames, que l’adoption des Campagneaux et des campagnelles soit le prélude d’une ère de fécondité : Proclamez les droits de l’Enfant en défendant ceux de ces déshérités. Femmes de France prenez pour devise, ces mots prometteurs d’hommes et de victoires :

De la poudre et du lait !

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Cette péroraison souleva quelques applaudissements discrets, et Jeanne Deckes, vaincue par la fatigue et l’exaltation, s’affaissa prise d’une quinte de toux affreuse. Christian — apeuré par le bruit — se mit à pleurer, et ses cris d’effroi dominèrent longtemps le tumulte de la sortie.

— Quelle femme étrange ! disait-on de tous côtés.

— Nul n’est prophète en son pays ! murmura Daniel Destange, pendant que Gilette et Sylvia dirent ensemble, en baissant la voix :

— Elle a raison, plus de Rhœa !

— Pourquoi pas ? songeait madame Lartineau.

— De la poudre et du lait !!! bougonnait le docteur Horn ; … si nous voulons bien le permettre ! Nos soldats seront à Paris avant que soit construite la première crèche !

Tout en martelant l’asphalte à coups de canne rageurs, le Docteur se dirigea vers Passy. Il arriva chez les Tétraèdres dans un état de colère si intense qu’il négligea les rites d’accueil et s’écria dès l’entrée :

— Savez-vous la devise qu’on propose aux Françaises ?

— « Cotillon simple et souliers plats ! » railla une affiliée.

— Non !… De la poudre et du lait.

Tous les sourires se figèrent. Il sembla qu’un danger émanât de ces six mots. Après un silence, le Chef Suprême qui s’était recueilli déclara :

— Bah ! nous sommes en France… Rions très fort et Jeanne Deckes passera pour folle.

— De la poudre !!!! et du lait !!!! Veillons, messieurs, dit le docteur. Depuis la bataille de la Marne, il faut s’attendre à tout.

Odette DULAC.




FIN




sorti des presses


de la Maison FIGUIÈRE et Cie


le 15 avril 1916