La Jeune Fille verte/De toutes robes

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CHAPITRE VII

DE TOUTES ROBES


Mme Beaudésyme travaillait dans son salon. Elle n’en pouvait souffrir le meuble Louis-Philippe, ni les scènes historiques pendues au mur, ni le tapis où chevauchait Abd-el-Kader, toutes choses introduites dans le ménage par M. Beaudésyme. Mais elle avait pris sa chambre en horreur depuis ce jour où Vitalis et elle s’y étaient maltraités si fort que leur rupture en était jusqu’ici restée entière. Le lit surtout lui rappelait trop un mari qu’elle avait à subir toutes fois qu’il n’avait pas bu jusqu’à la crapule, et même alors par occasion — et l’amant qu’elle n’espérait plus y tenir couché sous son impérieuse caresse.

Elle venait de causer un peu chez Mlle de Lahourque. Outre le divertissement d’entendre la buraliste conter les mystères de son berceau, ou son infructueuse idylle avec M. Lubriquet, elle avait voulu se rendre compte si sa folie de l’autre jour avait fait du bruit. Mais rien dans l’accueil ou les paroles du petit cercle qui faisait conversation, à l’Agneau Pascal, ce jour-là, ne le pouvait faire croire. Les Laharanne, sans doute, avaient gardé leur promesse, et Detzine, qui aimait sa maîtresse, tenu sa langue, jusqu’à ce jour. C’est beaucoup, en pareil cas, de gagner du temps : un scandale, s’il a vieilli, ce n’est plus que de la poudre mouillée.

Le bizarre, c’était qu’elle craignait plus encore les bavardages de Vitalis. Il lui semblait que ses propres fureurs, tant de larmes, et cette scène indécente envers les Laharanne, tout cela composait une trop belle histoire, trop flatteuse à la vanité d’un jeune homme, pour qu’il s’en contînt avec Cérizolles, avec d’autres peut-être, qui à d’autres le courraient dire.

Mme Beaudésyme agitait ces soucis, en songeant au décri public, et reprisait du linge. La corbeille en paille de couleur où puisaient ses mains calmes reposait sur une fumeuse, dont la tapisserie au petit point figurait un Chinois qui fume l’opium dans une pipe turque. Et tout ce qu’elle venait de réparer, elle le rangeait à son côté, pour ne pas le confondre, sur le velours vieux et vert du canapé. Il l’eût fallu voir tenir, à bout de ses bras repliés, pour l’interroger à contre-fenêtre quelque pièce de la dépouille conjugale, que le jour pénétrait une minute, trahissant d’autres reprises en carré ; ou bien qui gorgeait d’un œuf d’ivoire, tour à tour, ses propres bas vieillissants.

Malgré qu’elle gardât beaucoup de soins aux travaux du ménage ; — soit qu’ils lui fussent un plaisir, en vérité ; ou plutôt une espèce de mortification, — aujourd’hui, elle y paraissait distraite. Tout ce scandale, qu’elle appréhendait, qui pouvait éclater autour d’elle, remplissait son âme de trouble.

C’était beaucoup moins le spectre d’un mari vengeur qui l’inquiétait. Car elle avait sujet de croire que le sien faisait un peu plus que soupçonner sa liaison ; et, s’il ne le montrait point, que c’était bien un peu par indifférence, mais surtout pour d’autres motifs : en un mot que sa dot compromise, sinon anéantie, par les spéculations de Beaudésyme, n’était pas étrangère à ce comble d’aveuglement. Comment pouvait-il ne pas voir, en effet ? Vitalis n’avait-il pas été toujours de la pire légèreté ; elle-même plus imprudente encore que Vitalis ? Ne s’étaient-ils pas trahis cent fois ?

— Ah ! songea-t-elle, c’est vrai que l’argent est au fond de tout. Et même les choses sales, il les salit.

Somme toute, en tenant un peu Vitalis pour une espèce de courtisane, elle estimait son mari moins encore. Car Basilida, à être infidèle, n’en gardait pas moins le goût de la netteté en toutes choses, et en jugeait durement le plus petit manque. Aussi bien ne s’épargnait-elle pas non plus.

— Que suis-je donc, se disait-elle, pour tant mépriser ; moi qui trompe mon mari jusque dans son lit ; et le monde, sinon Dieu, par les plus criminelles Pâques. Fallait-il salir tant de choses pour n’avoir même plus ce misérable bonheur de ma chair ; ce peu d’amour que m’accordait Vitalis, qu’une autre me vole ?

Le malheur de Mme Beaudésyme, si pieuse, c’est que la religion, où son mal cherche à se distraire, lui empoisonne ce même remède qu’elle lui prépare. A mesure que les sacrements apparaissent à Basilida comme le baume suprême, elle se rappelle n’en avoir reçu qu’une parodie. Plus elle veut s’y abîmer, plus elle s’y découvre sacrilège ; adultère à Dieu plus encore qu’au mariage. Dans ce réseau, où elle se débat et va périr comme un brillant poisson traîné vers la plage, quelle main puissante la saura prendre aux ouïes pour la replonger dans les eaux respirables et profondes ? Ce médiocre curé Cassoubieilh, moins tolérant encore qu’aveugle, confesseur sans doctrine et sans amour, lui en semblait le plus incapable. Une fois de plus, la figure du P. Nicolle passa dans sa pensée. Celui-là, peut-être, était digne de l’entendre, et si jamais elle s’agenouillait devant lui, ce ne serait plus pour mentir. Toute sa plaie, quand il devrait y mettre les fers, elle la ferait voir nue.

— Ma chère amie, dit M. Beaudésyme en entrant, je t’amène Sabine de Charite, qui était en train de déranger les filles pour savoir si on pouvait te voir. J’ai dit qu’oui, et reprisant même ; ce qui est d’un bon exemple pour les jeunes filles.

— D’un bon exemple pour ne pas se marier, répondit la notaresse en embrassant Guiche. Celle-ci haussa un peu les épaules, tandis qu’elle regardait assez tristement Basilida. Elle l’aimait beaucoup ; elle aimait Vitalis aussi, à ce qu’il lui semblait depuis l’autre jour, et tout cela était difficile à débrouiller.

Les sentiments de M{me} Beaudésyme n’étaient guère moins confus. Elle pressentait le sacrifice qu’il lui faudrait faire un jour ; et, malgré cela, quelque chose, rien qu’à voir Guiche, empêchait qu’elle ne la haït.

— J’étais tout juste, reprit le notaire, à fumer ma pipe sous la varangue de devant ; et je regardais la place où ce pauvre Firmin…..

— Je t’en prie, interrompit sa femme. Guiche, de son côté, avait pâli.

— C’est vrai que vous étiez aux premières loges, toutes les deux — et Vitalis. Avait-elle assez peur, Guiche, quand elle s’est précipitée en bas.

Il ajouta d’un air paisible :

— Elle parlait à tort et à travers.

A ce dernier coup, dont elle sentit Basilida visée à travers elle, la jeune fille fit une contre-attaque.

— Ce n’est pas la première fois ce jour-là que j’ai eu peur, dit-elle. Imaginez-vous, Madame, que le matin…

Le notaire prévit des allusions à la scène du bois :

— Bon, dit-il, ce doit être confidentiel. Et j’ai du travail. Mais ce fainéant de Vitalis est à l’étude : je vais vous l’envoyer si vous voulez.

— Oh ! pour aujourd’hui, fit Sabine, nous vous le laissons. N’est-ce pas, Madame ?

C’est le premier jour qu’elles se trouvaient seules, depuis l’émeute ; ne s’étant rencontrées qu’un après-midi à Castabala, une autre fois sous le porche de l’église, mais toujours en compagnie. Et ces trois semaines qui avaient passé leur permettaient de se voir avec plus de calme.

— Il me fait frémir, M. Beaudésyme, avec cet assassinat, reprit-elle. Je m’en regardais dans la glace devenir blême : vert pomme pas mûre, dit M. de Cérizolles.

— Il vous plaît beaucoup, Guiche, M. de Cérizolles.

— Assurément.

— Et….. voilà tout ?

— Oh ! mon Dieu, oui, n’est-ce pas assez ? Je me l’imagine comme un bon camarade, un camarade qu’on aimerait beaucoup. Ça ferait plaisir de l’avoir sous la main…..

Elle rabaissa sur ses yeux ses paupières en forme de feuille et ajouta :

— Je ne sais pas moi : de l’embrasser….. de prendre son tub devant lui. Tandis qu’avec….. je veux dire devant un homme que j’aimerais, que j’aimerais dans mon cœur, il me semblerait sans cesse que je ne suis pas assez vêtue.

— Ah ! soupira la notaresse, cela ne s’invente point.

— D’ailleurs, il se soucie de moi comme un cocher d’un paire de socques. C’est Clarisse qu’il courtise. Oui, courtise n’est pas trop fort ; et toutes les fois que je vois la tête à Wolfgang, je me dis combien je voudrais que ça fût vrai, — certaines choses.

— Mais, Guiche, enfin : vous êtes folle.

— Je vous demande pardon, dit la jeune fille. Vous êtes si grave, vous, Madame.

— Petite peste, répliqua la notaresse avec son demi-sourire. Venez ici me demander pardon de vous moquer de moi. Vous le savez bien, si je suis folle, moi aussi, quand je m’y mets. Et vous ne savez pas tout.

Cependant elle avait posé dans la corbeille tout le linge qui était à sa droite, et fait une place à la jeune fille, qui de bonne grâce vint la prendre.

— Je vous demande pardon de tout mon cœur, dit-elle, si je vous ai manqué, Madame, je vous aime tant ; c’est vrai, oui.

Certes, ces yeux gris-bleu, couleur d’Avril, qu’elle semblait ouvrir jusqu’au fond sur Basilida, comme pour en répandre les plus secrètes de ses pensées, ne trahissaient que tendresse.

— Enfant, reprit Mme Beaudésyme, il ne faut pas galvauder ces grands mots-là. Vous êtes mon amie, ma petite amie ; j’en suis très fière ; mais enfin, vous ne rêvez pas de moi, je pense, quand vous dormez.

— Quelquefois, répondit la jeune fille en se serrant contre Basilida.

— Ne dites pas de folies. Et quant à Cérizolles, je le savais déjà, que ce n’est pas lui, la pensée de votre pensée.

— Quoi ! On pourrait bien avoir du goût pour plusieurs personnes.

— Mais pas de l’amour, Guiche.

— Eh bien ! moi, je me sens un cœur à en avoir pour le monde entier.

Elle avait repris son masque perfide, aux yeux obliques, pour prononcer cela. Et Mme Beaudésyme, en se penchant vers elle, dit avec tristesse :

— C’est celui qu’on aime qui est le monde entier.

Puis elle l’embrassa.

— Comme c’est ennuyeux, toutes ces choses, murmura Guiche. Je voudrais redevenir petite fille ; comme au temps où j’aimais à sentir de la peine, pour être prise sur les genoux.

— Ce n’est pas encore si loin, dit Mme Beaudésyme, en la prenant dans ses bras énergiques.

— Alors, ajouta-t-elle plus bas, vous ne voulez pas que je vous dise son nom ?

— Mais, si je l’aime, vous me haïrez, j’en suis sûre.

La jeune femme, malgré elle, soupira. Depuis les premiers mots de Guiche, elle y était presque résolue : mais à quel prix ?

— Non, répondit-elle. J’ai beaucoup réfléchi et prié, depuis l’autre jour, et cette affreuse scène. Pardonnez-la moi, Sabine ; et je crois que je vous le laisserai prendre. D’ailleurs, ajouta-t-elle en s’efforçant de sourire, vous le prendriez bien sans moi.

Elle songea un peu.

— Tout de même, j’aurais pu vous causer de l’embarras ; si Dieu enfin ne m’avait autrement inclinée.

— Ah ! s’écria imprudemment Sabine, je ne le prierai jamais, s’il doit m’empêcher d’aimer ceux que j’aime.

Basilida devint plus pâle.

— Est-ce que vous seriez venue pour rire de mes chagrins, demanda-t-elle.

Un instant, elle la serra comme pour la rompre, mais Guiche, pareille à une enfant menacée, ne savait se défendre qu’en tendant sa bouche.

— Non, dit Basilida.

— Vous m’avez fait mal.

— Il y a des moments où je voudrais vous en faire davantage. Et vous, pourquoi l’aimez-vous ?

— Je ne l’aimais pas. C’est depuis que je vous ai vue….. que je vous ai vue lui donner un baiser.

— Mais lui, Guiche, non, il ne vous aimera pas.

— Je ne sais pas, dit la fillette tristement.

— Ah que si, vous le savez, sauterelle. Et je parie que nous nous voyons déjà en mariée. Mon Dieu, dire que j’aimerais à vous habiller moi-même ce matin-là, et voir tout ce blanc, toute cette dentelle, vous mousser sur la peau — comme un peu de Champagne — là, et là…..

Guiche, chatouillée, se mit à rire en fermant les yeux.

— Oui, dit-elle, comme du Champagne.

Mais Basilida, par la réaction la plus imprévue, à l’idée que cette chair, et cette mousse, ce serait à Vitalis, avait de nouveau pâli, tandis que, de sa lèvre relevée, elle laissait voir ses dents, comme fait une chienne qui voudrait mordre, et qui cache sa fureur.

— Laissez-moi, dit-elle enfin d’une voix basse et changée en repoussant la jeune fille. Je vous ferai dire ma réponse par Vitalis : car c’est une réponse que vous étiez venue chercher, n’est-ce pas ?

Guiche, qui la regarda, eut peur.

— Eh bien bonsoir, Madame, dit-elle enfin. Je reviendrai, si vous voulez.

— Pas tout de suite, Guiche, non, pas tout de suite, je vous en prie. Il faut me donner un peu de temps.

Là même, devant le canapé, Basilida tomba à genoux, la tête dans ses mains, et ne se releva que résolue à s’abandonner au P. Nicolle. Dès le lendemain, en effet, elle alla le voir.

Le Jésuite demeurait dans une de ces maisons dont il y a plusieurs à Ribamourt, qui, d’un côté, donnent sur l’Ouze. De celle-ci, qui appartenait à son père, il n’occupait que le premier étage et les combles. Au rez-de-chaussée, c’étaient les libraires Trébuc, famille effacée où l’on pensait peu, mais bien ; jusqu’à ne vouloir pas faire venir Salammbô, parce qu’il est à l’index : « par décret de juin 64, ainsi que Madame Bovary », explique, en essuyant son lorgnon, ce libraire long et chauve, à la jeune femme qui commandait ce roman rétrospectif.

— D’ailleurs, ma fille va vous faire voir. Odile, l’Index de 1904 ? ajouta-t-il en interpellant cette adolescente qu’ornait dans le dos une tresse couleur de paille ; et qui vint présenter le volume tout ouvert aux pages 132, 133.

— Eh, vous me tracassez, avec votre prospectus, répliqua la cliente, une cocotte de Toulouse. Croyez-vous que c’est en se le pendant au bout de son cordon à sonnette que votre demoiselle pêchera un mari à la ligne !

Sur quoi elle s’en fut, triomphante et brune.

La maison Nicolle était peu éloignée de ce bouquet d’ormes aujourd’hui jaunissants où Vitalis et Sabine avaient causé un soir. Par derrière, elle regardait sur l’autre rive les toits inégaux des Lescaa. C’est là que donnait le cabinet du Jésuite, par deux fenêtres où Mme Pétrarque s’intéressait tant qu’il y avait fallu mettre des stores inclinés de son côté, et elle en avait marqué sa désapprobation en diverses lettres anonymes dont l’évêché avait reçu la meilleure part.

C’est là que le P. Nicolle reçut Mme Beaudésyme, et désormais à l’église. Mais il n’accepta point tout de suite la charge de cette âme aussi violente et trouble qu’un torrent après l’orage. Il savait aussi que dans le troupeau peu nombreux de M. Cassoubieilh, Mme Beaudésyme était une ouaille de qualité, et dont la désertion lui serait sensible. Or, le Jésuite se souciait peu d’entrer en différend avec le curé de Sainte-Marthe, qui ne lui pouvait faire du bien, mais quelque mal, et surtout créer de ces menus embarras dont les hommes de réflexion se font un épouvantail. Son devoir toutefois l’empêcha de se dérober trop longtemps à Mme Beaudésyme, et il la reçut en confession.

Mais, dès le surlendemain, M. Cassoubieilh, qu’il rencontra par hasard, évita son salut. Et Basilida était à peine mieux satisfaite que lui, s’y étant heurtée à plus de rigueur qu’elle n’avait craint dans ses pires désespoirs. Une fillette, tout de même, qui s’est tachée d’encre les mains, s’indigne qu’un peu d’eau ne suffise pas à les rendre nettes.

C’est qu’elle était femme, et jusqu’aux plus profonds abîmes de sa piété, gardait un peu de cette frivolité incurable qui empêche de regarder ses fautes en face, de les peser sur de justes balances. Que devint-elle quand le P. Nicolle, bien loin de l’absoudre tout de suite, déclara qu’il devait retenir le cas de ces eucharisties sacrilèges pour en référer en plus haut lieu ? N’était-ce pas pour Basilida sa pudeur deux fois découverte ! Il ne lui en fallait pas moins ronger son frein jusqu’à la Toussaint prochaine, que le Jésuite lui fit espérer qu’il la laisserait approcher des sacrements, en ayant alors reçu les pouvoirs.

Si le P. Nicolle n’avait été que médiocrement surpris à voir Mme Beaudésyme recourir à lui, il ne le fut pas beaucoup davantage de recevoir la visite du Dr Emmadelon, médecin de Paris à demi notoire, qui, l’été, faisait à Ribamourt la clientèle étrangère (comme disent ces messieurs dans leur jargon) et semblait, depuis peu, attaché à la personne de M. Lescaa, dont la santé pour cela ne cessait point d’empirer.

L’homme de l’art exposa que son malade (il en parlait comme de son propre) demandait pour se remettre avec le ciel, quoique cela, certes, fût prématuré, s’il le pouvait jamais être, l’appui du P. Nicolle, de qui l’éloge n’était plus à faire. Lui-même, M. Emmadelon, se sentait heureux d’avoir, dans l’humble mesure de ses forces, servi à ramener une telle ouaille vers l’Église — que M. Lescaa, du reste, n’avait jamais quittée.

Le Jésuite, pour faire court, demanda s’il s’agissait des derniers sacrements.

— Les derniers… sacrements, répondit le docteur, du même ton que si on lui eût parlé d’un mystère de l’alchimisme, les derniers… c’est-à-dire… se confesser, je pense.

— Si quatre heures, demain, conviendraient.

— Tout à fait ; et M. Emmadelon s’en fut.

Le lendemain matin, le P. Nicolle reçut une lettre du curé Puyoo qui le priait, en termes pressants, de passer chez lui, ce jour-là même, sur les 6 heures du soir. C’est à peu près le moment qu’il sortit de chez M. Lescaa, et il eût beaucoup aimé mieux rester seul à peser les choses qu’il avait entendues ou dites. Mais, ne s’étant point dégagé auprès de M. Puyoo, il y monta.

Le curé de Saint-Éloi-des-Mines habitait, en haut de la ville, un couvent devenu presbytère que ses prédécesseurs, sans doute, avaient pris garde d’entretenir, d’orner même, de ce confort décent qu’approuve l’Église. Lui le laissait fort délabré. On eût pu croire qu’il ne voyait là qu’une espèce de camp volant. Peut-être les soucis de son ministère lui cachaient-ils le monde extérieur, à moins que ce ne fussent ceux de sa politique. Ce n’était pas un secret que M. Puyoo avait des ambitions. Mais lesquelles ? On ne savait au juste. L’épiscopat était bien haut pour ce bâtard d’une couturière, épousée sur le tard, élevé par la bienfaisance ou la curiosité des châtelains de son village. Un siège de député semblait moins inaccessible, quoiqu’on ne fût pas beaucoup d’opinion dans le pays qu’un prêtre se mêlât de trop de choses en dehors de son église. De plus, M. Puyoo était curé. Jadis il avait enseigné l’histoire ecclésiastique au Grand-Séminaire. Une maladie lui fit laisser sa chaire, non sans esprit de retour ; mais, trop longtemps hors de service, il la trouva occupée en titre à sa guérison. M. Puyoo avait gardé, de ses premiers travaux, le goût de la parole et des études sociales. Il le satisfit autant qu’il put par un « Patronage des Conférences dominicales » où tous les prêtres du pays et certains orateurs laïques étaient censés devoir prendre la parole, mais qu’à bien entendre les choses il avait créé pour lui seul. Le P. Nicolle, invité à y faire quelques conférences, eut l’imprudence d’accepter. Dès qu’il eut préparé la première, il se vit remettre de dimanche en dimanche, comprit, n’insista pas.

La vieille Micheline vint lui ouvrir. Cette servante aux yeux caves, après avoir entretenu, un quart de siècle, chez plusieurs ecclésiastiques au désespoir et qui se la repassaient, une crasse et un désordre minutieux, s’était enfin fixée chez M. Puyoo, où elle paraissait satisfaire. Sur le tard, elle fut, par surcroît, atteinte de manie biblique, comme si elle eût trop respiré l’ombre du temple calviniste qui dressait ses colonnes doriques dans le voisinage.

— Le Seigneur a envoyé un de ses anges, déclara-t-elle.

— Ah, il y a du monde, fit le Jésuite, tout près déjà de s’esquiver. En ce cas, je retourne.

— Eh quoi, n’êtes-vous pas attendu ? Entrez, mon Père.

Le Jésuite trouva M. Puyoo avec un second prêtre, dans son cabinet, haute pièce à trois fenêtres, dont le papier aux bouquets pâlis tombait en lambeaux. Des livres, des paperasses, d’innombrables brochures se chevauchaient sur des rayons, sur la cheminée, sur deux grandes tables de travail, non sans encombrer un meuble Louis XIII à tapisserie pieuse. Deux lampes à abat-jour verts doraient ce désordre.

Sur l’un de ces foyers, le profil grassement dessiné de M. Puyoo se détachait en noir, ourlé d’une ligne lumineuse. De l’autre personnage, éclairé de face, on ne voyait d’abord que ses yeux perçants, une main courte et soignée où il appuyait son front. C’était M. Dabitaing, secrétaire particulier d’un des vicaires capitulaires. Il y en a deux dans ce diocèse qui abrita jadis Jansénius : l’un pour le Pays basque, l’autre pour le Béarn. C’est à ceux-ci, en l’absence d’évêque, dont on espérait vainement un depuis quatre ans, depuis la mort de S. G. Mgr Cassoubieilh, qu’avaient été délégués les pouvoirs de la crosse.

Après les présentations, et non sans avoir débarrassé un fauteuil pour le nouveau venu, M. Puyoo entama le dialogue à sa façon, qui était directe, sinon sincère, lui-même étant un diplomate du type brutal.

— Permettez-moi, mon Père, dit-il, de vous demander des nouvelles de votre nouveau pénitent.

Si M. Puyoo avait compté sur cette attaque pour troubler le Jésuite, il fut déçu.

— Vous voulez, sans doute, répondit celui-ci, parler de M. Lescaa, à qui je viens en effet de rendre visite. M. Emmadelon, son médecin, ne se prononce pas encore.

— Vous n’êtes pas plus affirmatif, à ce que je vois, mon Père, et plaise au Ciel que vous puissiez l’être davantage pour son âme.

— M. Lescaa a toujours eu le renom d’un homme de bien, fit le Jésuite.

— De bien, et même de grands biens, s’écria le curé, qui, de ses dents inégales, se mit à rire, par âcres éclats. Et, reprit-il d’un ton plus sérieux, vous avez sûrement été d’avis avant moi, mon Père, qu’il n’est pas du tout indifférent aux mains de qui passera une telle fortune, et, partant, une telle influence…

— C’est que…, insinua le Jésuite.

— …Desquelles je pourrais vous donner une vue exacte…

— Si on songe…

— Justement, si on songe à des Pétrarque…

— Pardon, interrompit enfin le P. Nicolle, qui ne voulait pas se laisser compromettre, si peu que ce fût, et préférait avoir l’air de se méprendre ; M. Lescaa est connu pour avoir fait la charité toute sa vie, sans attendre que nous la lui prêchions au lit de mort.

Le curé une seconde fois changea de ton, et tout à coup devenu cordial :

— Vous avez raison, Père, dit-il. Mais, autre chose : savez-vous que je devrais vous faire une scène pour venir, jusque dans ma paroisse, me cambrioler de mes pénitents.

— Le P. Nicolle, reprit M. Dabitaing d’une voix lointaine, se souvient de l’Écriture ; il vient comme un voleur.

— Ah ! qu’il me dépouille le plus qu’il pourra. Les âmes en sont ravies à trop bonnes mains, pour m’en plaindre au voleur… ni à personne.

Le Jésuite, soupçonnant à ce coup qu’il s’agissait de Mme Beaudésyme, commença d’ouvrir l’oreille. Mais M. Puyoo se tut, comme s’il en avait assez dit.

— Mon cher ami, intervint le secrétaire, vous feriez mieux d’en venir tout de suite à l’objet de notre réunion.

— Eh bien, voici la chose : M. Dabitaing est venu d’avant-garde, si je puis dire, m’avertir que M. le Vicaire Général, attendu d’un jour à l’autre, comme vous savez, pour la confirmation, a résolu en principe de la donner à Saint-Éloi.

— Il eût été naturel, observa M. Dabitaing, que M. Cassoubieilh étant Doyen, et sa paroisse prééminente à Ribamourt, ce fût eux qu’honorât de sa visite M. le Vicaire Général. Mais il nous est revenu, et hic jacet lepus, que la vie privée de M. le Curé Doyen n’était pas exempte de suspicions, oh, légères sans doute et mal fondées : mais un prêtre ne doit-il pas ressembler à la femme de César, si j’ose me servir d’une comparaison profane ? Et à la veille peut-être de tant de responsabilités nouvelles qui sont près de retomber sur l’Église…

Le P. Nicolle réfléchissait :

— Vous me voyez deux fois surpris, dit-il enfin : d’abord de ce que vous me dites au sujet du respectable M. Cassoubieilh, en second lieu que vous me le disiez.

— Bon, pensa M. Dabitaing, il a dit : respectable. L’affaire sera moins dure qu’on ne craignait. Et tout haut, il ajouta : Quant au premier point, vous ne devez pas encore avoir tout à fait oublié, mon Père, qu’il y trois ans une nièce maternelle que M. Cassoubieilh défrayait chez lui, fort jolie personne de dix-neuf à vingt ans, disparut ex abrupto.

— N’était-elle pas tout simplement retournée chez son père à Anglet ? Et d’ailleurs, si l’on avait quelque crainte pour ses jours, il n’y a pas longtemps qu’elle est venue à Ribamourt voir son oncle, avec son mari, M. de Casaduegno.

— Oui, un Espagnol qu’elle avait connu quand il prenait les eaux ici.

— Je ne vois là rien d’aggravatif, répartit le Jésuite. Pour être nièce de curé-doyen, on n’en a pas moins un cœur.

— Un cœur ! s’écria doucement M. Dabitaing. Et dans un presbytère ! Mais c’est de la morale d’exégète, cela, mon Révérend Père. Un cœur !

— J’ai bien dit : un cœur. Ces enfants ne pouvaient se voir avec décence, à cause, vous l’avez dit, du presbytère. Alors la nièce de M. Cassoubieilh est retournée chez son père, à Anglet. Ce jeune homme et elle s’y sont mieux connus, se sont mariés. Je les crois heureux. C’est tout.

Le curé se pinça les lèvres, et M. Dabitaing, de sa voix lointaine :

— A propos d’Anglet, demanda-t-il, n’est-ce point là que les Filles de la Sainte-Famille ont leur maison de retraite ?

Le Jésuite eut un tressaillement.

— Et c’est bien ma sœur, riposta-t-il sans ferrailler, qui y est malade depuis cinq ans.

— C’est ce dont je croyais me souvenir. Car vous n’ignorez pas, mon Père, que les saintes Filles, dont le Gouvernement a consacré les vertus en ne les obligeant pas encore à rentrer dans le Siècle, dépendent de l’Ordinaire. C’est ainsi que nous fûmes appelés il y a deux ans environ, quand sœur Marie de l’Espérance impétra une prorogation de sa retraite, qui doit être renouvelée bientôt, je crois.

— Et tout déplacement, continua le Jésuite avec un peu de chaleur, serait la mort pour elle. Je vous demanderai même à ce sujet, monsieur le Secrétaire Particulier, toute votre bienveillance.

— Vous pouvez compter que nous ferons de notre mieux, répondit brièvement M. Dabitaing. Mais pour en revenir à l’objet qui nous occupe, à tort ou à raison, il y a eu scandale, encore que sur le tard, je le confesse, puisque il y a trois mois, tout au plus, que la Corde de Toulouse a publié là-dessus son premier entrefilet.

— Une infamie, murmura le Jésuite, qui presque aussitôt regretta d’avoir jugé aussi durement une chose où peut-être ses hôtes n’étaient pas du tout étrangers.

— Sans doute, reprit M. Dabitaing ; mais, dans ces temps troublés, il faut prendre garde aux infamies. Celle-ci a couru tous les journaux, et le Conseiller entre autres. Ne vous étonnez pas si nous avons dû, en ces circonstances, envisager l’hypothèse d’un déplacement de M. Cassoubieilh.

— Mais, dit le P. Nicolle, qui commençait à s’éclairer, le curé de Sainte-Marthe est inamovible.

— Sans doute, sans doute, mais non pas plus que le Concordat. En attendant, nous avons le droit de conseil, et quelques autres moyens d’insinuation. D’abord, notre but n’est pas de mettre sur le pavé ce bon M. Cassoubieilh, qui du reste a des moyens personnels. Et je ne serais pas surpris de le voir prêtre attaché à la cathédrale de Navarrenx, chanoine même, s’il venait doucement à résipiscence.

— Il y aura beaucoup à faire pour décider M. Cassoubieilh à quitter une cure où il est aimé de tous.

— J’ai ici les preuves, répondit le Secrétaire Particulier, en frappant de la main sur quelques papiers à côté de lui, que tout le monde n’en est pas aussi enchanté que vous dites. Les étrangers en particulier, ce troupeau d’âmes élégantes, se sont à plusieurs reprises plaints de le trouver… un peu agreste. Et vous savez, peut être, mon Révérend, qu’on l’a surnommé le Curé des Pauvres.

— Je m’étonne qu’un pareil titre puisse être tenu à blâme.

— Eh mon Dieu, mon Père, nous ne sommes plus au temps des saints ; c’est d’hommes, plutôt, — pardonnez-moi cette opinion, — que nous avons besoin, aujourd’hui.

Et il lança à M. Puyoo un regard de réconfort.

— Certes, accorda celui-ci ; mais ce n’en sera pas moins une succession bien lourde, à certains égards.

— Il ne faut pas non plus, reprit M. Dabitaing, s’en exagérer le poids. S’il est vrai que le curé… actuel de Sainte-Marthe a rencontré un accueil médiocre dans la clientèle étrangère, où il est accusé de manquer d’onction, de politesse peut-être, — j’ajouterai que les vertus de miséricorde sont plus essentielles encore dans notre ministère. Or, M. Cassoubieilh passe pour vindicatif.

— Voilà de l’inattendu, dit le Jésuite.

— Hélas, si je consentais à l’être moi-même, aurais-je mieux à faire là-dessus qu’à consulter mes propres souvenirs ? Car j’ai été vicaire, autrefois, de M. Cassoubieilh. Et que son caractère m’ait forcé à me séparer de lui, cela n’est rien ; mais je sais qu’il m’en garde encore rancune.

M. Nicolle se rappela soudain une obscure histoire de vicaire, jadis renvoyé par le curé de Sainte-Marthe. Il regrettait aujourd’hui de ne l’avoir jamais éclaircie.

— Reste toujours, dit-il, à faire que M. Cassoubieilh quitte la place, et que je vous sois à cela de quelque appui, ce qui est, je suppose…

— Distinguo, interrompit M. Dabitaing d’une voix retenue, tout en reculant la lampe qui l’empêchait de bien voir le P. Nicolle. Quant au premier point, nous avons ce que j’appelais tout à l’heure les moyens d’insinuation. Ces écoles, par exemple, rouvertes sous des couleurs laïques par le zèle de M. Cassoubieilh, si nous leur retirons notre appui, elles tomberont ; et le Gouvernement, au besoin, nous y aiderait. D’autre part, à défaut d’autorité directe sur lui — et d’une occasion de discipline que nul ne peut assurer qu’il ne nous donnera pas — nous avons la main sur ses vicaires, qu’il nous faudra, dans leur intérêt même, changer souvent, au risque de lui rendre son ministère plus que pénible par l’accroissement du labeur, comme aussi par la présence de subordonnés peu sympathiques dont il se croirait sans cesse épié. Et enfin, rien ne prouve que nous ne serons pas obligés, au sujet de cette nièce dont il fut tout à l’heure question, d’ouvrir une enquête, dont le moindre écho serait fâcheux pour M. le Curé-Doyen.

Et, satisfait d’avoir rejeté sur la Préfecture les desseins de l’Évêché, il conclut sur un ton plus sec :

— Ne soyez pas étonné, mon Père, de tant de jours que je vous ouvre d’un coup. Le fait est qu’il y a longtemps que nous débattons de ces choses à l’Évêché, où nous espérions bien de n’être pas acculés à en décider sponte nostra. Mais ce gouvernement démoniaque, et qui cherche à priver l’Église de ses organes vitaux, nous de notre pasteur légitime — custodes sine custodem — …nous voilà, grâce à ces suppôts du Satan maçonnique, poussés dans l’impasse, au bord du fossé où l’Ennemi se plaît — abyssus abyssum.

M. Dabitaing, qui nourrissait tous ses discours à bribes de latin, marquait à l’occasion, en ne les traduisant pas, qu’on était entre ecclésiastiques et entre pairs, à son jugement. Après cet essor oratoire qu’il venait de fournir, il respira un peu et reprit, plus modérément :

— Ou plutôt, c’est M. Cassoubieilh qu’on pousse, et qui ne s’en aperçoit pas. Un ami sincère qui lui représenterait tout ceci, et obtiendrait qu’il se désistât, lui rendrait service.

— Et vous avez espéré, monsieur le Secrétaire, que cet ami, ce serait moi ?

— En aucune façon, comme vous allez comprendre, et c’est là le second point. Non, les services que vous pouvez rendre à M. Puyoo sont d’un ordre plus élevé ; et j’y arrive, le terrain étant en partie déblayé. Je suis venu ici, comme vous vous en rendez compte, pour faire une première enquête au sujet du changement qui nous occupe. M. le Vicaire est décidé à l’obtenir de M. Cassoubieilh. Mais, s’il est prévenu contre celui-ci, on ne peut dire d’autre part qu’il le soit beaucoup en faveur de M. Puyoo ou de ses idées. Sa résolution dernière il ne la prendra qu’à Ribamourt, et je sais qu’il compte beaucoup sur votre impartialité pour éclairer sa religion. Il vous appartenait donc, au profit du bien général, de l’incliner vers un ami de notre hôte, voilà tout, dont on vous dira le nom, si vous le désirez, et que vous serez le premier, alors, à juger tout à fait digne de votre appui.

— Mais enfin, messieurs, dit le Jésuite, vous n’oubliez qu’une chose en tout ceci : c’est que je suis avec M. Cassoubieilh dans les meilleurs termes, et que je ne saurais faire contre lui ce qu’il ne ferait pas contre moi.

M. Puyoo pouffa, grossièrement. On voyait parfois chez lui ressortir la couturière.

— Nous y sommes, dit-il.

— Mon Révérend, voulez-vous lire ceci, reprit le Secrétaire en lui tendant une lettre ouverte. M. le Vicaire m’a expressément donné ordre de vous la communiquer.

Le P. Nicolle lut ce qui suit :

« D. G.

« Monsieur le Vicaire,

» Je ne suis pas, comme trop, peut-être, de mes collègues, un familier de la dénonciation. Excusez-moi donc si je vais droit au but.

» Quand la Société de Jésus jugea opportun de paraître se dissoudre, en France, c’est à Ribamourt que le R. P. Nicolle vint chercher un abri. Il me demanda à cette époque l’usage d’un confessionnal dans l’église Sainte-Marthe, dont je suis le titulaire indigne, me laissant entendre qu’il craignait de se rouiller en interrompant un trop long temps l’exercice de son ministère ; mais qu’à part cela il ne se livrerait point dans ma paroisse à cette chasse au pénitent, et surtout à la pénitente, qui rend le voisinage des bons Pères si pénible parfois au clergé séculier, qu’occupent de multiples devoirs en dehors de la seule confession.

» Tout d’abord, la conduite du P. Nicolle fut discrète en effet, et je n’aurais eu qu’à me louer de sa présence, s’il n’était tombé peu à peu où je craignais. Peu à peu, en effet, par des moyens sur lesquels je ne veux point m’étendre, son confessionnal fut assailli par les pénitentes de tout ordre, dont sa réserve apparente, le dédain même qu’il en feignait de faire, ne faisait qu’exciter l’ardeur. Du reste, le P. Nicolle ne laisse pas d’aller dans le monde, assiste à des garden-parties, à des lawn-tennis, à des thés et autres divertissements profanes où il lui est facile de pêcher à l’âme. Dernièrement, portant ses manœuvres au comble, il est parvenu à détacher de ma tutelle religieuse une des dames les plus considérables et les plus considérées de Ribamourt, aussi distinguée par son intelligence, et dit-on par sa beauté, qu’elle l’était naguère encore par sa dévotion éclairée.

» Certes, je n’en aurais rien dit, Monsieur le Vicaire, si cette sainte et lointaine liaison, qui seule doit exister entre le confesseur et la pêcheresse, n’était, je le crains, près de se transformer entre eux, et peut-être sans qu’ils le sachent eux-mêmes. Avant que le mal ne devienne plus profond et ne tourne au scandale, comme on l’a, paraît-il, redouté, à plusieurs reprises, du même prêtre, je ne crois pas sortir de l’humilité qui me convient à tant d’égards, en vous faisant observer, monsieur le Vicaire, qu’il vous appartient d’user de votre haute influence auprès du R. P. Provincial afin qu’il impose au P. Nicolle un changement de résidence, qui serait, j’ose le dire, un grand soulagement pour moi, comme pour ma paroisse, inquiète et désorientée de ses plus naturelles déférences.

» J’ajouterai qu’il règne, malgré des apparences de froideur, une intimité singulière entre cet ecclésiastique et le desservant de Saint-Éloi-des-Mines, M. Puyoo, dont les opinions socialistes et, pis que cela, philosophiques, ne sont inconnues de personne dans le diocèse, et s’étaient déjà si bien fait jour, au Grand Séminaire, qu’il n’y put continuer à professer. Son Patronage des Conférences du Dimanche, où M. Puyoo ne prêche pas moins qu’un calvinisme, voire même qu’un socinianisme assez découverts, a déjà, j’en suis sûr, éveillé les justes méfiances de l’Évêché.

»En attendant la solution que j’attends de votre esprit de justice bien connu, je suis, monsieur le Vicaire, etc., etc.

»CASSOUBIEILH, prêtre, »curé de Sainte-Marthe, à Ribamourt ».


— M. Cassoubieilh est fou, observa le P. Nicolle. Il ne sait donc rien des personnages qu’il attaque, ni de leurs liaisons.

— Vous voyez, mon Père, reprit M. Puyoo, qu’il vous faudra changer votre gratitude en miséricorde. Quant à moi, ne pensez pas non plus que j’apporte à tout ceci de la rancune, ou une basse ambition. Mais laissez-moi vous découvrir à fond tout ce que je prétends : mon apologie viendra ensuite. Vous êtes un peu indigné contre moi, je le sens, et ne vous demande que de ne pas vous prononcer d’avance. J’ai toujours désiré de compter M. Lescaa parmi mes ouailles effectives. Le malheur est que l’Onagre ne cacha jamais assez une espèce d’éloignement que je lui inspire, pour me laisser quelque espoir. J’en avais si peu que je n’hésitai pas à le contrecarrer au Conseil des Part-prenants et n’éprouvai que peu de jalousie quand je connus votre liaison. Elle date déjà, si je ne me trompe ; et M. Lescaa serait allé, l’année dernière, deux ou trois fois chez vous.

— C’est vrai, dit le Jésuite.

— Vous-même l’avez visité, voilà six mois, à plusieurs reprises, chez Mme de Charite, où vos tête-à-tête ont été remarqués.

Le P. Nicolle ne put s’empêcher de sourire.

— Quelle police ! remarqua-t-il. Et l’on nous accuse.

— J’aurais donc pu, continua le curé, vous entreprendre bien plus tôt. Mais rien n’était assuré encore de M. Lescaa qui, vous le savez, a été jadis libéral, c’est-à-dire irreligieux. C’eût été me faire un confident inutile. Hier enfin, j’appris (peu importe comment) que vous étiez appelé auprès de lui : c’est pourquoi je vous ai demandé une entrevue. Je suis assuré de votre grande influence sur M. Lescaa, et, pour tout dire d’un coup, voici ce que je désire que vous obteniez de lui…

M. Puyoo s’interrompit un instant, étonné peut-être lui-même de ce qu’il allait dire, et soudain sautant le pas :

— Il faudrait, acheva-t-il très vite, d’abord que l’Onagre écrive, en faveur de mon ami, aux Cultes, où il a des influences ; et enfin… qu’il nous lègue un million — ou un peu plus — pour fonder une caisse de politique sociale.

Le P. Nicolle jeta sur M. Puyoo les mêmes yeux dont on regarde un fou, mais, de son lointain fauteuil, le sous-secrétaire assura avec douceur :

— Tout ceci est fort sérieux.

— En ce cas, répondit le Jésuite, dispensez-moi de continuer un débat inutile. Mais je me croirais, à la longue, dans un roman-feuilleton : les Captations de Loyola… ou la Résurrection de Rodin…

M. Puyoo eut un geste déprécatoire.

— Je vous en prie, dit-il ; un moment encore, et puis vous raillerez tout votre saoûl. Cette somme vous paraît immense, mais la fortune de M. Lescaa ne l’est-elle pas ? Croyez qu’elle dépasse vingt millions, trente peut-être. Cela n’est point connu, ni que, voilà deux ou trois ans, M. Lescaa a presque triplé son bien par des affaires de pétrole — dont le sieur Etchepalao a su profiter à la queue.

— Monsieur le curé, vous me ferez tourner la tête.

— Bon, je la connais. Elle braverait Galilée lui-même. Elle me donnera raison malgré vous.

D’un air résigné, le Jésuite décroisa ses longues jambes.

— Il est clair, reprit le curé de Sainte-Marthe, que si j’avais la grossière ambition d’être député à mon seul bénéfice, il serait inutile que je vous dérange. Mais ne me jugez pas d’après cette réputation de « roublard » que je traîne après moi, et le grand malheur de n’être — fut-ce aussi peu que rien — de n’être pas « né ». Ce que je traînerai surtout toute ma vie après moi, c’est mon air et mes manières, comme un manteau sale. Mais n’importe ; et vous admettez, sans doute, mon Père, que l’Église, ou plus simplement le Clergé, a droit à une plus grande place qu’on ne nous en laisse dans les Conseils de la nation ?

— Nous l’admettons tous, reconnut le Jésuite, et M. Dabitaing plus mollement :

— Sans doute, sans doute, dit-il. C’est le véritable idéal républicain.

— Or, les conservateurs laïques que nous ferions élire, une fois au pouvoir, ne délieraient pas une seule des lois qui nous étranglent. J’en conclus que le Clergé doit mettre la main à la pâte, et les curés, comme on disait en 89, entrer eux-mêmes à la Chambre. Je tâcherai, aux élections prochaines, d’en pousser un : c’est moi. A chacun sa tâche et son canton. Et si je sacrifie peut-être à ce siège l’espoir d’un siège plus haut, au moins faut-il que M. Cassoubieilh nous laisse la place. Sa succession entre les mains d’une personne sûre et sachant manier l’électeur, de mon ami, enfin, c’est la moitié du succès pour moi. Et son impunité me répond de son zèle : ne sera-t-il pas inamovible ? En cas de séparation, il le sera encore vis-à-vis de l’Évêché.

— Mais vous êtes en train de nous démontrer qu’on n’est jamais inamovible, remarqua le P. Nicolle.

— Mon ami n’est pas M. Cassoubieilh. Et en tout cas, si sa cure soutient mon élection, le réciproque n’est pas moins vrai. En cela, l’appui de M. Lescaa aux Cultes, et le vôtre, auprès de M. le Vicaire, me seront d’un puissant secours. Y puis-je compter ?

— C’est aller un peu vite, dit le Jésuite.

— Suffit que vous ne disiez plus non, absolument. Je passe au terrible million… million et demi, qui serait le noyau d’un fonds politique, dont on ne toucherait que les revenus. L’argent, dont notre parti — les trois quarts de la France — ne manque point, mais ne dépense pas, est si essentiel que nos adversaires sont en train de créer, grâce à leurs comités pseudo-commerciaux ou autres, une caisse de réserve qui finira par les mettre hors d’atteinte.

— Je ne dis pas non, en théorie, répondit le P. Nicolle ; mais, à part même ce qu’on pourrait appeler votre mégalomanie financière, vous reconnaissez, n’est-ce-pas, que M. Lescaa ne vous aime pas exagérément ?

— Il ne peut pas me souffrir ! Mais, mon Père, ne lui parlez pas de moi, ou peu. Que l’argent soit entre vos mains et de deux ou trois personnes sûres, M. Dessoucazeaux, M. de Ribes ou autres…, je suis assuré de votre appui, comme de la somme nécessaire à mon élection. Et moi à la Chambre, c’est alors que commencera votre véritable besogne à Ribamourt : direction des âmes, qu’on ne vous disputera plus ; des Part-prenants, mal pensants, que j’ai déjà un peu mis en branle ; mon Patronage, enfin, devenu le vôtre.

— Ça, c’est ma part, dit le Jésuite.

— Mon Père, c’est votre part de travail et de déboires. Est-ce donc pour nous que nous travaillons ? M. Dabitaing a paru tout à l’heure essayer sur vous — qu’il me pardonne de le dire — un marchandage où je ne le suivrai point. Autant qu’il tiendra à moi, mon Père, et quelque parti que vous choisissiez, personne ne sera inquiété qui vous touche. Et je vous dis simplement : travaillons ensemble, chacun dans son champ, travaillons à rétablir l’esprit de l’Église, et son antique pouvoir. La Société nous échappe ainsi qu’à ses véritables lois. Mêlons-nous à ses travaux ; forçons-la de nous entendre. Elle se dérobe, elle doute ; contraignons-la d’être persuadée.

M. Puyoo se tut.

— Peut-être, dit enfin le Jésuite ; et le pouvoir, c’est bien quelque chose. Mais votre triomphe ne fut jamais plus loin. Que serait-il d’ailleurs, sans les cœurs et les consciences ? Et ne sommes-nous point semblables à des enfants qui, ayant perdu la clef d’une horloge, sont contents d’en faire marcher les aiguilles avec le doigt ?

Sur ces mots, l’entretien prit fin, laissant le Jésuite irrésolu.