La Jeune Inde/6

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Traduction par Hélène Hart.
Stock (p. 25-29).


L’UNION HINDOUE-MUSULMANE


Monsieur Candler, journaliste anglais, m’a demandé il y a quelque temps, dans une interview imaginaire, si l’expression de mes sentiments hindous-musulmans étant sincère, je mangerais et boirais en compagnie d’un Mahométan et accepterais de donner à un Mahométan ma fille en mariage. Cette question m’a été posée à nouveau sous une autre forme par des amis. Est-il nécessaire pour l’Union Hindoue-Musulmane que ses membres prennent leur repas en commun et qu’ils se marient entre eux ? Ceux qui m’ont posé cette question ajoutent que si ces deux points sont essentiels, une véritable union ne saurait exister : car des milliers de Sanatanis[1] ne pourraient se résoudre aux repas en commun et encore moins à des mariages mixtes.

Je suis de ceux qui ne voient pas dans les castes une institution nuisible. À l’origine, c’était une coutume saine, tendant au bien de la nation. Pour moi, l’idée qu’il soit nécessaire au progrès national de se réunir pour manger et boire, ou de s’allier par des mariages, me semble une superstition empruntée à l’Occident. Manger est une opération vitale, tout autant que la plupart des autres nécessités physiologiques de l’existence ; et si l’homme n’avait, en grande partie pour son mal, fait de l’action de manger un plaisir et un fétiche, nous remplirions cette fonction en secret, ainsi que nous le faisons de toutes les autres. En vérité, la plus haute culture de l’Hindouisme considère encore ainsi l’acte de manger, et il existe des milliers d’Hindous qui ne mangeraient devant personne. Je pourrais citer bien des noms d’hommes et de femmes cultivés prenant leurs repas dans la solitude la plus complète, et qui vivent en bonne intelligence avec tous.

La question de mariage est plus délicate encore. S’il est possible à des frères et sœurs de vivre en affectueuse amitié sans songer à s’épouser, je ne vois rien qui s’oppose à ce que ma fille considère tout Mahométan comme un frère, et réciproquement. J’ai sur la religion et le mariage des opinions très nettes. C’est en réprimant nos appétits, — qu’ils se rapportent à la nourriture ou au mariage, — que, du point de vue religieux, nous avançons le plus. Je désespérerais de jamais pouvoir cultiver de relations amicales avec le monde, s’il me fallait reconnaître le droit à tout jeune homme d’offrir sa main en mariage à ma fille, ou me considérer comme tenu de dîner avec n’importe qui. J’ai la prétention de vivre en bons termes avec le monde entier, je ne me suis jamais querellé avec un seul Mahométan ou un seul Chrétien et, depuis des années, je n’ai jamais touché à autre chose qu’à des fruits, soit chez des Mahométans soit chez des Chrétiens. Je refuserais certes énergiquement de manger des mets préparés dans l’assiette de mon propre fils ou de boire de l’eau d’une tasse où il eût mis les lèvres sans qu’elle eût été lavée : mais cette réserve et cet exclusivisme n’ont jamais affecté mon étroite intimité avec mes amis Mahométans et Chrétiens, ni avec mes fils.

Dîner en commun et s’épouser n’a jamais empêché les désunions, les querelles, ou pire. Les Pandavas et les Kauravas qui dînaient ensemble et s’alliaient par mariage se prenaient à la gorge sans le moindre remords. La haine entre Allemands et Anglais n’est pas encore éteinte.

À dire vrai, les alliances et les dîners, ne sont pas nécessairement des facteurs d’amitié et d union, s’ils en sont souvent l’emblème. Insister sur l’un et sur l’autre peut facilement devenir et est actuellement un obstacle à l’Union Hindoue-Musulmane. Si nous nous imaginons que les Hindous et les Musulmans ne peuvent être unis sans dîner ensemble et se marier entre eux, nous allons élever une barrière artificielle entre eux qu’il sera bien difficile de détruire. D’autre part l’union grandissante entre Hindous et Musulmans va se trouver sérieusement entravée, si les jeunes Mahométans, par exemple, en arrivent à croire qu’ils peuvent légalement faire la cour aux jeunes filles Hindoues. Les parents hindous, s’ils en ont le soupçon, ne voudront plus admettre les Mahométans dans leur intérieur, comme ils ont commencé à le faire. À mon avis, il faut que les jeunes Mahométans et Hindous tiennent compte de cette restriction.

Je considère qu’il est absolument impossible que des mariages aient lieu entre Hindous et Mahométans et que chacun demeure fidèle à sa religion. La véritable beauté de l’Union Hindoue-Musulmane consiste justement dans ce fait que chacun des deux reste fidèle à sa religion, tout en respectant celle de l’autre. Car nous pensons aux Hindous et aux Mahométans du type le plus orthodoxe, capables de se considérer comme des ennemis naturels, ainsi qu’ils l’ont fait jusqu’à présent.

En quoi consiste donc l’Union Hindoue-Musulmane, et comment peut-on l’encourager ? La réponse est simple. L’Union consiste à avoir un but commun, un espoir commun et des souffrances communes. Afin de l’encourager, il nous faut coopérer pour ce même but, partager nos souffrances et exercer une tolérance mutuelle. Notre but commun est que notre grand pays devienne plus grand encore et qu’il se gouverne lui-même. Nous ne manquons pas de tristesses à partager. Et aujourd’hui que les Mahométans sont profondément touchés par la question du Califat et que leur cause est juste, rien ne saurait mieux gagner leur amitié que si les Hindous soutiennent de tout cœur leurs revendications. Boire et manger ensemble les unira bien moins que de s’aider dans la question du Califat.

En tout temps et pour toutes les races, une grande tolérance est nécessaire. Nous ne pouvons vivre en paix si les Hindous se refusent à permettre aux Mahométans les formes extérieures de leur religion, leurs manières et leurs coutumes, ou si les Mahométans supportent mal l’idolâtrie Hindoue et son culte de la vache. Il n’est pas nécessaire que j’approuve ce que je tolère. Je déteste sincèrement boire, manger de la viande et fumer ; mais je tolère ces choses chez les Hindous, les Mahométans et les Chrétiens, de même que je m’attends à ce qu’ils tolèrent mon abstinence, même si elle leur est désagréable. Toutes les querelles entre Hindous et Mahométans proviennent de ce que chacun veut contraindre l’autre à adopter son opinion.

29 Février 1920.

  1. Sanatanis : hindous pratiquants, convaincus.