La Jeune Irlande et l’Agitation irlandaise

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La Jeune Irlande et l’Agitation irlandaise
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 566-584).
LA


JEUNE IRLANDE.




Un écrivain anglais disait : «Si l’on pouvait trouver quelque machine capable de désancrer l’île d’Irlande, de mettre à la voile avec elle, en emportant tout son territoire et toute sa population, et de la remettre à l’ancre à 3,000 milles de distance de l’Angleterre, on souscrirait tous les fonds possibles pour faire faire immédiatement l’opération. » Malheureusement, ce procédé est une utopie. C’est dans les flancs, c’est dans le cœur même de l’Angleterre que la nature a jeté l’ancre de l’Irlande, et elle n’en pourrait être arrachée qu’en entraînant avec elle les sources de la vie. Il n’est pas donné aux hommes de changer arbitrairement la géographie, et, comme l’Angleterre ne peut pas envoyer l’Irlande à deux cents lieues, il faut qu’elle se résigne à cette union fatale, et qu’elle emporte à travers le monde ce grand enfant terrible, suspendu, dans le délire de la faim et de la fièvre, à ses mamelles ensanglantées.

C’est une erreur de croire que la logique gouverne les affaires humaines. Voyez la France ! elle a fait, il y a quelque temps, une révolution libérale, une révolution républicaine, ayant pour objet spécial de l’émanciper du despotisme des rois ; quatre mois après, elle se précipite éperdument dans les bras de la dictature, et si par hasard quelque innocent conservateur, ayant gardé quelque tradition oblitérée de doctrine libérale, s’avisait de désirer tout haut la fin de l’état de siège, les hommes de la veiller demanderaient qu’il fût passé par les armes. Ce qui amène sous notre plume cette observation intempestive, c’est le souvenir des circonstances qui déterminèrent l’avènement du ministère de lord John Russell. Sir Robert Peel, si nous ne nous trompons, fut renversé à l’occasion d’un bill qui avait pour but d’interdire la possession illimitée des armes en Irlande. Or, lord John Russell, très grand libéral en ce temps-là, se trouve aujourd’hui forcé, non-seulement de désarmer l’Irlande, mais de la mettre en état de siège, et de la gouverner purement et simplement par la loi martiale. Du reste, l’Irlande, il faut le reconnaître, n’est plus gouvernable autrement. La discussion et la liberté n’y peuvent plus rien ; tout a été discuté cent fois, et on est arrivé à l’impuissance. C’est un pays qui ne peut plus être régénéré et renouvelé que par une révolution gouvernementale, une révolution comme l’empereur de toutes les Russies aurait seul le pouvoir d’en faire. La dernière insurrection, qui a si misérablement avorté, n’est qu’un des mille symptômes divers de la même maladie chronique qui dévore traditionnellement cette malheureuse terre. C’est toujours, au fond, la même question, celle de la misère, de la misère universelle, celle du riche connue celle du pauvre, celle du propriétaire comme celle du fermier. L’esprit d’agitation et de révolution travaille sur les mêmes élémens depuis des siècles, sur cet amas de désordre, d’anarchie, de souffrance, d’ignorance, d’infirmités morales et physiques qui s’accumule incessamment depuis la conquête, et qui est devenu une montagne et un chaos impénétrables à la lumière. Les éruptions qui ont jailli à différens intervalles de ce volcan inextinguible n’ont pas eu toutes la même couleur en éclatant dans l’air ; mais, dans le fond, c’était la même lave, la même matière bouillonnante et incandescente. Il y a autre chose en Irlande que l’antagonisme religieux, quoique tout y aboutisse à ce résultat fatal ; il y a les efforts, les soubresauts, les convulsions d’une société qui a été retournée sur sa base, et qui cherche, au milieu de cris perpétuels de douleur, à se remettre sur ses pieds. Il y a cinquante ans, lors de la grande rébellion de 1798, c’étaient des protestans et des presbytériens qui étaient les chefs et l’âme de la révolte ; l’instrument était bien la masse de la population catholique, parce que le peuple est catholique, mais ce n’était que l’instrument.

L’homme national de l’Irlande, celui qui a le mieux résumé toutes les vertus et toutes les infirmités de son peuple, Daniel O’Connell, donna un autre courant à l’agitation. Il la rendit pacifique, c’est-à-dire jusqu’à la dernière extrémité en-deçà de la guerre ; il la rendit légale, c’est-à-dire jusqu’à la dernière limite en-deçà de la loi. Ce dont il se vantait le plus, c’était de braver et de défier la loi sans en violer la lettre ; c’était, comme il le disait, de savoir conduire une voiture à quatre chevaux à travers les actes du parlement sans rien accrocher. On sait quel immense parti il sut tirer de cette guerre de légiste ; on sait tout ce que ce terrible avocat sut arracher, page par page, article par article, du vieux code protestant de l’Angleterre. Mais l’agitation morale ne pouvait toujours durer. Il fallait cette main aussi astucieuse que hardie pour conduire le char sans le verser, et pour l’arrêter sur la pente irrésistible de l’insurrection. L’œuvre extraordinaire d’O’Connell finit avec lui ; elle finit même avant lui. Le grand moteur de la force morale vit naître et grandir sur le seuil de sa tombe le parti de la force physique. La résurrection de la jeune Irlande empoisonna ses derniers jours.

Nous disons la résurrection, parce que ce parti de la jeune Irlande, qui a pris le premier rang sur la scène dans le dernier drame, n’était pas tout-à-fait un nouveau-né ou un enfant sans ancêtres. Il avait une généalogie dont il suivait la trame à travers les cinquante dernières années, en remontant jusqu’à la grande rébellion ; ses aïeux s’appelaient les Irlandais-Unis, et les aïeux de tous, protestans et catholiques, s’appelaient les Enfans-Blancs, les Enfans-du-Chêne, les Enfans-de-l’Acier, les Pieds-Blancs, les Pieds-Noirs, et cent autres noms que prenait la race féconde de la jacquerie. La jeune Irlande, de nos jours, ne fut donc, pour ainsi parler, qu’un des nombreux phénomènes de la même substance ; ce fut une nouvelle forme de l’éternelle révolte irlandaise, qui, toujours courbée, se relève toujours : arbre fatal dont chaque branche coupée se reproduit avec une vitalité indestructible.

La jeune Irlande ne naquit donc pas directement d’O’Connell ; elle fut, au contraire, une réaction contre lui. Ce fut son originalité, ce fut aussi sa faiblesse, car, en attaquant O’Connell, elle attaquait les prêtres, dont il était le représentant. Toute la force dont dispose en Irlande le clergé catholique, c’est-à-dire la grande masse du peuple, resta donc séparée du nouveau mouvement. Les chefs de la jeune Irlande étaient presque tous protestans, soit anglicans, soit presbytériens. Beaucoup, il faut le dire, étaient des incrédules, de vrais fils de Voltaire, affichant ouvertement le mépris de l’église. Aux yeux du peuple, ils devinrent les représentans et les descendans des révolutionnaires français de la terreur, de ceux qui avaient saccagé les temples, violé les vases sacrés et promené triomphalement la déesse de la Raison ; ils reçurent le nom de jacobins. La jeune Irlande ne pouvait donc jeter de racines véritables dans le fond de la population, et l’agitation qu’elle souleva resta à la surface. La force que lui refusait l’élément national, elle dut la chercher dans l’élément révolutionnaire ; de là son alliance avec le chartisme anglais.

Mais, si elle ne répondait pas au sentiment le plus puissant parmi les masses, c’est-à-dire au sentiment religieux, elle agissait, comme nous l’avons déjà dit, sur cette matière toujours prête en Irlande, la misère. Or, jamais, dans aucun temps. Dieu n’aurait pu mettre dans la main des hommes une arme plus terrible. L’insurrection est comprimée, on pourrait croire que tout est fini ; eh ! grand Dieu ! non, cela commence. On ne peut pas se faire une idée de l’état épouvantable dans lequel est l’Irlande. Toutes les horreurs de l’année dernière, la fièvre et la peste suivant comme des vautours le spectre de la famine, apparaissent déjà dans l’air. Déjà cet aliment de tout un peuple, la pomme de terre, montre à sa surface le signe désespéré de la consomption et de la mort, et des millions de regards en suivent jour par jour les progrès. Ah ! reverrons-nous donc ces scènes indescriptibles, ces femmes et ces enfans mourant dans les ruisseaux, aux portes des hôpitaux encombrés, et trois millions de créatures humaines venant recevoir chaque matin la soupe de l’état ? L’Angleterre y a dépensé, l’année dernière, plus de 250 millions ; elle a cru qu’elle se débarrasserait de cet écrasant fardeau en le rejetant sur les propriétaires d’Irlande, et le parlement a voté la loi des pauvres ; mais que veut-on faire d’une taxe des pauvres dans un pays où les propriétaires sont aussi pauvres que les pauvres ? Nous avons, il y a quelques mois[1], parlé, dans cette Revue, de la loi votée par le parlement britannique ; nous avons dit quels effets en attendaient tous ceux qui connaissent le mieux la situation et les mœurs du pays. Veut-on voir, par exemple, ce qu’en disait, en pleine chambre des lords, l’archevêque de Dublin ? Voici ses propres paroles :


« Vous aurez bientôt en Irlande, non plus deux millions de pauvres, comme aujourd’hui, mais trois, mais quatre millions. Déjà, en beaucoup d’endroits, les campagnes, avec les fermes abandonnées, ressemblent aux déserts de l’Arabie. Je ne parle point dans l’intérêt des propriétaires irlandais, ni pour préserver leurs terres de la confiscation, car confisquées elles seront. Je parle plutôt pour ce malheureux peuple, qui bientôt sera dans une détresse plus grande que jamais, parce que, quand tout le revenu du pays aura été absorbé, et que les terres seront abandonnées comme des sables, les souffrances deviendront incalculables. On imposera des taxes, et la ruine se propagera comme le feu. On ne pourra lever que la moitié de la première taxe ; alors on en imposera une seconde. De celle-ci on ne lèvera que le quart ; alors on en imposera une troisième, mais qui ne rendra rien du tout. Voilà quelle sera la marche de votre loi des pauvres. Quand les taxes ne rendront plus, on fera appel soit aux districts voisins, soit au trésor public. Si l’on veut frapper d’un impôt additionnel un district voisin, il deviendra aussitôt insolvable, et, comme dans le commerce la banqueroute d’une maison entraine la chute de plusieurs autres, l’insolvabilité d’un district amènera aussi celle de beaucoup d’autres. Le mal s’étendra comme un incendie dans toute l’Irlande, jusqu’à ce que le royaume-uni tout entier soit obligé de s’imposer une taxe nouvelle, et c’est ainsi qu’on arrivera précisément à ce qu’on veut fuir. Je désirerais de tout mon cœur qu’il fût possible d’introduire cette loi en Irlande sans détériorer la condition du peuple, même au prix de la moitié de la ruine des propriétaires irlandais ; mais c’est impossible. Il est physiquement impossible que la terre d’Irlande suffise à l’entretien des pauvres. La somme d’indigence qui serait dès aujourd’hui même jetée par la loi nouvelle à la charge de la propriété serait plus que le revenu tout entier du pays ne pourrait porter, à tel point que, quand même la terre serait offerte pour rien, avec la seule condition du paiement de la taxe, personne n’en voudrait. Le gouvernement ferait mieux de confisquer d’un seul coup tous les biens des propriétaires irlandais, de les prendre pour lui-même et de faire sur le trésor, aux propriétaires dépossédés, des pensions suffisantes pour les entretenir pendant le reste de leur vie. La terre ne vaudrait plus rien. La proposition à résoudre serait celle-ci : la possibilité d’entretenir un nombre donné d’oisifs sur un certain espace de terrain, ce terrain étant un désert... L’expérience que vous allez tenter est une des plus aveugles que l’on ait jamais pu imaginer. Vous ne pourrez pas même y renoncer, si elle ne réussit pas ; vous vous engagez dans une voie sur laquelle il n’y a pas de retour possible. Arrêtez-vous avant de commencer le facilis descensus d’où l’on ne revient pas, car une fois que vous aurez déclaré qu’en Irlande tout homme valide qui sera indigent ou voudra se dire tel, et sera sans emploi, aura droit à un secours légal, vous en verrez aussitôt doubler le nombre. Une fois dans cette voie, vous ne pourrez pas vous arrêter avant d’avoir absorbé le revenu entier du pays, et alors vous aurez des jacqueries, des insurrections, des soulèvemens des masses, jusqu’à ce que la législature, honteuse et repentante, se voie forcée de rétrograder, si elle le peut, après avoir passé deux fois la mesure de misères et dix fois la somme de dépenses qu’elle voudrait éviter aujourd’hui à l’aide de cette loi désespérée. »


Eh bien ! cette effrayante prophétie est déjà en pleine voie d’accomplissement. La taxe des pauvres a donné tout ce qu’elle pouvait donner ; elle ne rend plus. D’un côté, le paupérisme augmente dans de telles proportions, de l’autre la propriété est dans un tel état de désorganisation, qu’en beaucoup de circonstances la taxe égale ou dépasse le revenu. Or, tous ces propriétaires ruinés deviennent autant de mécontens et autant de factieux au besoin ; ils apportent à l’insurrection plus que des individus, ils lui donnent des chefs. Protestans et catholiques font trêve à leurs vieilles discussions et s’embrassent dans un commun désespoir, dussent-ils s’entredévorer plus tard. La misère étend sur tous les plis de son drapeau noir.

C’était sur cet élément de révolte que comptait la jeune Irlande. Les chefs, les doctrinaires du parti, étaient presque tous des hommes d’une éducation très distinguée et d’excellente famille. Comme écrivains et comme orateurs, ils ont fondé une véritable école digne des temps les plus brillans de la littérature irlandaise ; mais ils formaient, comme nous l’avons dit, une sorte de secte philosophique qui ne touchait pas la fibre populaire. Ils avaient plus de points de contact avec les chartistes d’Angleterre et les républicains très avancés, extrêmement avancés, de France. Ils avaient des représentans dans la convention chartiste de Londres ; il y avait entre eux une ligue offensive et défensive pour les six points de la charte en Angleterre et la république en Irlande. Dans le plan de l’insurrection, le tocsin de Dublin devait mettre en branle celui de Liverpool, de Manchester, de tout le nord manufacturier, et de Londres même.

On voit quel était l’état de « l’agitation » en Irlande quand la révolution de février vint lui donner une nouvelle impulsion. La commotion passa de Paris à Dublin avec une sorte d’électricité ; la république française fut saluée avec transport par les confédérés irlandais. Malheureusement ce fut surtout la république rouge.

Toujours est-il que l’exemple de Paris enflamma les hommes de la jeune Irlande, et dès ce moment ils prêchèrent ouvertement l’insurrection armée. Ils ouvrirent dans leurs journaux des cours de barricades, et dressèrent des plans de bataille dans Dublin sur le modèle de Paris. Comme Paris, Dublin est séparée en deux par la rivière, la Liffey au lieu de la Seine ; comme à Paris, on proposait de bloquer les troupes dans leurs casernes, de couvrir la ville de barricades, de couper les chemins de fer. Cela s’appela « la mode française, » french fashion, et le journal de M. Mitchell, l’United Irishman, publiait un plan d’opérations dont voici quelques fragmens :


« 1° La rue est une excellente ligne de tir pour des troupes disciplinées, mais c’est encore un meilleur défilé pour les prendre. On ne trouve pas dans le vocabulaire des manœuvres et commandemens des ordres comme ceux-ci : « Infanterie, préparez-vous à recevoir des pots, des morceaux de briques, des bûches, des chambranles de cheminée, des meubles, des tisonniers, etc., » et tout ceci, lancé verticalement sur une colonne qui passe, est d’un effet irrésistible. Les forces employées à cet exercice, c’est-à-dire les dames ou les servantes, ou les hommes qui ne peuvent pas faire mieux, ont le grand avantage d’être en sûreté ; plus la rue est étroite, la maison élevée, plus grave est le dommage, plus grande est la sécurité. C’est un plan de campagne que nous proposons aux méditations de la plus grande dame du pays. Des bouteilles ou autres projectiles peuvent frapper et blesser non-seulement l’infanterie, mais encore rendre les rues impraticables à la cavalerie et à l’artillerie. Un cheval peut danser sur des œufs, mais un escadron ne peut pas charger sur des bouteilles cassées. L’artillerie n’est pas plus à son aise en pareil cas, et les fantassins eux-mêmes ont bien de la peine à avancer. Ces armes admirables abondent dans chaque maison, et si chaque gamin se donne la peine de prendre une bouteille d’eau de soda, ou un flacon quelconque un peu épais, qu’il remplira de cailloux, de fragmens de fer ou d’un métal quelconque, qu’il fermera avec un bouchon percé, auquel il ajustera une mèche, il aura à sa disposition une bombe domestique, avec laquelle il courra la chance de se faire emporter le bras, ou de produire un effet terrible sur la cavalerie ou l’infanterie, surtout sur la cavalerie.

« 2° À ces projectiles les révolutionnaires ne manquent jamais d’ajouter de l’eau ou de la graisse bouillantes, ou mieux encore du vitriol, s’ils en ont. Le plomb fondu est excellent, mais trop dispendieux ; il doit être réservé pour faire des balles. Surtout prenez bien soin de couler des balles pleines, comme on fait à Paris. On ne peut rien calculer avec une balle creuse ; elle pourrait être précisément celle destinée à un officier-général.

« 3° Les Parisiens ne commettent jamais la faute d’attaquer d’abord les casernes. Leur plan consiste à attirer la troupe dans les petites rues, où elle ne peut avancer que sur un front très étroit. Ils l’attaquent sur les flancs et par derrière, du fond des allées et des angles des rues. Le combat de la rue harasse la troupe disciplinée, surtout lorsqu’elle reçoit des fenêtres et des toits les marques d’attention dont je viens de vous parler ; elle se divise, se rompt, et devient bonne à rien. Les Parisiens ne se font pas faute aussi de concentrer leurs ennemis dans des casernes isolées, afin de pouvoir en finir avec eux d’un coup. Ils savent bien que s’ils viennent à couper les communications entre les différens quartiers, si les ordres du commandant ne peuvent plus circuler, si les casernes sont isolées les unes des autres, si les commandans inférieurs sont laissés à leurs propres ressources, ignorant ce qui se passe à quelques pas d’eux ou de l’autre côté de la ville, il n’y a bientôt plus de gouvernement. Les hommes habitués à commander sont impuissans quand ils ne peuvent plus commander. Dans ces cas, la discipline est précisément le plus grand ennemi du soldat ; il est ahuri et stupéfié. Les Parisiens, qui savent tout cela, bloquent tous les bâtimens qu’ils peuvent prendre, qu’ils aient ou non une garnison ; ils jettent dans les rues des morceaux de verre, des pierres, etc., barricadent les ponts, coupent les communications entre les deux côtés de la rivière et entre les différens corps-de-garde ou casernes, et tout cela par des moyens qu’il s’agit maintenant de vous expliquer.

« 4° Ainsi que je vous l’ai dit, et en tirant par les fenêtres, on fait de chaque rue un défilé. De plus, chaque rue renferme de quoi devenir une forteresse imprenable à l’infanterie, à la cavalerie, à l’artillerie, au moyen des barricades. Pendant que les femmes sont employées comme nous l’avons indiqué, c’est la besogne des hommes. Les Parisiens excellent à construire ces remparts de la civilisation. Voici leur manière : un ou deux hommes, à l’aide de leviers, déchaussent les pavés d’une rue dans une étendue de plusieurs pieds en moins d’un quart d’heure. On arrête les premières voitures qui passent, on arrache les arbres voisins ou les poteaux des lanternes. Ils empilent dessus des pierres, des drapeaux, de la boue, des gravas, des morceaux de bois, des meubles. Ils font la barricade aussi verticale que possible, la couvrent avec les plus petites pierres, parce que celles-ci glissent sous les pieds des assaillans, tandis que les grosses pourraient servir d’escalier. La barricade doit avoir une hauteur proportionnée à la base, et, si les matériaux manquent, on se les procure en abattant une maison. La ligne de défense s’étend dans toute la longueur de la rue. En dedans, on élève une plateforme jusqu’à la hauteur de quatre pieds au-dessous du sommet de la barricade, de telle sorte que l’insurgé puisse appuyer son fusil et viser juste. Il doit être toujours facile de monter sur la plateforme ; un escalier de pierre est ce qu’il y a de plus commode. Tout cela n’est pas parfait, mais un révolutionnaire n’est pas difficile ; il se contente de ce qu’il peut et combat. Du reste, on peut faire mieux encore : on peut creuser un fossé de quelques pieds du côté des assaillans, arracher les grilles des maisons, les enfoncer horizontalement dans l’épaisseur de la barricade, comme des chevaux de frise, et on aura un rempart imprenable.

« Eh bien ! figurez-vous cent barricades comme cela, cent rues pavées avec du verre cassé, les mères jetant leurs meubles sur la troupe, les hommes vigoureux défendant les barricades, se repliant de rue en rue devant les soldats ébahis, reparaissant dans des allées ou à des coins de rues ; figurez-vous les enfans avec leurs petites chemises pleines de sang, et se jetant encore sur les baïonnettes ; le tocsin, la Marseillaise, le drapeau rouge, les cris de vengeance, et vive la république ! »


Voilà le langage que les organes de la jeune Irlande adressaient toutes les semaines à leurs lecteurs habituels. Le gouvernement anglais, il faut le dire à son honneur plus qu’à celui des Irlandais, assistait à ces grandes démonstrations verbales avec la plus désolante impassibilité. L’United Irishman avait beau provoquer, injurier, anathématiser lord Clarendon, cet incorrigible aristocrate le laissait crier et n’avait pas l’air de s’en apercevoir. C’était ce qui exaspérait le plus M. John Mitchell, et il écrivait à lord Clarendon : «Je vais vous dire pourquoi vous n’essayez pas de me punir, c’est que vous savez bien que vous seriez battu ; vous savez bien que vous et les vôtres vous n’êtes pas un gouvernement, mais une bande de conspirateurs occupant notre pays par la force, la fraude, la corruption et l’espionnage ; vous n’osez pas même me citer devant vos propres tribunaux... Nous dirons donc tout haut le mot qui est au fond de nos cœurs : Haine à l’Angleterre jusqu’à la mort ! Nous le dirons, non dans le stupide langage de la force morale et de ces spéculateurs qui nous disent : « Encore un shelling, et la session prochaine ou l’année prochaine nous vous donnerons quelque chose de bon. » Non, nous parlerons une autre langue. »

Ces derniers mots s’adressaient, comme on le voit, aux O’Connell, qui continuaient en effet à prêcher l’agitation pacifique, et que la jeune Irlande traitait déjà de reptiles et autres choses semblables. Le journal de M. Mitchell n’y allait pas de main morte à leur endroit. «M. John O’Connell, disait-il, a fini par jeter son masque hypocrite. La plus stupide dupe de la force morale, le plus misérable lâche dans la terre d’Érin doit rougir de son chef. Au moment même où les citoyens de Dublin sont menacés de massacre s’ils tiennent un meeting, ce pauvre poltron, cet esclave du château, refuse de prendre part à toute démonstration en faveur de la France. Et c’est cet individu qui prêche l’union, lui qui a juré mille fois qu’il était prêt à répandre ses gouttes de sang ! Lord Clarendon devrait lui élever une statue, et, quant à ce que les Irlandais devraient faire de lui, nous ne voulons pas le dire. »

C’était à ce moment-là que la jeune Irlande se préparait à envoyer une députation à Paris auprès du gouvernement provisoire. M. Mitchell continuait à provoquer de toutes ses forces le lord-lieutenant, boucher général de l’Irlande, et il lui disait : « Vous n’osez pas faire saisir mon journal. C’est tout simple ; l’Irlande n’est pas gouvernée par la loi, mais par le sabre ; vous n’êtes pas un lord-lieutenant, vous n’êtes qu’un boucher. Quant aux articles de ce journal, ils seront continués de semaine en semaine jusqu’à ce qu’ils aient produit leur effet, non pas une simple émeute dans la rue, mais un armement universel, destiné à chasser de cette île les bouchers anglais et à planter le drapeau vert sur le château de Dublin. »

Lord Clarendon se décida enfin à satisfaire aux vœux de M. Mitchell et de ses amis. Des mandats de comparution furent lancés contre le rédacteur de l’United Irishman et contre M. Smith O’Brien et M. Meagher. Les trois prévenus furent admis, selon la loi, à fournir caution ; ils furent portés au tribunal sur les épaules du peuple ; en sortant de la salle, ils haranguèrent plusieurs milliers de spectateurs ; M. Mitchell déclara que ses articles avaient été écrits précisément pour insurger le peuple, et qu’il les continuerait ; M. O’Brien et M. Meagher annoncèrent qu’ils partaient pour la France et qu’ils reviendraient soutenir leur procès, et une souscription fut immédiatement commencée pour en couvrir les frais.

Le procès des martyrs, comme on les appelait, parut donner un nouvel élan à l’agitation. De toutes parts, les clubs s’organisaient, se disciplinaient et s’armaient. La fabrication des piques se multipliait ; de nombreux convois d’armes arrivaient d’Angleterre, et tout cela se faisait publiquement, à la face du soleil. Les confédérés décidèrent la formation d’une garde nationale, et adressèrent au peuple une proclamation dans laquelle ils disaient : « Citoyens, ceci est le commencement de la fin. Soyez sages, soyez prudens, mais soyez hardis. Un pas en arrière, c’est la mort. Regardez autour de vous et voyez si le moment n’est pas venu. Aux quatre coins de l’horizon retentit le tonnerre de la Liberté. On peut lire ses leçons à la lueur des trônes qui brûlent, et entendre ses échos dans les pas des tyrans qui fuient... »

Les orateurs n’étaient pas moins véhémens. L’un d’eux disait, par exemple : « Pour chaque prisonnier que fera lord Clarendon, nous lèverons mille soldats, pour chaque cheveu qui tombera d’une tête….. mais ne parlons plus de cela, car avant ce temps-là nous aurons forcé les prisons ; chaque rue de cette ville aura sa bataille, chaque pavé sa rosée de sang ; chaque pouce de barricade sera défendu jusqu’à ce que le dernier de nos retranchemens soit devenu le tombeau de toute la race irlandaise. Un grand mouvement parcourt l’univers. L’autre jour, c’était à Paris, et la plus forte dynastie du monde est tombée eu pièces. Demain ce sera ici ; la semaine prochaine, trois cent mille chartistes auront Londres dans leurs mains. Préparons-nous pour ce jour-là, armons-nous. Je n’ai qu’un conseil à vous donner : ayez confiance en Dieu et tenez votre poudre sèche. »

Un autre disait encore : « Quelle singulière position est la nôtre ! Le château est à quelques pas d’ici, sans garde ; toute l’Europe est debout et s’agite, et nous, les plus esclaves de tous, nous écoutons tranquillement des discours. On a dit que nos discours devaient être courts et aigus ; je dis qu’il n’y en a pas de plus bref, de plus aigu et de plus net que le son d’une carabine. Nos amis sont en route pour Paris ; dans quelques jours, ils reviendront nous dire sur quoi nous pouvons compter. »

Trois députés irlandais, MM. O’Brien, Meagher et O’Gorman, étaient en effet partis pour Paris. Ils y furent reçus, on s’en souvient, avec politesse, mais avec réserve. M. de Lamartine se refusa à donner aucun encouragement à l’insurrection irlandaise. C’était, à cette époque, un acte de courage autant qu’un acte de jugement ; la France et même l’Europe en recueillent aujourd’hui les fruits. Le langage que tint alors M. de Lamartine fit plus pour rallier à la nouvelle révolution française l’opinion publique de l’Angleterre que n’auraient pu faire tous les efforts de la diplomatie la plus habile. Disons aussi que la partie saine de l’opinion publique en France approuva et appuya les sentimens exprimés par le plus illustre représentant de la révolution. Le refus d’encourager des espérances chimériques n’impliquait point l’indifférence pour les maux de l’Irlande ; mais quiconque avait une notion un peu sérieuse de l’état de ce malheureux pays savait très bien que le rappel ou la république, l’insurrection enfin ne pouvait y rien changer, et que le parti qui venait demander à la France de compromettre pour lui la paix du monde était de tous le plus incapable de faire quelque chose de sa propre patrie. On peut voir aujourd’hui, du reste, si la position avait été bien jugée ; le résultat de la grande insurrection irlandaise est devant nos yeux.

C’était au commencement d’avril que la députation des confédérés était venue à Paris ; son voyage coïncidait avec la célèbre démonstration chartiste qui mit sur pied toute la population de Londres pour la défense de l’ordre, et qui avorta d’une manière si misérable et si burlesque. Le gouvernement anglais commençait à s’inquiéter du langage de plus en plus incendiaire tenu dans les meetings et dans les clubs. Il présenta alors la loi appelée crown-security-bill, bill pour la sécurité de la couronne. Cette loi n’était pas, comme on pourrait le croire, une aggravation de la pénalité existante ; il y avait déjà des lois contre la trahison, mais on ne voulait pas encore considérer comme crime de trahison ce qui se faisait en Irlande ; on voulait le ranger dans une catégorie inférieure, et, pour ne pas le punir de la peine capitale, y substituer celle de la déportation. Il y avait, dans les motifs qui firent présenter la loi de félonie, une expérience peu flatteuse, mais malheureusement assez exacte, du caractère irlandais. La notoriété et en quelque sorte l’éclat du crime de haute trahison et de la peine capitale étaient considérés comme un appât et une tentation pour la vanité hibernienne ; on espérait que le délit plus vulgaire de félonie ferait moins d’ambitieux. « Il y aura, disait le solliciteur-général, un grand avantage à convertir la trahison en simple félonie. Il y a des gens qui commettent des crimes uniquement pour faire parler d’eux. C’est pour cela qu’on se jette du haut de la colonne. » Et sir Robert Peel disait en des termes encore plus pittoresques : « Reléguons dans la position qui leur convient ces grenouilles qui coassent la sédition dans leurs mares, et ne les laissons pas s’enfler jusqu’aux dimensions des animaux plus nobles qui mugissent la trahison. »

On pense bien qu’une pareille loi, avec de pareils commentaires, n’était pas de nature à pacifier les Irlandais ; elle ne fit que les exaspérer. Les journaux des confédérés, l’United Irishman et la Nation, redoublèrent de violence, et l’organisation des clubs devint plus active que jamais.

L’United Irishman, au milieu de beaucoup d’autres, publia la lettre suivante, adressée « à son excellence le comte de Clarendon, espion général de sa majesté et suborneur général en Irlande. »


« Il n’y a point de jour fixé pour la prise du château. Vous le saurez aussitôt que nous ; vous le fixerez vous-même... On vous dira, mylord, que je suis un fou ; ne le croyez pas. Je suis tout simplement possédé d’un esprit de rébellion ; je crois que j’ai une mission, celle de porter le dernier coup à ce sanglant empire britannique, ce monstre avide et carnivore qui a si long-temps pesé sur le cœur et sur les membres de l’Angleterre, et sucé le sang et la moelle de l’Irlande. Contre cet empire d’enfer, mille milliers de spectres de mes compatriotes égorgés crient toutes les nuits vengeance ; j’entends crier leur sang du fond des entrailles de la terre. Et le ciel l’a entendu ! Ce drapeau de forban, qui a si long-temps bravé la bataille et l’ouragan, flotte maintenant sur un vaisseau en détresse ; le Charybde du chartisme gronde à sa proue, les brisans du rappel sont en poupe ; les malédictions du monde viennent gonfler l’ouragan qui mugit autour de ce pirate ensanglanté, plein d’ossemens humains. Ses flancs craquent enfin.

Quamvis Pontica pinus
Silvæ filia nobilis,


il ne rentrera plus au port. Le jour où il se fendra en mille pièces, toutes les extrémités de la terre pousseront trois cris de joie ! »


Le même journal publiait en même temps des instructions militaires sur la manière de combattre avec la pique. C’était un cours complet de stratégie pour la rue, et c’était intitulé : « Notre département de la guerre. » Un autre journal, le Félon, disait de son côté :


« Il y a quelque chose de fascinant dans la vue d’une belle carabine. Je me rappelle le tressaillement délicieux qui me parcourut tout le corps la première fois que j’épaulai ma carabine bien propre, et que je me figurai un instant que j’avais un but devant moi, un prince, par exemple, ou un colonel, et que mon œil, glissant sur le canon, visait le bouton du milieu de son habit... On a conseillé le vitriol, mais on peut en avoir besoin pour la poudre-coton ; or, comme je ne voudrais pas condamner nos femmes à l’inaction, j’ai cherché pour elles une autre occupation. Elles n’ont qu’à prendre des cercles, des cercles de tonneau, les envelopper de chanvre ou même de vieux chiffons, puis les tremper et les tourner dans une cuve pleine d’huile, ou de goudron, ou de térébenthine, surtout de térébenthine, après quoi elles n’ont plus qu’à y mettre le feu et les jeter horizontalement sur les habits rouges, dont les baïonnettes les recevraient et les passeraient très commodément autour de leur cou, où ils feraient leur besogne... Du reste, malheureusement pour notre imagination, l’invention n’est pas nouvelle ; elle appartient à un grand-maître de Malte, qui en fit autrefois un merveilleux usage, ayant brûlé de cette façon quelques milliers de Turcs. Nous recommandons donc ce procédé à la place du vitriol, car, bien que les habits rouges ne soient pas aussi inflammables que des Turcs, cependant ils n’en sont pas moins susceptibles d’être rôtis. »


Comme on le voit par ces extraits que nous avons cru devoir reproduire assez longuement, les confédérés irlandais ne voulaient pas s’arrêter à la félonie ; ils voulaient aller jusqu’à la trahison. Cependant le procès pour lequel MM. O’Brien, Meagher et Mitchell avaient donné caution avant leur voyage à Paris suivait son cours. Le jour où les accusés comparurent devant la Cour du Banc de la reine fut naturellement pour eux un jour de triomphe. Les clubs les accompagnèrent processionnellement jusqu’au tribunal ; quand ils entrèrent, le jeune barreau se leva en battant des mains et en poussant des acclamations. Le jury était connu, par conséquent le verdict. On sait que la législation anglaise requiert l’unanimité du jury, et que les jurés sont enfermés dans la salle de leurs délibérations, jour et nuit, jusqu’à ce qu’ils se soient mis d’accord ; un seul opposant, bien déterminé, suffit pour empêcher une condamnation. C’est ce qui arriva : les accusés avaient un de leurs amis dans le jury ; les douze furent enfermés, passèrent la nuit dans une chambre, demandant en vain des lits et des vivres, et, comme on ne pouvait pas les laisser mourir de faim, on les relâcha le lendemain matin, et les accusés furent reconduits chez eux en triomphe.

Le gouvernement, toutefois, n’abandonna pas la partie. Le rédacteur de l’United Irishman, M. Mitchell, qui continuait ses publications, reçut une nouvelle assignation sous l’inculpation de félonie. Le procès, cette fois, était plus sérieux : il s’agissait de déportation. L’accusé et ses amis semblaient avoir encore compté sur la division du jury ; ils furent trompés dans cette attente : M. Mitchell fut déclaré coupable. Quand, au milieu d’un silence de mort, le verdict de guilty fut prononcé par le chef du jury, il y eut dans la salle du tribunal des scènes déchirantes. La malheureuse femme du prisonnier, qui était près de lui, se jeta dans ses bras en fondant en larmes, et ses amis se précipitèrent sur lui en lui pressant les mains. Le président fit évacuer la salle et emmener le prisonnier, et les jurés furent reconduits chez eux avec une escorte. Quand le verdict eut été connu dans la ville, la plupart des boutiques se fermèrent en signe de deuil, mais on ne bougea pas.

Ce ne fut que le lendemain que la sentence fut prononcée. Elle fut dure, elle fut cruelle. L’attitude de Mitchell fut superbe de courage et de défi ; après avoir entendu le jugement qui le condamnait à quatorze années de déportation, il se leva et dit : « Le gouvernement de l’Angleterre a accompli sa tâche ; j’ai aussi accompli la mienne. Je savais que je jouais ma vie, mais je savais aussi que de toute manière la victoire serait avec moi, car enfin je ne présume pas que ni le jury, ni les juges, ni personne ici s’imaginent que c’est un criminel qui est debout devant eux. » Ici éclatèrent des applaudissemens que la police chercha en vain à réprimer, et Mitchell reprit avec exaltation : « Le Romain qui voyait brûler sa main devant le tyran, jurait que trois cents autres le suivraient ; et moi, ne puis-je donc pas prendre cet engagement pour vingt, pour cent des miens ?» Le condamné, qui s’était tourné vers ses amis, fut interrompu par un tonnerre d’acclamations, et il fut, sur l’ordre du président, entraîné hors de la salle, au milieu d’un infernal tumulte ; mais ce fut tout : on ne bougea pas plus que la veille ; et tout ce peuple, qui devait, chaque matin, se lever comme un seul homme et manger tous les Anglais d’une bouchée, regarda misérablement enlever, embarquer et expédier pour les mers lointaines le plus éloquent et le plus fanatique de ses chefs. Les confédérés se réunirent dans leurs clubs, ils jurèrent de mourir jusqu’au dernier dans une meilleure occasion ; mais pas un bras ne se leva pour arrêter le vaisseau qui portait dans l’exil le malheureux Mitchell.

En même temps, les Irlandais semblaient prendre à tâche de donner de plus en plus à l’Angleterre le spectacle lamentable de leurs divisions. Déjà, quelque temps avant les procès, il y avait eu entre la vieille Irlande et la jeune Irlande des engagemens où la comédie le disputait à la barbarie. Les sectateurs de la force physique étaient allés faire une excursion à Limerick, pour y essayer de la prédication ; mais Limerick était une des forteresses du vieux parti d’O’Connell et des prêtres, et M. Mitchell avait eu l’agrément de voir sa propre effigie brûlée sur la place publique avec cette épitaphe : « Mitchell, le calomniateur d’O’Connell ! Mitchell, l’insulteur de la religion catholique ! » Les hommes de la jeune Irlande, s’étant réunis au nombre de quelques centaines dans un hôtel pour y dîner et y parler, se virent assiégés par leurs frères de la force morale. Ces moralistes mirent en usage un procédé fort usité dans le pays, qui consiste à amasser aux portes et aux fenêtres des masses de matières combustibles, à y mettre le feu, et à enfumer les habitans du logis comme des jambons. Il y avait des femmes ; on les fît monter dans les étages supérieurs ; les hommes étaient venus avec des armes, ils se retranchèrent et se barricadèrent avec les meubles : il y eut plusieurs blessés, et ce divertissement national ne se termina que lorsque le maire survint avec la police pour séparer les combattans. Ce pauvre M. O’Brien s’en alla la figure brisée ; M. Mitchell et M. Meagher s’échappèrent avec peine dans une voiture qui prit le galop. Notez bien que la jeune Irlande était ainsi battue par des partisans du rappel, et que c’était encore la police du gouvernement anglais qui était obligée de se mettre entre les deux !

Après le procès et la condamnation de Mitchell, les Irlandais essayèrent encore une fois de la conciliation ; cette fois, ce fut la vieille Irlande qui se trouva en baisse : elle fut absorbée par le parti de la force physique. M. John O’Connell, le modeste héritier du grand Dan, se vit forcé de dissoudre l’association du rappel, faute de fonds. Décidément, la concurrence l’emportait ; la jeune Irlande faisait plus de bruit et attirait plus de monde. M. John O’Connell fit une tentative pour réunir les deux partis dans une ligue commune, mais il en reconnut bientôt l’impossibilité ; le clergé catholique, d’ailleurs, ne voulait pas entendre parler de fusion avec les jacobins et les incrédules de la jeune Irlande. Dans une réunion des deux confédérations, le fils d’O’Connell vit tous ses anciens associés voter contre lui ; alors il leur dit : « La voix publique a prononcé contre moi, je me soumets à son arrêt. Allez donc en avant, puisque vous le voulez ; quant à moi, j’ai encore des scrupules que je ne puis vaincre, et je me retire dans la vie privée. » La petite église de la force physique resta donc seule maîtresse du terrain, et se jeta plus aveuglément que jamais sur la pente de la guerre civile.

Elle ne garda plus aucune mesure, et chaque jour elle répandit, par milliers d’exemplaires, des provocations à l’insurrection armée. Après la suppression du journal de M. Mitchell, l’United Irishman, il en apparut un autre avec le titre du Félon Irlandais. Comme les Gueux des Pays-Bas, les Irlandais convertirent en un titre d’honneur le nom dont on avait voulu les stigmatiser. L’orateur le plus brillant et le plus populaire du parti, M. Meagher, disait dans l’assemblée de la confédération : « Souvenons-nous que nous avons à venger John Mitchell, que jusque-là nous avons une tache noire sur notre cœur. Quant à moi, je suis prêt à le suivre. Les Anglais disparaîtront de ce pays ; les générations se légueront la haine de l’iniquité anglaise. Nous braverons la loi, et, si l’on nous entoure de baïonnettes, nous nous ferons jour avec la flamme qui brûle dans tous nos cœurs. L’heure approche ; préparez vos armes et tenez-vous prêts. »

Le Félon Irlandais, que rédigeait M. James Lalor, était encore plus clair dans son langage. Il allait au fond de la vraie question en disant : « Il s’agit d’autre chose que du rappel. C’est sur un terrain plus large que nous avons à livrer notre dernière bataille à l’Angleterre. L’Irlande à l’Irlande ; l’Irlande à elle seule, avec tout ce qu’elle possède, depuis le gazon jusqu’au firmament ! Le sol de l’Irlande au peuple d’Irlande, ne relevant que de Dieu, qui l’a donné, qui l’a donné au peuple pour lui et pour ses enfans et pour ses descendans à tout jamais. D’un esclavage pire que l’esclavage de tout gouvernement étranger, d’une domination pire que la domination anglaise dans ses plus mauvais jours, de la plus cruelle tyrannie qui ait jamais enfoncé ses serres de vautour dans le cœur d’un peuple, de ces lois de voleurs qui ont fait de nous des esclaves et des mendians dans la terre qui nous venait de Dieu, délivrez-nous, Seigneur ! La délivrance ou la mort ! la délivrance ou le désert !.... Non, je ne reconnais pas un droit de propriété qui affame des millions d’hommes. C’est un droit fondé sur le code du brigandage et sanctionné seulement par le bourreau. Contre ce droit, je suis déterminé à faire la guerre jusqu’à sa destruction ou la mienne. »

En même temps, les clubs s’organisaient régulièrement sur toute la surface du pays. Vingt hommes dans une localité suffisaient pour constituer un club ; ils élisaient un commandant ou un président, et faisaient la propagande de l’enrôlement et de l’armement. Le centre était à Dublin, dans le conseil des confédérés. Les agens étaient en général soit de jeunes avocats, soit des employés de maisons de commerce qui faisaient l’office de commis voyageurs de l’insurrection. Les clubs se recrutaient aussi par la terreur ; dans les campagnes surtout, la classe de la gentry, qui aurait voulu se tenir à l’écart, était forcée, sous peine de proscription, de s’enrôler dans les sociétés. Un propriétaire d’Irlande, le comte de Glengall, disait, dans la chambre des lords, que les catholiques étaient en plus grand péril encore que les protestans, parce qu’ils étaient considérés comme des traîtres. L’épithète de « catholique orangiste » était un arrêt de mort. « Je reçois, disait lord Glengall, des lettres d’Irlande, dans lesquelles les propriétaires me disent que leurs propres tenanciers les engagent à fuir, parce que le jour de l’insurrection est proche, et parce qu’eux-mêmes sont forcés de se joindre au mouvement. »

En vain le gouvernement fit saisir les journaux des clubs, la Nation, le Félon, le Tribun, et arrêter leurs rédacteurs ; les journaux ne s’en vendaient pas moins : on se battait dans les rues pour les avoir, et ils étaient répandus à profusion dans les provinces. Quant aux arrestations, sous l’empire des lois ordinaires, il était très difficile de trouver des jurés. La terreur agissait de ce côté d’une manière encore plus efficace. C’est un rôle périlleux que celui de juré en Irlande, aussi périlleux que celui de témoin à charge ; le parlement a été obligé de faire des lois spéciales pour la protection des jurés et des témoins. De ceux qui avaient pris part au procès d’O’Connell, les uns ont dû être transportés par le gouvernement loin de leur pays, les autres, des marchands, se sont vus ruinés sans ressource. Ils ont été signalés, dénoncés, retranchés de la communion, ils sont devenus des hommes marqués, marked men. Ceux qui ont condamné Mitchell sont dans la même position ; leurs noms, leurs professions, leurs demeures, ont été envoyés à tous les clubs ; la croix est tracée d’avance sur leur porte.

Que pouvaient les lois contre de pareilles mœurs ? Les clubistes le savaient bien, et d’ailleurs ils étaient trop avancés pour pouvoir désormais reculer. Du fond de leur prison, où la loi leur permettait de communiquer avec leurs avocats ou avec leurs amis, ils lançaient des proclamations encore exaltées par la captivité. Voici, par exemple, ce que disait M. Duffy dans la Nation : « Toute notre force est dans les clubs. C’est la représentation d’une idée encore jeune, encore vierge, qui n’a encore été ni souillée ni vendue, sur laquelle nul n’a encore spéculé. L’émancipation catholique, dans sa jeunesse, possédait cet élément subtil et divin : elle fut d’abord irrésistible, mais le temps la gâta et l’épuisa. D’une croyance elle devint une spéculation. Le duc de Wellington, avec un laconisme méprisant, a dit que nos grands meetings étaient des farces, et les a dispersés. Ils ne s’en sont pas relevés ; c’est la mort du vieux système. Nous n’avons donc plus que les clubs ; c’est là qu’est la vie et la puissance….. Il y a cent cinquante clubs en Irlande ; que chacun d’eux s’engage à en former un autre dans le voisinage, et que chaque membre individuellement s’engage à amener une nouvelle recrue, la chose sera faite. Nous aurons deux cent mille hommes, force qu’aucun gouvernement n’osera attaquer. Il n’y a pas encore de loi contre les clubs ; si on veut les fermer de force, il faut résister...»

Le Félon disait de son côté, en s’ad ressaut aux protestans : « Orangistes, votre devoir est de prendre le fusil. Si les détenteurs de la terre d’Irlande résistent, chassez-les à la pointe de la pique. On nous parle de la loi, de la paix, de l’ordre ! Bah !... Il n’y a ni loi, ni gouvernement, ni ordre social dans un pays où règnent la famine, le paupérisme, et où le typhus et la dysenterie sont les seules institutions... J’aimerais mieux voir cent mille hommes égorgés sur le champ de bataille pour la liberté de l’Irlande que d’endurer pendant encore une année les agonies de l’esclavage. »

Ces prédications ardentes étaient datées de la prison de Newgate, à Dublin, et, pendant ce temps-là, M. O’Brien faisait une tournée dans les provinces et passait en revue les clubs. Une grande revue eut lieu vers la fin de juillet, dans un champ près de Cork. Les clubistes, par compagnie de vingt ou trente hommes, avec des officiers qui commandaient par signes, défilèrent devant M. O’Brien, entouré de son état-major. Le défilé se faisait dans le plus grand ordre et en silence, chaque homme portant seulement sa main à son chapeau en passant devant le commandant en chef. Qui n’aurait dit qu’il y avait là une armée ? L’époque de l’insurrection générale avait d’abord été fixée à l’automne ; les préparatifs pour la prise d’armes se faisaient publiquement, ouvertement ; les jeunes gens des clubs passaient leurs journées dans les tirs à la carabine ou à faire l’exercice avec la pique ; des convois d’armes, achetées en Angleterre même, arrivaient librement en Irlande.

Et maintenant, qu’est devenue toute cette fantasmagorie ? Où sont les généraux, où sont les troupes ? Comment cette grande clameur est-elle tombée ?

Vers la fin du mois de juillet, on apprit tout à coup que le voyage de la reine en Irlande était contremandé, et en même temps le lord-lieutenant mit plusieurs comtés, dont celui de Dublin, en état de siège, A Londres, les ministres apportèrent au parlement la loi martiale, celle qui devait suspendre la garantie individuelle de l’habeas corpus, et qui donnait au chef du gouvernement en Irlande le droit d’arrêter et de détenir préventivement, jusqu’au 1er mars 1849, tout individu suspect de conspirer contre la couronne. On dit que le gouvernement avait reçu avis de la prochaine explosion d’une conspiration formidable, et que le moment où l’insurrection générale devait éclater avait été avancé pour soustraire au jugement et probablement à la déportation les chefs de clubs alors renfermés dans les prisons de Dublin. Ce qui est aussi vraisemblable, c’est que le gouvernement anglais voulut aller au-devant de la guerre civile annoncée publiquement pour le mois de septembre, et lui enlever toute chance de succès en la privant de ses chefs.

Il est certain qu’un mois ou deux mois plus tard, la révolte eût été beaucoup plus sérieuse. La population des campagnes aurait pu s’emparer des récoltes et s’en faire des approvisionnemens. On la surprenait au moment où elle n’avait pas de vivres ; si elle s’était insurgée au mois de juillet, elle serait morte d’inanition dans les champs : elle se trouvait prise par la famine. Le gouvernement anglais avait été lent à agir ; mais, une fois engagé dans l’action, il y apporta la décision et la rapidité qui appartiennent aux gouvernemens aristocratiques comme aux gouvernemens autocratiques. Lord Lansdowne, dans la chambre des lords, dit : « Nous avons devant nous toutes les apparences de la guerre ; il n’en manque que la déclaration formelle. Nous sommes arrivés à un état de choses où toute perte de temps est une perte de forces. » Lord John Russell tint le même langage dans la chambre des communes. Le bill de suspension de l’habeas corpus fut voté, pour ainsi dire, d’acclamation ; il passa par les trois lectures dans la même séance. Le chef des chartistes, M. O’Connor, essaya vainement de protester ; lord John Russell s’avança au milieu de la salle, prit sur le bureau la formule du serment, et la montra silencieusement à M. O’Connor au milieu d’un tonnerre d’applaudissemens. Cinquante mille hommes de troupes rayonnèrent sur tous les points de l’Irlande ; un camp fut formé en Angleterre, près de Liverpool, pour contenir les mouvemens que l’on pouvait craindre dans les districts manufacturiers et pour porter des renforts sur toutes les côtes. L’insurrection se trouva étouffée dans son germe.

En Irlande, ce fut comme un coup de théâtre. Les chefs de clubs, surpris et effarés, tinrent conseil à Dublin, et, renonçant d’avance à une lutte inutile, partirent en toute hâte pour les provinces. Du fond de leur prison, les malheureux conjurés, qui se voyaient désertés et abandonnés, et qui sentaient qu’ils n’avaient plus rien à perdre, poussèrent un dernier cri de guerre. Leurs journaux, imprimés et répandus dans la foule malgré tous tes efforts de la police, versèrent à flots la flamme de la révolte et l’appel aux armes.

Vains efforts ! Vainement ils crièrent : «Qui frappera le premier coup pour l’Irlande ? Qui ? » Pas un ne répondit, pas un ne se leva, pas un ne frappa ! C’était fini. Suivrons-nous dans son unique et burlesque convulsion cet avortement d’une insurrection qui s’était annoncée avec tant de fracas ? Montrerons-nous le descendant des rois de Munster, le malheureux O’Brien, mis en déroute, avec trois ou quatre mille hommes, par une cinquantaine de policemen, errant en fugitif et presque fou, pendant plusieurs jours, de ferme en ferme, et de guerre lasse se faisant arrêter à une station de chemin de fer ? Non ; nous ne pouvons pas nous associer au triomphe des vainqueurs. Quand O’Brien arriva, seul et brisé de fatigue, à la station où il fut arrêté, une pauvre femme qui vendait des groseilles le reconnut ; elle se cacha la tête dans ses mains, en disant : « Oh ! mon Dieu ! c’est lui !» Il y avait 12,000 fr. de récompense pour qui le livrerait, mais la paysanne irlandaise garda le silence. Quelques heures après, O’Brien passait prisonnier, et, jetant un douloureux regard sur la foule qui l’entourait, il se prit à dire : « En sommes-nous donc venus là ? Quoi ! pas un mot de sympathie de tout ce peuple ! Je vais être déporté, et l’Irlande redeviendra tranquille ; mais j’ai fait mon devoir, et le peuple n’a pas fait le sien. »

Ainsi finit la grande insurrection irlandaise de 1848 ; mais maintenant que va faire l’Angleterre ? Après un accès de délire, le malade est retombé sur son lit ; mais, hélas ! cette affreuse atonie n’est-elle pas mille fois pire que la fièvre ? Si ce n’était pas une pensée inhumaine et immorale, nous dirions qu’il vaudrait mieux peut-être pour l’Angleterre avoir à combattre des insurrections sanglantes et désespérées que de se retrouver toujours en présence d’un calme qui est celui de la mort. Dans la résistance et dans la lutte, il y aurait du moins les symptômes d’une force et d’une vitalité qu’on pourrait diriger dans d’autres voies ; mais cet abattement physique et ce marasme moral où l’Irlande est plongée, voilà ce qui ferait désespérer de sa régénération !

Et pourtant, il faut qu’elle soit régénérée. Ce ne serait pas une œuvre de justice et d’humanité, que ce serait une œuvre de politique et de nécessité. Un des plus célèbres et le plus original des écrivains anglais de nos jours, Thomas Carlyle, a dit, et nous terminerons par cette terrible apostrophe : « Il faut que ce cloaque immonde soit purifié, si nous-mêmes nous voulons vivre. Plus forte que l’éloquence d’O’Connell ou que la pique d’O’Brien, la loi de la nature nous rend solidaires par toutes nos fibres de la misère de l’Irlande. Il n’est pas un vagabond irlandais, venant au milieu de nous étaler ses haillons et sa faim, qui ne soit un missionnaire de sa race, un prophète inarticulé de la justice de Dieu, qui vient nous prédire un sort pareil au sien. Nous ne pouvons pas nous en débarrasser. Nous l’avons mérité par notre incapacité et notre fausseté, par notre lâche et criminel abandon de l’Irlande ; nous avons mérité ce poids terrible, et le voilà sur nous. Le messager irrésistible de Dieu, le voilà ! Il vient venger son pays, et véritablement il le venge. Le cri insensé du rappel, vous pouvez l’abattre, le changer en un autre aussi insensé, plus insensé encore ; mais lui, lui, vous ne pouvez pas le supprimer. Au nom de l’Angleterre, si l’Angleterre doit rester quelque temps encore un lieu habitable, il faut changer l’Irlande. »


JOHN LEMOINNE.

  1. Livraison du 15 septembre 1847.