La Justice/Épilogue

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La JusticeAlphonse LemerrePoésies 1878-1879 (p. 255-260).



ÉPILOGUE



 
J’ai conquis l’horizon sur l’ombre et sur le doute,
J’ai surmené mon front, par les veilles jauni ;
Il me semble pourtant que je n’ai pas fini,
Et que j’ai, quand j’arrive, à refaire la route.

Mon cœur et ma raison ne sont plus en conflit :
Pourquoi suis-je anxieux ? moi qui, pour récompense,
Aspirais au repos, comme un pèlerin pense
Au premier bon sommeil dans le premier bon lit !

Ah ! je n’ai mérité ni le lit ni le somme !
J’ai cherché la Justice en rêveur ; et mon but
À la fin du voyage est plus loin qu’au début,
Car je sens qu’il me reste à la poursuivre en homme.


Au sortir du désert, le pèlerin lassé
Se délecte à songer aux innombrables rides
Que déroulaient sous lui les longs sables arides,
Savourant sa fatigue et le péril passé.

Celui-là peut dormir ! sa tâche est achevée.
Il a heurté le seuil des minarets lointains,
Son pied même et sa foi les ont ensemble atteints :
Il peut tranquillement jouir de l’arrivée.

Moi, j’ai rempli mon vœu sans péril à courir,
Immobile, en esprit seulement, comme on plane,
Sans fouler la poussière avec la caravane
Qui marche à l’Idéal au lieu d’en discourir.

Pendant qu’elle avançait silencieuse, en butte
Aux fureurs du simoun, et sous le plomb du ciel,
Ce n’était qu’en parole, et loin du sol réel,
Loin des réels climats, que j’acceptais la lutte.

La parole, offrît-elle un rare et pur trésor,
Ne doit pas tout entier son crédit à la bouche :
Il faut que l’essayeur et la pierre de touche,
Le vouloir et la vie, en aient éprouvé l’or !


Certes, c’est un bon grain qu’une parole vraie ;
Mais en est-il un seul qui germe sans labour,
Et qui lève sans eau, sans chaleur et sans jour,
Sans que personne arrache autour de lui l’ivraie ?

Or, notre fonds est vieux ; il exige à présent,
Plus que jamais ! qu’un bras vigoureux le travaille.
Plus que jamais aussi la mauvaise herbe assaille
Et tâche d’étouffer le semis bienfaisant.

Jamais les défenseurs de la culture humaine
N’ont dû, pour la sauver, combattre autant que nous
Le froid, la sécheresse, et le torrent jaloux
Des appétits lancés par le jeûne et la haine.

Séculaire fouillis de lois, d’us et de mœurs,
Notre monde, à la fois si caduc et si riche,
Ressemble à la forêt qu’à la hâte défriche
Tout un peuple accouru d’ardents explorateurs.

Les anciens possesseurs défendent qu’on y touche.
Depuis des milliers d’ans ils y vivent en paix ;
Ils sont faits à la nuit de ses fourrés épais ;
Leurs aïeux en ont vu la plus antique souche ;


Et tous, du rossignol jusques au léopard,
Maudissent, indignés, la bande sacrilège :
« Où vais-je désormais chanter ? — Où chasserai-je ? —
Luttons, fortifions la place ! » — Il est trop tard !

Les assiégeants y sont, et l’attaque est hardie.
Les uns, impatients d’un paresseux progrès,
Prétendant que la cendre est le meilleur engrais,
Condamnent la forêt entière à l’incendie.

Les autres, respectant son âge et ses beautés,
Merveilles de la sève à grand’peine obtenues,
Y veulent seulement percer des avenues,
Y faire entrer le jour et l’air de tous côtés ;

Leur vœu, c’est que le bois s’émonde et s’aménage,
Purgé des carnassiers, ses premiers occupants,
Pourvu que les oiseaux, à l’abri des serpents,
Y conservent leurs nids, leur voix et leur plumage ;

Ils ne méditent pas d’abattre ou brûler tout :
Ils voudraient voir, mêlés au milieu des bruyères,
Palais et chaumes luire au soleil des clairières,
Et les chênes sacrés mourir en paix debout.


Ainsi les pionniers sont en pleine discorde.
Le feu rôde, et déjà s’attaque aux plus vieux troncs,
Tandis que se balance aux mains des bûcherons
Le fer aidé des bras qui tirent sur la corde.

À l’œuvre ! il est passé, le temps de l’examen ;
Il faut que la forêt s’assainisse et s’éclaire,
Ou par le bûcheron ou par l’incendiaire ;
Aujourd’hui, la cognée ! Ou la torche, demain !

Malheur à qui se berce au murmure des branches,
Et s’endort sur la foi des gardiens du passé,
Ou, par la flamme active et proche menacé,
Renonce à l’abatis pour cueillir les pervenches !

Hélas ! abattre est dur et ne nous sourit point,
À nous que l’ombre tente et la verdure attire !
Nous, dont jamais les doigts n’ont su quitter la lyre,
Faut-il que nous marchions avec la hache au poing ?

Je t’invoque, ô Chénier, pour juge et pour modèle !
Apprends-moi — car je doute encor si je trahis,
Patriote, mon art, ou chanteur, mon pays, —
Qu’à ces deux grands amours on peut être fidèle ;


Que l’art même dépose un ferment généreux,
Par le culte du beau dans tout ce qu’il exprime ;
Qu’un héroïque appel sonne mieux dans la rime ;
Qu’il n’est pas de meilleur clairon qu’un vers nombreux ;

Que la cause du beau n’est jamais désertée
Par le culte du vrai pour le règne du bien ;
Qu’on peut être à la fois poète et citoyen
Et fondateur, Orphée, Amphion et Tyrtée ;

Que chanter c’est agir quand on fait, sur ses pas,
S’incliner à sa voix et se ranger les arbres,
Les fauves s’adoucir, et s’émouvoir les marbres,
Et surgir des héros pour tous les bons combats !

Ô Maître, tour à tour si tendre et si robuste,
Rassure, aide, et défends, par ton grand souvenir,
Quiconque sur sa tombe ose rêver d’unir
Le laurier du poète à la palme du juste.




FIN.