La Justice/Veille VI

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La JusticeAlphonse LemerrePoésies 1878-1879 (p. 153-175).





SIXIÈME VEILLE


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FATALISME ET DIVINITÉ




ARGUMENT



La justice, introuvable à la raison sur la terre, lui échappe également partout ailleurs. L’identité de la matière et celle de ses lois dans l’Univers entier permettent de douter qu’il y ait des mondes organisés plus moralement que le nôtre ; et la Fatalité de la gravitation, qui entre dans la composition de tous les mouvements, permet de douter qu’il y en ait aucun de libre. Le concept de la Divinité déplace et complique la difficulté sans la résoudre rationnellement.



SIXIÈME VEILLE



FATALISME ET DIVINITÉ


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le chercheur.




Ce soir, comme un enfant que sa sœur a boudé
(La Muse au rendez-vous n’étant pas la première),
Je n’ai pas su chanter sans l’aide coutumière ;
À ma fenêtre alors je me suis accoudé.


Mais l’infini non plus ne m’a rien accordé :
Dans l’archipel sublime aux îles de lumière,
Où l’âme au vent du large enfle sa voile entière,
J’ai promené l’espoir, et n’ai pas abordé.

De l’Ourse et des Gémeaux mes yeux ne sont plus ivres,
Depuis que, refroidis à la pâleur des livres,
Dans ces cruels miroirs ils cherchent des leçons.

Le ciel s’évanouit quand la raison se lève ;
Les couleurs n’y sont plus que de subtils frissons,
Et toute sa splendeur a moins d’être qu’un rêve.




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une voix.



Courbé sous ton pâle flambeau,
Que de chimères tu te crées,
Pendant qu’aux plaines éthérées
La Nuit mène son clair troupeau !

Poète, la Lyre et le Cygne
Dorent le voile aérien ;
Tes astres mêmes te font signe,
Et tu ne leur réponds plus rien.

Tous les soleils auxquels tu penses
Regarde-les se balancer ;
Contemple ces magnificences
Plus douces à voir qu’à penser !

Poète ingrat, ton cœur se blase
Sur les ravissements d’en haut.



le chercheur.



Malheur aux vaincus ! Il le faut.
Les nuits ne sont plus à l’extase.


Je contemplais les nuits sans nul présage amer,
Quand, jadis, me leurrait leur promesse illusoire,
Comme un enfant qui suit, du haut d’un promontoire,
Les feux rouges et bleus des fanaux sur la mer.

Mais aujourd’hui j’ai peur de l’uniforme éther :
Depuis que ma terrasse est un observatoire,
Je songe, connaissant la terre et son histoire,
Que tout astre, sans doute, a son âge de fer.

Tu seras terre aussi, toi qu’on nomme céleste,
Et tu te peupleras pour la guerre et la peste,
Étoile ; et je te crains, car j’ignore où je vais :

J’ai peur que les destins ne soient partout les mêmes,
Puisque le sort du monde est quelque part mauvais,
Et que les fins pour moi sont toutes des problèmes.




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une voix.



Ne crois pas que les habitants
Des sphères où tu te fourvoies,
Y vivent tristes ou contents
Par nos douleurs ou par nos joies :

Autres sphères, autres désirs !
Et tes présomptions sont vaines ;
Cherche ailleurs nos futurs plaisirs,
Comme aussi nos futures peines.

Hors du lieu, les âmes des morts
Auront toutes, selon leurs fautes,
Des demeures plus ou moins hautes,
Dans un monde inconnu des corps.

Ne la cherche pas dans l’espace,
La Justice accomplie en Dieu !



le chercheur.



Je ne conçois rien hors du lieu,
Notre avenir entier s’y passe.


Contre le ciel, Titans nouveaux, nous guerroyons ;
Où la fougue échoua, triomphe la tactique ;
Un triangle l’atteint, debout sur l’écliptique,
Un cristal l’analyse en brisant ses rayons ;

Nous savons maintenant, par leurs échantillons,
Que les astres sont tous de matière identique,
Comme ils sont tous régis, dans leur fuite elliptique
Par un même concert de freins et d’aiguillons.

De ces deux vérités la rigueur m’épouvante :
L’une ôte aux paradis que l’espérance invente
L’éclat surnaturel qu’admire l’œil fermé ;

L’autre me fait douter si mes vœux et mes gestes
Sont plus libres sur terre, où mon être a germé,
Que le vol de ce bloc dans les déserts célestes.




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une voix.



Dieu seul fait le geste vivant !
Le fougueux élan de la terre
Ne fait pas l’essor volontaire
De la ronde où chante l’enfant ;

L’orbe immense que doit décrire
Ce vaste bloc inanimé,
Ne fait pas le pli du sourire,
Seul volontaire et seul aimé.

Non ! C’est une force princière
Qui dans toute chair veut et sent ;
C’est, mélangée à la poussière,
Une haleine du Tout-Puissant !

Et ce souffle à chaque être assigne
Avec sa dignité son rang.



le chercheur.



Où le Destin règne en tyran
Est-il rien de digne ou d’indigne ?


L’enfant prête un vouloir libre et capricieux
Au papillon qu’il suit et qui toujours recule,
La fleur suit le soleil de l’aube au crépuscule,
Le zéphyr semble errer comme un lutin joyeux,

Chaque être a l’air d’agir comme il l’aime le mieux,
Cependant chaque atome aveuglément circule :
De l’haleine des vents la moindre particule
Doit son vol et sa route au branle entier des cieux ;

La plante est une horloge ; et sans se dire : « Où vais-je ? »
Le papillon voltige ainsi que flotte un liège,
D’équilibre et d’instinct tout son caprice est fait ;

Et la main qui l’a pris n’a pu faire autre chose.
Nul acte qui ne soit un nécessaire effet,
Nul effet révolté contre sa propre cause !




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une voix.



Par je ne sais quoi de brutal
Et d’hostile à toute noblesse,
Un monde absolument fatal
Dans ma conscience me blesse !

Non ! le courage et la fierté
Ne permettront jamais qu’on nie
L’incompréhensible harmonie
Des lois et de la liberté !

Si le mystère que tu creuses
Confond les plus puissants esprits,
De simples âmes généreuses
Le prouvent sans l’avoir compris !

Arrière ta philosophie !
Moi je sais dès que mon cœur sent.



le chercheur.



Pour moi, qui ne sais qu’en pensant,
Sentir à penser me convie.


Seul le plus fort motif peut enfin prévaloir :
Fatalement conçu pendant qu’on délibère,
Fatalement vainqueur, c’est lui qui seul opère
La fatale option qu’on appelle un vouloir.

En somme, se résoudre aboutit à savoir
Quelle secrète chaîne on suivra la dernière ;
Toute l’indépendance expire à la lumière,
Puisqu’on saisit l’anneau sitôt qu’on l’a pu voir.

Tout ce qu’un être veut, son propre fond l’ordonne,
Mais l’ordre, irrésistible à son insu, lui donne
Le sentiment flatteur qu’il est sollicité.

Ainsi la liberté, vaine horreur de tutelle,
N’est que l’essence aimant le dernier joug né d’elle,
L’illusion du choix dans la nécessité.




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une voix.



Debout ! Debout ! ô Macchabées !
Ô Léonidas ! ô Brutus !
Ô Christ ! ô victimes tombées
Pour les droits ou pour les vertus !

Debout ! Grands saints et grands stoïques !
Et de toute votre hauteur
Laissez vos linceuls héroïques
Descendre sur cet imposteur !

Qu’il sente sur sa tête infâme
Leur poids grossir comme un remords !
Qu’il entende sourdre en son âme
L’anathème indigné des morts !

J’irai sans lui, d’un seul coup d’aile,
Droit au cœur de la Vérité.



le chercheur.



Sous l’anathème immérité
J’y rampe, explorateur fidèle.


Mais j’achève, déçu, sans avoir débarqué,
Cette exploration que nul vent ne seconde ;
Et mon espoir se brise et s’abîme sous l’onde,
Comme succombe un mât par la tempête arqué.

Si l’ordre universel dans l’atome est marqué,
Plus rien, pas même Dieu, n’est responsable au monde ;
Et j’erre, moi qui cherche, entraîné par ma sonde,
Dans l’orbite de l’astre où mon poids m’a parqué.

Si le vouloir, jouet d’une invincible amorce,
N’est plus qu’un vœu fatal complice de la force,
À quoi bon demander la Justice au Destin ?

L’égoïsme partout, qui se masque ou s’étale ;
Partout l’activité criminelle ou fatale !
De mon périple ingrat voilà donc le butin !




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une voix.



Que la Raison fait le jour triste !
Mais où finit son examen
Quelque chose de grand subsiste :
Le battement du cœur humain.

Si rien de noble ne demeure,
Quand on a criblé l’Univers,
D’où vient en moi le fou qui pleure
Sur des maux qu’il n’a pas soufferts.

Ce fou, plus grand que ma personne,
Des blessures d’autrui saignant,
Qui fait taire, quand je raisonne,
Ma raison même, en s’indignant ?

Ah, crois-moi ! son délire auguste,
C’est du Juge infini l’arrêt !



le chercheur.



L’équité, si l’arrêt est juste,
Même sans Dieu, le dicterait.


Les deux poids suspendus, que la barre oscillante
Berce avec symétrie autour d’un de ses points,
Ne s’alignent qu’après s’être fuis et rejoints :
La plus juste balance est aussi la plus lente ;

Mais quand elle a dicté sa sentence indolente,
Entre les deux plateaux, immobiles témoins,
L’équilibre, établi, ne l’est pas plus ou moins.
Il n’est pas d’équité qu’un droit meilleur supplante.

Un droit surnaturel est un dogme insensé !
Que par l’homme ou les Dieux le droit soit dispensé,
Entre toutes les mains la balance est unique.

La créature y peut juger le créateur ;
Et quiconque a senti l’ordre du monde inique,
S’il n’est pas un athée, est un blasphémateur.




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une voix.



Toi par qui, suprême inconnue,
Le grand problème se résout,
Qui que tu sois, cause de tout,
Où chaque essence est contenue !

Tu n’es pas nulle, car je suis,
Et n’ai d’être que par toi-même,
Et, rien qu’en sondant le problème,
Je t’atteste quand tu me fuis.

Et tu n’es pas imaginaire,
Toi, source unique du réel ;
Tu n’habites pas un vain ciel :
C’est toi qu’on craint dans le tonnerre,

C’est toi qu’on prie en tous les Dieux,
Seule forte et seule immortelle !



le chercheur.



Sa puissance éclate à tes yeux ;
Mais sa justice, où donc est-elle ?


J’écrase un moucheron sans peur d’être honni,
Exempté des soucis de la miséricorde,
Sans même que la bête innocente me morde,
Sans raison, par le droit du caprice impuni.

Mais l’homme, qui s’érige en roi dans l’infini,
N’a pas l’immunité du haut rang qu’il s’accorde.
Des pressoirs de la mort son propre sang déborde,
À quelque énorme soif incessamment fourni.

Qui sait ? Ne suis-je point insecte pour un autre ?
Pour l’habitant d’un monde où s’abîme le nôtre,
Géant dont l’œil baissé me semble être un ciel bleu ?

J’y songe, et si parfois sur le bord de ma table
Se pose un moucheron, le sentant respectable,
Je l’épargne pour croire à la bonté d’un Dieu.




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une voix.



Oui ; toi-même un géant t’épie ;
Mais il n’est pas capricieux :
Avant d’écraser un impie
Il le suit longuement des yeux.

N’abuse pas de son silence,
Car il pourrait bien se fâcher…
Je sens son poing qui se balance,
Comme un fardeau qu’on va lâcher.

Nul n’a prévu ce qu’il décide,
Son calme immuable est trompeur,
Et malgré son dédain placide
Ton impiété me fait peur !

Crois donc à la bonté suprême
Puisqu’en la défiant tu vis !



le chercheur.



Les doutes sont-ils des défis ?
Et l’angoisse est-elle un blasphème ?


Des vivants, qu’il fait naître et dont il n’a pas soin,
L’Économe éternel trompe la confiance :
Le besoin donne un droit, le droit une créance ;
Ils sont tous créanciers de l’auteur du besoin.

L’universelle faim, dont il est le témoin,
Réclame chaque jour une ample redevance ;
À lui seul incombait d’y pourvoir à l’avance,
D’apporter la pâture, ou d’y veiller de loin.

Si donc il est un Dieu, l’appétit constitue,
Dans chaque être apte à vivre et que le jeûne tue,
Un droit à s’assouvir, dont lui répond ce Dieu !

Mais partout je ne trouve, en l’absence du maître
Que d’impuissants pasteurs qui règnent en son lieu
Parasites sacrés du troupeau qu’ils font paître.




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une voix.



La bête, rampant sous le ciel,
N’a, dans l’orage ou l’éclaircie,
Rien qu’elle invoque ou remercie,
Nul recours providentiel ;

Mais l’homme au loin se cherche une aide
En de sublimes régions.
Seul être que l’azur obsède,
Il a seul des religions ;

Prolongeant le temps et l’espace,
Il craint, pour le crime impuni,
Qu’ailleurs l’Éternité n’amasse
Des colères dans l’infini.

Les cultes ont rendu moins frustes
L’âme et les mœurs de leurs croyants.



le chercheur.



Ils ont fait plus de mendiants
Et de meurtriers que de justes.


Par ses religions au meurtre convié,
L’homme, même en tuant, croit faire une œuvre pie :
De la gorge des bœufs, du sein d’Iphigénie,
Coulait jadis à flots le sang sacrifié ;

Et tout à l’heure encore un prêtre a confié
À ta lèvre, ô chrétien ! la victime infinie,
Et dans la lâche paix de la faute impunie
Tu savoures un Dieu pour toi crucifié !

Il faut pour ton salut qu’il souffre et qu’il expire,
Et qu’au trou de son flanc, comme un cruel vampire,
Ton péché sanguinaire aspire un paradis.

Quelle que soit la pourpre où le bonheur se vautre,
Tout vivant qui jouit en martyrise un autre :
C’est le destin pareil des saints et des maudits.




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une voix.



Pourquoi donc enfoncer les pointes
D’une ironie âpre et sans foi
Au cœur de ceux qui, les mains jointes,
Veulent prier même pour toi,

Qui pratiquent, fût-ce à grand’peine
Et par la seule peur du feu,
La charité, si surhumaine
Qu’elle suffit à prouver Dieu ?

Ah ! c’est grâce à la foi sincère,
Par un œil humblement baissé,
Que sur notre immense misère
Le premier baume fut versé.

Je vois une larme qui monte,
Au bord de tes cils affleurant…



le chercheur.



Je la laisse couler sans honte ;
Mais on y voit trouble en pleurant.