La Justice française en Algérie et les tribunaux indigènes

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La Justice française en Algérie et les tribunaux indigènes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 678-697).
LA
JUSTICE EN ALGERIE

LES TRIBUNAUX INDIGENES.

Au temps de nos conquêtes, nous avions pour principe, dès qu’un pays était annexé à la France, d’y promulguer aussitôt le code civil et l’article 7 de la loi du 30 ventôse an XII, qui édicte que, partout où le code civil devient applicable, les législations locales disparaissent. C’est ainsi qu’une même législation civile régissait les ressorts des cours impériales de Turin, de Bruxelles et de Lyon, que notre code s’introduisit en 1810 dans la Hollande, qui l’a gardé et même importé dans ses plus lointaines possessions, notamment parmi les populations musulmanes de Java. Cette substitution de la loi française au droit local pouvait en définitive être sans grand inconvénient rendue aussi absolue dans les états européens, parce qu’il existait déjà entre ces états et la France le lieu commun de la civilisation chrétienne ; mais il ne parut ni équitable ni politique d’appliquer rigoureusement des le début la même règle aux populations indigènes de l’Algérie, si différentes de nous par les idées et les mœurs. Tandis que les puissances étrangères, admettant volontiers, comme un principe de droit public international, que notre loi régnât sans partage aux lieux où flottait le drapeau tricolore, ne songeaient point à réclamer pour leurs nationaux établis en Algérie des conditions civiles différentes de celles dont ils jouissaient en France et acceptaient la suppression des justices consulaires, les institutions judiciaires des israélites et des musulmans furent donc maintenues. Chaque communauté conserva sa législation et ses tribunaux propres. La loi française dut seulement intervenir dans les contestations entre les indigènes et les Européens, et entre indigènes de nationalités différentes. Qu’elle fût cependant destinée à devenir la règle unique, nul de nos gouvernans n’eût pu le méconnaître qu’en abdiquant l’un des principaux attributs de la souveraineté. Ils ont en effet plusieurs fois témoigné par des actes qu’ils se préoccupaient de préparer ce résultat. Un de leurs moyens a consisté à restreindre progressivement la compétence des tribunaux indigènes, et quelquefois à les supprimer, pour en transférer les attributions à nos juges. Cependant leurs vues n’ont pas été constantes, et l’instabilité si souvent reprochée à la politique algérienne s’est manifestée jusque sur le terrain des institutions judiciaires. L’on ne peut se rendre compte des motifs qui empêchent encore le législateur de conférer à l’Algérie le bienfait de l’unité de juridiction, qu’en connaissant le rôle et les conditions de la justice indigène et française depuis les premiers jours de la conquête. C’est ce côté de la question algérienne que nous nous proposons d’étudier aujourd’hui.


I. — TRIBUNAUX ISRAELITES.

La capitulation d’Alger est l’acte fondamental qui a réservé aux indigènes « le libre exercice de leur culte, de leurs lois et de leurs coutumes. » Quoique conclue avec une autorité qui entendait uniquement stipuler pour les musulmans, nous tînmes à honneur d’en étendre le bénéfice à la population israélite, qui nous parut avoir un droit égal aux mêmes garanties. Les maîtres du sol avaient déjà, par une tradition venue sans doute des Romains, laissé aux Juifs pour leurs contestations entre eux des juges de leur race et de leur religion ; les cadis maures connaissaient seulement des litiges entre musulmans et israélites, et des poursuites criminelles dirigées contre tous les indigènes. Dans cette société juive organisée théocratiquement, et où les lois civiles et religieuses se confondaient, les fonctions judiciaires ne pouvaient naturellement appartenir qu’à des personnes investies déjà de celles du sacerdoce ; mais la juridiction des rabbins était purement arbitrale, non une institution fixe tenant son titre de l’autorité politique. Un de nos premiers soins fut de lui donner la consécration légale, et un arrêté du gouverneur-général du mois d’octobre 1830 la convertit en un tribunal régulier chargé de juger souverainement les causes entre israélites. Comme les Juifs n’avaient jamais disposé d’une force publique quelconque, la principale garantie d’exécution des jugemens des rabbins résidait par conséquent dans la piété et la bonne volonté des parties. Si l’autorité morale des rabbins s’était passée de secours matériels dans les conditions faites à la communauté juive en un temps et sous un régime où, simplement tolérée par le pouvoir, il lui eût été périlleux de ne pas observer la plus sévère discipline intérieure, il pouvait cesser d’en être de même sous notre domination plus bien veillante. En vue de donner une sanction efficace à l’arrêté de 1830, on mit donc les gendarmes maures à la disposition du président du tribunal rabbinique pour l’exécution des sentences ; mais cette milice, recrutée presque entièrement parmi les musulmans, n’obéissait pas sans répugnance à des ordres émanés d’autorités juives, et d’autre part la vénalité arabe offrait aux intéressés des facilités singulières pour se soustraire à l’effet des décisions rendues contre eux. Ce défaut de sanction ne disparut que du jour où ces sentences furent soumises à l’appel devant nos tribunaux. Ces condamnations qui n’avaient pas été volontairement exécutées devenant ainsi, lorsqu’elles étaient confirmées en appel, des actes de la justice française, celle-ci put en assurer l’exécution par les moyens ordinaires.

Il serait fastidieux d’énumérer la série des transformations que subit durant les premières années la juridiction rabbinique. Notons cependant l’ordonnance de 1834, qui leur enleva toute attribution pénale et restreignit leur compétence civile aux contestations relatives à la nullité ou à la validité des mariages et répudiations, c’est-à-dire à des matières dépendant essentiellement dans les idées juives des statuts religieux.

Si la conséquence de leur longue dispersion n’avait pas été d’éteindre chez les Juifs le sentiment et l’idée de nationalité, ils se seraient sans doute énergiquement rattachés à la dernière institution échappée au naufrage de leur autonomie ; ils l’eussent unanimement honorée de leurs respects, affermie par leur soumission volontaire. Ils contribuèrent au contraire à jeter le discrédit sur les tribunaux rabbiniques, tantôt par la désobéissance ouverte, tantôt en les opposant les uns aux autres, comme dans le curieux procès dont un israélite, appartenant à l’une des familles intéressées, m’a communiqué les pièces. Le mariage admis par les rabbins, et pour cette raison appelé rabbinique, ne comportait aucune solennité et n’était point accompagné de ces garanties de forme dont la loi française entoure sous peine de nullité l’union conjugale : la célébration par le magistrat compétent, la publicité de l’acte, etc. Le mariage rabbinique résultait de la simple déclaration de leur volonté de s’épouser faite par les conjoints en présence de deux témoins. Salomon et Rachel appelaient leurs voisins Éphraïm et Mardochée » ils leur disaient : « Soyez témoins que nous nous unissons en mariage. » Le lien nuptial était formé. Les israélites riches faisaient d’ordinaire bénir leur mariage par le rabbin, la célébration en était aussi chez eux précédée de la cérémonie des fiançailles et suivie quelquefois de fastueuses noces ; mais les gens d’humble condition qui ne pouvaient faire la dépense d’une noce et ceux qui voulait, éviter tout éclat se conformaient à ces simples usages. — Un israélite d’Alger, muni de l’attestation qu’il avait contracté un tel mariage à Oran avec la veuve d’un de ses coreligionnaires, enjoignait, à cette prétendue ou véritable épouse de venir habiter le domicile conjugal. Celle-ci résistait à la sommation, alléguant que la pièce était mensongère et que le mariage n’existait pas. Tandis que le demandeur portait le litige devant le tribunal israélite d’Alger, qui était celui de la résidence des parties, la défenderesse faisait aussi juger la cause par la juridiction rabbinique d’Oran. Les rabbins d’Oran donnèrent raison à la femme, ceux d’Alger à son adversaire. — Chaque juridiction, régulièrement saisie selon les idées juridiques juives, avait prononcé en dernier ressort. La femme demeura dans son domicile, qu’elle n’avait point quitté ; cependant la plupart de ses coreligionnaires ne cessèrent de la regarder comme légitimement mariée, et plus tard elle ne put trouver un époux parmi eux qu’après avoir adhéré au jugement prononcé contre elle et obtenu le divorce. Ce fait, qui se place vers 1839, n’est sans doute pas le seul du même genre qu’on puisse relever. De pareils résultats accusaient l’impuissance, partant l’inutilité des tribunaux rabbiniques. Le principe même de leur institution interdisait à ces tribunaux de posséder les moyens matériels et directs de se faire obéir, les décisions d’une juridiction religieuse ne devant en effet être obligatoires que dans le for intérieur. Il ne restait donc qu’à supprimer une institution qui n’était point viable. En prenant cette résolution, le gouvernement répondit aux vœux de la partie éclairée de la population juive elle-même.

Deux ordonnances royales des 28 février 1841 et 26 septembre 1842 opérèrent cette réforme, en retirant tout pouvoir judiciaire aux rabbins et en rendant les israélites exclusivement justiciables de nos tribunaux. La délégation de ces attributions nouvelles à la justice française imposait à celle-ci la charge d’appliquer la loi hébraïque, qu’elle ignorait, et qui, n’étant pas codifiée, ne présentait que des dispositions éparses dans les gloses rabbiniques. Pour aider nos juges dans cette tâche délicate, on édicta qu’un conseil de rabbins serait appelé à fournir un avis écrit sur toutes les questions intéressant la foi religieuse, comme les mariages, divorces, successions, etc. Ces dispositions relatives à l’état des personnes étaient les seules qui offrissent quelque fixité ; quant aux règles des conventions civiles, l’incertitude où les variations des doctrines, judaïques jetaient notre magistrature l’obligeait dans le plus grand nombre de cas à recourir, pour la solution des difficultés, aux principes du droit français accommodés aux circonstances. On statuait donc surtout en équité et selon l’utilité, ex œquo et bono, dans ces matières ; il se formait ainsi, par une méthode analogue à celle d’où était sortie dans les colonies romaines l’édit du préteur, une jurisprudence favorable à l’assimilation comme le droit prétorien l’avait été à l’unité de l’empire. Une loi du 16 juin 1851 la sanctionna par un ensemble de dispositions desquelles il résultait que les exceptions établies en faveur des juifs relativement aux droits de famille continuaient seules de subsister. Le sénatus-consulte de 1865 remit ensuite tout en question. Nous avons montré ici même[1] quelles confusions il amena dans le domaine juridique, en plaçant les juifs dans une condition légale pleine d’anomalies. Le seul remède était de rattacher cette catégorie au droit commun. C’est ce qu’a fait le gouvernement de la défense nationale, en lui accordant par le décret du 24 octobre 1870 le bienfait de la naturalisation. Tel est l’ensemble des causes et des faits qui ont substitué par une progression régulière la justice française à celle des rabbins, et notre loi aux antiques prescriptions du mosaïsme.


II. — TRIBUNAUX MUSULMANS.

La population juive, privée d’autonomie, ne formant qu’une faible et inoffensive minorité, doublement préparée d’ailleurs à subir les exigences du vainqueur, parce, qu’elle voyait en nous des libérateurs, et en vertu du précepte hiérosolymite de la soumission aux autorités temporelles : suis la loi du royaume que tu habites, si on te l’impose… elle devient la loi de Dieu, pouvait être sans peine ramenée à l’unité française ; mais le problème de l’assimilation des indigènes musulmans a toujours troublé et divisé ceux qui l’envisageaient. Les uns le tiennent pour insoluble, d’autres, sans en méconnaître les difficultés, ne désespèrent point d’un résultat favorable. Ceux-ci peuvent différer sur les moyens pratiques d’atteindre un même but ; chez ceux-là, tous ne s’entendent pas sur le but. Deux opinions diamétralement opposées se sont formées : celle de l’élimination des indigènes et la doctrine du parallélisme. Les idées barbares de l’élimination n’ont rencontré que peu de partisans. Dans le système du parallélisme, auquel s’était arrêtée en dernier lieu la politique impériale, l’on partageait le territoire en deux zones, l’une destinée à la colonisation, l’autre réservée à l’indigénat, autrement dite le royaume arabe. La justice étant un des principaux élémens de toute organisation sociale et l’auxiliaire indispensable du pouvoir, il fallait à chaque changement de régime mettre les institutions judiciaires en harmonie avec l’esprit général du nouveau système ; elles ont donc subi les fluctuations de la politique algérienne, qui alternativement inclinait vers les théories inverses de l’assimilation et du parallélisme.

Dans cette société, la loi civile se présente enveloppée de formules qui semblent lui attribuer une institution divine et la ramener à un statut religieux. C’est ce qui a fait croire aux uns que le droit musulman tenait tout entier dans le Koran, et nier par d’autres l’existence même de ce droit si compliqué pourtant que, selon l’un des plus célèbres docteurs de l’islam, Ibn-Khaldoun, la vie d’un bomme suffirait à peine pour épuiser l’enseignement d’une seule école. Un autre commentateur plus ancien, Hanbal, qui fonda au IXe siècle une secte fameuse, a dit : « La carrière de l’idjtihad (interprétation) sera ouverte aussi longtemps que durera l’islamisme, » Mais ces divergences si multipliées ne portent en somme que sur des points secondaires, et témoignent plutôt de l’esprit ingénieux, et subtil des glossateurs qu’elles n’atteignent les principes fondamentaux de la législation musulmane. Celle-ci offre un ensemble de dispositions savantes, coordonnées, logiques, constituant une vaste doctrine. Elle ne repose malheureusement que sur des traditions sans date précise pour la plupart, et ne revêt aucune des formes législatives auxquelles nous sommes accoutumés : code, édit, décret, etc. On n’en tire même pas aisément les règles des livres qui les contiennent. C’est ainsi que le classique Précis de juris, prudence de Sidi Khélil, suivi en Algérie et dans tous les pays attachés au rite malékite, offre la plus grande incohérence de rédaction par le défaut absolu de méthode, des répétitions fastidieuses, et un indigeste mélange des maximes de la morale et des principes du droit.

La loi civile musulmane a été accommodée au Koran, mais elle n’en dérive pas directement, et l’étude attentive des textes démontre au contraire qu’il faut en chercher les origines non en Orient, mais en Occident, — à Rome, non à la Mecque. L’on sait comment le droit romain avait pris possession du littoral méditerranéen. Dans les pays où les invasions barbares n’imposèrent point leurs lois par la force, non-seulement ce droit se maintint chez les populations subjuguées, mais comme il était celui de la majorité des habitans et des sociétés avec lesquelles ils avaient le plus de relations, les vainqueurs l’adoptèrent à la longue. C’est ce qui arriva pour l’Italie et la Gaule. Il périt au contraire en Espagne sous les proscriptions dont le poursuivirent les rois wisigoths, qui ne permettaient pas d’en citer les textes en justice, comme nous le voyons dans la loi de ce peuple[2]. Les Vandales, qui occupèrent plus de cent ans le nord de l’Afrique, ne changèrent rien à la législation locale. Lorsque ces contrées, après un autre siècle de retour sous la domination gréco-romaine, tombèrent aux mains des Arabes, ceux-ci se substituèrent de même simplement au pouvoir politique et admistratif des empereurs de Constantinople. Leurs tribus ne possédaient point un corps de lois civiles écrites ; grâce à cette circonstance, les indigènes conservèrent celles qui les régissaient depuis huit siècles, et elles finirent, comme en Gaule et en Italie, par passer dans le droit du vainqueur. En s’y incorporant, elles perdirent le nom de Rome et la dignité législative. Elles ne pouvaient qu’à ce prix triompher du fanatisme destructeur des musulmans. Ce n’était pas de conquérans poussés par l’ardeur du prosélytisme religieux plutôt que par le besoin d’agrandissemens territoriaux qu’il fallait attendre le respect de la législation des vaincus. Aussi le règne légal du droit romain dut-il prendre fin en Afrique avec l’empire lui-même, et, comme il n’y avait rien à mettre à la place, la tradition en survécut dans la race conquise ; tout le monde s’y rangea ensuite par une nécessité dont il est facile de se rendre compte. Les Arabes venant de contrées où florissait la vie pastorale dans des pays de culture durent naturellement se soumettre aux conditions économiques de leur nouvelle résidence. Les coutumes locales devinrent en conséquence le fond du droit musulman. Ce droit se forma de ces dispositions de source romaine, d’usages importés d’Orient, de maximes koraniques et de règles de statut féodal, qui y furent introduites à la suite de la concession en fief du nord de l’Afrique aux Aghlabites par Haroun-al-Raschild, le fondateur de la féodalité arabe en Algérie, où ce régime subsiste encore partiellement dans les tribus. La conception sémitique de la loi comme expression de la volonté divine révélée par une manifestation théophanique (directe comme au Sinaï ou médiate par l’intermédiaire de l’ange Gabriel) imprima au droit musulman un caractère religieux, — d’où l’erreur vulgaire qui fait découler la loi civile du Koran, tandis qu’en réalité le livre sacré de l’islamisme contient seulement un petit nombre de règles relatives au droit civil, et que l’on ne peut même appliquer sans le secours de l’interprétation[3]. Cette distinction si importante n’a pas échappé aux jurisconsultes musulmans, et Mouradja d’Ohsson, dans son Tableau de l’empire ottoman, constate que les écoles turques de son temps enseignaient une quadruple division, savoir : 1° le Koran, code religieux, ensemble des lois divines ; 2° les Hadiss ou Sunneth, lois prophétiques, paroles, conseils, prescriptions orales de Mahomet transmises par la tradition ; 3° l’Idjma-y-unmeth, recueil des lois apostoliques, c’est-à-dire explications, gloses, décisions légales des apôtres et principaux disciples du prophète ; 4° le Kiyas ou Mâkoul, recueil de décisions des imans, interprétatives des Hadiss et du Koran. « Les deux premiers livres, ajoute-t-il, sont appelés Kat’iyé, ce qui veut dire fondamentaux, primitifs, renfermant les principes de la loi et de la doctrine mahométanes ; les deux derniers Idjthi hadiyé, ou livres secondaires explicatifs. » En Algérie, une division en trois parties a prévalu avec des mots un peu modifiés. Les cadis distinguent le Koran, la Sonna, comprenant les enseignemens émanés du prophète et recueillis par ses disciples ou leurs élèves, qui constitue la loi traditionnelle des Arabes, et ils désignent sous le nom d’Hadits la jurisprudence complémentaire des imans, personnages chargés, comme on sait, de professer le dogme et la législation.

L’on voit par ce qui précède que, si les jurisconsultes musulmans, comme ceux de l’antiquité, séparent le droit civil de la loi religieuse, la conscience populaire n’aperçoit pas clairement la ligne de démarcation entre les deux statuts. Il en résulte que, par suite de l’étroite relation existant partout entre la loi et l’autorité investie. du pouvoir de l’appliquer, les institutions judiciaires doivent être envisagées avec des dispositions d’esprit analogues. Dans les idées musulmanes, toute justice émane de Dieu ; aussi appartient-elle en dernier ressort au représentant terrestre de la divinité, le sultan (et par délégation le pacha ou le bey), et le Koran prescrit-il à celui-ci d’ouvrir chaque jour quelques heures son hakouma (maison de justice) aux personnes qui s’adressent à son équité.

Le magistrat spécial chargé de rendre la justice est le cadi, dont le tribunal constitue l’unique degré de juridiction connu chez les musulmans. A côté du cadi et pour l’assister dans l’exercice de ses fonctions, qui sont multiples, car elles comprennent des attributions extra-judiciaires, siègent deux fonctionnaires appelés l’adel et le bach-adel ; ils remplissent auprès de lui l’office de greffiers, le suppléent au besoin, mais ne lui servent jamais d’assesseurs. Dans tous les cas, le juge ou son suppléant est seul à statuer.

Pour tempérer l’insuffisance de garanties inséparable de l’institution d’un juge unique, on avait imaginé un mode de recours singulier, qui consistait à en appeler de la sentence du cadi au cadi lui-même mieux informé. Dans ce cas, le magistrat dont on critiquait la décision réunissait un conseil appelé medjelès, composé d’un cadi du rite opposé au sien (hanéfîte[4] quand il était lui-même malékite et réciproquement), de plusieurs imans et tolba (savans), dont il demandait l’avis. Il statuait ensuite à nouveau sans être obligé de se conformer à l’opinion émise par eux. Après cette épreuve, il ne restait plus à la partie qui avait succombé d’autre ressource que de porter ses doléances au souverain. Telle était la légalité ; mais en fait, les choses ne se passaient pas toujours aussi simplement, et l’imperfection de la procédure musulmane permettait d’éterniser certains procès. « Lorsqu’on n’avait point formé ce recours toujours difficile à introduire, on pouvait. sous le plus vain prétexte recommencer la même contestation devant un autre cadi, et le litige n’avait de terme que celui de la patience du plaideur le moins obstiné ou le plus pauvre. » Ainsi s’exprimait en 1859, dans un rapport à l’empereur, M. le ministre Chasseloup-Laubat, et il signalait les habitudes vénales des cadis. Toutes les personnes qui ont habité les pays musulmans en témoignent également ; mais le mal ne se manifeste nulle part avec plus d’intensité qu’en Algérie, où des troubles permanens ont concouru à le développer.

Au dire des Arabes, les plus indignes trafics se passeraient à l’audience même, au moyen d’un débat muet, mais où une mimique expressive suppléerait avantageusement les explications verbales. Un plaideur, en exposant son affaire, lève l’index à la hauteur du visage, en tenant les autres doigts fermés ; cela signifie qu’il offre un douro (5 francs) au juge. L’adversaire présente à son tour, dans un geste analogue, l’index et le pouce ; celui-ci donnera 2 douros, et ainsi de suite. — Ce n’est pas que l’autorité n’exerce une surveillance vigilante et sévère. Elle a sévi contre les magistrats prévaricateurs par des destitutions, des poursuites judiciaires, quelquefois plus arbitrairement, en leur imposant des restitutions forcées. Un ancien interprète de l’armée me racontait comment l’un d’eux fut pris sur le fait et aussitôt puni. Le chef du bureau arabe avait reçu contre ce magistrat des plaintes nombreuses. Il chercha à s’édifier par lui-même, et à cet effet il se rendit un jour d’audience dans la localité où siégeait le cadi. Avant de se montrer, il envoya à la malakma (prétoire du magistrat indigène) un sous-officier très intelligent, qui avait l’air d’y venir en simple curieux et n’excita aucune méfiance. L’émissaire du bureau arabe remarqua bientôt que les justiciables prisaient sans façon dans la tabatière du juge, qui la leur faisait passer lui-même avec beaucoup de complaisance, et la laissait quelques instans entre leurs mains. Soupçonnant un frauduleux manège, il la saisit adroitement au retour, et la laissa tomber aussitôt comme par mégarde ; il s’en échappa deux pièces d’or. Le magistrat concussionnaire était un vieillard riche et avare. L’officier français imagina de le punir plus sensiblement que ne l’eût fait peut-être une condamnation. Il ordonna d’apporter sur-le-champ le trésor du cadi, et le distribuant à poignées aux pauvres de la tribu rassemblées : « Cet homme, dit-il, se trouve trop âgé pour garder ses fonctions ; mais il veut, en les quittant, vous laisser un bon souvenir de sa générosité. » Un autre jour, on amenait devant le juge d’instruction un cadi inculpé de s’être laissé corrompre par ses justiciables. Une ordonnance de non-lieu étant intervenue en sa faveur, il courut, sitôt mis en liberté, offrir au magistrat français une somme d’argent, que celui-ci ne put le forcer de reprendre qu’en le menaçant d’une poursuite nouvelle.

Il y a dans les tribus une légende classique. Jésus rencontre dans la campagne Chitann (Satan) conduisant un âne lourdement chargé. — D’où viens-tu en cet équipage ? demande le Seigneur. — De la ville, où j’ai vendu aux femmes des malices et des ruses. — T’ont-elles bien payé ? — Si bien que ma bête plie sous le faix. — Et que comptes-tu faire de tout cet argent ? — J’ai un procès, je l’apporte au cadi.

Un jour, j’ai vu un Arabe frapper un de ses coreligionnaires, qui dans une discussion l’appelait bou-kebbach (l’homme aux moutons), Cet homme aux moutons était un ancien cadi qui recevait, paraît-il, du bétail au lieu d’espèces monnayées. On lui attribuait un troupeau de 400 têtes de cette provenance, et même, ajoutait la tradition, quand il ne pouvait avoir l’animal tout entier, il en voulait au moins un quartier pour faire bouillir son pot.

J’ai connu une soixantaine de membres de la judicature musulmane, et pas un dont personne ne se plaignît. M. Alexis Lambert, rapporteur du budget de l’Algérie pour 1877, constate dans ce document qu’en cinq années un procureur général d’Alger en a fait destituer cinq cent-quarante-huit, Malgré ces abus, les Arabes n’en persistent pas moins à s’adresser à la juste indigène de préférence à la nôtre, qui leur est également ouverte au moyen de la comparution volontaire devant le juge de paix. En vue de les amener à d’autres habitudes, l’on a quelquefois demandé que ce magistrat, saisi seulement par l’accord de toutes les parties, pût l’être par le choix d’une seule ; mais ce serait méconnaître un principe tutélaire de notre propre droit, et les indigènes, obligés de subir contre leur gré cette juridiction, pourraient se plaindre d’une mesure qui les priverait des garanties offertes au point de vue de la connaissance des lois musulmanes par leurs juges naturels.

Des pétitions indigènes ont été parfois faites en vue de la suppression des mahakmas. il ne faut pas s’exagérer la portée de ce vœu émané d’individualités isolées. Une telle réforme ne saurait être populaire, parce qu’elle jetterait un trouble profond dans la société musulmane, où le cadi remplit des charges très diverses, réparties chez nous entre la magistrature, les officiers ministériels et des personnes privées » Ainsi il reçoit comme nos juges de paix les actes de notoriété, à titre de notaire les contrats de mariages et toutes conventions civiles, les dépôts de valeurs, et il exerce la tutelle des orphelins et la curatelle aux successions vacantes. Il remplit aussi une autre curatelle appelée de la bina (entrée de la femme au domicile conjugal), qui s’applique à des filles mariées avant leur nubilité : il décide du moment où elles pourront être livrées à l’époux.

Les tribunaux musulmans furent d’abord, en exécution de nos engagemens de 1830, maintenus dans la plénitude de leurs attributions ; nous nous bornâmes à faire à leur égard acte de souveraineté en leur conférant l’investiture qu’ils tenaient auparavant de l’autorité politique turque. Mais il y a une juridiction dont l’unité s’impose nécessairement, celle qui est instituée pour sanctionner ces lois de police et de sûreté également obligatoires dans un état pour les nationaux et les étrangers. Après avoir commencé (1832) par rendre les sentences pénales des cadis passibles d’appel devant nos magistrats, on enleva (1841) aux tribunaux indigènes la connaissance des infractions de droit commun, pour ne leur laisser que celle des faits punissables dans la loi musulmane, mais ne constituant dans la nôtre ni crime, ni délit, ni contravention, c’est-à-dire des fautes contre la discipline religieuse. Cette vague formule les laissant toutefois en possession d’un pouvoir homicide, dont on avait voulu les désarmer, il leur fut expressément interdit (1843) d’appliquer en aucun cas la peine de mort[5]. La réforme s’était parallèlement étendue aux matières civiles, pour lesquelles l’ordonnance royale du 27 avril 1841 posa le principe de l’appel devant la juridiction française.

La justice française envahissait donc graduellement le domaine de la justice musulmane. C’était la tradition de notre politique de conquêtes tendant à fondre dans l’unité nationale les populations vaincues. La monarchie de juillet s’en inspira constamment. La république de 1848 n’y fut pas également fidèle. Ce gouvernement ne comprit l’assimilation que comme la fin du régime exceptionnel imposé aux habitans européens et Israélites de la colonie, et leur retour au droit commun. Tandis qu’il les y ramenait par un ensemble de mesures dont aucune ne lui survécut, il s’appliqua à faire à l’indigénat une condition spéciale.

L’empire inaugura en Algérie une politique d’utopies et de contradictions, dont l’idéologie napoléonienne a sans doute la principale responsabilité. Le principe des nationalités surgit dans l’imagination du chef de l’état, et le royaume arabe en devint la formule algérienne et le premier essai. Le décret du 1er octobre 1854, qui consacrait dans le domaine judiciaire cette évolution rétrograde, rendit les tribunaux musulmans indépendans des nôtres, en transférant la juridiction d’appel aux medjelès, passés ainsi de simples conseils consultatifs à la dignité de cour impériale. C’était donner à l’arbitraire et à la corruption des encouragemens officiels. « Les juges musulmans, que ne contenait plus, dit M. le premier président de Ménerville, la crainte des censures juridiques de la cour française, se crurent omnipotens[6]. » Sur la plainte des tribus pressurées, les cours d’assises flétrirent les plus coupables, et si à l’égard des autres on se contenta de la révocation, « c’est que, selon l’exposé des motifs du décret du 31 décembre 1859, l’on aurait sans profit pour les justiciables achevé de déconsidérer une institution à laquelle les Arabes étaient encore forcés d’avoir recours. »

Ces scandales et ceux que fit simultanément éclater le procès Doineau causèrent de cruels mécomptes au chef de l’état. La pensée d’exercer sur les affaires algériennes une action plus efficace, en en centralisant les services à Paris dans un ministère spécial, le détermina à modifier le régime du pays. C’est alors que fut créé le ministère de l’Algérie et des colonies, dont on fit titulaire le prince Napoléon. Le prince débuta, comme on sait, par la suppression du gouvernement général, et il se montra si actif et si hardi novateur que l’empereur déconcerté le rappelait au bout d’un an. Durant son court passage aux affaires, il avait élaboré un projet de réorganisation de la justice musulmane, que son successeur reprit, amenda et eut l’honneur d’inaugurer.

La nouvelle législation (31 décembre 1859), qui est en quelque sorte le testament du ministère de l’Algérie, revenait aux principes suivis avant 1854 et offrait un système judiciaire complet et homogène. Les attributions des cadis au double point de vue des matières et de la compétence territoriale, la procédure musulmane, les juridictions et les délais d’appel, enfin toutes les attestions de fond et de forme y étaient également réglées. On institua 262 cadis : 37 pour le territoire civil, 225 pour le territoire militaire[7]. Les premiers furent mis sous la direction et la surveillance exclusive des chefs de la cour ; pour les autres, ces magistrats partagèrent leur prérogative avec les généraux commandant les divisions. Le ministre de l’Algérie nommait lui-même aux charges de la magistrature musulmane. Une fois pourvus de leur commission, les cadis et les adels prêtaient devant la justice française le serment politique et professionnel suivant la formule même imposée aux magistrats français. On leur délivrait ensuite, pour l’inscription des jugemens, la tenue des actes divers et de la comptabilité, un registre divisé en à autant de compartimens qu’il y avait de natures d’actes à insérer, et on leur remettait Un cachet d’argent sur lequel étaient gravés en caractères arabes le nom du cadi et le numéro de sa circonscription. L’investiture se fait toujours par la prestation du serment et par la remise de ce cachet, dont l’empreinte doit obligatoirement figurer au bas des actes, à côté des signatures de la mahakma. Ceux de ces magistrats qui appartiennent à des tribus ont de tout temps, en vue de la commodité des justiciables, adopté pour la tenue de leurs audiences les matches, qui sont le lieu de réunion habituel et affectionné des Arabes. La mahakma y est installée quelquefois dans une maison, ordinairement sous un gourbi ou une tente. Ces marchés, qui réunissent le forum et la foire, se trouvent quelquefois compris dans la circonscription d’un cadi citadin, Celui-ci donne alors une audience en ville et une audience foraine, comme par exemple le cadi de la quatrième circonscription de la province d’Alger, qui siège alternativement à Milianah et au Souk-el-Khemis (marché du cinquième jour ou jeudi, les Arabes faisant partir la Semaine du dimanche), près d’Affreville. L’on voit quelquefois deux mahakmas établies côte à côte sur un même champ de foire » Je me rappelle deux cadis qui, pour n’être pas confondus par leurs justiciables respectifs, avaient attaché au bout d’un bâton planté en terre devant leurs tentes une pancarte manuscrite.

Il n’existe pas en justice musulmane de jugemens par défaut. Lorsqu’une partie ne se présentait point et n’avait pas constitué de mandataire, Une sorte d’agens d’affaires appelés oukils prenaient fait et cause en son lieu, et se chargeaient de l’informer ultérieurement du résultat. Les oukils de profession étaient les premier, venus agréés par le cadi) ils étaient souvent non-seulement étrangers à la science du droit, mais totalement illettrés. On régularisa cette institution en fixant le nombre des membres, en les soumettant comme les officiers ministériels français à la nomination du ministre, et en leur imposant des tarifs d’honoraires.

Après avoir réglé la procédure devant la mahakma, le décret de 1859 établit deux juridictions d’appel jugeant souverainement : le tribunal de première instance pour les actions personnelles et mobilières jusqu’à 1,500 francs de principal, et pour les actions immobilières jusqu’à 150 francs de revenu[8], la cour d’Alger pour tous les litiges portant sur des valeurs supérieures et pour les questions. d’état, et il adjoignit à ces juridictions des assesseurs musulmans avec voix consultative.

M. de Chasseloup-Laubat occupa tout aussi peu de temps que son devancier le ministère de l’Algérie, et il n’eut point de successeur. Une évolution nouvelle s’était opérée dans l’esprit du souverain, qui supprima ce ministère et rétablit le gouvernement général, confié aussitôt au maréchal Pélissier (novembre 1860). L’empereur était très tenace dans ses conceptions, qui avaient l’adhésion convaincue du ministre de la guerre, le maréchal Randon, esprit également systématique et obstiné. Ils s’accordaient pour retourner à la théorie, précédemment abandonnée à regret, du royaume arabe. L’on démontrerait facilement que le décret sur le cantonnement des indigènes, le sénatus-consulte du 22 avril 1863 sur la propriété arabe, celui de 1865 dans les dispositions relatives à la naturalisation des musulmans, n’avaient pas en réalité un autre objectif. Le décret encore en vigueur du 31 décembre 1866 portant réorganisation de la justice musulmane devait concourir au même résultat.

Ces dispositions n’étaient point un mystère pour les indigènes, qui en conçurent des prétentions démesurées et donnèrent pour mandat aux coreligionnaires notables admis à présenter leurs vœux devant une haute commission réunie à Alger en vue de préparer la législation nouvelle, de demander des tribunaux souverains exclusivement formés de membres musulmans, c’est-à-dire d’être replacés sous le régime de 1854. Les commissaires français, parmi lesquels figuraient les deux chefs du ressort, combattirent et firent échouer ces exorbitantes exigences. Il s’agissait cependant de trouver une combinaison qui se conciliât avec la volonté arrêtée du chef de l’état.

On imagina à cet effet de donner la voix délibérative aux assesseurs musulmans de la cour et des tribunaux, et d’instituer un conseil consultatif supérieur entièrement composé de membres indigènes, qui serait en quelque sorte l’oracle de la loi musulmane, dont il aurait pour mission d’éclaircir les obscurités et de maintenir intègre la tradition. Les magistrats français n’étaient tenus de recourir à ses lumières qu’en cas de difficulté dans les questions d’état et de statut religieux, mais ils devaient obligatoirement alors en suivre l’avis. Lorsque, appelé à émettre une opinion sur la fixation, si capitale en droit musulman, de la durée de la grossesse, il décidait, conformément aux commentaires de Sidi-Khalil, Ibn-Aaroun, Ibn-el-Khassem et autres interprètes autorisés du Coran, qu’un enfant peut dormir quatre ans dans le sein maternel, notre magistrature n’avait qu’à consacrer ce préjugé. Il était dans la destinée de cette étrange institution que les services même qu’elle rendrait fourniraient le prétexte pour la supprimer. Ces services ne pouvant en effet résulter que de l’adoption d’une jurisprudence en harmonie avec nos idées juridiques, le conseil devenait dans ce cas une superfétation, comme dans le cas contraire un obstacle. Il a mieux aimé se rendre inutile qu’embarrassant. Il a notamment abdiqué sur cette question de la gestation de la femme, en finissant par la fixer entre six et neuf mois. Cette décision, qui scandalisa fort les orthodoxes, témoignait du progrès de nos idées parmi les membres éclairés de l’indigénat, et par suite de l’inanité d’une institution destinée à servir de barrière contre ces idées, dont la propagande est d’ailleurs favorisée aujourd’hui par une politique contraire aux théories séparatives de 1866. C’est ce que la députation et la presse algériennes représentèrent avec une insistance qui a fini par obtenir gain de cause. Après un fonctionnement de neuf années, durant lesquelles il ne fut guère consulté qu’une dizaine de fois, ce conseil, qui plaçait notre magistrature dans une condition anormale d’infériorité, a été supprimé par un décret présidentiel du 11 novembre 1875.

La commission d’Alger, pénétrée des véritables intérêts de l’indigénat, y satisfit d’autre part par un ensemble de mesures dont il suffira d’indiquer les principales pour en faire apprécier les avantages. Elle investit les tribunaux d’Oran et de Constantine, pour les habitans musulmans des provinces de l’ouest et de l’est, des attributions uniquement dévolues jusque-là à la cour d’Alger ; elle organisa une procédure simple, rapide et économique ; elle donna aux juges de paix, dans les limites de la compétence du cadi et à la charge de se conformer à la loi musulmane, juridiction sur les indigènes qui se présenteraient volontairement à leur prétoire ; enfin elle soumit à un examen les candidats aux fonctions de la justice musulmane, dont on n’exigeait auparavant aucune garantie de capacité. Pour faciliter à ceux-ci les études nécessaires, l’administration s’occupa de son côté de relever en Algérie l’enseignement des medersas, écoles de droit musulman, dont la plus célèbre qui était située hors du territoire, à Tunis, faisait délaisser, malgré l’éloignement, celles d’Alger, de Constantine et de Tlemcen, redevenues aujourd’hui florissantes, grâce à une impulsion habile et soutenue. Telles sont les diverses phases de l’organisation judiciaire chez les Arabes depuis la conquête jusqu’à ce jour.


III

Lorsqu’on passe de leurs tribus dans le territoire kabyle, on est frappé du contraste des institutions et des mœurs. Ce phénomène ne s’explique pas uniquement par la différence d’origine et l’antipathie native des races ; il est du en grande partie à l’influence de l’habitat : la configuration et la nature du sol de la Kabylie le rendent, comme on sait, très favorable à la défense et absolument impropre à la culture extensive et à la vie pastorale des Arabes. La conquête leur en était donc aussi malaisée que la possession peu utile. Les descendans de là race vaincue purent par suite y conserver leur indépendance ; mais, enclavés de toutes parts, sauf du côté de la mer, par le territoire ennemi et obligés de lui demander des denrées de première nécessité qu’ils ne produisaient point eux-mêmes, ils durent faire des sacrifices pour vivre en paix avec leurs voisins. La religion, qui divise si souvent les hommes, les met ici d’accord, l’indifférence des vaincus secondant le fanatisme des vainqueurs. C’est une question de savoir si les Berbères ont reçu l’Évangile. En tout cas, ils n’avaient jamais témoigné une ferveur chrétienne assez grande pour se montrer bien réfractaires à la propagande de la foi nouvelle. Si l’islamisme est la forme religieuse qui compte aujourd’hui les plus nombreux adhérens, il le doit principalement à la souveraine simplicité des dogmes et à la commodité des pratiques du culte. Là en effet un enseignement à la portée des plus humbles intelligences, point de mystères, nul appareil extérieur, ni cérémonies publiques, ni liturgie, ni même de clergé. Il y a dans l’islamisme des saints appelés marabouts (cette qualité est même héréditaire dans les familles, mais point de prêtres ; les muphtis, imans, ulémas, etc., si improprement désignées dans notre langage comme ministres du culte, ne sont que des docteurs en théologie, des casuistes, dont le rôle se borne à un enseignement scolastique. Toutes les pratiques religieuses consistent en quelques prescriptions dont l’observance est entièrement abandonnée à la piété des fidèles, et qu’il y a plus de mérite à accomplir dans la solitude qu’en public, où l’on peut y mettre de l’ostentation. Les Berbères se convertirent donc au Koran, mais sans abdiquer l’esprit républicain. La démocratie resta le gouvernement de leur choix. Le pouvoir judiciaire fut exercé chez eux non par un magistrat spécial, mais par la djemâa, qui réunissait tous les attributs de la souveraineté. Après la conquête de 1857, toute la contrée ayant été soumise au régime militaire, on enleva aux djemâas la juridiction répressive pour ne leur laisser de compétence qu’au civil, et on appliqua les institutions de la justice criminelle des territoires militaires, c’est-à-dire le conseil de guerre et la commission disciplinaire, tribunal inférieur siégeant au chef-lieu de la subdivision, et qui est en quelque sorte aux conseils de guerre comme la police correctionnelle à la cour d’assises.

La fréquence de rapports issus de la nécessité des échanges avait amené entre les Kabyles et les Arabes des tribus voisines ce phénomène de sociabilité qui se remarque dans tous les pays limitrophes dont les relations sont le plus ordinairement paisibles. Les deux populations avaient réciproquement débordé sur l’un et l’autre territoire. Il se trouvait ainsi en pays kabyle des tribus arabes, et elles y avaient conservé leur autonomie. Elles suivaient leurs lois particulières et avaient leurs magistrats propres. Cette situation ne présentait aucun inconvénient tant qu’il ne s’agissait que des rapports mutuels des membres d’une même communauté ou de communautés distinctes, mais régies par un même statut. Quand il s’élevait au contraire des contestations entre Arabes, et Kabyles, le règlement en offrait parfois des difficultés en l’absence de conventions intersociales écrites. La coutume était de se soumettre à la législation et au juge soit du lieu où l’on avait contracté, soit de celui où l’on se trouvait ; mais les parties ne s’entendaient pas toujours à cet égard, et il en résultait alors des luttes sanglantes. L’autorité française demeura longtemps sans songer à intervenir dans ce conflit de législations et de juridictions entre les Kanouns et la Sonna, la djemâa et la mahakma, qui ne se produisait qu’exceptionnellement. Mais après l’insurrection de 1871 le pays se trouva en proie à une désorganisation dont on jugea opportun de profiter pour y introduire diverses réformes.

Une des plus importantes fut la suppression de la djemâa comme tribunal indigène, et son remplacement par la justice de paix et notre juridiction de première instance. Cinq justices de paix et les tribunaux civils de Bougie et de Tizé-Ouzou furent en conséquence créés en Kabylie (Décret du 10 mars 1873). Ces juridictions doivent obligatoirement appliquer les lois indigènes, la Sonna dans les procès entre Arabes, les Kanouns dans les litiges entre Kabyles. Pour les contestations entre indigènes régis par des statuts différens, elles suivent selon le cas la loi de la situation des immeubles, ou celle du lieu où la convention s’est formée. — Ces mesures comportent-elles une approbation sans réserve ? — En substituant à la juridiction si populaire des djemâas celle de juges de paix ignorant la loi indigène qu’ils devaient appliquer, et pour la plupart entièrement neufs dans les fonctions judiciaires et dans le pays, n’a-t-on pas cédé à un désir d’innovation prématuré ? C’est ce qui déjà semble résulter de l’expérience, puisqu’un décret du 29 septembre 1874 a rétabli l’autorité judiciaire des djemâas dans certains territoires.

La préférence des indigènes pour leurs tribunaux propres, tient surtout à la crainte de ne pas trouver chez nos juges de paix, qui leur inspirent à tous autres égards le respect et la confiance, une connaissance suffisante de la loi musulmane. Ces magistrats ne sont point assistés des assesseurs indigènes adjoints aux membres de la cour et des tribunaux de première instance, qui doivent cependant pour la plupart à une longue pratique l’expérience des affaires musulmanes dont manquent des juges de paix débutant dans la carrière, de sorte que le défaut de garantie apparaît surtout là où le besoin de garantie se fait le plus sentir. Pour les causes susceptibles d’appel, l’inconvénient disparaît en partie sans doute, mais les contestations les plus fréquentes portent sur des intérêts peu considérables que règle en dernier ressort le tribunal de paix. Si les tribunaux musulmans doivent faire place aux nôtres et que les législations indigènes continuent néanmoins de subsister, il faut que celles de leurs dispositions qui ne concordent pas avec notre droit, comme en matière d’état civil, mariages, divorces, successions, et divers contrats de prêt et d’industrie, deviennent familières à notre magistrature à tous les degrés. Cette nécessité s’impose non-seulement dans l’intérêt de la meilleure distribution de la justice, mais aussi en vue du concours de la jurisprudence à la préparation des lois. Le général Chanzy serait en conséquence disposé, dit-on, à provoquer la création de chaires de droit musulman pour les aspirans aux fonctions de la magistrature algérienne. On comprend qu’au milieu des perpétuelles incertitudes résultant du manque de fixité des institutions, celle-ci se sentit faiblement encouragée à pareille étude. Quelques-uns de ses membres s’y sont adonnés cependant avec zèle et succès. On leur doit d’intéressans et savans travaux, parmi lesquels les deux volumes sur le statut personnel et les successions, récemment publiés par M Sautayra, conseiller à la cour d’Alger, en collaboration avec M. le professeur Cherbonneau, se placent en première ligne pour la sûreté de la méthode, l’abondance et le choix judicieux des documens et la valeur critique. Mais ce sont là des tentatives isolées, qui n’ont pas eu le privilège d’exciter l’émulation et de répandre le goût d’une étude à laquelle ne s’attachaient ni un intérêt ni des devoirs professionnels.

Aujourd’hui la situation a complètement changé. Le chef de l’état connaît et aime l’Algérie, où il est populaire, et qui a foi en sa sollicitude aussi éclairée que bienveillante. Une de ses premières pensées, en prenant le pouvoir, a été pour cette France d’outremer. Il ne pouvait mieux répondre aux vœux de la population qu’en confiant l’autorité supérieure aux mains éprouvées d’un compagnon d’armes glorieux et capable, également dévoué à ce pays où il a fait toute sa carrière. Aussi, au milieu du concert d’acclamations qui salua l’arrivée du général Chanzy, l’on n’entendit détonner que les voix de ceux qui font profession de n’être jamais contens de rien ni de personne. Le gouvernement qui succéda à l’empire avait repris en Algérie la tradition éminemment nationale de l’assimilation progressive. Cette politique, la seule qui ait jamais produit des résultats, le général Chanzy la proclamait en débarquant, il l’affirmait aussitôt par ses actes ; il s’y est encore plus solennellement engagé en ouvrant la dernière session du conseil supérieur colonial. L’unité de juridiction en est à la fois une forme et l’un des moyens les plus efficaces. Il n’y a guère de voie plus sûre en effet que l’unité de juridiction pour arriver à l’unité de législation civile, qui est notre principal but. Le droit civil constitue le lien social par excellence, étant la règle fondamentale et permanente des rapports des hommes. Le nôtre repose sur des principes d’individualisme et de liberté qui sont à l’antipode des idées des Arabes. Pour nous, le droit individuel prime régulièrement l’intérêt général, auquel il n’est sacrifié que par exception. Chez les Arabes au contraire, l’individu s’absorbe dans la communauté ; de là ce phénomène de l’indivision, dont la conséquence est de frapper d’une véritable mainmorte les biens possédés par les indigènes. Au lieu de réagir contre ces tendances, l’administration française y a longtemps prêté les mains dans l’intérêt de la politique de séparation. La loi du 26 juillet 1873, en rendant applicables à tout le territoire algérien notre législation sur la propriété, ainsi que les dispositions du code civil qui autorisent chaque successible à distraire sa part d’un patrimoine commun, inaugurait des principes plus rationnels. Cette loi d’émancipation et de progrès est loin toutefois d’avoir encore réalisé les bienfaits qu’en attendaient ses auteurs et dont elle contient incontestablement le germe. L’application n’en a même eu guère jusqu’ici que de désastreux effets pour les indigènes qu’elle ruine par les frais d’affranchissement hypothécaire. L’élévation de ces frais provient, non de la cherté du coût des actes, mais de leur multiplicité occasionnée par cette circonstance qu’il n’existe pas de noms patronymiques dans les douars. Lorsque Abdel-Kader-ben-Ahmed demande au conservateur des hypothèques un certificat attestant que son bien est franc de toute charge, ce fonctionnaire trouve vingt ou trente individus de ce nom dans la tribu.

Pour mettre sa responsabilité à couvert, il délivre autant de pièces. Ces inconvéniens et d’autres encore dont la prévision avait échappé à la sagesse du législateur se sont révélés devant la justice, qui les redresse autant que possible par ses arrêts, mais ne peut la plupart du temps que les signaler. On voit par cet exemple qu’elle est l’organe social le plus apte à indiquer avec autorité les modifications graduelles à introduire dans l’état légal de l’indigénat. La dévolution exclusive du pouvoir judiciaire en Algérie à notre magistrature doit, en nous rapprochant davantage des indigènes, avoir donc ce résultat doublement utile, de les initier plus promptement à nos idées, et de nous servir à mesurer les progrès de nos mœurs parmi les tribus, par conséquent à nous guider avec sûreté dans l’œuvre lente et patiente de l’assimilation.

Cette innovation s’effectuerait peut-être dès aujourd’hui sans rencontrer de résistance matérielle chez les musulmans, qui sont au fond très malléables et ont toujours docilement accepté les réformes judiciaires dont nous venons de retracer la succession ; mais ils pourraient en éprouver des souffrances dont nous ne devons pas assumer la responsabilité. Le chevaleresque respect des vaincus que la France a inscrit sur son drapeau, et qui n’est qu’une forme de l’équité, nous impose l’obligation de maintenir les institutions judiciaires de l’indigénat jusqu’au moment où nous pourrons remplacer dans les tribus la mahakma du cadi par le prétoire d’un magistrat également versé dans la connaissance des textes musulmans, et qui statuerait à la manière du préteur antique. Aujourd’hui les juges de paix sont encore peu en mesure de répondre à cette tâche, à laquelle ne les ont préparés ni un enseignement spécial ni l’expérience ; mais n’existerait-il aucun moyen pratique de l’aborder, en attendant que cet enseignement soit organisé était le temps de donner ses fruits ? Il n’est point indispensable que l’essai se généralise d’abord ; on pourrait le tenter sur quelques points seulement, et l’on trouverait sans aucun doute dans les sièges de première instance d’Algérie des magistrats dont on obtiendrait, en améliorant et élevant comme de juste leur position, un concours efficace. Ils ajouteraient ainsi aux services que la justice a rendus sur le sol africain à la France et à la civilisation.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1875.
  2. Citée par Montesquieu, Esprit des Lois, liv, XXVIII, chap. VII.
  3. Sautayra et Clierbonneau, Droit musulman, préface.
  4. Le rite hanéfite est celui des Turcs et des Koulouglis, issus du mélange de sang arabe et turc.
  5. Il ne s’agissait pas seulement de crimes contre la religion, comme le sacrilège, le blasphème, qui sont si sévèrement réprimés dans les législations orientales. Dans les usages arabes, sinon dans les lois, on punissait souvent d’une manière très rigoureuse des actes auxquels nous n’attachons aucune valeur morale. Ainsi de simples faits d’inconvenance ou de grossièreté ont entraîné la bastonnade et quelquefois le dernier supplice. Je me rappelle à cet égard une assez plaisante anecdote qui me fut contée sous un gourbi de la plaine du Chéliff. Un, nommé Djelloul-ben-Zoubéïr, appelé devant le chef et la djemâa de sa tribu, s’y était, dans son émotion, rendu coupable d’un manque de respect involontaire envers l’assistance. La gravité musulmane ne pardonne pas ces oublis. On voulut le lapider. Il put monter à cheval et s’enfuir. Plus de vingt ans s’écoulèrent sans qu’on entendit parler de lui. Un jour cependant, pris du désir de revoir le lieu natal, il se décida à revenir. Il était blanchi et méconnaissable. Aux abords de sa tribu, il remarqua une passerelle en bois sur un torrent qu’il traversait à gué dans sa jeunesse. Ayant demandé à des bergers depuis quand elle existait, il entendit l’un d’eux dire à ses camarades qui cherchaient dans leur mémoire : « Les Français l’ont construite l’année de la faute de Ben-Zoubéir. » À ces mots, notre voyageur tourna bride brusquement, et alors ses interlocuteurs le reconnurent.
  6. Ménerville, Dictionnaire de la Législation algérienne, article Justice musulmane.
  7. On les a portés à 322 en 1866 au moyen d’un fractionnement, puis ramenés à 284 en 1868, et aujourd’hui à 145.
  8. Cette compétence a été fixée en 1866 a 2,000 francs dans le premier cas, à 200 francs dans le second.