La Légende de Metz/Chapitre VI

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 107-127).

CHAPITRE VI[modifier]

Trop tard. — Honneur et Patrie. — Un bouc émissaire. — Nous sommes en révolution. — Pour les opérations militaires seulement. — Condamné aux honneurs. — Conséquence d’une dépêche de l’Impératrice. — Ambition et lâcheté. — Un soldat de fortune. — Les avantages de l’initiative. — Indécision et indiscipline. — Plus de vivres.


DÉFENSE DE BAZAINE 1

PAR ARCHIBALD FORBES

Correspondant militaire anglais,

ANNOTÉ PAR LE MARÉCHAL BAZAINE


« Trop tard  » sera le refrain du Requiem chanté sur la carrière de François-Achille Bazaine.

Trop tard il fut nommé au commandement de l’armée du Rhin.

Trop tard l’Empereur délivra cette armée et son commandant des embarras de sa présence et de son influence.

Trop tard Bazaine eut sa liberté d’initiative, l’indépendance de ses mouvements.

Trop tard lui arrivèrent les injonctions enflammées de Gambetta de prolonger la défense de Metz ; et aujourd’hui, trop tard, dix ans après sa condamnation, il réfute les accusations qui ont couvert son nom d’ignominie.

« Trop tard, » dans la maligne série des faits petits et grands qui touchent à cet homme infortuné, viendra je le crains, le jugement de l’article, qu’il m’a été permis d’écrire sur les évènements qui amenèrent sa ruine, et que les révélations contenues dans sa défense ont éclairés.

Plusieurs mois de sont écoulés depuis la publication de cet ouvrage 2. J’ai confiance que je puis sans présomption prétendre avoir quelques titres à le commenter, même aussi tardivement. C’est l’autre jour seulement que je suis revenu des antipodes 3. J’ai été témoin de chaque combat auquel Bazaine fut mêlé, depuis le baptême du feu du pauvre Prince Impérial jusqu’au violent effort tenté le 7 octobre à Mézières-lès-Metz.


J’ai connu, comme je connais la paume de ma propre main, les lignes de l’armée allemande et les ouvrages qui entouraient Metz 4. J’étais parmi les premiers qui entrèrent dans la ville après la capitulation, et je fus témoin du désarmement des soldats de Bazaine. J’assistais à son procès devant le Conseil de guerre. J’ai entendu le président du Conseil répondre par le solennel Oui, à l’unanimité, à la question de sa culpabilité. C’est à cause de cette connaissance intime que j’ai personnellement du sujet, que je demanderai d’excuser mon empressement à parler de sa toute dernière phase, bien qu’elle ait perdu l’éclat de la nouveauté.

Il m’a semblé reconnaître une nature virile dans Bazaine, en observant la calme et courageuse immobilité de son visage, tandis qu’une populace insensée s’acharnait autour de sa voiture en poussant les cris furieux de : Lâche ! Cochon ! Polisson ! au moment où il quittait son quartier général pour se constituer prisonnier, quand la reddition fut consommée 5. Il m’a semblé reconnaître encore cette virilité quand il fit face à ses juges, avant qu’ils se retirassent pour le condamner. Sa réponse à l’appel du duc d’Aumale, articulée tête haute, comme il convenait à un soldat français, une rougeur colorant ses joues blêmes, un éclair superbe de fierté sévère dans ses yeux bleus, mais sans le moindre tremblement dans cette vaillante voix, avec laquelle il avait si souvent commandé la marche en avant à plus d’un de ceux qui se trouvaient parmi ses auditeurs ; sa réponse, dis-je, pleine de dignité, fut prononcée d’une voix ferme :

« J’ai sur la poitrine deux mots : « Honneur et Patrie », qui ont été la devise de ma vie. Je n’y ai jamais manqué, ni à Metz, ni pendant mes quarante-deux ans de service. Je le jure par le Christ ! »

Ce vieux soldat, qui avait littéralement trouvé son bâton de maréchal dans son sac, s’était toute sa vie conformé à cette noble devise. La simple et mâle dignité de son caractère se révèle à chaque page de cette défense, diffuse, sans art et singulièrement candide. Quand le général Rivières 6 l’auteur du rapport qui formulait l’accusation — un homme qui avait servi sous son commandement, — vint instruire son procès, il couvrit d’indignes railleries son ancien chef à l’heure de l’affliction. « Ah vous songiez, n’est-ce pas, à épargner votre armée pour l’imposer à la France lorsque Paris aurait succombé ? »

« Faites votre devoir ! » fut la ferme réponse militaire de Bazaine.

Son sentiment inné de la discipline se trouve révélé dans sa résignation à endurer sa captivité dans l’île de Sainte-Marguerite, jusqu’à ce que l’ordre lui vînt de revêtir le costume gris du condamné.

« Le costume de l’infamie ! » s’écrie le vieux soldat, dans un beau mouvement de désolation et de courroux.

« Cet outrage dépassait les bornes de la patience, ajouta-t-il, et je me décidai à m’évader, coûte que coûte. »

La vérité est que, de toutes les folies du temps, mêlé d’héroïsme et de bassesse, qui suivit la déchéance de l’Empire, de toutes les fausses pistes de vengeance sur lesquelles la nation française s’est ameutée en poussant des clameurs et des aboiements, avec d’autant plus de force qu’elle cherchait à se tromper elle-même, de toutes les injustices que commit jamais un peuple enragé de honte, torturé par un orgueil humilié, possédé du désir furieux d’avoir un bouc émissaire, de toutes les folies, dis-je, la persécution de Bazaine fut la plus folle, la plus perfide et la plus cruelle. Elle fut l’épisode le plus indigne et le plus vil d’une époque qui, si elle a été féconde en patriotisme, l’a été plus encore en indignité et en bassesse.

Bazaine fut sa victime.

L’honnête homme, le serviteur militaire de l’Empire fut abandonné, chargé de responsabilités, quand l’Empereur partait pour Châlons.

Le vieux soldat était l’objet de la jalousie et de l’antipathie des commandants de corps, ses subordonnés, qui étaient, eux, sortis des Écoles et représentaient l’aristocratie militaire.

La corruption de l’armée française, qui commença chez les chefs par une indiscipline affectée et une complaisance commode pour eux-mêmes 7 gagna les grades inférieurs et se traduisit par le désordre, la désaffection et la désobéissance flagrante du soldat. Voilà ce qui fit échouer tous les efforts du maréchal pour prendre une offensive effective ; et cela presque autant que la confusion et l’absence de préparatifs, résultant de l’insouciance d’un Empire qui mettait son sort en jeu avec sa fortune !

Quand Bazaine fit des remontrances au sujet des illégalités criantes commises dans la constitution et la procédure du Conseil d’enquête, qui précéda son Conseil de guerre, on lui répondit brièvement : « 

Nous sommes en révolution 8. » Ce n’était pas une mauvaise raison en elle-même, mais celui qui la donnait ne se doutait peut-être pas qu’il formulait incidemment, de cette manière, la vraie défense de Bazaine.

Lorsque ce commandant cherchait à tâtons quelque lueur d’autorité légitime pour éclairer son devoir, lorsque la capitulation approchait, les incertitudes pleines de trouble de l’honnête soldat devenaient de l’angoisse.

« Nous sommes en révolution. »

Bazaine était, avec ses bonnes intentions, victime de cet état de chaos, où la France allait à la dérive.

Plus tard, lorsque son nom fut conspué en France, il devint une victime toute trouvée pour une foule de gens qui virent ainsi le moyen, en concentrant l’attention publique sur les accusations portées contre lui, de la détourner de leur propre conduite pendant la guerre.

C’est ainsi qu’on en fit un bouc émissaire, emportant avec lui, à Sainte-Marguerite, les péchés de toute cette ignoble époque 9. Lui parti, de Cissey pouvait tenir la tête haute jusqu’à ce qu’une nouvelle honte l’écrasât. Frossard pouvait se réjouir dans l’assurance que la France ne le questionnerait plus sur sa mauvaise direction de l’affaire de Spickeren. De Failly n’avait plus à craindre d’enquête sur ce déjeuner au champagne qu’interrompit le canon bavarois. Le Bœuf n’avait plus à frissonner au souvenir de son assurance vaniteuse que l’armée était prête « jusqu’au dernier bouton de guêtre ». Forton pouvait maintenant légèrement sourire quand il se rappelait qu’avec trois divisions de cavalerie il se laissa arrêter le 15 août, dans son mouvement, par une poignée de uhlans, et fut ainsi la cause première du blocus de Metz.

En effet, la condamnation de Bazaine blanchit toute l’armée française. La France accepta la ruine de sa réputation, et se donna en retour pleine décharge des défauts de son armée… On fit ainsi de Bazaine le Jonas de la réputation militaire de la France.

D’un bout à l’autre de cette tragi-comédie, le vieux soldat dévoué accepta tout, avec un cœur vaillant et une conscience pure. Chargé, au début de la guerre, de l’intérim du commandement de toute l’armée du Rhin, en attendant l’arrivée de l’Empereur, il s’y employa avec une mâle persévérance, bien qu’il fût embarrassé par des ordres contraires de Paris et entravé par la négligence et la désobéissance des généraux de corps d’armée. En homme prudent, il favorisa la défensive, quand il vit le profond désordre qui l’entourait. Au bout de dix jours, l’Empereur arriva à Metz. Bazaine fut relégué au second plan, au commandement d’un simple corps d’armée, et le fanfaron Le Bœuf déclara : « Il est temps maintenant de prendre l’offensive. »

L’offensive, en vérité, quand déjà les troupes, sur la défensive, étaient affamées faute de provisions ! Le projet d’invasion était mort-né dans l’occupation avortée de Sarrebrück le 2 août ; et, sous l’impression d’un contre-coup imminent, Bazaine, le soldat prêt à toute corvée, fut nommé au commandement de trois corps d’armée, avec la restriction injurieuse « pour les opérations militaires seulement ».

On a vu des généraux s’offenser d’un pareil traitement, mais Bazaine était un honnête sujet et un soldat désintéressé.

C’est alors que Frossard, désobéissant aux ordres, livra une aveugle et infructueuse bataille sur les hauteurs de Spickeren. Prenant une ligne de retraite qu’il choisit, malgré des instructions positives, et sans voir que la route qui lui était indiquée était ouverte, il abandonna les secours que Bazaine s’était hâté de lui envoyer 10. A partir de ce moment jusqu’au 12 août, Bazaine, sous les ordres de l’Empereur, continua sa retraite sur Metz. Dans cet intervalle, avec la véritable appréciation stratégique de la situation, il avait pressé Napoléon de réunir l’armée en retraite de Mac-Mahon et le corps de Canrobert, dans la position où était alors le camp retranché de Frossard, dans un angle dominant près de Nancy. Mais l’Empereur était absorbé par sa crainte, non militaire, de découvrir, même en apparence, la ligne directe de marche sur Paris.

Le 12 août, l’Empereur insista pour que Bazaine prit le commandement en chef de l’armée du Rhin, et Bazaine obéit à son maître en ceci comme en toute chose. De l’aveu de tous, l’objet de cette nomination était de décharger l’Empereur de la responsabilité des événements malheureux qui pourraient survenir, comme cela paraissait probable, et d’en charger les épaules d’un autre.

Bazaine prit le fardeau avec répugnance, mais avec obéissance ; il fut tout simplement un homme de paille. Nous sommes habitués au spectacle d’un chef d’armée, dont le chef d’état-major inspire les ordres et les actes. Mais pour Bazaine c’était le contraire ; il devenait un chef d’état-major responsable, obéissant en réalité aux ordres d’un souverain qui ne s’était dépouillé que du titre nominal de commandant en chef 11. Les instructions de Napoléon à Bazaine, entre les 13 et 15 août, mettent amplement en évidence cette situation. Prenons un exemple daté du 14 :

« Donnez des ordres pour laisser la division Laveaucoupet à Metz, où elle relèvera la division Lafont de Villiers.

« NAPOLÉON. »


On peut avancer que c’était là une position indigne de Bazaine, — si sa première pensée eût été sa réputation militaire ; mais il avait mis de côté tout amour-propre. Son abnégation était absolue ; il ne songea qu’à servir loyalement son maître. S’il eût été un homme énergique, très énergique, il aurait pu insister, dans l’intérêt de la France, pour faire à sa volonté. Mais rares sont les hommes qui ont le courage moral de faire une pareille résistance 12.

Il livra la bataille de Borny le 14, parce qu’il ne pouvait faire autrement, bien qu’il en dût résulter, de quelque façon que cela tournât, des retards à sa marche sur Verdun. La vérité est simplement que, dans l’épouvantable désordre de la situation militaire française, la stratégie allemande s’était imposée avec audace.

Le 15 fut continuée la marche sur Gravelotte, et le 16 au matin, l’Empereur se décida, à la surprise de Bazaine, à quitter l’armée. Il l’avait envoyé chercher, et Bazaine, venant au galop, trouva l’Empereur déjà en voiture, qui lui dit :

« Je me décide à partir pour Verdun et Châlons ; mettez-vous en route pour Verdun dès que vous le pourrez. »

Il partit, et Bazaine se trouva pour la première fois, de fait, commandant de l’armée.

Sa situation, jusqu’à ce moment, n’avait eu aucun élément de réelle indépendance. Il avait fait pour le mieux. Il avait suggéré le projet de Frossard. Plus tard, il avait insisté pour une modification de ce projet en vue d’un mouvement offensif dans la direction du sud-est, mouvement qu’il avait proposé pour le 14 août. Il est certain, comme il l’avait jugé, qu’un tel mouvement aurait atteint les Allemands sur leur flanc droit, quand ils débouchaient vers la Moselle, au-dessus de Metz, et aurait pu avoir d’importants résultats.

Mais l’Empereur, alarmé d’apprendre, par une dépêche télégraphique de l’impératrice Eugénie, que le prince Frédéric-Charles marchait sur Verdun, en traversant le pays entre Thionville et la frontière du Luxembourg, insista, au contraire, pour une offensive dans cette direction. Le plan de Bazaine fut ainsi écarté, celui de l’Empereur ne fut pas exécuté, et, le 14, les Allemands prirent l’offensive en attaquant Bazaine à Borny. Il avait donc accepté ce combat, puis il avait traversé la Moselle et était arrivé sur le plateau de Gravelotte, en dépit de difficultés et d’obstacles qui l’avaient presque rendu fou 13.

Bazaine a été accusé d’avoir montré une coupable ambition en acceptant le commandement et en désirant ardemment l’éloignement de l’Empereur de l’armée, afin de pouvoir librement exécuter ses desseins. La vérité est qu’il pria l’Empereur de le dispenser de ce commandement et de le conférer plutôt à Canrobert ou à Mac-Mahon, faisant observer qu’ils étaient tous deux ses aînés et ses supérieurs. La réponse de l’Empereur fut l’ordre formel de prendre le commandement. Était-ce là de l’ambition ? Je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui beaucoup de gens sérieux qui, de sang-froid, veuillent l’affirmer.

On ne pouvait pas non plus l’accuser de lâcheté : il était, à Borny, presque sous les yeux de l’Empereur, contusionné par un éclat d’obus.

Il se trouva au plus fort de la bataille de Mars-la-Tour, corps à corps, dans une situation des plus périlleuses.

Dans la marche sur Verdun, il y eut une mêlée avec les hussards de Brunswick. Autant la bravoure de Bazaine était celle d’un soldat, autant son courage moral était peu celui d’un chef d’armée responsable.

Sa responsabilité indépendante, avec le seul embarras des instructions impériales, « — qu’il eût à atteindre Verdun, — » commença dès que la voiture de l’Empereur s’éloigna de l’auberge de Gravelotte. Le moment est donc opportun pour juger de sa capacité dans cette position nouvelle et des plus ardues 14.

Comme soldat, Bazaine avait un double caractère :

Dans les positions subordonnées, c’était un homme des plus capables. Sorti des rangs, il s’était élevé au sommet, uniquement par son mérite militaire. Sa bravoure personnelle était proverbiale. C’était un brillant officier, commandant également bien un peloton ou un corps d’armée, quand il agissait sous les ordres d’un supérieur. Comme commandant suprême, son caractère spécial ne permettait pas à ses qualités d’être aussi en relief. Il avait l’instinct de la guerre, mais non le génie du commandement. Toujours prêt pour le combat, il n’avait pas le don de tenir ce combat dans le creux de sa main.

Comme stratégiste, il était de la vieille école formaliste, et attachait par trop d’importance à la configuration physique du théâtre des opérations. Le maréchal Niel l’avait imprégné d’une grande confiance dans les avantages de la défensive 15. Or la défensive n’a principalement d’importance que comme prélude, pour ainsi dire, de l’offensive ; et Bazaine n’avait pas l’éclair qui inspire à un chef d’échanger la défensive contre l’offensive, avec l’impétuosité et le rapide courant de forces vives qui emportent le succès. Il avait l’œil du soldat pour le choix d’une position, comme Gravelotte l’a prouvé ; mais, toutefois, une position est un moyen et non une fin. Et, comme beaucoup d’hommes capables avant lui, depuis Daun jusqu’à Maclellan, il était insuflisant pour le prompt coup de main d’une entreprise. Il négligeait un devoir, il avait le défaut tout français de ne pas faire de reconnaissances, et perdait du temps en délais et en détails.

Il a perdu en délais, il faut l’avouer, l’occasion d’atteindre Verdun. Il s’inquiéta de faire sortir de la vallée de la Moselle les traînards, au lieu de pousser ardemment en avant 16. Il donna à sa principale division de cavalerie Mars-la-Tour comme point de réunion pour la nuit du 15 ; il arriva, au contraire, qu’une poignée de uhlans allemands arrêta cette division à Vionville.

Le lendemain matin, il aurait dû être en route de bonne heure, mais les tentes étaient encore debout à midi, et ses ordres étaient de commencer la marche à une heure après midi. Il avait médité encore sur le projet Frossard jusqu’à ce que l’Empereur, en le quittant définitivement, lui donnât Verdun pour objectif.

Pendant ce temps, Alvensleben lui avait enlevé l’initiative.

Bazaine avoue franchement que l’attaque impétueuse des Allemands, le matin du 16, fut une surprise. Alvensleben lui donna une terrible leçon sur l’avantage de l’offensive.

Bazaine livra un rude et opiniâtre combat, mais, en réalité, il ne put jamais se dégager suffisamment pour prendre son élan hors de la défensive ; et le mieux qu’il fut capable de faire, et cela tout juste, fut de garder ses positions. Qu’il eût dû agir autrement, c’est incontestable !

Jusqu’à trois heures de l’après-midi, la force qui l’attaquait, le tenait aux abois et gagnait positivement du terrain sur lui, ne consistait que dans le corps d’Alvensleben à peine fort de 30 000 hommes, tandis que Bazaine en avait, lui, 100 000 à sa disposition. Avec une vigoureuse offensive, il aurait balayé le plateau et rejeté l’ennemi dans les ravins de Gorze 17.

Bazaine est, dans tous les cas, assez candide et de bonne foi ! « La bataille de Rezonville a été appréciée par l’opinion comme une victoire, écrit-il, mais on n’est victorieux que quand on reste maître complètement du champ de bataille et que l’on peut ensuite continuer ses opérations dans la direction voulue. Était-ce notre situation ? Bien s’en faut : l’ennemi avait souffert, mais il restait maître des positions, d’où il menaçait notre flanc gauche à chaque pas que l’armée aurait voulu faire dans la direction de Verdun. Comment entreprendre une marche dans de pareilles conditions de tactique ? C’eût été conduire l’armée à une défaite certaine. »

Il a le droit d’avoir son opinion, surtout quand on considère les responsabilités qui pesaient sur lui. J’ai entendu le prince Frédéric-Charles manifester son étonnement de ce que Bazaine ne se soit pas frayé un passage le 17 août. Mais il me semblait que le Prince Rouge parlait en goguenardant. Personne ne savait mieux que lui que si, le 16, Bazaine n’avait pu se débarrasser d’Alvensleben qui était à la tête d’un seul corps d’armée, sa situation était infiniment moins favorable le 17, quand, non pas un mais trois corps d’armée allemands, se montraient sur son flanc 18.

Bazaine appréciait ses difficultés. On peut s’apercevoir, en lisant son livre, qu’il a eu également quelque idée de ses défauts.

La bataille du 16 avait été un avertissement : Bazaine avait pu constater un manque d’entente cordiale entre ses généraux, l’indiscipline et l’indécision parmi ses hommes.

L’armée avait quitté Metz dans la confusion et la désorganisation générale, insuffisamment pourvue de munitions et de vivres. Rezonville avait presque entièrement épuisé les cartouches, les caissons de munitions des deux corps qui avaient été le plus fortement engagés ; les autres en avaient fait également une grande dépense. Quant aux rations, le corps de Frossard, d’après son propre rapport, n’avait plus de biscuit et de riz que pour un seul jour. Une partie de la cavalerie avait manqué de grain, pendant quarante-huit heures.

Les hommes de Canrobert, de son propre aveu, n’avaient eux non plus « ni biscuit, ni viande, ni café, ni sucre, ni sel, ni riz », en un mot, ils étaient complètement dépourvus. Dans cette situation, Bazaine, qui n’avait assumé le commandement nominal de l’armée que depuis quatre jours, et qui, la veille encore, avait les mains liées par des ordres précis, ne peut être considéré comme responsable, quoiqu’on lui ait fait subir rudement toutes les conséquences de la responsabilité.

Il était nécessaire, pour l’armée, de se refaire de ses fatigues et de se ravitailler ; dans ce but, une retraite, à portée d’une libre communication avec Metz, était la seule ressource. On a dit, contre Bazaine, qu’il n’avait eu aucunement l’intention de s’éloigner de Metz, mais que, dès les premiers moments de son commandement, son réel projet était de s’y retrancher 19. La preuve du contraire est dans ce fait, qu’il livra la bataille de Gravelotte le 18.

C’était sacrifier, de gaieté de cœur, des forces qu’il avait intérêt à conserver, si son but était réellement celui qu’on lui prêtait. Il regardait comme impossible de rester le 17 dans sa position ; il se replia pour se refaire, et s’arrêta à Gravelotte pour offrir bataille à l’ennemi, dans l’espoir justifié que celui-ci viendrait se briser de lui-même contre cette position. Si l’ennemi refusait la bataille, il espérait, comme il l’écrivit à l’empereur dès le 17, être capable de se jeter au nord de la Meuse le 19. Si l’ennemi acceptait, il était battu. Inutile de dire alors ce qui pourrait arriver.



NOTES DU CHAPITRE VI[modifier]

1. Nous avons cru devoir, afin de laisser à M. Archibald Forbes toute son originalité, traduire ses appréciations en conservant certaines tournures et expressions très anglaises.


2. La publication de ce livre n’avait pas but ma défense, parce que je ne me suis jamais senti coupable ; mais la production des documents pouvant servir à écrire l’histoire de cette époque néfaste.

Pour arriver à ce résultat il n’est jamais trop tard ; et si je ne l’avait pas publié plus tôt, c’est sur l’invitation amicale de M. Rouher, qui ne jugeait pas le moment venu.


3. M. Archibald Forbes revenait d’Autralie. (Note de la traduction)


4. Il y a cependant des gens militaires et civils qui, désignés comme témoins à charge, témoignèrent que ces travaux n’existaient pas. Et ce qu’il y a de plus fort, c’est que nombre de pièces armant les ouvrages étaient en bois peint. On ne peut être plus idiotement crédule et méchant. Tous les racontars recueillis par l’instruction ont eu ce caractère mensonger.


5. C’est à cheval que j’ai quitté mon quartier général pour me rendre à Corny, et c’est à mon passage à Ars-sur-Moselle que les insultes ont été proférées, de loin, par les ouvriers des usines de ce centre industriel.

M. André, maire républicain d’Ars, qui fut plus tard député, puis préfet, ne fit rien pour la garnison de Metz.


6. Cet officier général, appartenant à l’arme du génie, avait été employé à Metz pendant mon commandement du 3e corps d’armée à Nancy. D’un caractère porté à la critique, il blâmait les projets du comité de son arme sur les travaux à exécuter. Il put changer de résidence, et c’est à Lyon que la révolte du 4 septembre le trouva disposé à la servir.

M. le général de Cissey a affirmé que M. Thiers l’avait accepté parce qu’il s’était offert, mettant à l’appui de sa demande son désir de m’étre utile. Ce qu’avance M. Forbes est très vrai, quant à son attitude vis-à-vis de moi. C’était une lâcheté qui se reproduisait tous les jours.

J’ai bien souffert.

M. Challemel-Lacour, alors préfet de Lyon, voulut bien lui donner un commandement, qu’il déclina, disant qu’il s’en tirerait mal, mais qu’il ferait de bonnes fortifications. A ce propos, je lui disais : « Pourquoi alors voulez-vous apprécier mes opérations ? » Il me répondit d’un ton rogue : « Ah ! voilà !… »


7. Ce que j’entends par indiscipline n’est pas le refus absolu d’obéissance, mais la plus blâmable insouciance dans l’exécution rapide des ordres donnés, des instruction reçues.


8. Dans la composition du conseil d’enquête, qui fut la même pour tous les commandants de place, quel qu’ait été leur grade, on a, en ce qui me concerne, foulé aux pieds le règlement, en faisant figurer dans le conseil le général d’Aurelles, qui avait commandé la 5e division, dont Metz faisait partie, pendant que je commandais le 3e corps d’armée, et en appelant en témoignage des individualités qui ne pouvaient témoigner à aucun titre.


9. On mit à ma charge toutes les responsabilités qui ne pouvaient m’incomber. Les généraux qui avaient été sous mes ordres me traduisirent en conseil de guerre, dont les membres furent désignés par le gouverneur de Paris, qui avait été également sous mes ordres.

Il en fut de même du général rapporteur qui avait été deux fois sous mon commandement.

Quelle époque peut être citée comme ayant autant méprisé toutes les règles de la justice humaine ?

Aucune.


10. A cet égard, il serait utile de prendre connaissance des lettres publiées par les généraux Castagny, Montaudon, Metman et Juniac, pour se disculper des reproches du général Frossard, à qui seul devait incomber la responsabilité du désastre de Spickeren dont les conséquences morales furent si funestes au 2e corps, et par suite à l’armée.

M. le général Rivières me reprocha de ne pas avoir été de ma personne au secours de Frossard, son chef (président du comité du génie).

C’est ainsi qu’il comprenait ma situation à Saint-Avold, dépendant directement de l’Empereur !

Pauvre génie !


11. Lorsque l’Empereur me remit verbalement le 12, dans la soirée, le commandement de l’armée, cette remise ne fut pas accompagnée de renseignements sur la situation de l’ennemi. La preuve, c’est que Sa Majesté elle-même ignorait sa présence si près du quartier impérial, quand elle se décida à quitter l’armée, le 16 au matin. L’état-major général n’en savait pas plus.

On opérait en aveugles, en véritables étourneaux.


12. Vis-à-vis d’un souverain dont on est habitué à recevoir des instructions, des ordres depuis dix ans, et auquel on a toujours obéi, je regarde cette résistance comme impossible et frisant de bien près l’indiscipline.

Que n’a-t-on pas dit à propos de mon commandement au Mexique ! Il en a été de même â l’armée du Rhin, puisque à l’enquête parlementaire on m’a demandé s’il était vrai que je m’étais séparé de l’Empereur ?

Toujours les questions de tendance !


13. J’avais accepté ce combat malgré moi, et il n’aurait pas eu lieu si mes instructions pour la manœuvre du passage de la Moselle avaient été exactement suivies, sans perte de distance entre les échelons, et par conséquent perte de temps, dont profita l’ennemi.


14. Je n’ai pas eu l’initiative des mouvements.

On m’a imposé la solution d’un problème avec des données qui ne pouvaient, à moins d’un miracle, le résoudre en faveur de nos armes.

15. On est réduit au rôle de la défensive quand les moyens dont on dispose sont inférieurs à ceux de l’ennemi.

Or, dans les guerres modernes, avec l’égalité des armes, de l’instruction et de l’expérience, le nombre fait beaucoup, et la victoire appartient généralement aux gros bataillons.


16. Ce service, tout au long tracé dans le règlement sur le service en campagne, doit être fait par ordre des généraux, des chefs d’état-major, etc., et ils ne doivent pas attendre pour l’exécution, soit de jour, soit de nuit, que l’initiative vienne du général en chef. Cela ne prouve qu’un fait, c’est qu’il existait, une malechance très préjudiciable au service dans les degrés de la hiérarchie.

Il n’y avait pas que des traînards, mais des divisions entières restées dans la vallée, qui ne sont arrivées en ligne que le soir du 16 août.


17. C’est bien ce que je voulais faire, mais la non-réussite de la charge des cuirassiers de la garde, la dispersion de l’état-major général, qui en a été la conséquence, le peu de solidité des 2e et 6e corps, l’éloignement du 4e sur la ’droite, la fatigue des troupes, me firent renoncer à mon projet. J’en avais parlé le matin du 16 à l’intendant général Wolff.


18. Le prince Frédéric-Charles exprime dans son rapport officiel, inséré dans la Gazette officielle de Berlin, le soin qu’il prit de s’opposer à la marche présumée du 17 et d’en profiter pour faire une attaque de flanc.

J’ai donc bien fait de ne pas l’entreprendre.


19. La calomnie provoque de la part de l’opinion toujours de fausses suppositions de tendances à agir de telle ou telle façon.

Si c’eût été ma pensée, j’aurais agi autrement.

Je me serais établi à Metz, me créant des partisans, et me substituant au commandant titulaire ainsi qu’aux autorités civiles ; tandis que, jusqu’au dernier jour, j’ai maintenu le quartier général à l’extérieur, et chaque autorité dans ses attributions concernant la ville, dont je n’ai jamais été le commandant supérieur.