La Légende de Metz/Chapitre X

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 198-246).

CHAPITRE X[modifier]

La raison du plus fort est toujours la meilleure. — Une lettre du colonel Commercon. — Question de vivres. — Déclaration de Bourbaki.— Un agent secret. — Vae Victis. — Entre maréchaux. — Base de l’accusation. — Montebello. — La légende. — Justice humaine. — Le libérateur du territoire. — Un admirable soldat. — Orléanistes. — Un général in partibus. — Ce que pensait le général Schramm. — Une lettre du général du Barail. — Sacrifice volontaire. — Le président du Conseil de guerre. — A l’unanimité ! — Une frime. — Le peuple souverain.



Au cours du procès du maréchal Bazaine, l’accusation n’a rien épargné pour déconsidérer et déshonorer sa victime.

Après la trahison, c’était l’incapacité : incapacité comme général en chef ; incapacité comme négociateur !

L’accusation s’est grandement indignée que les conditions de la capitulation n’aient pas été meilleures ; tout autre que le maréchal Bazaine eût obtenu mieux ! S’il n’y a pas eu incapacité de sa part, il y a eu alors insouciance du sort de l’armée qui lui avait été confiée ; ce qui est bien pis encore ! Et le public ignorant, qui ne raisonne jamais, qui accepte les formules, les opinions toutes faites, accueille avec empressement de telles absurdités, ne se donnant pas la peine de réfléchir que la plus indispensable condition pour être négociateur habile, c’est d’être vainqueur — et de réduire l’adversaire à l’impossibilité de se soustraire aux sacrifices qu’on lui impose.

Or, à Metz, le maréchal était en présence d’un ennemi parfaitement instruit de la situation morale et physique de l’armée ; sachant que cette armée et la place devaient accepter ses conditions sous peine de mourir de faim dans les vingt-quatre heures, ou dans les quarante-huit, au plus tard.

La garnison de Mayence, tant vantée par les historiens révolutionnaires parce qu’elle s’est baignée dans le sang des héroïques Vendéens, qui eussent peut-être compromis le salut de la République sans la défection de charrette 1, avait encore pour huit jours de pain, quand elle a capitulé. Certains corps de l’armée de Metz n’avaient plus de pain depuis huit jours quand la capitulation s’est faite.

Ils n’avaient plus cette ration de pain noir, réduite à une proportion infime, qui, depuis près d’un mois, composait toute la distribution. Dieu sait ce qui entrait dans la fabrication de ce pain-là ! Celui que nous avons mangé à Paris pendant le siège, en nous apitoyant sur notre propre sort, était de la brioche en comparaison.

Des prisonniers pris à Buzenval en avaient apporté en Allemagne : on a pu le comparer à celui de Metz.

Plusieurs corps de l’armée de Metz n’avaient vécu, pendant les quelques jours qui précédèrent la capitulation, que des chevaux qui mouraient de faim. Il y avait longtemps qu’il n’y avait plus de sel, plus de légumes, plus de graisse. La viande de cheval, qui, sans être bonne, est assez nourrissante, quand l’animal est jeune et bien portant, non seulement dans ces conditions-là ne soutenait pas des hommes épuisés, affaiblis, vivant depuis un mois dans la boue ; mais elle préparait l’état anémique de cette malheureuse armée, dont la mortalité fut si grande en Allemagne.

LETTRE DE M. LE LIEUTENANT-COLONEL COMMERÇON,

ANCIEN CHEF DE BATAILLON AU 13e DE LIGNE, 2e DIVISION, 4e CORPS.

Châlons-sur-Saône.

Monsieur,

Je ne suis ni le défenseur, ni, ce qu’à Dieu ne plaise, le juge et surtout l’accusateur de M. le maréchal Bazaine ; mais je puis être un témoin impartial.

Les détails auront une grande influence sur le procès qui se juge maintenant à Trianon.

Après la question des dépêches, celles des munitions et subsistances sont importantes.

Or voici ce qui s’est passé dans la 2e division du 4e up> corps, lequel était commandé par M. le général de Ladmirault. Le 14 août — Borny — les munitions ne manquaient pas ; et elles ont fait leur devoir.

Le 16 août — Rezonville — la batterie d’artillerie qui appuyait les mouvements du bataillon que je commandais, a disparu vers quatre heures et demie ou cinq heures du soir. Cette retraite était amenée par le manque de munitions ; car elle était intacte. En m’apprenant cette nouvelle, le général de division me dit : « N’en parlez pas à vos hommes, pour ne pas les décourager. Ils n’étaient pas découragés ; mais ils étaient déjà aussi bien renseignés que leur général.

Le 18 août — Saint-Privat — le feu de nos batteries — du moins celles que je protégeais — écrasées par l’artillerie prussienne s’est éteint d’assez bonne heure — vers les 6h et demie du soir ; la plupart de ces pièces étaient démontées ; et je pense que la cessation de leur feu fut dû autant à ce désastre qu’au manque de munitions. Cependant les pièces en état ne tiraient plus.

Ce n’est pas tout. Ce même jour — 18 août — par une série de circonstances que je m’abstiens de qualifier aujourd’hui, plusieurs bataillons ou régiments du 4e corps ont perdu complètement leurs bagages. Officiers et soldats, nous n’avons conservé que ce que nous portions sur nous, et nous portions peu de chose. Or voici en quoi cette circonstance est surtout importante :

Les soldats, privés de leurs sacs et de leurs tentes, sont restés de longues semaines sans savoir où mettre leurs cartouches et leurs vivres. Malgré la surveillance, les efforts et les conseils des officiers, malgré leur bonne volonté, une énorme quantité de munitions d’infanterie a été détériorée par les pluies presque continuelles de la fin du mois d’août et du mois de septembre.

Il est bon de se rappeler que nous avons couché, et longtemps, sans abri, dans les terrains détrempés des vignes situées au-dessous des forts de Plappeville et de Saint-Quentin. Je parle du 4e corps ; j’ignore, ou veux ignorer, ce qui s’est passé dans les autres.

Les vivres ont subi le même sort que les munitions.

Les biscuits, distribués à l’avance, selon les conjectures, détrempés par la pluie et la boue, n’étaient plus mangeables — ils jonchaient les champs.

II me semble, Monsieur, et je vous prie de vouloir bien communiquer cette respectueuse réflexion à M. le maréchal, que les témoins tirés de l’artillerie, et surtout de l’artillerie sédentaire, n’ont pas tenu assez compte, dans leur déposition, de cette influence du mauvais temps, de ses funestes conséquences pratiques. — Comme les intendants pour les vivres, ces Messieurs de l’artillerie m’ont paru trop s’en rapporter à leurs papiers.

Le 31 août — Sainte-Barbe — je commandais le bataillon qui protégeait la route de Sainte-Barbe. Malgré moi, j’ai assisté au conseil de guerre tenu ce jour-là, sur cette route. — Mais les détails dans lesquels je pourrais entrer ne paraissent pas devoir être confiés à une lettre dont le sort peut être incertain.

Je vous prie, Monsieur, etc…

TH. COMMERÇON (JEAN-BAPTISTE),

lieutenant-colonel en retraite.

11 novembre 1873.

P.-S. — Dans l’audience du 8, dont je lis à l’instant le compte rendu, M. le général de Ladmirault dit : Les sacs étaient intacts

Je regrette infiniment d’avoir à contrarier le témoignage d’un chef aussi honorable comme homme et comme soldat. Peut-être et sans doute M. le général Ladmirault a oublié que les sacs et tentes de la plupart des bataillons ou régiments de son corps d’armée — 20e bataillon, 13e, 73e de ligne, etc. — n’existaient plus depuis le 18 août, et que cette perte n’avait pas encore été réparée le 26 août et même le 31.

TH. C.


L’accusation devait naturellement prétendre que le maréchal avait capitulé ayant encore des vivres dans la place.

Je pourrais ici produire de nombreux témoignages du contraire, mais je dois me borner, et ne veux citer que la conclusion du rapport adressé par M. l’intendant Croiset au conseil d’enquête, et quelques lignes d’une lettre de M. le général Bourbaki.


…En un mot, il y avait entre les deux administrations, civile et militaire, une rivalité qu’on ne peut blâmer et qui vient en aide à tous les faits énoncés dans ce rapport, pour prouver que si des événements exceptionnels sont venus dérouter toutes les combinaisons administratives, ordinairement adoptées au début d’une campagne, chacun y a suppléé par une activité et une force de volonté, qui a permis à l’armée de Metz de prolonger jusqu’à la dernière limite une situation que la France lui eût reproché d’avoir fait cesser plus tôt, puisqu’elle conservait l’espoir de venir à son secours.

L’Intendant militaire délégué,

CROISET.


EXTRAIT D’UNE LETTRE DE M. LE GÉNÉRAL BOURBAKI.

… Je n’ai jamais produit l’ordre que je tiens de M. le maréchal de me rendre auprès de l’Impé ratrice.

Quant à la date mise sur mon ordre de départ, cela ne m’a jamais préoccupé et je n’en ai jamais parlé.

Questionné sur l’épisode de ma sortie de Metz, par la commission d’enquête,

J’ai répondu à un des interrogatoires : que j’étais persuadé que le maréchal croyait, comme moi-même, que la paix était dans l’intérêt de la France et qu’il voyait que la seule manière de sauver son armée était de faire savoir la position vraie dans laquelle elle se trouvait.

En effet, au 25 septembre, les chevaux mouraient de faim ; on en abattait plus de deux cents par jour pour servir de nourriture aux hommes de la ville et du camp. Les soldats commençaient à souffrir de cruelles privations. Dans un temps donné, cette armée était donc destinée à prendre un parti suprême, — elle devait, ou capituler ou se vouer à la destruction.

J’ai ajouté que j’étais convaincu que le maréchal m’avait envoyé avec l’espérance que l’on trouverait un remède à cet état de choses.

J’ai ajouté que j’avais si bien compris que telle était la pensée du maréchal, qu’après avoir eu l’honneur de voir l’Impératrice et m’apercevant que, malgré son profond chagrin, son dévouement, son abnégation, elle ne pouvait rien, je me mis en route pour retourner à Metz et je me suis arrêté à Bruxelles pour remettre à M. Tachard, ministre plénipotentiaire en Belgique, une lettre adressée à M. le ministre de la Guerre à Tours, pour mettre le gouvernement de la Défense Nationale au courant de la situation précaire où se trouvait l’armée de Metz.

BOURBAKI.

Que deviennent les affirmations de M. Gambetta devant des déclarations aussi nettes, aussi positives, faites par un général dont la loyauté est proverbiale ? Que peut-on dire de plus ?

Enfin les débats ont encore fait la lumière sur la mission que s’était arrogée le sieur Régnier, que le maréchal Bazaine n’a reçu que parce qu’il lui fut annoncé comme un courrier de l’Empereur.

Les menées politiques de M. de Bismarck devaient donner à ces affirmations toutes les apparences de la vérité. Régnier était porteur d’une photographie que le Prince impérial avait récemment signée et datée de Chiselhurst. Beaucoup de personnes ne savent probablement pas que c’est par des portraits ou des photographies de cette sorte que les Napoléons ont toujours accrédité leurs agents secrets, ne voulant pas se compromettre d’une part, et voulant, de l’autre, faire reconnaître leurs mandataires.

C’est une franc-maçonnerie qui existe du reste entre presque toutes les cours d’Europe.

On a vu également quelle était la mission du général Boyer et la valeur des accusations présentant le maréchal Bazaine comme traître envers la patrie. On a cherché à démontrer que, sous prétexte de fidélité à son serment à l’Empire, il avait voulu transformer l’armée en instrument de son ambition personnelle. Toutes ces accusations sont tombées à plat ; il n’en est resté que la poussière. Et la preuve évidente de leur fausseté n’a point ramené l’opinion publique ni éclairé les juges ! Il fallait une explication des désastres, sauvegardant la vanité nationale ! Ce n’était plus le manque absolu d’organisation, de forces suffisantes, le découragement de l’armée dès les premiers coups de fusil, le malheureux esprit de notre infanterie, l’infériorité relative de notre artillerie, l’affaiblissement de l’esprit militaire, — résultant du système corrupteur impérial, qui avait répandu trop de bien-être dans l’armée, — les fautes énormes de l’Empereur au début de la campagne, celles du maréchal de Mac-Mahon à Wissembourg et à Châlons, — qui étaient les causes véritables de nos désastres ; c’était seulement et uniquement la trahison du chef de l’armée de Metz.

Un convoi de généraux et d’officiers supérieurs, dirigé sur l’Allemagne par Nancy, était couvert d’outrages ; cette même ville s’était signalée trois mois auparavant, lors du passage de l’armée pour se rendre à la frontière, par sa froideur pour elle.

On aurait dit qu’on traversait une ville ennemie.

Quelques jours après, elle était mise à contribution par trois uhlans, sans songer à opposer la moindre résistance. Elle n’avait de courage que pour accabler d’insultes les débris de l’armée de Metz se rendant en captivité. Ces insultes auraient dû apprendre à cette armée que c’était elle que la France rendrait responsable de ses malheurs passés, présents et futurs. Dès son passage à Nancy, tous les chefs étaient des traitres ; mais bientôt après, — ce qui était habile de la part de ceux qui mènent l’opinion publique, — il n’y en eut plus qu’un, le commandant en chef. On détourna ainsi de la voie de la vérité un grand nombre d’esprits faibles, d’hommes égoïstes, de petits ambitieux qui virent dans le lâche abandon du maréchal, livré à la vindicte publique, un moyen de sauvegarder leurs bons petits intérêts.

Puis vint la fuite des officiers prisonniers sur parole ; fuite provoquée par l’ambition, sautant à pieds joints par-dessus les barrières de l’honneur, et encouragée en quelque sorte, par le gouvernement français, dont l’agent officiel à Bruxelles donnait à chaque nouvel arrivant un grade et une somme d’argent.

Un pareil état de choses produisit un profond mécontentement parmi les hommes d’honneur qui étaient restés, eux, bien plus prisonniers de leur parole que de l’Allemagne. Ceux qui avaient à cacher certains de leurs actes, avant ou pendant la guerre, exploitèrent le mécontentement répandu dans l’armée, et, à quelque rang de la hiérarchie qu’ils appartinssent, se déclarèrent contre le maréchal Bazaine. Tous ceux, au contraire, qui pouvaient avouer hautement leurs actes, lui restèrent fidèles.

Le maréchal Bazaine était trop intelligent pour ne pas avoir remarqué, tout ému qu’il était, le revirement qu’on avait habilement provoqué dans l’esprit de l’armée ; aussi commença-t-il immédiatement un travail destiné à faire connaitré les faits et les choses : sorte de mémoire justificatif, qu’il devait publier en France dans le but d’éclairer le Conseil d’enquête, institué pour juger toutes les capitulations qui avaient eu lieu pendant la campagne.


La lettre suivante du maréchal Canrobert le dissuada de donner suite à son projet :

Stuttgard, 26 novembre 1870.

Mon cher Maréchal,

Les journaux annoncent que vous allez publier une brochure sur votre commandement de l’armée du Rhin.

L’état des esprits en France ne permettra pas d’apprécier ce travail avec le calme et l’équité désirables. Il me parait donc nécessaire, tant dans notre intérêt que dans celui de la vérité, que vous ajourniez cette publication jusqu’à un moment plus opportun. Vous éviteriez, en outre, de livrer vos raisons et arguments aux discussions de presse et de gens qui n’ont ni le droit ni le pouvoir de juger en connaissance de cause. Attendez des temps plus calmes, moins passionnés, et partant plus équitables, et ne cherchez à relever que de l’opinion exprimée au grand jour par un conseil d’enquête, régulièrement convoqué et que vous réclameriez vous-même au besoin.

Je saisis cette occasion, mon cher Maréchal, pour vous adresser l’expression de mon vieil et affectueux dévoûment.

MARÉCHAL CANROBERT.


P.-S. — Peut-être penserez-vous que quatre lignes, dans les journaux sérieux, annonçant votre détermination dans le sens de cette lettre, seraient pour le moment suffisantes.


Le maréchal Bazaine suspendit son travail et ne pensa plus qu’à réunir les documents nécessaires à éclairer le futur Conseil d’enquête ; mais, cette fois, ce fut le ministre de la Guerre lui-même qui engagea le maréchal à suspendre les travaux entrepris à cet effet.

Cassel de Bordeaux, 28 décembre 1870, 9 heures 35. — N° 29307. — Via Suisse.

Le Ministre de la Guerre à M. le maréchal Bazaine.

J’ai l’honneur de vous informer que le Conseil d’enquête relatif à la capitulation de Metz n’ayant pas lieu à l’époque indiquée du 2 janvier, vous n’avez pas à fournir de mémoire justificatif pour cette date.

Il est probable que cette dépêche, du 28 décembre, avait été provoquée par celle de Gambetta, que j’ai donnée plus haut, du 25 du même mois, s’opposant formellement à la formation d’un Conseil d’enquête.

« L’enquête, disait-il, est déjà faite. »

Quelques mois après, la capitulation de Paris et la Commune ayant absorbé toutes les préoccupations, parut l’ouvrage de M. le colonel d’Andlau, avec un à-propos qu’un ouvrage bon, utile et honnête, a rarement la bonne fortune de rencontrer. Conçu avec une grande habileté, distillant du venin à chaque page, cet ouvrage devait être très lu, et le fut en effet. Émanant d’un officier supérieur de l’état-major même du maréchal, témoin supposé honnête, impartial et parfaitement compétent, il fut non seulement pour le public, mais pour toute la partie de l’armée qui n’était pas à Metz, et pour la majorité de cette armée elle-même, une révélation positive, ne permettant pas l’ombre d’un doute et justifiant toutes les accusations lancées contre le commandant en chef de l’armée de Metz.

Muni de cet ouvrage, de cette preuve, aussi précieuse qu’irrécusable, qu’il allait frapper juste ; muni de ce moyen sûr de faire réussir sa tactique, si ancienne et toujours nouvelle, d’accuser un innocent de ses propres fautes, le gouvernement triompha. Aussitôt, par tous ses journaux, il donna au livre de M. d’Andlau une immense publicité, le fit citer comme exprimant des vérités que son génie, son patriotisme lui avaient fait découvrir. Il enracina le mensonge dans l’opinion publique, sachant comment il faut parler à ce dieu moderne, que la Révolution a créé, qu’elle sait faire agir selon ses intérêts. Tout aveugle, ignorant, sourd et stupide qu’il soit, ce dieu exerce sur les masses, composées d’esprits faibles, un pouvoir absolu.

Confirmer le public dans son erreur, c’était assurer les institutions révolutionnaires, qui avaient si horriblement complété l’écrasement de la France ; c’était la condamnation assurée du vaillant soldat qui avait glorieusement servi sa patrie près d’un demi-siècle, qui avait fait pour la défendre tout ce que les forces humaines permettent de faire.

Ce livre décida définitiveinent la nomination d’un Conseil d’enquête sur la capitulation des places, et la place de Metz ayant été comprise dans le commandement exercé par le maréchal Bazaine, le maréchal dut être jugé par ce Conseil.

Les avis du Conseil d’enquête ont été pour les gens sensés de notre armée une honte ajoutée aux autres. Ils ont provoqué le rire de l’Europe, et lui ont donné la preuve que nous étions bien, comme le prétendaient nos ennemis, un peuple hébété, incapable de bon sens, à force de corruption.

Tout le Conseil, et surtout son président, étudièrent consciencieusement le livre de M. d’Andlau. Le président l’avait toujours sur sa table et lisait, avant et pendant les séances, les passages qui traitaient de la question du jour. II y trouvait son opinion toute faite sur la valeur des témoignages entendus.

D’ailleurs le président et l’un des membres les plus influents étaient ouvertement hostiles au maréchal Bazaine. L’inimitié du maréchal Baraguey d’Hilliers remontait à l’époque de la guerre d’Italie : Il commandait alors le 1er corps composé des divisions Forey, Bazaine et Ladmirault.

Le 20 mai 1859, jour du combat de Montebello, le maréchal Baraguey était avec son état-major et la division Bazaine à Ponte Curone ; la division Forey était à Voghera.

L’ordre était de maintenir l’ennemi en éveil pendant que le gros de l’armée exécuterait le mouvement tournant qui devait aboutir à la victoire de Magenta. Défense expresse avait été faite de s’engager.

Le général Forey, impatient d’effacer les impressions fâcheuses qu’avait fait naître, à tort ou à raison, sa conduite en Crimée, avait dit bien haut qu’il ne manquerait pas l’occasion de prouver qu’il était brave, qu’il la ferait naître au besoin.

Il attaqua les Autrichiens à Montebello malgré les ordres formels de son chef.

Le général Bazaine, ayant appris par le capitaine Piquemal, aide de camp du général Forey, que ce dernier était aux prises avec l’ennemi, courut aussitôt auprès du maréchal, le suppliant de le laisser partir pour l’appuyer.

Le maréchal Baraguey d’Hilliers, furieux de la désobéissance de son second, ne voulut rien entendre.

— Il n’a pas tenu compte de mes ordres, dit-il, tant pis pour lui. Vous êtes ma réserve, et je vous défends de bouger.

Bazaine cependant insista tant et si bien que le maréchal finit par lui permettre de partir, mais avec un régiment seulement, le 1er de zouaves, et encore avec l’ordre impératif et formel de ne pas, quoi qu’il arrivat, dépasser Voguera. — On se battait à Montebello à 6 kilomètres plus loin.

Bazaine, en arrivant à Voghera, arrêta donc son régiment et fit former les faisceaux sur le champ de manœuvres de cette place. Les officiers et les hommes, impatients de prendre part à ce premier combat de la campagne, se mirent à murmurer, ne comprenant pas qu’on les immobilisât pendant que se battaient leurs camarades.

Un bataillon de la division de Forey partait à ce moment pour rejoindre. Bazaine, avec son coup d’œil habituel, prit sur lui d’engager le commandant de cette troupe à suivre, au lieu de la route, la chaussée du chemin de fer qui devait l’amener sur les flancs de l’ennemi.

Cet officier suivit le conseil ; mais lui et ses hommes trouvèrent étrange la conduite de ce général qui, au lieu de se rendre sur le lieu de l’action, se bornait à donner des avis, et restait à 6 kilomètres en arrière avec les troupes qu’il avait amenées.

De suite, avec le caractère si léger et si impressionnable du soldat français, prit naissance la légende que Bazaine n’avait pas voulu venir en aide à Forey avec le secret désir de le voir battre. Ce bruit absurde se répandait avec la vitesse d’une traînée de poudre et arrivait le soir même aux oreilles de l’Empereur.

La bataille était gagnée ; mais Forey, n’étant pas soutenu, n’avait pu en tirer tout le parti que l’on était en droit d’en attendre.

Le lendemain 21 mai, l’Empereur voulut visiter le champ de bataille sur lequel deux bataillons de la division Bazaine étaient occupés à rechercher les morts. Bazaine, qui n’avait pas été prévenu, s’y trouva néanmoins.

Napoléon III l’accueillit avec sa bonté ordinaire, mais ne put s’empêcher de lui dire devant le maréchal Baraguey d’Hilliers qui l’accompagnait :

— Il est regrettable, général, qu’il ne vous ait pas été possible d’arriver à temps pour soutenir Forey !

Pensant que le maréchal allait élever la voix pour le défendre, Bazaine ne répondit rien d’abord, mais voyant que son chef se taisait, il se trouva dans la nécessité de dire à l’Empereur que s’il n’avait pas dépassé Voghera, ce n’était qu’en vertu des ordres formels qu’il avait reçus.

L’Empereur eut alors une explication assez vive avec le maréchal Baraguey d’Hilliers, qui fut obligé de convenir du fait, mais qui ne pardonna jamais à Bazaine de l’avoir fait prendre par le souverain en flagrant délit de déloyauté envers son inférieur. Aussi, appelé à présider la commission d’enquête, donna-t-il la preuve de cette hostilité lorsque vint l’affaire de la capitulation de Metz.

Le Conseil appela force témoins à charge ; quant aux témoins à décharge, le très petit nombre de ceux qui furent entendus ne fut appelé que sur la demande formelle du maréchal Bazaine, qui lui-même ne fut entendu qu’une seule fois.

Et on ose appeler cela la justice française !

L’instruction dura un an et demi ; pendant ces dixhuit mois l’accusé — le maréchal Bazaine — fut tenu dans une prison étroite. Un animal féroce n’eût pas été entouré de plus de surveillance et plus privé de liberté. Cela pouvait être considéré comme étrange, car ce même maréchal de France avait été pendant quatre mois prisonnier des Prussiens — prisonnier sur parole, — puis il était rentré en France et avait habité Paris en pleine liberté.

Qui donc aurait pu l’empêcher de se réfugier à l’étranger, s’il s’était senti coupable ? Qui ? Certes, pas M. le colonel d’Andlau, son accusateur, lui qui devait, dans la suite, prendre cette mesure de sûreté à son profit. Non, il était resté, il avait instamment demandé des juges, commettant cette faute, que l’on commet si souvent, de juger les autres d’après soi, — confiant dans l’intelligence, la loyauté, la bonne foi du tribunal militaire auquel on le déférait, quelle qu’en fût la composition.


Le 24 mai 1873, un vote de la Chambre faisait descendre du pouvoir, avec une facilité stupéfiante, l’homme qui se croyait et que l’on croyait indispensable. Ce révolutionnaire, auquel la Révolution doit quarante années d’existence, auquel la France doit en grande partie toutes les calamités du gouvernement de Juillet, de la seconde République, du second Empire, de la Commune et enfin de la troisième République ; à qui la France doit encore aujourd’hui l’affaissement des esprits et des cœurs, l’impuissance du gouvernement doctrinaire, l’épuisement de nos ressources, l’angoisse générale, et la déconsidération dont nous avons le triste avantage de jouir en Europe.

M. Thiers, le carbonaro, était remplacé, en apparence par M. le maréchal de Mac-Mahon, mais en réalité par M. de Broglie, le doctrinaire.

« Le libérateur du territoire », avait dit Gambetta en désignant M. Thiers à toute la Chambre, « le voilà ! »

Bazaine, un traître ! Thiers, libérateur du territoire ! Autant de jugements prononcés par M. Gambetta, dont la fatale légende avait hâte de se saisir.

La seconde était-elle mieux fondée que la première ?

Qu’on en juge : « 2 Dans la séance de nuit, pendant laquelle les dernières conventions du traité de Francfort furent arrêtées, M. Pouyer-Quertier, profitant des bonnes dispositions de M. de Bismarck, obtint de lui l’évacuation immédiate de la France par les troupes prussiennes, à des conditions extrêmement favorables.

« M. Pouyer-Quertier remercia avec effusion M. de Bismarck de cette grande concession et de la marque de haute confiance qu’il lui accordait.

« Il revint à Versailles, heureux de ce succès inespéré. Aussitôt il le fit connaître à M. Thiers, qui se livra à une de ces violentes colères qu’il éprouvait à la moindre contradiction. Il traita M. Pouyer-Quertier avec la grossièreté dont il était coutumier, d’imbécile, etc. ; en lui déclarant qu’il avait absolument besoin que les troupes prussiennes restassent en France pendant un certain temps, pour pouvoir maîtriser l’Assemblée nationale.

« Il lui enjoignit d’écrire en son nom, à lui M. Thiers, à M. de Bismarck, pour qu’il se gardât bien de faire connaître l’intention qu’il avait eue de faire évacuer immédiatement les places occupées par les troupes prussiennes.

« … Il y a quelque chose de vraiment caractéristique dans le fait de M. de Bismarck montrant plus de bienveillance pour la France que le soi-disant « libérateur du territoire ». Le chancelier de fer doit avoir un bien profond mépris pour ce grand patriote qui sacrifiait aussi cyniquement sa patrie à ses petits intérêts personnels. »

M. Paul Dhormoys dit aussi, dans le premier volume de son si intéressant ouvrage : la Comédie politique : « Passons maintenant à la libération du territoire.

« Lorsque M. Pouyer-Quertier fut chargé de se rendre à Francfort et de négocier avec M. de Bismarck le rachat de la partie du chemin de fer de l’Est comprise dans le territoire que nous avons perdu, M. Thiers lui avait donné, pour instructions, de tâcher d’en obtenir cent millions.

« Voici comment l’ancien ministre des finances m’a raconté sa mission :

« Lorsque j’arrivai à Francfort et que je me mis en rapport avec M. de Bismarck, celui-ci me de-manda combien nous voulions de ce tronçon de voie ferrée.

« — Cela dépend, lui répondis-je, voulez-vous nous le prendre ou voulez-vous nous le payer ? Si vous voulez nous le prendre, vous êtes le plus fort, c’est à vous de fixer le prix ; si vous voulez le payer, nous n’avons qu’à nommer des experts et à adopter le chiffre qu’ils nous proposeront.

« M. de Bismarck fit un peu la grimace ; mais je ne sortis pas de ce dilemme :

« Voulez-vous le prendre ou voulez-vous le payer ?…

« A la fin, le chancelier accepta ma proposition : on nomma de part et d’autre des experts ; ils évaluèrent ce morceau de chemin de fer à 280 millions. J’en demandai 360. Nous transigeâmes à 325, et la question fut résolue.

« C’était le soir qu’eut lieu notre dernière conférence à cet égard : il faisait-très chaud ; nous parlions beaucoup ; au bout de quelque temps, M. de Bismarck me demanda : « — Aimez-vous la bière ?…

« — Moi, j’aime tout, lui répondis-je.

« On apporta un pot énorme, des verres, et nous continuâmes à discuter, tout en buvant. Au bout d’une heure de cet exercice, M. de Bismarck me demanda encore :

« — Est-ce que nous ne prendrons pas un peu d’alcool pour faire passer notre bière ?

« — Tout ce que vous voudrez, lui répondis-je.

« Et continuant ainsi à boire de l’eau-de-vie pour cuire la bière, et de la bière pour faire passer l’alcool, nous étions arrivés à un nombre formidable de verres de bière et de verres de cognac. M. de Bismarck me regardait avec une curiosité qui n’était pas loin de l’admiration ; mais moi j’ai un estomac à toute épreuve, rien ne me fait mal. Nous arrivâmes ainsi jusqu’à une heure et demie,heure à laquelle tout étant réglé, et nos protocoles rédigés, nous échangeâmes les signatures.

« Je proposai une dernière tournée, comme on ne dit pas dans le monde diplomatique, et M. de Bismarck s’épanouit tout à fait.

« Le voyant de si bonne humeur, l’idée me vint de lui parler de la libération du territoire, pour tâcher de connaître un peu les intentions du gouvernement prussien à cet égard.

« — Mon Dieu, me répondit-il, nous ne demandons qu’à évacuer le plus promptement possible ; l’occupation est une lourde charge pour les familles allemandes ; nous recevons chaque jour des doléances à ce sujet, et si nous pouvions être sûrs du paiement des trois milliards que vous devez nous verser, nous nous retirerions dès demain.

« Nous discutâmes alors les garanties qu’exigerait la Prusse pour ce paiement ; je proposai un système de traites endossées par les banques d’Europe qui avaient le plus de crédit, et le chancelier trouva la mesure très acceptable.

« — Avant de vous donner une réponse définitive, ajouta-t-il seulement, il faut que je prenne les ordres de l’Empereur, je vais lui en parler, et je vous ferai connaître sa réponse immédiatement.

« Nous nous séparâmes, il était plus de deux heures du matin. Je m’endormis d’un profond sommeil, et je dormais encore vers cinq heures et demie du matin, lorsqu’on frappa brusquement à ma porte : « — Entrez, m’écriai-je, réveillé en sursaut. Et M. de Bismarck, botté, éperonné, splendide dans son uniforme, entra dans ma chambre.

« L’Empereur, me dit-il, accepte votre proposition.

« — Ah ! tant mieux ! lui dis-je enchanté. Mais je n’ai pas les pleins pouvoirs nécessaires pour traiter cette question ; il faut que je retourne à Versailles pour les demander à M. Thiers.

« — Qu’à cela ne tienne, répondit-il, vous avez notre parole.

« Quand j’arrivai à Versailles, assez fier de mon succès, je fus tout étonné de l’accueil grincheux que me fit M. Thiers ; il était évidemment vexé que j’eusse obtenu 325 millions, quand lui, avait pensé qu’on n’en pourrait avoir qu’une centaine. Mais ce fut bien pire quand je lui parlai de la libération du territoire ; il devint véritablement furieux.

« — Qui est-ce qui vous a prié de vous occuper de cela ? » me dit-il. Et comme je répliquais que trouvant l’occasion favorable et M. de Bismarck bien disposé, j’avais cru pouvoir, causer officieusement avec lui de cette question qui préoccupait tant la France :

« — Mais vous ne comprenez donc pas que j’ai besoin de cette question de la libération pour être maître de cette assemblée ; qu’une fois la libération accomplie, je ne serai plus qu’une vieille borne… (on connaît déjà la fin de la phrase) et qu’il me faut encore au moins deux ans pour terminer ce que j’ai commencé.

« Et voilà pourquoi, pendant deux ans encore, la France supporta les charges de l’occupation, le paiement, l’entretien des troupes allemandes et leur présence sur notre territoire.

« C’est ainsi que M. Thiers reçut le titre de Grand patriote et de libérateur du territoire. »

J’ai tenu à ce que M. Paul Dhormoys me fit l’honneur de me confirmer lui-même l’anecdote que l’on vient de lire. Je transcris sa lettre :


« 8, rue Fromentin.

« Monsieur le comte et cher confrère,

« Je ne puis mieux répondre à votre gracieuse lettre qu’en vous confirmant l’anecdote relative à la libération du territoire que j’ai racontée dans le premier volume de la Comédie politique.

« Bien plus ; M. Pouyer-Quertier ayant tenté, longtemps après la publication du livre, dont les épreuves lui avaient été soumises par M.Didot, une demi-réfutation, j’ai dû, dans le second volume, écrire tout un chapitre et entrer dans les détails les plus circonstanciés à cet égard. Vous trouverez là tous les documents de l’affaire.

« Je n’ai pas besoin de vous dire combien je serais heureux et flatté que vous puissiez trouver dans ces récits et dans ceux que j’ai encore à publier quelques faits intéressants.

« Cela me prouverait que ce n’est pas tout à fait inutile d’avoir passé d’aussi longues années dans l’administration, et surtout dans les assemblées et dans les coulisses de la politique.

« Veuillez agréer, Monsieur le comte et cher confrère, les assurances de mes sentiments de haute considération et d’entier dévouement.

« PAUL DHORMOYS 3. »


Le déplacement du pouvoir des mains de M. Thiers — la Révolution — dans celles du maréchal de MacMahon — qui, pour une grande partie de la nation, représentait la contre-révolution, — semblait logiquement impliquer le salut du maréchal Bazaine.

La franc-maçonnerie tout entière, écrasée, anéantie, forcée d’avouer son impuissance en face de l’énergie qu’elle supposait au nouveau chef de l’État, s’attendait à une réaction rigoureuse et immédiate, dont le résultat très prochain serait la restauration de la monarchie ; et elle s’attendait encore, comme premier acte du pouvoir du maréchal, à la réhabilitation immédiate de son collègue ; dont l’innocence devait lui être connue mieux qu’à tout autre.

Pour les raisons que je viens d’exposer, ces pensées furent celles d’un très grand nombre de Français. Le maréchal de Mac-Mahon pouvait rendre une ordonnance de non-lieu ; le maréchal Bazaine, libre, traduisait en justice ses calomniateurs, la lumière sortait des débats, les véritables traîtres étaient condamnés, les vrais coupables punis, l’opinion retournée et la justice satisfaite.

Le maréchal de Mac-Mahon choisit pour ministre de la Guerre un général de cavalerie qui avait appartenu à l’armée de Metz, s’était constamment prononcé, avec toute l’énergie de son caractère, pour le maréchal Bazaine et contre l’infamie des accusations dont il était victime. Pourquoi donc, à la grande satisfaction de tous ceux qui avaient joué un rôle dans le gouvernement de la Défense Nationale, et à la profonde stupeur d’une grande partie de l’armée, le premier acte de pouvoir du maréchal de Mac-Mahon fut-il la constitution du Conseil de guerre qui devait juger son ancien collègue, ce que M. Thiers n’avait jamais voulu faire, et non pas l’ordonnance de non-lieu, prévue et impatiemment attendue ?

Cet acte était motivé par plusieurs raisons : la première était due à l’influence du parti orléaniste ; à cette époque assez considérable, véritable base de la majorité qui avait amené le maréchal de Mac-Mahon au pouvoir et qui, selon les lois du régime parlementaire, était appelée au pouvoir avec lui. Pour ce parti, le maréchal Bazaine était l’homme de l’Empire, de l’Empire qui haïssait l’orléanisme de cette haine particulière que les partis rivaux ont entre eux, de l’Empire enfin, auquel l’orléanisme rendait cette haine, en vertu du même principe.

La seconde raison, c’est que le maréchal de Mac-Mahon n’est qu’un admirable soldat, incapable de résolution comme général en chef, encore plus incapable de résolution comme chef d’État. Complètement et absolument soumis à l’influence dominatrice de M. de Broglie, il était convaincu qu’il ne pouvait gouverner sans lui. Il a, par conséquent, non seulement trompé ceux qui ont cru en son mérite, mais encore compromis ceux qui s’étaient attachés à sa fortune.

Tout autre homme que le maréchal de Mac-Mahon, qui eût été chrétien éclairé, Français instruit, capable d’idées et de résolution, eût, en moins de deux mois, relevé la France de l’affaissement dans lequel elle était tombée ; mais, en bonne justice, on ne saurait faire peser trop lourdement sur lui la responsabilité de ses actes et de leurs conséquences. Les lourdes fautes qu’il a commises, il ne les comprenait pas.

Mais comment se fait-il que le maréchal de Mac-Mahon, incapable d’initiative et de hautes vues politiques, mais brave et loyal soldat, homme d’honneur dans toute la force du terme, n’ait pas prononcé une ordonnance de non-lieu ? Comment n’a-t-il pas compris que ses fautes, à lui-même, avaient été dans cette funeste guerre assez grandes, assez désastreuses pour que la condamnation du maréchal Bazaine parût un fait révoltant ? que l’histoire pourrait trouver bien étrange l’attitude de ces chefs militaires, sacrifiant à l’orgueil de la nation une victime unique, chargée de porter le poids de toutes les fautes commises ? Quant au ministre de la guerre, le général du Barail, le doute n’est pas permis à son égard : il aurait très volontiers rendu une ordonnance de non-lieu, il savait que c’était justice, et il avait le cœur assez haut placé pour que l’opinion publique ne modifiât pas la sienne ; mais il eût fallu être à la fois ministre de la Guerre et républicain romain : rendre l’ordonnance de non-lieu le matin, et se disposer à quitter le ministère le soir !

La composition du Conseil de guerre, que l’on représentait comme à peu près impossible sous le gouvernement de M. Thiers, — c’était une des mille objections contre sa formation, — fut arrêtée en un instant sous le gouvernement du maréchal de Mac-Mahon.

La très grande, la trop grande majorité des membres de ce Conseil était orléaniste. Plusieurs de ces officiers généraux avaient été, soit officiers d’ordonnance, soit aides de camp du roi Louis-Philippe. Ce n’était pas habile : c’était montrer, par trop clairement, que le procès n’était que politique. Mais au moins, comme cela, on était sûr des résultats, et le seul prince d’Orléans qui fût resté orléaniste, en était, sur sa demande, nommé président.

Sur sa demande ! je dis bien. M. Thiers l’a déclaré à plusieurs reprises. Quel était le but de M. le duc d’Aumale, en réclamant l’honneur de présider un Conseil de guerre qui devait dégrader un soldat français et condamner à mort un des maréchaux du gouvernement qui l’avait exilé, lui et les siens ?

En premier lieu, satisfaire une rancune bien naturelle ; puis, en présidant un Conseil qui donnait aussi satisfaction à l’opinion publique, acquérir une popularité que la question des millions réclamés avait fortement compromise.

Comment n’a-t-on pas compris à cette époque que M. le duc d’Aumale aurait dû être le dernier désigné pour présider un pareil conseil ?

Il était juge et partie, il était incompétent, il ne pouvait rendre justice.

On a parlé, il est vrai, de son ancienneté comme général, pour expliquer cette présidence : on a encore trompé l’opinion publique.

Le duc d’Aumale non seulement n’était pas le plus ancien officier général de l’armée, puisque le général Schramm était plus ancien que lui ; mais il était encore l’un des moins anciens.

En effet, la loi du 19 mai 1834 dit que le temps passé en non-activité ne compte, pour les officiers, que pour la retraite seulement. Et le duc d’Aumale avait passé vingt-deux ans en non-activité à l’étranger.

La présidence du Conseil de guerre revenait donc de droit au général Schramm, puis à bien d’autres généraux, avant d’arriver au duc d’Aumale ; du reste, je crois devoir consigner ici un document fort intéressant, que je relève dans le dernier ouvrage publié par le maréchal Bazaine, et qui explique comment le général Schramm fut évincé 4 :


« Le 18 août 1877, je 5 me rendis à la Courneuve, près Saint-Denis, pour rendre visite au général Schramm.

« Au moment de mon arrivée, le général revenait de Paris. Il me reçut avec la plus grande affabilité. ( Suit la partie de notre conversation relative à l’objet de ma visite.)

« — Mon général, mon plus grand désir, en venant vous trouver, est d’élucider un point d’histoire. Si, par hasard, ma demande vous paraissait indiscrète, veuillez me le dire franchement, et ne pas me refuser votre indulgence, en raison du motif qui me guide.

« Lors du procès du maréchal Bazaine, votre droit et votre devoir, comme le plus ancien général de toute l’armée française, était de présider le Conseil de guerre appelé à juger sa conduite.

« Est-il vrai, comme plusieurs personnes me l’ont affirmé, que ce droit, vous l’avez revendiqué, et que, malgré votre juste réclamation, on a passé outre ?

« — Oui, mon enfant (le général Schramm était officier général avant ma naissance, ce titre n’avait donc rien que de très bienveillant), rien n’est plus vrai !

« — Vous connaissez, mon général, ma respectueuse affection pour le maréchal Bazaine, qui n’est, en réalité, que la malheureuse et grande victime de nos dissensions politiques. Je ne vous surprendrai donc pas en vous disant que mon idée fixe est la revision de ce triste procès, lorsque le jour sera venu.

« Mais à toute affaire il faut un grelot, et votre incident en est un. C’est pour ce motif que je vous demande de vouloir bien me donner votre affirmation par écrit.

« — Lors de la composition du tribunal, me répliqua le général, j’appris que l’on avait décidé en haut lieu d’en donner la présidence au duc d’Aumale. Je me rendis immédiatement, pour protester, chez le ministre, le général du Barail, dont le père avait dû autrefois sa réintégration dans l’armée à mon intervention. Je protestai ; le ministre m’objecta mon grand âge et certain article de la loi.

« A cela je répondis que j’ignorais si, pouvant encore tenir douze heures à cheval, mon âge pouvait être un obstacle ; que, quant à la loi, je n’en connaissais qu’une, en vertu de laquelle l’ancienneté est un grade, et que je ne pouvais admettre d’être placé sous les ordres de M. le duc d’Aumale, dont, comme général, j’avais dirigé les débuts lorsqu’il était à peine chef de bataillon.

« Je ne ferai, ajoutai-je, peut-être pas preuve d’autant d’éloquence que lui, mais j’apporterai du moins une expérience qu’il ne peut avoir. Je quittai le ministre en lui disant : « Je serai du conseil comme président, ou je n’en serai pas. »

« On me récusait donc comme président, mais on me désignait comme juge. On m’envoya même des médecins pour constater mon état de santé.

« Je ne pouvais répondre par un refus pur et simple, sans me mettre sous le coup d’un jugement, pouvant entraîner la prison et la destitution.

« J’invoquai alors d’anciennes blessures, constatées par un certificat délivré en 1815 par Larrey et Sue (le père du romancier).

« Ce certificat m’avait servi à refuser légalement de reprendre du service sous les Bourbons ; mais en servant de 1830 à 1870, j’ai bien prouvé que mes blessures n’étaient pas un obstacle réel. J’invitai les docteurs à me visiter, tout en leur disant que je ne supposais pas qu’ils pussent contredire des princes de la science, leurs anciens maîtres, et je fus déclaré exempt de siéger.

« Dans ces conditions, je ne peux plus, vous le comprenez, vous donner la pièce que vous me demandez ; mais je vous autorise complètement à dire et à écrire toute notre conversation. »

« Je compris très bien que le général ne pouvait se déjuger, et qu’à toute protestation on opposerait le procès-verbal médical, et je n’insistai pas.

« Et cependant il est évident, d’après ce qui précède, que ces blessures, antérieures à 1815, n’auraient pas plus empêché le général de siéger comme président, qu’elles ne l’empêchèrent, de servir son pays de 1830 à 1870. Il est évident qu’elles furent uniquement un prétexte destiné à riposter à un déni de justice.

« Si je ne suis pas bon pour présider, je ne veux « pas être bon pour siéger sur un fauteuil de simple juge, » — telle avait été la pensée du général.

« Le général me dit encore :

« — J’ignore la marche qu’eussent suivie les débats sous ma direction ; mais ce que je sais, c’est qu’ayant suivi le maréchal dans sa carrière, dès ses débuts, j’ai apprécié son intelligence, son courage et ses services, que j’ai aidé à récompenser. Ce que je sais, c’est qu’il n’est pas dans la carrière, ni dans la Légion d’honneur, un grade qui ne lui ait été concédé pour un fait de guerre, et que je n’aurais pas manqué à mettre ce long et glorieux passé sous les yeux des juges.

« Je ne pus m’empêcher de lui répondre :

« — Là est peut-être, mon général, le motif réel de votre exclusion.

« La conversation continua longtemps encore sur les événements de Metz, sur le procès et sur certains personnages qui y ont joué un rôle.

« C’est ainsi qu’on écrit l’histoire ! me dit tristement le général.

« Je le quittai enfin, après une visite de près de deux heures, qui se termina par l’invitation à le venir voir souvent, et je retournai à Paris, charmé de l’accueil que j’avais reçu, émerveillé d’avoir trouvé dans le général un homme aussi sain de corps et d’esprit, malgré son âge, car il me déclara qu’il avait quatre-vingt-quatre ans. »

La lettre que l’on va lire de M. le général du Barail, ancien ministre de la Guerre, confirme absolument la déclaration de M. le général Schramm.

Pour qui veut la lire avec soin, elle répond également à certaines questions que je ne me serais pas permis d’adresser à M. le général du Barail.

« Paris, 2 décembre 1887.

« Monsieur le Comte,

« Je n’ai, je vous assure, aucune répugnance à répondre à la demande que j’ai reçue de vous tout à l’heure ; mais je crains de ne pouvoir le faire d’une manière qui vous satisfasse.

« Comment me rappeler, en effet, non pas seulement les termes, mais même le sens d’une conversation tenue il y a plus de 14 ans aujourd’hui, et qui, je vous assure, n’a pas eu l’importance que vous semblez y attribuer.

« J’ai reçu, en effet, un matin, la visite du général Schramm, au moment où je m’occupais de la composition fort difficile du conseil de guerre qui devait juger M. le maréchal Bazaine. J’avais grand peine à trouver le nombre d’officiers généraux remplissant les conditions légales exigées pour constituer ce haut tribunal, et, si ma mémoire me sert bien, le général Schramm est venu spontanément m’offrir ses services, mais à la condition, comme vous le dites, d’avoir la présidence, — qui devait lui revenir par son ancienneté de grade, sans parler de son âge et de l’ancienneté et de l’éclat de ses services.

« Je suis absolument certain qu’il ne fut pas question d’autre chose entre nous, et que le général Schramm s’abstint absolument devant moi de toute appréciation personnelle sur le fait même qui servait de base au procès.

« Il ne me fut pas possible d’accepter la proposition du général, parce qu’il mettait pour faire partie du Conseil de guerre la condition absolue d’en avoir la présidence, qui, par une délibération prise en Conseil des ministres, avait été dévolue à un autre officier général.

« Je n’ai pas eu et je n’ai pas encore à apprécier le jugement rendu dans de très pénibles circonstances, et qui semble avoir obtenu la sanction de l’opinion publique ; je suis très disposé à croire que, pour que l’appréciation des faits eût été absolument équitable et exempte de toute passion politique, il aurait fallu que les juges chargés d’examiner la conduite de l’ancien commandant en chef de l’armée du Rhin se fussent trouvés dans les mêmes circonstances et eussent passé par les mêmes épreuves que le maréchal Bazaine ; seulement je ne puis m’empêcher de reconnaître que le maréchal, en exigeant lui-même sa traduction devant un Conseil, semblait déclarer d’avance se soumettre au jugement qui serait rendu, et contre lequel il n’a pas appelé.

« Agréez, monsieur le comte, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

« F. DU BARAIL. »


Vous avez lu. Réfléchissez.


Il existe au ministère de la Guerre un rapport sur les forts de la rive gauche de la Moselle à Metz. Dans ce rapport il est dit :

« … Si jamais l’ennemi attaque Metz, un corps considérable de l’armée de siège opérera sur la rive gauche de la Moselle et entrera en France par Briey. Ici l’auteur du rapport s’est trompé ; l’ennemi est venu par Pont-à-Mousson et non par Briey, — après avoir pris ou masqué les places de Longwy et de Thionville. Dans le cas où l’organisation des défenses de cette rive ne serait pas assez solide pour déjouer de grands efforts, nul doute qu’il ne cherchât à s’en emparer pour, de là, brûler la ville et, en détruisant une grande partie des établissements militaires, hâter la reddition de la place. Ces résultats pourraient même être obtenus d’emblée par l’ennemi. »

C’est ce qui explique la décision du maréchal Bazaine d’occuper la ligne d’Amanvilliers. Mais le point sur lequel je veux attirer l’attention du lecteur se trouve un peu plus loin dans ce rapport. Le voici :

« Il n’y aurait d’autre moyen d’arrêter l’ennemi qu’en exécutant une série de sorties. Mais avant de le joindre il faudrait parcourir un espace découvert, soumis à son feu, et rien ne prouve qu’une opération ainsi engagée parvînt à réussir. N’y a-t-il vraiment pas un contresens regrettable à négliger ainsi les résistances passives que présente le terrain, et à être réduit à se défendre au moyen de sorties d’un succès plus que douteux ? »

L’opinion émise par le signataire de ce rapport sur le sort probable réservé aux sorties de Metz, lorsque l’ennemi occupe certaines positions, est bonne à relever ; c’est la vraie. Mais quel était donc l’officier qui avait fait et signé ce rapport ?

C’était le lieutenant-colonel Séré de Rivières, le même, qui, plus tard comme général rapporteur du Conseil d’enquête, devait se prononcer dans de tout autres termes, lorsqu’il eut à apprécier les opérations militaires de Bazaine à Metz, c’est-à-dire sur le point même qui avait été précédemment l’objet de son rapport.

Quand le maréchal, tout surpris, lui demanda pourquoi sa manière de voir de 1872 n’était plus celle de 1867, le général de Rivières lui répondit, d’un ton rogue : « Ah voilà !…. » C’était la réponse que le général de Rivières se plaisait à faire aux observations du maréchal pendant le cours de l’instruction.

Ce procès restera dans l’histoire comme l’acte le plus caractéristique du renversement de toute hiérarchie, de toute discipline.

Parmi tous ces généraux de division, celui qui avait exercé le commandement militaire le plus important, avait autrefois commandé de deux à trois mille hommes. Il était appelé à juger un maréchal de France qui en avait commandé de deux à trois cent mille : c’était, en fait de compétence, aussi logique, aussi sensé, aussi hiérarchique que de faire juger un colonel par des caporaux. Comme hiérarchie, comme discipline, qu’était-ce donc qu’un conseil de guerre, de généraux de division jugeant un maréchal de France, si ce n’est les inférieurs jugeant leur supérieur, — c’est-à-dire le renversement de l’ordre établi ?

Le maréchal Bazaine n’avait jamais eu grand espoir de voir sa justification sortir de son procès. Il se rendait clairement compte qu’il ne pouvait être justifié qu’en faisant le tableau photographique de l’armée qu’il avait commandée, tant au physique qu’au moral.

Or, il était résolu, bien résolu à ne pas faire et à ne pas laisser faire ce tableau. C’était déconsidérer l’armée, avouer qu’en parlant de son bon moral à Metz, il avait parlé comme un père à un enfant peureux, lui disant qu’il est brave afin de le pousser à l’être. C’était aussi déconsidérer une bonne partie de ses chefs qui, dans les conditions si inquiétantes où se trouvait la France, jouissaient de l’estime de l’armée et représentaient une force précieuse, la seule qui fût encore debout.

Mais quand il apprit la composition du Conseil, quand il vit quelle en était la couleur politique, il ne douta pas de la sentence. Il fit son sacrifice ; il devait penser, en effet, qu’il serait condamné, puisqu’il était déterminé à ne pas forcer les juges à l’acquitter, et à ne pas révéler ce qu’il croyait contraire aux intérêts de la France et de son armée.

Il ne voulut pas prendre un défenseur militaire : « Je ne veux pas, disait-il, que la question militaire soit traitée ; mes juges ne la soupçonnent pas, ou bien ils agiront comme s’ils ne la soupçonnaient pas : ce qui revient au même.. »

Me Lachaud, son digne, loyal défenseur, déclara au maréchal qu’il se condamnait lui-même d’avance, et qu’il lui serait impossible de le sauver, s’il n’était autorisé à présenter la question sous son véritable jour ; s’il ne mettait en lumière la situation morale, matérielle et stratégique de l’armée, la conduite des commandants de corps, leurs fautes, tous les obstacles que le général en chef avait rencontrés à chaque pas ; s’il n’était pas enfin autorisé à faire citer un certain nombre de témoins, qui s’offraient de prouver, se mettant au-dessus du scandale, que telle ou telle déposition était fausse. La volonté du maréchal était bien arrêtée. Il répondit que la plaidoirie de son avocat devait se borner à réfuter l’accusation ; que, quant à lui, son sacrifice était fait.

On lui fit dire à deux reprises différentes, dans sa prison, que s’il voulait être acquitté, il n’avait qu’à charger l’Empereur et à répondre à toutes les questions qui lui seraient posées : — C’était par ordre de l’Empereur.

Ces avis officieux étaient-ils sincères ? Sincères ou non, le maréchal ne voulut pas s’y rendre.

Tous les moyens de faire surgir la vérité, et de forcer par conséquent ses juges, bon gré mal gré, à prononcer un acquittement, — il ne pouvait, il ne voulait pas les employer.

Je le répète encore, son sacrifice était fait.

Il fut pendant le procès ce qu’il avait toujours été sur le champ de bataille, — calme, impassible, maître de lui. Le maréchal Le Bœuf, le brave général Bourbaki et l’éminent général Desvaux ont, par leur attitude et leur témoignage, formé, avec leurs collègues, un contraste bien saisissant, pour ceux qui ne recherchent que la vérité, et bien honorable pour eux-mêmes.

Le maréchal Le Bœuf a jeté, avec l’autorité d’un spécialiste très instruit, la lumière sur l’état matériel de l’armée. Le général Bourbaki, avec sa parfaite loyauté, en a fait autant sur les prétendus succès du général de Ladmirault, sur l’incident Régnier, sur la situation de l’armée quand il l’a quittée, sur l’exposé qu’il avait fait de cette situation au gouvernement de la Défense Nationale. Enfin le général Desvaux a toujours été net, vrai, positif, sans égard à aucun autre intérêt que celui de la vérité, et il a eu le mérite de faire tomber en poussière l’un des chefs d’accusation ; dont on espérait tirer le plus grand profit, qui devait frapper un grand coup sur l’esprit public et sur lequel je me suis longuement étendu, — la livraison des drapeaux.

Le public, toujours si compétent, qui voit toujours si juste, même dans les questions où il ne comprend absolument rien, a trouvé que le maréchal Bazaine avait été faible au cours de son interrogatoire. Comment aurait-il pu être fort puisqu’il était.résolu à ne rien dire pour sa justification ? Mais, en revanche, ce même public a beaucoup admiré M. le Président, sa science militaire, sa mesure, sa dignité. Ah ! si celui-là avait commandé l’armée du Rhin, les choses ne se seraient pas passées de la sorte !

Le fait est que M. le duc d’Aumale, avec une compétence digne de celle du public, un aplomb imperturbable, une assurance de grand maître, a donné au maréchal Bazaine des leçons d’art militaire, que le maréchal a reçues sans répliquer, avec une modestie qui, si elle n’eût été dans son caractère, était dans son rôle de victime. Et cependant ces leçons, dans son for intérieur, le faisaient sourire de pitié. Enfin, M. le duc d’Aumale, qui a bien étudié la Révolution, qui en connaît les secrets et les moyens, a lancé une de ces phrases dont l’effet est toujours assuré, et qui lui a valu les éloges et les sympathies des révolutionnaires de toutes nuances et des masses populaires.

Le maréchal avait dit qu’il était lié par son serment à l’Empereur ; que, vu le régime et la composition du nouveau gouvernement, il ne l’avait cru ni sérieux ni durable ; qu’il reconnaissait parfaitement les devoirs stricts d’un général en chef vis-à-vis d’un pouvoir légal, provenant d’un gouvernement reconnu par le pays, mais qu’il ne les reconnaissait pas quand il était en face d’un pouvoir insurrectionnel qui ne représentait rien. Et le président répond :

« — La France existait toujours ! ..

Si l’on avait demandé à M. le duc d’Aumale la signification de cette phrase, qu’aurait-il répondu ?

Par quel moyen peut-on servir la France, sans gouvernement, ou avec un gouvernement que l’on ne croit pas que la France veuille accepter ? Qu’est-ce donc que la France sans gouvernement ? N’est-ce pas un corps sans tête ! Où saisir sa pensée, sa volonté ?

M. le duc d’Aumale, dont tout l’interrogatoire a eu pour base un faux point de départ, admet toujours que le moral de l’armée était excellent, ses chefs éminents, son organisation parfaite. Toute la direction qu’il a donnée aux débats repose sur ces hypothèses.

Le maréchal, je l’ai dit, était bien décidé à ne pas le contredire ; aussi le duc, qui a saisi tout l’avantage qu’il pouvait tirer de cette situation, accablait-il sa victime de questions insidieuses, qui, par elles-mêmes et par les réponses qu’elles provoquaient, devaient nécessairement faire paraître le maréchal coupable d’inertie calculée, coupable d’avoir sacrifié son excellente armée, de l’avoir laissée à dessein s’user et s’épuiser. C’était là, il l’avait compris, — le grand chef d’accusation, le pivot autour duquel il ferait tourner les débats ; aussi y revient-il sans cesse, parce qu’il a senti, parce qu’il sait bien que de ce côté on ne se défendra pas, et qu’ainsi la condamnation sera certaine et paraîtra juste.

En effet, le maréchal fut condamné à l’unanimité.

Mais on sait maintenant comment cette unanimité fut obtenue.

M. le duc d’Aumale, sachant que deux ou trois membres du conseil étaient flottants, ou craignant qu’ils ne le fussent,— trois membres étaient d’un grand poids dans un conseil composé de six ! — réunit le conseil avant la dernière délibération, en prenant toutefois la précaution de prévenir ses membres qu’il ne s’agissait pas d’une délibération officielle, mais d’une simple conversation tout amicale.

Il leur représenta que, sans rien préjuger de leurs convictions, la condamnation du maréchal était inévitable, et que, dans cette hypothèse, il était désirable, vu l’intérêt du grand exemple si utile à donner, que cette condamnation fût prononcée à l’unanimité.

Le gouvernement avait assumé toute la responsabilité de la sentence, non seulement en constituant le Conseil de guerre, — ce qui prouvait dans sa pensée la culpabilité du maréchal, — mais encore en donnant la grand’croix de la Légion d’honneur à deux des juges, quelques jours seulement après leur entrée en fonction.

Fait sans précédent !

En supposant que les deux officiers généraux méritassent cette haute récompense, le moment était mal choisi pour la leur donner. C’était, en apparence du moins, acheter leurs voix.

Quoi qu’il en soit, le président ne put obtenir l’unanimité qu’il désirait qu’en acceptant de faire signer à l’avance, avant que la condamnation eût été prononcée par tous les membres du Conseil, un recours en grâce.

Ce fut dans ces conditions que l’unanimité fut obtenue.

La dernière délibération du conseil dura quatre heures. Après un procès qui avait duré Iui-même plus de deux mois ; après toutes les explications possibles, si longuement et si minutieusement données, la longueur de cette dernière délibération ne fut qu’une frime.

Elle était destinée à produire son effet sur l’opinion publique, — à donner à la sentence la sanction bien complète de l’examen approfondi, de la sérieuse réflexion, de la maturité parfaite.

M. le duc d’Aumale, contrairement à la prescription formelle du code de justice militaire ordonnant que, pour le prononcé du jugement, le président et les juges doivent être couverts, se découvrit en disant : Au nom du peuple français…

Que de choses dans ce salut du fils du roi-citoyen à la majesté du peuple français !

C’était bien l’acte du même homme qui avait fait à l’Assemblée un vrai discours de 1830, avec protestation d’amour pour le drapeau chéri. Son père, le franc maçon, l’usurpateur, le conspirateur, le spoliateur, ne parlait pas et n’agissait pas autrement.

Est-ce que ce salut ne venait pas donner raison à ceux qui affirmaient que le duc d’Aumale avait sollicité la présidence de ce Conseil, qui devait dégrader un maréchal de France et le condamner à mort ?

Il est bon de chercher à être populaire, de flatter les passions des masses ; mais malheureusement il en est de ceci comme de bien des choses de ce bas monde : le résultat répond rarement aux espérances.

Philippe-Égalité, en votant la mort du roi de France, en assistant, debout dans un cabriolet, à son supplice, ne pensait pas que la hache révolutionnaire, dont il avait trouvé légitime d’armer la main du peuple pour trancher la tête de son souverain, trancherait également la sienne, quelques mois après.

Son petit-fils ne pensait pas non plus, je suppose, que, de la présidence du Conseil de guerre qui devait condamner le maréchal Bazaine à mort, — sacrifice offert aux passions populaires, — il arriverait, quelques années après, à l’exil, au bannissement.

Il faut avouer que le peuple est un maître bien difficile à servir, et qu’il ne récompense pas toujours les flagorneurs qui n’ont pas craint de se salir, en proportion des efforts qu’ils ont faits pour lui plaire !

Le général Pourcet signifia la sentence au maréchal, qui la prévoyait depuis le commencement des débats.

Il l’apprit avec son sang-froid habituel, avec son calme imperturbable. Les seuls mots qu’il prononça furent : « C’est ma première punition. »

Il avait vingt-quatre heures pour se pourvoir :

« Je ne me pourvoirai pas, dit-il ; je suis condamné, qu’on exécute la sentence. Je suis prêt. »


Puis il écrivit à son défenseur la lettre suivante :

Mon cher et malheureux défenseur, avant l’heure suprême, je veux vous remercier de toute mon âme des efforts héroïques que vous avez tentés pour soutenir ma cause. Si les accents de la plus haute éloquence, que vous avez puisée dans le sentiment de la vérité et dans le dévoûment de votre noble cœur, n’ont pas convaincu mes juges, c’est qu’ils ne pouvaient être convaincus. Car, dans votre admirable parole, vous avez dépassé l’effort humain.

Je ne me pourvoirai point. Je ne veux pas prolonger, devant le monde entier, le spectacle d’une lutte aussi douloureuse, et je vous prie de ne faire aucune démarche en ma faveur. Ce n’est plus aux hommes que je demande de me juger : c’est du temps, de l’apaisement des passions que j’attends ma justification.

J’attends, ferme et résolu, fort de ma conscience, qui ne me reproche rien, l’exécution de la justice.


Dans la nuit du 11 au 12, le maréchal dormait profondément. Son aide de camp, le colonel Willette, qui lui était resté aussi fidèle que dévoué, vint l’éveiller :

« Qu’est-ce ? dit le maréchal. Le moment est-il venu ? Allons.

« Non, Monsieur le maréchal ; je vous apporte une commutation de peine.

Le maréchal lut la lettre que lui tendait son aide de camp, et, posant le pli officiel sur le guéridon qui était auprès de son lit :

« — Que la volonté de Dieu soit faite ! J’étais prêt à la mort.

Ce n’était pas la grâce ; c’était une commutation de peine qu’on avait fait attendre trente-six heures ! C’était la dégradation, l’infamie, la privation de tous moyens d’existence ; car le maréchal n’en avait pas d’autres que ses appointements.

Pauvre maréchal… de Mac-Mahon !

Le lendemain, 12, le condamné écrivait à celui qui l’avant-veille encore était son collègue :


Monsieur le maréchal, vous vous êtes rappelé le temps où nous servions la patrie l’un à côté de l’autre ; je crains que votre cœur n’ait dominé la raison d’État. Je serais mort sans regret ; car la demande en grâce que vous ont adressée mes juges venge mon honneur.


Ces deux lettres sont écrasantes. Chacun des mots semble avoir une valeur exceptionnelle.

Oui, sans doute, la demande en grâce de ses juges vengeait son honneur ; car elle dit, en propres termes, que la sentence qu’ils ont prononcée est injuste.

Ils ont voulu donner satisfaction à l’opinion publique en prononçant la condamnation ; mais ils n’ont pas voulu assumer la responsabilité de la mort de leur victime.

Les malheureux !


Je crois utile de citer, en son entier, la réponse que M. le comte de Kératry, d’abord l’un des plus vaillants officiers de l’armée française, puis député, préfet de police, préfet de la Haute-Garonne et des Bouches-du-Rhône, a bien voulu me faire l’honneur de m’adresser.

Je ne doute pas que le lecteur ne me sache gré de mettre sous ses yeux un document historique de cette importance.

La très haute honorabilité du comte de Kératry, le rôle qu’il a joué dans la politique contemporaine, son remarquable talent d’écrivain, donnent à ce document une valeur exceptionnelle.


1. Mémoires de Napoléon, volume VI, page 240.


2. M. Thiers et ses contemporains, par le comte de Martel, pp. 440, 443. Dentu, 1887.


3. J’ai écrit à M. Pouyer-Quertier et à M. le comte de Martel, afin de me renseigner, autant qu’il était possible, sur l’incident que je viens de citer. Je regrette de ne pas avoir été autorisé à publier la lettre que M. Pouyer-Quertier m’a fait l’honneur de me répondre. M. le comte de Martel confirme dans la sienne les lignes que l’on vient de lire.


4. Épisodes de la Guerre de 1870, et le Blocus de Metz, par l’ex-maréchal Bazaine.


5. La personne qui parle ici est un ancien officier de l’état-major du maréchal Bazaine.