La Légende de Metz/Chapitre XIII

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 293-309).

CHAPITRE XIII[modifier]

Prison d’État. — Infractions au règlement. — Ce que femme veut. — Une bienheureuse gargouille. — La clémence du maréchal de Mac-Mahon. — Correspondance occulte. — Alea jacta est. — Sans confidents. — Une étoile filante. — Remède pire que le mal. — Les véritables traîtres.


La peine de mort avait été commuée en vingt ans de réclusion…c’est à perpétuité, quand on a soixante-deux ans.

Le maréchal fut dirigé sur l’île Sainte-Marguerite, où, sur la côte nord, en face de la pointe de la Croizette, s’élève le fort construit par Richelieu, qui acheta l’île en 1637. Ce fort, complété par les Espagnols et réparé sur les plans de Vauban, est devenu célèbre, comme prison d’État, par la captivité du mystérieux personnage connu sous le nom de l’Homme au Masque de fer.

La captivité durait depuis huit mois. Le maréchal était allé au-devant de sa condamnation, en réclamant lui-même des juges, en interdisant à son avocat de le défendre autrement qu’en répondant à l’accusation ; il n’avait donc pas l’intention de se soustraire à la sentence, — autant toutefois que la France serait soumise à un gouvernement régulier, et que l’on respecterait, en sa personne, le texte de la loi à laquelle il se soumettait.

Or, deux infractions graves avaient été commises à son égard :

Premièrement, il est dit dans le texte de la loi relative à la réclusion, que celle-ci doit avoir lieu dans une forteresse continentale. Ce n’était pas le cas pour Sainte-Marguerite, qui est une île.

En second lieu, soumettre le prisonnier non pas à une surveillance militaire, mais à une surveillance toute civile de garde-chiourme, c’était commettre une seconde infraction, et assimiler cette réclusion à celle des maisons centrales.

Puis étaient venus les froissements, les humiliations de toutes sortes, occasionnés non seulement par la présence continuelle du directeur de la forteresse, mais surtout par les ordres que celui-ci recevait de Paris.

Je ne parle pas des défiances, des surveillances exagérées, — toutes naturelles de la part de geôliers ; mais M. Marchi, le directeur, avait reçu, par exemple, l’ordre de ne parler à son prisonnier que le chapeau sur la tête. Si par hasard il le rencontrait, étant découvert, il avait soin de mettre ostensiblement son chapeau avant de lui adresser la parole.

Il ouvrait toutes les lettres qui parvenaient au maréchal, et lui avait imposé l’obligation de lui soumettre celles qu’il écrivait. Enfin, M. Marchi était allé jusqu’à dire un jour au maréchal, en présence du colonel Willette, à qui le dévouement envers son ancien chef faisait accepter une prison volontaire, qu’il venait d’écrire au Ministre pour lui demander s’il ne devait pas faire revêtir à son prisonnier l’uniforme infamant des maisons centrales.

Bien des dégoûts s’étaient peu à peu accumulés dans le cœur du maréchal, et, lorsqu’il fut question de le changer de résidence, de l’envoyer peut-être dans quelque forteresse plus éloignée, — encore moins soumise à un contrôle régulier, — il céda aux prières instantes de sa femme, qui, depuis le premier jour, n’avait cessé de mettre tout en œuvre pour décider son mari à la fuite.

Mlle Josepha de Pena y Barragan avait épousé au Mexique, à l’age de dix-huit ans, le maréchal Bazaine, qui en avait alors cinquante-quatre.

Je n’ai pas à juger la maréchale Bazaine, ce jugement étant complètement en dehors de mon sujet. Mais je dois néanmoins constater que, jolie, séduisante, dévouée, d’une bravoure presque virile à certains moments, elle était d’une nature foncièrement ambitieuse. Son mariage en fut, du reste, la preuve.

La maréchale souffrait dans son amour-propre, dans son cœur, dans son ambition déçue, de voir que le héros auquel elle avait lié sa vie, après l’avoir placée au-dessus de tant d’autres femmes, la condamnait au rôle humiliant et sacrifié de compagne d’un prisonnier. Aussi était-elle décidée à contraindre son mari à s’évader, coûte que coûte, se réservant de le faire encore nommer chef d’emploi sur quelque grand théâtre politique européen.

Il y avait eu à Sainte-Marguerite des scènes douloureuses. La maréchale voulait la fuite ; son mari s’y opposait ; mais, comme il est connu qu’en ce monde, ce que femme veut Dieu le veut, — après une nouvelle lutte plus pénible encore que les précédentes, et au cours de laquelle la maréchale avait menacé son mari de l’abandonner et d’emmener ses enfants,— Bazaine, vaincu, capitula, cette fois sans avoir les honneurs de la guerre.

Avant d’aller plus loin, je dois consigner que quelques jours après l’évasion, la maréchale, qui était en rapport avec le parti carliste, déclara à Bazaine qu’il ne dépendait que de lui d’être général en chef des troupes de don Carlos.

Mais, cette fois, le maréchal fut inflexible. Il avait, disait-il, servi la reine Isabelle, alors mineure, pendant cinq ans ; il lui avait voué des sentiments d’affectueuse et respectueuse reconnaissance. Rien ne pourrait le décider à la combattre.


Ce dut être pour la maréchale une nouvelle déception.


Le corps de bâtiment qu’occupait le prisonnier était relié à la plate-forme, sur laquelle il était autorisé à se promener, par un pont suspendu, jeté sur une sorte de chemin creux et profond. La plate-forme couronnait un rocher dont le pied était battu par les vagues. Il fallait donc, pour s’évader de ce côté, effectuer une descente de 23 mètres, c’est-à-dire un mètre de plus que l’obélisque de la place de la Concorde.

Le maréchal avait remarqué qu’à un certain endroit où le rocher faisait saillie, en dehors du parapet, il existait une de ces anciennes gargouilles en pierre, hors de service, obstruée par la terre et les cailloux que l’eau y avait peu à peu amoncelés. La tête de la gargouille faisait saillie d’un bon mètre.

Ce fut l’endroit choisi.

Le maréchal cultivait un coin de terre adossé à la paroi intérieure du parapet. Dans ce triste jardinet, où il ne pouvait obtenir de fleurs, quelques maigres salades végétaient cependant. En fouillant profondément le sol, le maréchal dégagea la partie interne de la gargouille par laquelle devait passer la corde qui, fortement attachée à l’intérieur, lui permettrait, une fois le parapet franchi, de se trouver suspendu dans l’espace, et de se laisser glisser jusqu’à terre.

La gargouille avait été débouchée à l’aide d’une tringle en fer servant à suspendre des rideaux ; quant à la corde, il avait fallu, pour s’en procurer les matériaux et la confectionner, la ruse du prisonnier, toujours plus ingénieux et plus habile que ses gardiens.

Les caisses qu’avait apportées la maréchale dans la forteresse avaient été examinées avec un soin jaloux par M. Marchi lui-même : elles ne contenaient rien de suspect ; mais, — on ne peut songer à tout, le directeur ne fit aucune attention aux petites cordes dont elles étaient ficelées.

Ce furent pourtant ces cordelettes, auxquelles le maréchal joignit celles de la balançoire de sa fille, qui, tressées ensemble, avec de gros nœuds de distance en distance, permirent d’effectuer l’évasion.

Comme un homme de soixante-deux ans, d’une certaine corpulence, suspendu à une légère corde, peut éprouver quelque défaillance physique, — d’autant que le maréchal n’avait en réalité qu’une seule main à son service, son poignet droit, traversé d’une balle en Afrique, étant d’un faible secours, — on lui confectionna, avec le dossier de la balançoire de l’enfant, une sorte de ceinture de gymnastique garnie d’un crochet, comme en ont les couvreurs pour se suspendre aux cordes à nœuds. Le crochet avait été fait avec un des arceaux du jeu de crocket.

Il ne restait plus, — en admettant que l’évasion réussit, qu’échappant à ses gardiens le maréchal parvint à gagner la mer, — qu’à déterminer la manière dont il serait recueilli et dont il pourrait passer à l’étranger.

Avant de pousser son mari à jouer sa vie, — l’évasion décidée, tout bien calculé et bien conclu, — la maréchale tenta une dernière épreuve et invoqua la clémence du maréchal de Mac-Mahon.

Accompagnée de son beau-frère, elle vint à Paris et demanda une audience au Président de la République.

Le maréchal de Mac-Mahon reçut les deux pauvres solliciteurs plus que froidement.

La maréchale eut beau lui rappeler que son mari avait été son camarade ; son chef, qu’il avait glorieusement porté l’épaulette pendant quarante-deux ans ; que, si l’on avait le droit de le faire fusiller, on n’avait pas celui de le torturer moralement pour le reste de ses jours. Rien n’y fit.

Le maréchal de Mac-Mahon resta inébranlable. Il se borna à répondre qu’il comprenait bien qu’on lui adressât une pareille demande ; mais qu’il ne pouvait rien… que, cependant il était permis d’espérer dans l’avenir.

— L’espoir, répondit vivement la maréchale, appartient à Dieu ; il le donne à tout le monde.

Et elle se retira avec son beau-frère.

Il avait été convenu que le prisonnier de Sainte-Marguerite serait prévenu du résultat de la démarche faite à Paris, grâce à un mode de correspondance secrète habituel.

Voici comment la maréchale parvenait à soustraire quelques lignes à la curiosité administrative du directeur de la forteresse :

Lorsqu’une lettre arrivait à l’adresse de Bazaine, M. Marchi se contentait de couper la partie supérieure de l’enveloppe, lisait le contenu, et replaçait, avant de la faire remettre, la feuille pliée telle qu’elle était auparavant. Il n’y avait donc qu’à décoller soigneusement l’enveloppe, et à en chauffer le papier avec une bougie, pour faire ressortir ce qui était écrit à l’encre sympathique.

La maréchale invitait son mari à regarder tous les soirs, à partir du 30 juillet, vers les sept heures, dans la direction du golfe Jouan. Lorsqu’il apercevrait une petite barque de pêcheur, d’où l’on ferait discrètement des signaux, il saurait ce que cela voudrait dire et tenterait l’évasion.

Aucun jour n’étant fixé, le bateau devait revenir tous les soirs jusqu’à ce que l’évasion pût avoir lieu.

La maréchale s’était assuré le concours de son neveu, M. de Rul, jeune homme d’un beau caractère, d’une énergie à toute épreuve, et à qui sa situation indépendante de fortune permettait d’affronter une telle entreprise. Elle s’était également entendue avec une famille anglaise, habitant une villa en face de l’île, et avec des offiçiers en retraite dévoués au maréchal, qui, eux aussi, habitaient la côte. L’un d’eux, le capitaine Doineau, devait payer de quelques mois de prison son dévouement à son ancien chef en Afrique.

La maréchale se rendit à Spa, s’installa, afin de déjouer tout soupçon, ostensiblement dans un hôtel avec ses enfants ; puis tout à coup partit pour Gênes, avec M. de Rul.

Là, la Compagnie Peirano Danovaro lui loua un yacht qui devait être à sa disposition de jour et de nuit, à raison de mille francs par vingt quatre heures.

Ayant couché à bord, le samedi 8 août, à cinq heures du matin, on prenait le large. Le temps était très mauvais. Le soir, le capitaine vint mouiller à Port-Maurice, que le tremblement de terre d’il y a deux ans a détruit presque totalement.

Le lendemain matin, à huit heures, on se remit en route à destination de San-Remo.

La mer, qui déjà la veille était grosse, se trouvait alors absolument démontée. Le voyage fut des plus pénibles. M. de Rul était malade ; quant à la maréchale, elle était dans un tel état de souffrance que, défaillante et désespérée, on dut, à l’arrivée, la porter à terre, où elle se mit à pleurer comme une enfant.

Ceux qui connaissent les terribles angoisses et l’abattement qui résultent du mal de mer, comprendront tout ce qu’il fallait de volonté et d’énergie pour tenter une telle entreprise dans de pareilles conditions. La mer retrouva tout à coup son calme comme par enchantement. La maréchale Bazaine, superstitieuse comme toutes les Mexicaines, voulut y voir un heureux présage. On repartit à trois heures ; à sept on était dans le golfe Jouan.

La maréchale et son neveu se firent conduire à la côte par un canot du bord, et prirent terre à quelque distance de la pointe de la Croizette, près d’un petit escalier servant de débarcadère, où leurs matelots reçurent l’ordre de les attendre.

Alors commença pour les deux voyageurs une exploration très tourmentée, dans le but de se procurer une barque, — les matelots dépendant du yacht ne devant pas savoir ce qui allait se passer.

On aurait pu, grâce aux intelligences qu’on avait sur la côte, s’être assuré d’une embarcation à l’avance ; mais M. de Rul n’avait accepté de seconder sa tante et de se dévouer entièrement à sa cause, qu’autant qu’on ne préviendrait personne relativement au moment où l’évasion aurait lieu, et qu’ils feraient tout par eux-mêmes.

On s’adressa sans succès à plusieurs pêcheurs. Un dernier voulut bien consentir à louer sa barque, moyennant qu’il la conduirait lui-même. Cela ne faisait pas l’affaire des voyageurs.

Le temps pressait ; et comme il était probable que tous ceux à qui l’on pourrait s’adresser auraient les mêmes exigences, la maréchale, voulant couper court à la discussion, tira un louis de sa poche et pria le brave marin, sous prétexte de lui remettre des arrhes, d’aller chercher de la monnaie.

Sitôt qu’il fut parti, M. de Rul aida sa compagne à sauter dans la barque ; ils gagnèrent le large.

Pendant qu’il ramait dans la direction convenue, le pêcheur revint avec sa monnaie. Il fut tout surpris de ne pas retrouver son bateau ; mais, somme toute, il tenait les vingt francs, et pensait bien qu’on n’avait pas l’intention de le voler.

Il prit donc philosophiquement son parti, et se disposait à regagner sa maisonnette, lorsqu’un de ses voisins, qui avait assisté à la discussion dont nous venons de parler, lui dit :

— Sais-tu, au moins, à qui tu as loué ton bateau ? — Non.

— Le monsieur, je ne le connais pas ; mais la dame, c’est la maréchale Bazaine.

— La maréchale Bazaine !

Le brave homme fut pris alors d’une vague inquiétude ; il trouvait, en effet, bien étrange, bien inexplicable la façon dont on lui avait loué son bateau… Qu’en voulait-on faire ? Tout cela n’était pas naturel.

Il attendit : trois heures, quatre heures ; la nuit s’avançait ; personne n’étant de retour, il monta dans une seconde barque et se mit à la recherche de la première.


Que faisait le maréchal Bazaine pendant ce temps-là ?

Muni d’une bonne lunette, qu’il avait trouvée au Mexique dans un fort ennemi, il avait interrogé la mer et aperçu, avec un battement de cœur bien naturel, les signaux annoncés.

Rentrant immédiatement chez lui, il alla chercher, sa corde, et l’attacha à une barre de fer placée en travers de la gargouille, qu’il s’empressa de recouvrir de terre.

Ayant fini de dîner, l’inévitable M. Marchi vint rejoindre le maréchal, qui se promenait alors avec le colonel Willette, causant de choses indifférentes.

La conversation tomba sur les aérolithes, les étoiles filantes ; le maréchal dit à M. Marchi :

— Puisque cette question vous intéresse, lisez donc les articles de l’Univers qui ont paru ces jours-ci.

— Ah ! Et que disent-ils ?

— Que nous sommes à une époque de l’année où ces météores sont très nombreux, et si vous regardez bien ce soir, vous en verrez filer un très gros.

C’était jouer avec le danger ; mais il faut connaître le maréchal pour savoir à quel point le danger quel qu’il soit, et les émotions qu’il procure, réveillent la gaîté qui, pendant toute sa carrière militaire, lui a fait conduire ses soldats au feu comme à une fête.

A dix heures les factionnaires venaient, fusil chargé, prendre la garde sur la plate-forme. Aussi, à dix heures moins vingt, prétextant un peu de fatigue, Bazaine salua le colonel Willette et M. Marchi, en leur disant bonsoir.

Le directeur rentra dans son appartement, persuadé que le maréchal rentrait aussi dans le sien.

Mais ce dernier, mettant la main sur un petit banc vert auprès duquel il se trouvait, l’enjamba, et gagna à quatre pattes le bord opposé de la terrasse, où il avait placé sa corde.

Depuis le 30 juillet, le maréchal était toujours muni en vue de l’évasion. Il portait constamment sur lui : deux mille francs en or, un petit christ américain et une boîte d’allumettes-bougies.

Au moment où il allait s’abandonner dans le vide, il aperçut, grâce : à une allumette que venait de faire partir M. de Rul, que la barque s’était sensiblement rapprochée. Appelant à son aide toutes ses forces, se poussant du pied et priant Dieu que sa corde fût assez résistante, le maréchal commença la descente. Il s’était déjà laissé glisser d’une quinzaine de mètres lorsque, rencontrant une saillie du rocher, il put, grâce à son crochet, prendre quelques instants de repos.

Voulant indiquer à son tour à la maréchale, qui se rapprochait de plus en plus, mais qui ne pouvait distinguer son mari, que l’évasion s’opérait heureusement, il prit une allumette dans son gousset, et fit jaillir une petite flamme en la frottant contre le rocher ; puis il continua sa descente.

Tout à coup, arrivant à l’extrémité de sa corde, il s’aperçut que quelques pieds encore le séparaient du sol. Il était exténué ; tous ses ongles déchaussés laissaient filtrer le sang. Il ferma les yeux et se laissa choir. Il était tombé entre deux rochers, sur une couche de sable.

Se relevant aussitôt, il entra résolument dans la mer, tantôt nageant, tantôt se raccrochant aux aspérités du roc. Il voyait maintenant tout près de lui, à quelques mètres seulement, M. de Rul, debout, prêt, à lui jeter une corde.

Quelques instants après, M. de Rul, le saisissant sous les bras, le hissait dans la barque. II était temps, le maréchal était à bout de forces.

Ses premiers mots furent ceux-ci :

— Ah ! mes chers enfants ! comme vous m’êtes dévoués !

Se donnant à peine le temps de reprendre haleine, le maréchal saisit une des rames, M. de Rul prit la seconde ; la maréchale se mit à la barre, et l’on se dirigea sur le point de la côte où attendaient le canot et les matelots du Ricasoli, fidèles à leur consigne.

Pendant que ceci se passait, le pécheur, que nous avons laissé partant à la recherche de sa barque, avait abordé à Sainte-Marguerite, et ayant demandé à parler au chef de poste, il lui dit :

— N’avez-vous pas vu la maréchale Bazaine ?

— Mais vous êtes fou, mon vieux ! La maréchale Bazaine est loin. Et si vous venez la chercher ici, il faut que vous ayez du temps à perdre.

Malgré son insistance, le bonhomme fut éconduit. Il ne lui restait plus qu’à retourner chez lui, ce qu’il fit en effet.

Le maréchal s’évadait d’un côté pendant que le pêcheur abordait de l’autre. Il fallut vraiment un hasard providentiel pour qu’après être heureusement sorti de la forteresse, il échappât à ce second danger, dont il n’eut naturellement connaissance qu’après coup.

On arriva à bord du Ricasoli vers une heure du matin. Tout le monde dormait, sauf le contre-maître. On fit réveiller le capitaine, et on lui déclara qu’il fallait faire chauffer et partir sans délai pour Gênes.

— Mais ma patente est pour Nice. Je ne puis aller à Gênes, répondit-il.

Il avait commencé sa nuit tranquillement et espérait la finir de même. Mais la maréchale ne l’entendait pas ainsi.

— Vous êtes à ma disposition, dit-elle. Si je paye, je veux être servie ; s’il y a des responsabilités, je les prends à mon compte.

Enfin, après une discussion des plus vives, pendant laquelle le capitaine avait reconnu chez la maréchale une volonté inflexible, il fut fait ainsi qu’elle le désirait. Avant de rentrer dans sa cabine, elle recommanda négligemment au capitaine son vieil intendant. Le lendemain, matin, à onze heures, on était à Gênes.

Nous savons maintenant quelles furent les raisons qui déterminèrent l’évasion de Bazaine ; mais je dois constater néanmoins que, malgré l’injustice flagrante de sa condamnation, malgré le déshonneur dont le frappait sa commutation de peine, malgré l’inflexibilité avec laquelle le Président de la République avait accueilli la maréchale, — Bazaine, en s’évadant, commit une grande faute.

Il n’est pas douteux que, s’il fût resté à Sainte-Marguerite ou dans une forteresse quelconque, — après tous les événements politiques qui se sont passés depuis treize ans, l’opinion publique, mieux éclairée, jugeant les faits avec plus d’impartialité, n’eût imposé la révision de ce procès, qui fut une honte pour la France. La justification de Bazaine pouvait en ressortir d’autant plus éclatante, qu’on eût mis en lumière les intérêts qui avaient contribué à égarer les honnêtes gens, lesquels sont, grâce à Dieu, en majorité en France.

En s’évadant, Bazaine a rompu le dernier lien qui le rattachait à la patrie.

Qu’a-t-il gagné ? Sans aucune fortune personnelle, végétant misérablement en Espagne, il n’a même pas, pour l’aider à faire face aux difficultés de la vie matérielle, une pension militaire, une retraite quelconque, représentant la récompense de ses quarante-deux années de glorieux services.

Si le cœur de la maréchale avait été à la hauteur de son ambition, voyant que les décrets de la Providence lui imposaient un autre sort que celui qu’elle avait rêvé, — ayant fait évader son mari, — la personne de ce pauvre vieux soldat, persécuté, ruiné, abandonné de tous, aurait dû lui être sacrée. Elle n’aurait jamais dû le quitter. Malheureusement il n’en a pas été ainsi.

La maréchale est repartie depuis longtemps pour le Mexique avec sa fille.