La Légende des siècles/Paroles dans l’épreuve

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IV


PAROLES DANS L’ÉPREUVE




Les hommes d’aujourd’hui qui sont nés quand naissait
Ce siècle, et quand son aile effrayante poussait,
Ou qui, quatre-vingt-neuf dorant leur blonde enfance,
Ont vu la rude attaque et la fière défense,
Et pour musique ont eu les noirs canons béants,
Et pour jeux de grimper aux genoux des géants ;
Ces enfants qui jadis, traînant des cimeterres,
Ont vu partir, chantant, les pâles volontaires,

Et connu des vivants à qui Danton parlait,
Ces hommes ont sucé l’audace avec le lait.
La Révolution, leur tendant sa mamelle,
Leur fit boire une vie où la tombe se mêle,
Et, stoïque, leur mit dans les veines un sang
Qui, lorsqu’il faut sortir et couler, y consent.
Ils tiennent de l’austère et tragique nourrice
L’amour de la blessure et de la cicatrice,
Et, pour trembler, pour fuir, pour suivre qui fuirait,
L’impossibilité de plier le jarret.
Ils pensent que faiblir est chose abominable,
Que l’homme est au devoir, et qu’il est convenable
Que ceux à qui Dieu fit l’honneur de les choisir
Pour vivre dans un temps de risque et de désir,
Marchent, et, courant droit au but qui les réclame,
Désapprennent les pas en arrière à leur âme.
Ils veulent le progrès durement acheté,
Ne tiennent en réserve aucune lâcheté,
Jettent aux profondeurs leurs jours, leur cœur, leur joie,
Ne se rétractent point parce qu’un gouffre aboie,
Vont toujours en avant et toujours devant eux ;
Ils ne sont pas prudents de peur d’être honteux ;
Et disent que le pont où l’on se précipite,
Hardi pour l’abordage, est lâche pour la fuite.
Soi-même se scruter d’un regard inclément,
Être abnégation, martyre, dévouement,
Bouclier pour le faible et pour le destin cible,
Aller, ne se garder aucun retour possible,

Ne jamais se servir pour s’évader d’en haut,
Pour fuir, de ce qui sert pour monter à l’assaut,
Telle est la loi ; la loi du devoir, du Calvaire,
Qui sourit aux vaillants avec son front sévère.
Peuple, homme, esprit humain, avance à pas altiers !
Parmi tous les écueils et dans tous les sentiers,
Dans la société, dans l’art, dans la morale,
Partout où resplendit la lueur aurorale,
Sans jamais t’arrêter, sans hésiter jamais,
Des fanges aux clartés, des gouffres aux sommets,
Va ! la création, cette usine, ce temple,
Cette marche en avant de tout, donne l’exemple !
L’heure est un marcheur calme et providentiel ;
Les fleuves vont aux mers, les oiseaux vont au ciel ;
L’arbre ne rentre pas dans la terre profonde
Parce que le vent souffle et que l’orage gronde ;
Homme, va ! reculer, c’est devant le ciel bleu
La grande trahison que tu peux faire à Dieu.
Nous donc, fils de ce siècle aux vastes entreprises,
Nous qu’emplit le frisson des formidables brises,
Et dont l’ouragan sombre agite les cheveux,
Poussés vers l’idéal par nos maux, par nos vœux,
Nous désirons qu’on ait présent à la mémoire
Que nos pères étaient des conquérants de gloire,
Des chercheurs d’horizons, des gagneurs d’avenir ;
Des amants du péril que savait retenir
Aux âcres voluptés de ses baisers farouches
La grande mort, posant son rire sur leurs bouches ;

Qu’ils étaient les soldats qui n’ont pas déserté,
Les hôtes rugissants de l’antre liberté,
Les titans, les lutteurs aux gigantesques tailles,
Les fauves promeneurs rôdant dans les batailles !
Nous sommes les petits de ces grands lions-là.
Leur trace sur leurs pas toujours nous appela ;
Nous courons ; la souffrance est par nous saluée ;
Nous voyons devant nous là-bas, dans la nuée,
L’âpre avenir à pic, lointain, redouté, doux ;
Nous nous sentons perdus pour nous, gagné pour tous ;
Nous arrivons au bord du passage terrible ;
Le précipice est là, sourd, obscur, morne, horrible ;
L’épreuve à l’autre bord nous attend ; nous allons,
Nous ne regardons pas derrière nos talons ;
Pâles, nous atteignons l’escarpement sublime ;
Et nous poussons du pied la planche dans l’abîme.