La Légende dorée/Saint Christophe

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La Légende dorée (1261-1266)
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin et Cie (p. 361-365).

XCIX


SAINT CHRISTOPHE, MARTYR
(28 juillet)


I. Christophe était un Cananéen d’énorme stature, qui avait douze coudées de hauteur et un visage effrayant. Et voici ce que racontent à son sujet quelques vieux auteurs :

Étant au service du roi de son pays, l’idée lui vint un jour de se mettre en quête du plus puissant prince qui fût au monde, et de servir désormais celui-là. Il vint donc auprès de certain roi, dont on disait couramment qu’aucun autre prince ne l’égalait en puissance. Ce roi, le voyant tel qu’il était, l’accueillit volontiers et lui donna un logement dans son palais. Or un jour, un jongleur chantait, en présence du roi, une chanson, où il nommait fréquemment le diable. Et le roi, qui était chrétien, ne manquait pas de faire le signe de la croix dès qu’il entendait prononcer le nom du diable : ce que voyant, Christophe, étonné, demanda au roi ce que signifiait le geste qu’il faisait. Et comme le roi refusait de le lui dire, il répondit : « Si tu ne me le dis pas, je quitterai ton service ! » Alors le roi lui dit : « Chaque fois que j’entends nommer le diable, je me protège par ce signe, de peur qu’il ne prenne pouvoir sur moi et ne me nuise. » Alors Christophe : « Si tu crains que le diable ne te nuise, c’est donc qu’il est plus grand et plus puissant que toi ! Aussi vais-je te dire adieu et me mettre en quête du diable, pour lui offrir mes services : car je n’étais venu ici que parce que je m’imaginais y trouver le plus puissant prince du monde ! » Puis il prit congé du roi et se mit en quête du diable. Il rencontra, dans un désert, une grande armée, dont le chef, personnage féroce et terrible, vint au-devant de lui, et lui demanda où il allait. Et Christophe : « Je vais en quête du diable pour lui offrir mes services. » Et lui : « Je suis celui que tu cherches ! » Christophe, tout heureux, le prit pour maître. Mais, comme il passait avec lui devant une croix, élevée au bord d’une route, le diable, épouvanté, s’enfuit, et fit un long détour afin d’éviter la croix. Ce que voyant, Christophe, étonné, lui en demanda la cause, le menaçant de le quitter s’il refusait de lui répondre. Alors le diable lui dit : « C’est qu’un homme appelé Christ a été attaché sur une croix, et, depuis lors, dès que je vois le signe de la croix, j’ai peur et je m’enfuis. » Et Christophe : « C’est donc que ce Christ est plus grand et plus puissant que toi ! Ainsi j’ai perdu mes peines, et n’ai pas encore trouvé le-plus grand prince du monde ! Je vais te dire adieu, pour me mettre en quête du Christ. »

Il chercha longtemps quelqu’un qui pût le renseigner. Enfin il rencontra un ermite qui lui dit : « Le maître que tu désires servir exige d’abord de toi que tu jeûnes souvent. » Et Christophe : « Qu’il exige de moi autre chose, car cette chose-là est au-dessus de mes forces ! » Et l’ermite : « Il exige que tu fasses de nombreuses prières. » Et Christophe : « Voilà encore une chose que je ne peux pas faire, car je ne sais pas même ce que c’est que prier ! » Alors l’ermite : « Connais-tu un fleuve qu’il y a dans ce pays, et qu’on ne peut traverser sans péril de mort ? » Et Christophe : « Je le connais. » Et l’ermite : « Grand et fort comme tu es, si tu demeurais près de ce fleuve, et si tu aidais les voyageurs à le traverser, cela serait très agréable au Christ que tu veux servir ; et peut-être consentirait-il à se montrer à toi. » Et Christophe : « Voilà enfin une chose que je puis faire ; et je te promets de la faire pour servir le Christ ! » Puis il se rendit sur la rive du fleuve, s’y construisit une cabane, et, se servant d’un tronc d’arbre en guise de bâton pour mieux marcher dans l’eau, il transportait d’une rive à l’autre tous ceux qui avaient à traverser le fleuve.

Beaucoup de temps s’étant écoulé ainsi, il dormait une nuit dans sa cabane, lorsqu’il entendit une voix d’enfant qui l’appelait et lui disait : « Christophe, viens et fais-moi traverser le fleuve ! » Aussitôt Christophe s’élança hors de sa cabane, mais il ne trouva personne. Et, de nouveau, lorsqu’il rentra chez lui, la même voix l’appela. Mais, cette fois encore, étant sorti, il ne trouva personne. Enfin, sur un troisième appel, il vit un enfant qui le pria de l’aider à traverser le fleuve. Christophe prit l’enfant sur ses épaules, s’arma de son bâton, et entra dans l’eau pour traverser le fleuve. Mais voilà que, peu à peu, l’eau enflait, et que l’enfant devenait lourd comme un poids de plomb ; et sans cesse l’eau devenait plus haute et l’enfant plus lourd, de telle sorte que Christophe crut bien qu’il allait périr. Il parvint cependant jusqu’à l’autre rive. Et, y ayant déposé l’enfant, il lui dit : « Ah ! mon petit, tu m’as mis en grand danger ; et tu as tant pesé sur moi que, si j’avais porté le monde entier, je n’aurais pas eu les épaules plus chargées ! » Et l’enfant lui répondit : « Ne t’en étonne pas, Christophe ; car non seulement tu as porté sur tes épaules le monde entier, mais aussi Celui qui a créé le monde. Je suis en effet le Christ, ton maître, celui que tu sers en faisant ce que tu fais. Et, en signe de la vérité de mes paroles, quand tu auras franchi le fleuve, plante dans la terre ton bâton, près de ta cabane : tu le verras, demain matin, chargé de fleurs et de fruits. » Sur quoi l’enfant disparut ; et Christophe, ayant planté son bâton, le retrouva, dès le matin suivant, transformé en un beau palmier plein de feuilles et de dattes.

II. Il eut, plus tard, l’occasion de se rendre à Samos, ville de Lycie ; et, comme il ne comprenait pas la langue des habitants, il se mit en prière, pour demander à Dieu l’intelligence de cette langue. Et lorsqu’il l’eut obtenue, il se couvrit le visage, se rendit au cirque, et se mit à réconforter les chrétiens qu’on y torturait. Alors un des juges le frappa au visage. Et Christophe, se découvrant, lui dit : « Si je n’étais chrétien, je vengerais aussitôt une telle injure ! » Puis il planta en terre son bâton et pria le Seigneur d’y faire pousser des feuilles, pour que ce miracle convertît le peuple. Le miracle se produisit en effet, et huit mille hommes se convertirent.

Alors le roi envoya vers lui deux cents soldats, pour s’en emparer : mais les soldats, s’étant approchés, le virent en prière, et n’osèrent point le toucher. Le roi en envoya deux cents autres : le trouvant en prière, ils se mirent à genoux et prièrent avec lui. Et Christophe, se relevant, leur dit : « Que voulez-vous ? » Ils lui répondirent : « C’est le roi qui nous a envoyés, pour que nous t’enchaînions et te conduisions vers lui ! » Alors Christophe : « Si je le veux, vous ne pourrez ni m’enchaîner ni me conduire nulle part. » Et les soldats : « Si tu ne veux pas venir avec nous, va-t’en librement où tu voudras, et nous dirons au roi que nous n’avons pas pu te trouver ! » Mais lui : « Pas du tout, je suis prêt à aller avec vous. » Il les convertit cependant, d’abord, à la foi du Christ ; puis il leur ordonna de lui lier les mains derrière le dos et de le conduire ainsi auprès du roi. Et le roi, en l’apercevant, eut peur et s’enfuit de son trône. Puis, reprenant courage, il l’interrogea sur son nom et sur sa patrie. Et Christophe : « Avant mon baptême je m’appelais, le Réprouvé ; maintenant je m’appelle le Porte-Christ. » Et le roi : « Tu t’es donné là un nom bien sot, le nom de ce Christ crucifié qui ne t’a servi ni ne pourra jamais te servir de rien. Pourquoi ne veux-tu pas plutôt sacrifier à nos dieux ? » Et Christophe : « Eh bien, toi, tu mérites ton nom de Dagnus, car tu es le complice du diable, et tes dieux ne sont que de vaines images ! » Et le roi : « Nourri parmi les bêtes féroces, tu ne sais dire que des choses bonnes pour elles, et incompréhensibles pour l’espèce humaine. Je te préviens seulement que, si tu consens à sacrifier à nos dieux, tu recevras de moi de grands honneurs ; mais que, si tu refuses, tu périras dans les supplices. » Et, comme le saint refusait de sacrifier, il le fit jeter en prison ; et il fit décapiter les soldats qui, envoyés vers lui, s’étaient convertis à la foi du Christ. Il fit ensuite introduire dans la cellule du prisonnier deux belles filles, nommées Nicée et Aquiline, leur promettant de grandes récompenses si elles amenaient Christophe à pécher avec elles. Mais Christophe, en les apercevant, se mit aussitôt en prière. Et comme les deux filles tournaient autour de lui pour l’embrasser, il se leva et leur dit : « Que cherchez-vous, mes enfants, et pourquoi vous a-t-on introduites ici ? » Et elles, effrayées de l’éclat de son regard, lui dirent : « Saint homme de Dieu, aie pitié de nous, et aide-nous à croire au Dieu que tu prêches ! » Ce qu’apprenant, le roi les fit comparaître devant lui, et leur dit : « Vous êtes-vous donc laissées séduire, vous aussi ? En tout cas je vous jure que, si vous ne sacrifiez pas aux dieux, vous périrez de malemort ! » Alors elles lui répondirent : « Si tu veux que nous sacrifiions, ordonne que le peuple entier se réunisse dans le temple ! » Puis, entrant dans le temple, elles lancèrent leurs ceintures autour du cou des idoles, les tirèrent à elles, les mirent en poussière, et dirent aux assistants : « Allez maintenant chercher les médecins, et dites-leur de guérir vos dieux ! » Alors, par ordre du roi, Aquiline est pendue à un arbre ; on attache à ses pieds une énorme pierre, et on lui rompt tous les membres. Et, lorsqu’elle a rendu son âme au Seigneur, sa sœur Nicée est jetée dans le feu : mais elle en sort sans souffrir aucun mal ; et le roi, aussitôt, la fait décapiter.

Mandant ensuite Christophe, il le fait frapper de verges de fer, lui fait placer sur la tête un casque de fer rouge, le fait attacher sur un siège de fer rouge. Mais celui-ci se brise comme de la cire, et Christophe se relève sans avoir aucun mal. Alors le roi le fait attacher à un tronc d’arbre, et ordonne à quatre mille soldats de tirer sur lui. Mais leur flèches restent suspendues en l’air : aucune d’elles ne parvient à atteindre Christophe. Et comme le roi, le croyant déjà tout transpercé de flèches, lui crie des insultes, soudain une flèche se retourne contre lui, le frappe à l’œil, et le rend aveugle. Alors Christophe : « Je sais que c’est aujourd’hui que je vais mourir. Quand je serai mort, applique un peu de mon sang sur tes yeux, et tu recouvreras la vue ! » Le roi lui fait aussitôt trancher la tête ; puis, prenant un peu de son sang, il s’en frotte les yeux ; et aussitôt il recouvre la vue. Alors le roi se convertit, reçoit le baptême, et décrète que toute personne qui blasphémera contre Dieu ou contre saint Christophe aura aussitôt la tête tranchée.