La Langue de Molière

La bibliothèque libre.
La Langue de Molière
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 823-855).
LA LANGUE DE MOLIÈRE

« Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon et d’écrire purement » : ainsi s’exprimait La Bruyère, en 1689, quinze ou seize ans après la mort de Molière ; et, — si l’on fait attention quelles étaient alors les fréquentations du maître d’histoire du duc de Bourbon, Malézieu, Boileau, Racine, Bossuet, Fénelon peut-être, — ce jugement si sévère ne doit pas être considéré comme le sien seulement, mais comme celui de tout un petit cercle de délicats. Quelques années plus tard, en 1697, dans l’article POQUELIN de son grand Dictionnaire, Bayle disait, de son côté, qui était le côté de Hollande : « Il (Molière) avait une facilité incroyable à faire des vers, mais il se donnait trop de liberté d’inventer de nouveaux termes et de nouvelles expressions : il lui échappait même fort souvent des barbarismes. » Et, en 1713 enfin, dans sa Lettre sur les Occupations de l’Académie française, Fénelon, un Fénelon désabusé pourtant et détaché de bien des choses, mais non pas de celles de l’esprit, enchérissant sur La Bruyère et sur Bayle, disait à son tour : « Encore une fois je le trouve grand, — c’est toujours Molière, — mais ne puis-je pas parler en toute liberté sur ses défauts ? En pensant bien il parle souvent mal ; il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu’avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. J’aime bien mieux sa prose que ses vers. Par exemple l’Avare est moins mal écrit que les pièces qui sont en vers… Mais en général, il me paraît, jusque dans sa prose, ne parler point assez simplement pour exprimer toutes les passions. » Ces citations peuvent suffire ; et, n’ayant point d’ailleurs souvenance que personne au XVIIIe siècle ait protesté formellement contre l’opinion de Fénelon, de La Bruyère, et de Bayle[1], nous pouvons en conclure que, d’une manière générale, les contemporains et les successeurs de Molière, tout en rendant hommage à son génie, ont jugé qu’il « écrivait mal ; » — ou du moins qu’il « n’écrivait pas bien. »

Ce n’est donc pas, comme il s’en vantait, une « hérésie littéraire », qu’Edmond Scherer a soutenue de nos jours, ni surtout lancée dans la circulation, quand, après une lecture de Molière, et plus particulièrement du Misanthrope, il s’avisa de dire, voilà seize ans passés, en une phrase elle-même assez étrange et d’un style douteux, que « Molière, avec des qualités de fond qui dominaient tout, était d’ailleurs aussi mauvais écrivain qu’on le puisse être. » Les Moliéristes, à cette occasion, se fâchèrent tout rouge, les uns en prose et les autres en vers. On renvoya Scherer à Genève. Celui-ci le traita de :

… Vadius au large ventre
Gonflé de bière d’outre-Rhin.

Un autre lui apprit que, si Molière était « inégal, » c’était par-là qu’on devait principalement l’admirer, « l’inégalité étant la pierre de touche du génie ! » Les plus polis discutèrent quelques-uns des exemples que Scherer avait produits à l’appui de son opinion. On feignit, au surplus, de croire qu’il était le premier qui eût osé parler du style de Molière avec cette irrévérence. Et, finalement, on n’oublia que d’examiner les raisons que lui-même, et avant lui Fénelon, Bayle, et La Bruyère, pouvaient bien avoir eues d’être de leur opinion.

C’est précisément ce que je voudrais faire.

La publication des trois volumes de M. Ch. Livet : Lexique de la Langue de Molière comparée à celle des écrivains de son temps, en est une bonne occasion. J’y joindrai la traduction d’un livre sur la Syntaxe française du XVIIe siècle, dont je ne sais, en passant, s’il nous faut nous réjouir ou nous attrister que l’auteur, M. A. Haase, soit un Allemand, et la traductrice, Mlle Obert, une Russe. Et, comme il faut bien qu’il y ait des questions de principes engagées dans le procès qu’on fait au style de Molière, nous tâcherons de les reconnaître et de les mettre en lumière. Car pourquoi ne fait-on pas du style de Racine ou de celui de La Fontaine des critiques analogues ? C’est que celles que l’on fait du style de Molière sont, à vrai dire, plus que grammaticales ; elles mènent à des considérations de philologie, d’histoire, d’esthétique ; il y va de ce qu’on appelle le « pouvoir du style ; » et, puisque sans doute aucune critique de ce genre, ou même d’un autre, n’empêchera Molière d’être tout ce qu’il est, c’est ce qu’il y a d’intéressant à montrer.


I

J’ai cité La Bruyère d’après la quatrième édition de ses Caractères, et, en effet, c’est la première où l’on trouve son jugement du style de Molière : « Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon… et d’écrire purement. » Qu’était-ce donc pour La Bruyère qu’ « écrire purement ? » C’était sans doute, et avant tout, pour lui comme un peu pour tout le monde, écrire « correctement ; » et, il faut bien l’avouer, Molière, même dans ses chefs-d’œuvre, n’a pas toujours écrit correctement. Je ne parle pas ici de prétendues incorrections qui ne sont devenues telles que depuis lui, sans que d’ailleurs on sache pourquoi, sur l’autorité de quel grammairien ou de quel commentateur. Je me rappelle que Génin, dans son Lexique comparé de la Langue de Molière, a noté d’incorrection ce vers de l’Ecole des femmes :

L’air dont je vous ai vu lui jeter cette pierre…

C’est Arnolphe qui parle à Agnès, et il faudrait donc avoir écrit, dit Génin : « L’air dont je vous ai vue… » Génin s’est trompé. L’usage était libre au XVIIe siècle et, en prose comme en vers, on accordait ou on n’accordait pas le participe. M. Haase (Cf. p. 223, 224, 225) en donne de nombreux exemples. Mais le plus démonstratif de tous, parce qu’il en est le plus authentique, est sans doute celui-ci, que j’emprunte à l’édition originale de l’Instruction sur les États d’oraison. On avait imprimé dans le texte : « Faites-moi, Seigneur, oublier les mauvais fruits de ces mauvaises racines que j’ai vues (veues) autrefois germer dans le lieu saint. » Et Bossuet fait un erratum tout exprès pour nous dire : « Au lieu de vues, lisez vu. » Nombre d’incorrections que l’on reproche à Molière sont ainsi « la correction » même de la langue de son temps. Voltaire, dans son Commentaire, en a reproche d’analogues à Corneille ; et Condorcet, pour peu qu’on l’en eût pressé, se fût chargé d’en montrer plus de dix dans Pascal. Mais, en réalité, ce n’est pas du tout une incorrection que d’écrire, par exemple : « Si je n’étais sûre que ma mère était honnête femme, je dirais que ce serait quelque petit frère qu’elle m’aurait donné depuis le trépas de mon père » (Mal. imag., III, 8) ; et au contraire c’est nous qui écrivons mal quand nous écrivons autrement. Ce n’en est pas non plus une que de dire :

Je m’en vais te bailler une comparaison
Afin de concevoir la chose davantage.
(École des femmes, II, 3.)

c’est-à-dire : « afin que tu conçoives ; » ou encore : « Votre Majesté a beau dire, et MM. les prélats ont beau donner leur jugement, ma comédie, sans l’avoir vue, est diabolique » (Placet au Roi), c’est-à-dire « sans que ceux qui la décrient l’aient vue. » Et à peine est-ce une incorrection de dire avec Maître Jacques : « Vos chevaux, comment voudriez-vous qu’ils traînassent un carrosse, qu’ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes. » (Avare, III, 1.)

Il est vrai qu’il y en a d’autres, et de plus graves, comme dans ces quatre vers de l’École des femmes (I, 6) où Horace dépeint Agnès à Arnolphe :

Simple, à la vérité, par l’erreur sans seconde
D’un homme qui la cache au commerce du monde,
Mais qui dans l’ignorance où l’on veut l’asservir
Fait briller des attraits capables de ravir.

Le premier qui se rapporte à Arnolphe lui-même, qu’Horace, ainsi qu’on sait, ne connaît pas encore, à ce moment de la pièce, pour le tuteur d’Agnès, et le second qui à Agnès. Voici un autre exemple. C’est Elmire qui s’adresse à Tartuffe, dans la grande scène du IVe acte :

Qu’est-ce que cette instance a dû vous faire entendre
Que l’intérêt qu’en vous on s’avise de prendre,
Et l’ennui qu’on aurait que ce nœud qu’on résout
Vînt partager du moins un cœur que l’on veut tout ?

Ce n’est pas l’enchevêtrement des conjonctions qui est incorrect, ni lourd, dans ces vers ; et Sainte-Beuve a même ingénieusement montré, trop ingénieusement peut-être, quel parti, dans la situation très scabreuse d’Elmire, une actrice habile pouvait tirer de l’embarras de la phrase :

Qu’est-ce que… cette instance a dû vous faire entendre
Que… l’intérêt… qu’en vous on s’avise de prendre,
Et l’ennui… qu’on aurait… que… ce nœud qu’on résout…

Mais… le mot d’« instance » n’exprime ici que d’une manière bien vague ce qu’Elmire veut dire ; mais… les deux on qui se rencontrent et se contrarient dans le troisième vers ne se rapportent pas au même sujet, — « l’ennui qu’on aurait, » c’est Elmire ; « ce nœud qu’on résout, » c’est Orgon ; — et mais enfin… « résoudre un nœud » ce n’est pas former ou conclure un projet de mariage, et au contraire, en bon français, ce serait plutôt le rompre. Reconnaissons-le donc : si la pureté du style s’entend de la correction, et la correction de la parfaite régularité, nous n’irons pas jusqu’à dire avec le jeune Vauvenargues, « qu’il y a peu d’écrivains moins corrects et moins purs que Molière, » mais les incorrections sont nombreuses dans son œuvre, dans sa prose comme dans ses vers, et sans en excepter même celles de ses pièces que, comme son Tartuffe, il a eu tout le temps, entre 1664 et 1669, de revoir à loisir.

Les chevilles aussi y abondent, le remplissage, et ce que Malherbe appelait familièrement « la bourre » dans les vers de Ronsard :

Vous savez mieux que moi, quels que soient nos efforts,
Que l’argent est la clef de tous les grands ressorts.
( École des femmes, I, 6.)

ou encore :

C’est être bien coiffé, bien prévenu de lui
Que de nous démentir sur le fait d’aujourd’hui.
(Tartuffe, IV, 3.)

ou encore ;

Et n’allez pas quitter, de quoi que l’on vous somme,
Le nom que, dans la Cour, vous avez d’honnête homme.
(Misanthrope, I, 2.)

et encore :

Pour moi, je ne tiens pas, quelque effet qu’on suppose,
Que la science soit pour gâter quelque chose.
(Femmes savantes, IV, 3.

Je sais ce que l’on répond : que ces prétendues « chevilles » ne laissent pas, après tout, d’ajouter quelque petite chose au sens ; que Molière, comme Boileau, comme Racine, et généralement comme tous nos classiques, « fait le second vers avant le premier ; » qu’il écrit vite, qu’à peine se relit-il, et qu’en tout cas on ne vit jamais de « correcteur d’épreuves » plus négligent. J’ajouterai, si l’on le veut, que, lorsqu’il écrit en prose, il écrit plus vite encore, et cela s’induit de la quantité de « vers blancs » dont la prose de l’Avare ou de don Juan est semée :

Et qui vit sans tabac est indigne de vivre…
Ce serait un chapitre à durer jusqu’au soir…
La beauté me ravit partout où je la trouve…
Le plaisir de l’amour est dans le changement…

ou encore :

Le ladre est resté ferme à toutes mes attaques…
Je vous commets au soin de nettoyer partout…
Il n’est si pauvre esprit qui n’en fit bien autant…
Je ne vous dirai point qu’ils sont sur la litière…

Il semble ici qu’on surprenne Molière dans le travail de la composition : il trouve d’abord un vers et demi ;

On sait que ce pied-plat…
Par de sales emplois s’est poussé dans le monde,

et, quand il en a le temps, une cheville lui donne la rime :

On sait que ce pied-plat, digne qu’on le confonde,
Par de sales emplois s’est poussé dans le monde.
( Misanthrope, I, 1.)

ou bien :

Le ciel…
Pour différens emplois nous fabrique en naissant.

et Molière d’ajouter :

Le ciel, dont nous voyons que l’ordre est tout-puissant,
Pour différens emplois nous fabrique en naissant.
( Femmes savantes, I, 1.)

Mais toutes ces justifications n’empêchent pas les chevilles d’être des « chevilles ; » et si la pureté du style consiste sans doute pour une part dans sa limpidité — c’est-à-dire dans l’absence d’inutilités qui en troublent le cours, — nous comprenons ce que La Bruyère a voulu dire, et pourquoi Fénelon préférait la prose de Molière à ses vers.

C’est également ce que voulait dire Bayle. Il reprochait à Molière « de s’être donné trop de liberté d’inventer de nouveaux termes et de nouvelles expressions, » et, au fait, nous voyons par le Lexique de M. Livet que personne, avant ni depuis Molière, ne s’est servi du mot de rapatriage, par exemple, ou de celui de tabler, dans le sens de s’attabler :

Faites trêve, Messieurs, à toutes vos surprises,
Et pleins de joie allez tabler jusqu’à demain.
(Amphitryon, III, 6.)

A-t-il aussi peut-être inventé les mots de goguenarderies et de pimpesouée ? « Voilà une belle mijaurée, une pimpesouée bien bâtie ; » (Bourg. Gentilh''., III, 9) ? le mot d’exhilarant ? les expressions assez inaccoutumées de cachemens de visage, de détournemens ou de baissemens de tête ? Elles n’ont d’ailleurs pas fait fortune ; et, en dépit de lui, nous ne disons pas davantage des « visites muguettes, » ni une « ondée de coups de bâton » (Fourb. de Scapin, III, 2). Nous ne disons pas non plus :

Et, d’une stade loin il sent son grand monarque.
( Mélicerte, I, 3.)

Mais ce ne sont pourtant pas là ce que Bayle appelait les « barbarismes » de Molière, et, à cet égard, la note (E) de l’article PoQUELIN vaut la peine qu’on la cite. La voici tout entière :

« Il lui échappait… des barbarismes… J’en pourrais marquer cent exemples ; mais je me bornerai à deux que je tire d’une pièce que l’on a mise à la tête de ses œuvres dans quelques éditions. C’est un remerciement au Roi ; il y donne un tour merveilleux, et peut-être n’a-t-il rien fait de meilleur en matière de petits ouvrages. Considérez bien ces quatre vers : il s’adresse à sa Muse :

Vous pourriez aisément l’étendre, (votre compliment)
Et parler des transports qu’en vous font éclater
Les surprenans bienfaits que, sans les mériter,
Sa libérale main sur vous daigne répandre.

« Cela veut dire, selon le sens de l’auteur, que sa Muse avait reçu de grands bienfaits, encore qu’elle ne les méritât point ; mais selon la grammaire, cela signifie qu’encore que le Roi ne méritât point ces bienfaits, il ne laissait pas de les répandre sur la Muse de Molière. C’est donc s’expliquer barbarement. Voici l’autre exemple :

Les Muses sont de grandes prometteuses
Et comme vos sœurs les causeuses,
Vous ne manqueriez pas sans doute par le bec.

« Le sens de l’auteur est que sa Muse ressemblerait à ses sœurs, qui ont beaucoup de babil ; mais selon la grammaire cela signifie clairement et uniquement qu’elle ne manquerait pas de caquet, comme les autres Muses en manquent. Remarquez bien que, par barbarisme, je n’entends pas des expressions ou des paroles tirées des autres langues, et inconnues à la française ; j’entends un arrangement qui choque les règles et que nos bons grammairiens regardent comme barbare.

« On voit dans le même poème marquis repoussable ; terme barbare. On y voit prévenant amas ; autre terme barbare : car le mot prévenant n’est en usage qu’au figuré, et ne signifie pas un homme qui a passé devant d’autres. »

Il est vrai que cette « note » soulève une petite difficulté. La première édition du Dictionnaire de Bayle est de 1697, et on lit bien dans la neuvième édition des Caractères, qui est de 1696 : « Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon et le barbarisme, et d’écrire purement, » mais dans les cinq éditions précédentes, 1689-1696, La Bruyère c’était contenté de mettre : « Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon et d’écrire purement. » Bayle, qui était à l’affût de toutes les nouveautés, a-t-il remarqué l’addition, et a-t-il voulu dans sa note en préciser le sens ? et La Bruyère avait-il voulu, lui, se conformer à l’autorité de l’Académie, dont il était, et qui venait tout justement, en 1694, de définir ainsi le barbarisme : « Faute qu’on fait contre la pureté de la langue, en se servant de mauvais mots ou de mauvaises phrases ? » Mais je croirais plutôt qu’y ayant deux espèces de fautes contre « la pureté de la langue, » l’une qui consiste à n’en pas observer scrupuleusement toutes les règles ; et l’autre à en altérer ou à en obscurcir la clarté de diverses manières, — par de nouvelles expressions, qu’on essaie de mettre en usage au hasard de ce qu’il en adviendra, — c’est la première qu’en l’appelant barbarisme, La Bruyère a cherché à distinguer expressément de la seconde, qu’il a nommée du nom de jargon :

Mon Dieu ! je n’avons pas étugué comme vous
Et je parlons tout droit comme on parle cheux nous…
(Fem. sav. II, 6.)

dit Martine dans les Femmes savantes ; et je sais bien que Bélise s’écrie : « Quel solécisme horrible ! » mais, pour La Bruyère « solécisme » ou « barbarisme, » comme pour Bayle, c’est tout un ; et le « jargon » qu’il a voulu que l’on ne confondît ni avec l’un ni avec l’autre est autre chose encore.

On persiste néanmoins à l’entendre du langage que Molière a mis dans la bouche de Martine elle-même, de quelques-uns de ses valets ou de ses grotesques, de ses paysans, le Lucas de George Dandin, la Mathurine de Don Juan ; et on l’a aussi entendu des patois, du haut allemand ou du languedocien que baragouinent Scapin dans les Fourberies, ou Nérine dans Pourceaugnac. C’est justement ce que La Bruyère s’était efforcé d’éviter. Le « jargon » qu’il se plaint que Molière ait trop souvent employé, c’est le jargon précieux ; c’est le langage conventionnel de la galanterie de son temps ; c’est une espèce d’affectation et de mauvais goût dont Molière n’a jamais pu se défaire entièrement. Relisez, par exemple, les premières scènes de l’Avare, où sans doute on ne prétendra pas que Molière ait voulu tourner en ridicule Elise ni Valère : « Vous repentez-vous de cet engagement, dit Valère, où mes feux ont pu vous contraindre, » et il ajoute : « Ne m’assassinez point par les sensibles coups d’un soupçon outrageux. » Et du même ton, Élise lui répond : « Oui, Valère, je tiens votre cœur incapable de m’abuser ; je crois que vous m’aimez d’un véritable amour… et je retranche mon chagrin aux appréhensions du blâme qu’on pourra me donner. » Y a-t-il rien de moins naturel ? Voyez encore ces vers d’Amphitryon, que cependant on est convenu de trouver mieux écrit que les autres pièces en vers :

Votre amant, de vos vœux jaloux au dernier point,
Souhaite qu’à lui seul votre cœur s’abandonne ;
……….
Il veut de pure source obtenir vos ardeurs,
Et ne veut rien tenir des nœuds de l’hyménée,
Rien d’un fâcheux devoir qui fait agir les cœurs,
Et par qui, tous les jours, des plus chères faveurs
La douceur est empoisonnée.
(Amphitryon, I, 3.)

Il n’y a presque rien de plus fade dans les opéras de Quinault, qu’au surplus la critique du XVIIIe siècle a mis presque au même rang que les tragédies de Racine ou les comédies de Molière[2]. Et vainement dira-t-on que Jupiter ici s’amuse d’Alcmène et de lui-même ! On ne fera pas que là, comme ici, et ailleurs, Molière ne soit plein de ces gentillesses. J’ai même pensé parfois sur ce propos que, s’il s’était moqué si cruellement de la préciosité, c’est qu’il en tenait ; et il le savait. Nous nous acharnons souvent dans la satire aux défauts qui sont précisément les nôtres, ou qui le seraient, si nous n’y prenions garde ; et que servirait-il d’être Molière si l’on ne poursuivait ses propres vices… dans la personne des autres ?

Il reste enfin le « galimatias, » et cette « multitude de métaphores, » qui feraient, au dire de Fénelon, un si choquant contraste avec « l’élégante simplicité » de Térence. Et nous convenons qu’on n’a jamais, dans aucune langue, écrit plus élégamment que Térence, ni plus simplement, tandis qu’aucun grand écrivain n’est plus abondant que Molière en métaphores inutiles, et n’y met moins d’élégance ou de choix. Voici quelques vers franchement détestables :

Ne vous y fiez pas, il aura des ressorts
Pour donner contre vous raison à ses efforts,
Et, sur moins que cela, le poids d’une cabale,
Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.
( Tartuffe, V, 3.)

Mais cette prose est-elle beaucoup meilleure : « Les applaudissemens me touchent, et je tiens que dans tous les beaux arts c’est un supplice assez fâcheux que de se produire à des sots, que d’essuyer sur des compositions les barbaries d’un stupide… Il y a plaisir, ne m’en parlez point, à travailler pour des personnes qui soient capables de sentir les délicatesses d’un art… et qui sachent, par de chatouillantes approbations, vous régaler de votre travail. » (Bourgeois gentilhomme.) Et ce ne sont pas là, — on le sait, ou du moins on peut s’en convaincre aisément, — ce ne sont pas de ces passages artificieusement choisis, dont on aurait peine à retrouver les semblables ; c’est une manière d’écrire habituelle à Molière :

Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située
Qui veuille d’une estime ainsi prostituée,
Et la plus glorieuse a des régals peu chers
Dès qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers.
( Misanthrope, I, 1.)

Le premier de ces deux on, c’est nous, et le second c’est les autres : nous avons vu que cette faute était ordinaire à Molière. « Avoir des régals peu chers » n’est pas d’une meilleure langue que le fameux « Et nous berce un temps notre ennui » du sonnet d’Oronte ; et la métaphore est assurément moins jolie. S’il n’est pas douteux que « la plus glorieuse » se rapporte, selon le sens, à « estime, » c’est à « âme » que la grammaire le rejoindrait naturellement. Une « âme un peu bien située » n’a jamais été synonyme d’ « un cœur bien placé. » Tous les défauts du style de Molière sont réunis dans ces quatre vers. Considérons encore ces quelques lignes de l’Avare : « Je n’aurais rien à craindre, dit Élise à Valère, si tout le monde vous voyait des yeux dont je vous vois, et je trouve en votre personne de quoi avoir raison aux choses que je fais pour vous. Mon cœur, pour sa défense, a tout votre mérite, appuyé du secours d’une reconnaissance où le Ciel m’engage envers vous. » « Avoir raison aux choses que l’on fait » est une locution barbare, que des locutions analogues, si l’on s’évertuait, comme M. Livet dans son Lexique, à en chercher, et qu’on en trouvât, n’excuseraient point. « Mon cœur, pour sa défense, » est amphibologique, si ce n’est nullement du « mérite » de Valère ou de son propre penchant, à elle, qu’Élise ici songe à « se défendre, » mais du jugement que le monde fera du choix de son « cœur. » Le « secours d’une reconnaissance où le Ciel engage Élise envers Valère ; » ce « secours » appuyant ce « mérite ; » et ce « mérite » suffisant à « la défense de ce cœur, » sont du pur galimatias. Combien d’autres exemples ne pourrait-on pas apporter ! Des « naturels rétifs » qui se « raidissent contre le droit chemin de la raison ; » les « malheureux restes d’une succession déchirée, » un « monstre plein d’effroi » que l’on s’est formé

De l’affront que nous fait un manquement de foi ;

une « pleine droiture » « où l’on se renferme ; » de « molles complaisances » qui

Donnent de l’encens à nos extravagances…

il semble qu’il y ait là de quoi justifier toutes les critiques, Boileau lui-même, — bon écrivain d’ailleurs, mais qui n’est pas d’ordinaire ce qu’on appelle heureux en métaphores, — n’en a pas de plus surprenantes.

Je voudrais de bon cœur qu’on pût, entre vous deux,
De quelque ombre de paix raccommoder les nœuds.
( Tartuffe, V, 3.)

« Raccommoder les nœuds d’une ombre de paix, » quel éclat de rire si c’était quelqu’un de nos journalistes qui s’avisât de réconcilier en ces termes deux adversaires politiques ! Et il est possible que tout cela soit comme entraîné dans la rapidité du discours, ou sauvé par la vérité de l’imitation des caractères et par la force des situations, mais il est certain que cela est ; que cette prose, que ces vers sont bien de Molière ; et qu’on ne les trouve pas seulement dans les pièces de sa jeunesse, le Dépit amoureux ou l’École des maris, et dans ses farces, Monsieur de Pourceaugnac ou Scapin, mais dans ses chefs-d’œuvre, dans l’Ecole des femmes et dans Tartuffe, dans le Misanthrope et dans l’Avare, dans Don Juan et dans les Femmes savantes.

« C’est, dit-on, qu’il improvise ; » et, en effet, il travaille vite, beaucoup plus vite que Boileau, plus vite que Racine ; — à peine plus vite cependant que Corneille. Sept ou huit ans ont suffi à Corneille, de 1640 à 1647, pour composer presque tous ses chefs-d’œuvre : Horace, Cinna, Polyeucte, le Menteur, la Mort de Pompée, la Suite du Menteur, Théodore, Rodogune et Héraclius. Aussi bien Molière l’a-t-il dit lui-même :

… le temps ne fait rien à l’affaire ;

et il n’a pas eu moins de cinq ans, de 1664 à 1669, pour corriger, revoir et achever son Tartuffe, s’il l’eût voulu, et qu’il l’eût pu. En revanche, l’une de ses pièces qui passe pour être des « mieux écrites » est son Amphitryon, et c’est une de celles qu’il a composées le plus rapidement. Qu’est-ce à dire, sinon que l’explication, que la raison des incorrections ou des négligences qu’on lui reproche, de son galimatias ou de ses barbarismes, est ailleurs ? Mettons à part son jargon, qu’il eût aisément évité, s’il n’avait cru devoir quelquefois se guinder pour plaire aux beaux esprits et à la Cour. Les défauts du style de Molière ne sont pas seulement le revers ou la rançon de ses qualités ; ils en sont la condition même. Il eût écrit moins bien, s’il avait mieux écrit. Et ceux qui l’ont jugé si sévèrement se sont jugés eux-mêmes, pour l’avoir prétendu juger à leur mesure, au lieu de la sienne, ou plutôt encore pour avoir méconnu le vrai caractère de son style, l’objet de sa « rhétorique, » et les exigences premières de la représentation ou de la peinture de la vie.


II

L’une des premières leçons que donnent encore nos rhétoriques, c’est qu’il ne faudrait pas écrire comme l’on parle, et assurément elles ont raison, — si l’on parle mal. Mais, si l’on parle bien, quel motif aurait-on d’écrire autrement qu’on ne parle ? On ne pensait pas, du temps de Molière, qu’il pût y en avoir ; et, tout au contraire, non seulement avec les précieuses, avec Voiture et avec Balzac, mais avec Vaugelas en personne, on estimait généralement que « la parole qui se prononce est la première en ordre et en dignité, puisque celle qui est écrite n’est que son image, comme l’autre est l’image de la pensée. » A la vérité, cette opinion, que j’emprunte à la célèbre Préface des Remarques sur la Langue française, était relativement nouvelle aux environs de 1640, — les Remarques sont de 1647, — et il semble bien que les écrivains du siècle précédent, Rabelais, Ronsard surtout, Montaigne, se fussent plus souciés de la « figure » que du son ou de la « musique » des mots. Ils étaient de la famille des visuels : ce sont ceux qui voient leur phrase écrite plutôt qu’ils ne l’entendent parlée. Mais, sous l’influence de diverses causes, — telles que le développement de l’esprit de cour ou de conversation ; la nature des modèles qu’on imite, et qui de Grecs sont devenus uniquement Latins ; telles encore que la fortune des « genres communs, » éloquence de la chaire et théâtre, — voici, qu’entre 1610 et 1640, presque tous nos écrivains deviennent ce que l’on appelle aujourd’hui des auditifs, et leur style un style oratoire.

C’est ce qu’il faut bien savoir, si nous leur voulons être équitables, c’est-à-dire les juger sur ce qu’ils ont eux-mêmes voulu faire, et d’après leurs propres principes. Ils n’écrivent point pour être lus, mais pour être entendus. Ils ne racontent point, ni même n’exposent ou ne raisonnent : ils discourent. Ils ne se soucient pas d’être pittoresques ou colorés, mais éloquens. L’arrangement de leur phrase n’est point calculé ni destiné pour les yeux, mais pour l’oreille. Lisez Cassaigne, à ce propos, dans la Préface qu’il a mise aux Œuvres de Monsieur de Balzac, ou encore Godeau, dans son Discours sur les Œuvres de Monsieur de Malherbe. L’un et l’autre ils ne louent de rien tant leur auteur que d’avoir en français découvert et fixé « les nombres, » Balzac de l’éloquence, et Malherbe de la poésie. Sans le nombre, c’est-à-dire sans l’harmonie, écrit Godeau, « il n’y a point de pensées qui ne dégoûtent incontinent ; » et le grand mérite de Balzac, aux yeux de Cassaigne, c’est « d’avoir montré que l’éloquence doit avoir ses accords, aussi bien que la musique. » Mais ce n’est pas assez de dire que la langue du XVIIe siècle, en général, est « oratoire ; » cela est évident des Sermons de Bossuet ou des Provinciales de Pascal. Ce n’est pas non plus assez de dire que les « comédies de Molière sont faites avant tout pour être jouées ; » et il en faut dire autant des tragédies de Racine ou de Corneille. Il faut encore aller plus loin, et il faut poser comme fait que le caractère le plus général du style classique, de 1636 à 1690, a été d’être un style parlé.

Je ne dis pas « périodique, « après ou d’après Taine, et je ne dis pas non plus « organique, » avec Scherer. J’ai appris à me défier de ce mot « d’organique », sous lequel personne encore n’a su dire clairement ce qu’il entendait, s’il n’y mettait qu’une métaphore, ou s’il attribuait à la « phrase » je ne sais quelle vie naturelle et indépendante. D’un autre côté, le mot de « périodique » suppose un arrangement de parties, des artifices et des apprêts, un balancement, une pondération, un équilibre, qu’on pourra bien trouver dans Voiture ou dans Balzac, — et plus tard dans Fléchier ou dans Massillon, qui sont, eux, vraiment des rhéteurs, — mais non pas du tout dans Bossuet ni dans Pascal, et encore bien moins dans La Fontaine ou dans Molière. Le vrai style parlé se définit plus simplement, plus naïvement. Il essaie d’imiter ou de reproduire le jaillissement même de la parole, lorsqu’on fait parler les autres, comme font Racine ou Molière ; et, quand on parle soi-même, pour son compte et en son nom, comme Bossuet et comme Pascal, la génération de la pensée. La pensée se présente à nous totale et indivise, confuse et indéterminée, embarrassée, si- je puis ainsi dire, de contrepensées qui la complètent ou qui la restreignent. Si, pour l’exprimer, nous commençons par la décomposer, et qu’ensuite nous la recomposions au moyen du langage, nous en avons fait l’analyse, et c’est le style écrit. Mais, au lieu de la décomposer, si l’on se propose d’en reproduire les accidens eux-mêmes, et ainsi de conserver à la parole qui la rend je ne sais quel air d’improvisation, c’est le style parlé. Tel est le style de Pascal : « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé… » Tel est le style de Bossuet : « Nous lisons dans l’histoire sainte, c’est au premier livre d’Esdras, que, lorsque ce grand prophète eut rebâti le temple de Jérusalem, que l’armée assyrienne avait détruit, le peuple, mêlant ensemble le triste ressouvenir de sa ruine et la joie d’un si heureux rétablissement, une partie poussait en l’air des accens lugubres, l’autre faisait retentir des chants d’allégresse… » C’est le mouvement même de la pensée, et il semble qu’on la voie naître sur les lèvres de l’orateur. Tel est aussi le style de Molière ; et, de cette conception du style, résultent aussitôt quelques particularités à faire dresser les cheveux sur les têtes des maîtres d’école, mais qui ne sont point du tout pour cela des incorrections.

C’est ainsi que Molière est plein de tournures elliptiques, imitées de la liberté de la conversation, et du genre de celles que Bayle, on l’a vu, n’a pas craint d’appeler des « barbarismes. » Reprenons un des exemples que nous en avons donnés : « Ma comédie, écrit Molière, sans l’avoir vue, est diabolique. » En quoi consiste ici l’incorrection ? Il serait vraiment difficile de le dire ! Et cependant, après Bayle, Sainte-Beuve l’a notée quelque part comme telle, dans un coin de son Port-Royal. Autant vaut reprocher à Racine d’avoir commis un solécisme dans le vers fameux d’Andromaque :

Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait, fidèle ?

Si l’on ne l’oserait plus aujourd’hui, nous ne reprocherons donc pas davantage à Molière d’avoir mis cette phrase dans la bouche de don Juan, parlant aux frères de son Elvire : « Oui, je suis don Juan lui-même, et l’avantage du nombre (que vous avez sur moi) ne m’obligera pas à vouloir déguiser mon nom, » Toute autre tournure, moins elliptique, serait moins rapide, et surtout moins « parlée : » don Juan raisonnerait, il ne « causerait » plus. Oui, dit Horace à Arnolphe,

Oui, mon père m’en parle, et qu’il est revenu,
Comme s’il devait m’être entièrement connu.
(École des femmes, I, 6.)

Que gagnerions-nous à ce que Molière eût écrit : « Oui, mon père m’en parle et (à, ce qu’il m’en dit par ailleurs, il ajoute) qu’il est revenu ; » et qui ne voit ce que la vivacité du dialogue y perdrait ? Voici encore deux vers des Femmes savantes :

Faites, faites paraître une âme moins commune
A braver, comme moi, les traits de la fortune.
(Femmes savantes, V, 4.)

Rien n’était plus aisé que d’écrire :

En bravant, comme moi…

ou encore :

Et bravez, comme moi, les traits de la fortune.

Pourquoi Molière ne l’a-t-il pas fait ? Et si l’on répond encore, puisque enfin on n’a guère fait jusqu’ici d’autre réponse : « C’est qu’il improvisait ; » je réponds à mon tour : « Oui, et en improvisant, il écoutait son personnage ; il entendait parler Philaminte ; il écrivait sous la dictée du modèle qu’il avait devant lui. » Les exemples abonderaient de ces « incorrections » qui en sont, si l’on le veut, pour les yeux, mais non pas pour l’oreille. Les dialogues sont faits pour être parlés, comme les sermons pour être « prononcés ; » je dirais volontiers comme les lettres, celles de Mme de Sévigné, par exemple, étaient faites pour être « lues à haute voix, » en famille ou dans le cercle de ses amis. Ils y reconnaissaient la vivacité prime-sautière de sa conversation, et un excès de régularité les eût au contraire choqués. Pareillement Molière, et pareillement tous leurs contemporains, ou presque tous, La Fontaine entre autres, jusque dans ses Fables, et Racine, et Boileau lui-même.

On l’oublie encore quand on reproche à Molière, comme l’a fait Scherer, de « cheviller abominablement, » et que d’ailleurs on en donne pour exemple ces deux vers du Misanthrope :

Serait-il à propos, et de la bienséance,
De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense !
( Misanthrope, I, 1.)

Il n’est peut-être pas « de la bienséance, » observait à ce propos un critique malicieux, que je reproche, moi jeune homme, à un homme d’âge comme M. Scherer, l’excès ou l’erreur de sa sévérité, mais cela est pourtant « à propos ; » et cela suffit à prouver qu’il n’y a donc pas de pléonasme ou de cheville dans les deux vers qu’on incrimine. Mais quand on en citerait d’autres, et de mieux choisis :

Pour moi, je ne tiens pas, quelque effet qu’on suppose,
Que la science soit pour gâter quelque chose ;
( Femmes savantes, IV, 3.)

on pourrait encore discuter, dire que la cheville n’en est pas une, qu’elle ajoute quelque chose au sens ; et surtout on pourrait dire, il faudrait même dire que des vers conçus et faits eux-mêmes pour être « dits » sur le théâtre, ne sauraient aller à leur but sans donner un peu de relâche à l’attention du spectateur et à la continuité du débit de l’acteur.

Je veux donc qu’il y ait de la « bourre » dans les vers de Molière, mais on remarquera qu’il y en a aussi dans sa prose, et s’il n’y en avait pas, nous aurions presque le droit de nous en plaindre. Il faut des temps d’arrêt dans la conversation ; la parole ne suit pas immédiatement la pensée ; un style non seulement concis et ramassé, mais trop dense, fatiguerait promptement l’interlocuteur.

Perse en ses vers obscurs, mais serrés et pressans,
Affecta d’enfermer moins de mots que de sens ;

aussi est-il Perse, et ses vers ne manquent-ils de rien tant que de naturel. Il n’est pas conforme à la réalité, même en prose, que tous les mots aient le même intérêt ou, pour ainsi parler, la même prétention. « Quoi qu’on die » a du bon, le quoi qu’on die de Trissotin, et Molière s’en moque, mais il y a plaisir à le voir en user.

Et enfin tout le mal, quoique le monde glose,
N’est que dans la façon de recevoir la chose.
( École des femmes, IV, 8.) ou encore :
Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,
De la pudeur du sexe et du devoir de fille ?
( Tartuffe, II, 3.)

et encore :

Et je ne vois rien là, si j’en puis raisonner,
Qui blesse la pensée, et fasse frissonner ;
( Femmes savantes, I, 1.)

Toutes ces « chevilles, » manifestement, soulagent l’attention de l’auditeur. Elles nous donnent le temps de respirer. Je ne sais si l’on ne pourrait ajouter qu’elles règlent la diction de l’acteur. A tout le moins l’avertissent-elles de la monotonie de notre alexandrin. Elles l’obligent à changer de ton. Elles le ramènent au naturel. Elles rapprochent encore le discours de l’allure de la conversation. Il n’a pas l’air étudié, calculé, compassé. Grâce à ces chevilles, le personnage n’apporte point sa phrase toute faite ; il ne la récite point comme venant de son auteur, mais de son fond, à lui, qui parle ; il la cherche en notre présence, devant nous, et la trouve à peine avant nous, presque en même temps que nous. Et puisque rien n’est plus « précieux » que de vouloir faire un sort à chaque mot, on conçoit que rien n’ait répugné davantage au grand ennemi de la préciosité.

Ce qui est encore moins naturel, aux yeux de Molière et de la plupart des honnêtes gens de son temps, c’est de suivre ses métaphores. Ils ne vont pas tout à fait aussi loin que ce prince de Conti, qui prétendait qu’encore vaut-il mieux dire : « Je suis crotté… comme une horloge, » que de rester court sur une comparaison. C’était se donner un peu trop de liberté. Ce qui est toutefois certain, c’est que ces métaphores incohérentes, — qui amusent tant nos journalistes, sous la plume de leurs confrères, — ne sont point au XVIIe siècle pour arrêter les meilleurs écrivains. En voulez-vous, de qui ? de Corneille, dans son Menteur ?

Ce malheureux jaloux s’est blessé le cerveau
D’un festin qu’hier soir on m’a donné sur l’eau.

En voulez-vous de Mme de Sévigné ? Elle déplore la mort de l’archevêque d’Arles, et elle écrit : « Il n’y a point d’esprits ni de cœurs sur ce moule ; ce sont des sortes de métaux qui ont été altérés par la corruption du temps : enfin il n’y en a plus de cette vieille roche. » Que si d’ailleurs on préférait un exemple de Bossuet, il y en a, comme celui-ci, que j’emprunte au VIe Avertissement aux protestans : « Pour voir jusqu’où peut aller le travers d’une tête qui ne sait pas modérer son feu, il faut considérer sur quoi le pasteur se fonde ; » et nous lisons encore, où cela, dans les Sermons, ou dans les traités que Bossuet n’a pas revus ? Non ! mais dans l’Oraison funèbre d’Henriette de France : « C’est en cette sorte que les esprits une fois émus, tombant de ruines en ruines, se sont divisés en tant de sectes. »

Les annotateurs, commentateurs et critiques, un peu embarrassés, se donnent ici beaucoup de peine ; ils s’évertuent pour chercher à Bossuet ou à Corneille des justifications lointaines et subtiles. Mais il n’y en a qu’une qui serve, et ils se tireraient bien plus commodément d’embarras s’ils se souvenaient que, de faire des métaphores qui se suivent, c’est justement un des caractères les moins douteux de la préciosité du style. Et que font, je vous prie, Cathos ou Madelon, quand elles disent à Mascarille : « De grâce, contentez un peu l’envie que ce fauteuil a de vous embrasser ? » Elles suivent leur métaphore, puisqu’on dit très bien « les bras d’un fauteuil. » Pareillement, Trissotin, dans le couplet célèbre :

Pour cette grande faim qu’à mes yeux on expose,
Un plat seul de huit vers me semble peu de chose,
Et je pense qu’ici je ne ferai pas mal
De joindre à l’épigramme ou bien au madrigal
Le ragoût d’un sonnet, qui, chez une princesse
A passé pour avoir quelque délicatesse,
Il est de sel attique assaisonné partout
Et vous le trouverez, je crois, d’assez bon goût.

On ne peut mieux suivre encore sa métaphore, ni d’ailleurs être plus ridicule. Lisez là-dessus Mme de Lambert, Fontenelle, Marivaux, Montesquieu lui-même, jusque dans son Esprit des Lois. Il n’y a pas de caractère plus significatif de la préciosité ; et, en tant que la préciosité n’est qu’un vice du langage, rien n’en explique mieux la nature, en même temps que les raisons profondes que Molière a eues de la combattre.

On pourrait dire en un certain sens que nous ne parlons que par métaphore ; et, assurément, de tous les moyens qu’on connaisse d’enrichir une langue, s’il y en a de plus apparens, de plus matériels en quelque sorte, il n’en est pas de plus légitime, ou de plus conforme à l’évolution naturelle du langage que la métaphore. Mais le malheur est aussi qu’il n’y en ait pas de plus ingénieux. On cherche entre les objets des rapports nouveaux, des rapports subtils, des rapports cachés ; on en découvre ; cela conduit à en chercher d’autres ; et, insensiblement, une manière de parler s’introduit, qui, de singulière, ne tarde pas à devenir bizarre, et, de bizarre, incompréhensible. Qu’on appelle donc un miroir « le conseiller des Grâces, » il n’y a rien là qui nous étonne et nous n’y voyons qu’une façon de dire un peu apprêtée. Mais au lieu de dire : « Approchez-nous ce fauteuil, » si l’on dit : « Voiturez-nous ici les commodités de la conversation, » voilà qui est d’un goût douteux, et nous comprenons que Molière n’ait pas pu supporter ce jargon.

C’est qu’en premier lieu, selon son expression,

Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité.

On ne parle pas naturellement comme cela. Il faut s’y être étudié. D’un divertissement la conversation deviendrait une fatigue, ou plutôt un supplice, si l’on était obligé de la soutenir sur ce ton. Le style « précieux » est d’autant plus éloigné du style « naturel » qu’il est plus différent du vrai style « parlé. » On dit : « Nicole, apporte-moi mes pantoufles et mon bonnet de nuit ; » et on peut avoir des raisons de ne pas le dire, mais on n’en a jamais de le dire autrement. « Vous voulez dire, Acis, qu’il fait froid ; dites : il fait froid ; » et ainsi diront, — pas toujours, mais généralement, — La Bruyère après Molière, et Voltaire après La Bruyère. Tout le reste ne sera que « jeux de mots, qu’affectation pure. » C’est pourquoi nous ne nous embarrasserons pas de suivre nos métaphores ; nous ne verrons pas dans la régularité de nos comparaisons la grande règle du style ; et si, par hasard, nous en étions tentés, il nous suffira de songer à la nature de la comparaison et de la métaphore.

C’est probablement ce qu’aura fait Molière, et, en y songeant, il se sera sans doute aperçu que toute métaphore et toute comparaison n’étaient vraies que jusqu’à un certain point. Deux objets peuvent avoir un, deux, trois caractères de communs, mais quelque ressemblance que l’on découvre entre eux, ils ne sont pas identiques, puisqu’ils continuent d’être deux. C’est ce que n’ont pas vu les précieuses, et c’est ce que Molière a parfaitement su. Toute comparaison n’est bonne qu’autant qu’on ne la pousse point ; et rien ne la rend plus mauvaise, n’en fait mieux ressortir l’artifice ou la fausseté, que de vouloir la suivre trop loin. Elle ne sert plus alors d’éclaircissement ou d’illustration à la pensée, mais elle l’obscurcit. Et ce n’est plus seulement le style qui en est gâté, mais la nature elle-même des choses qui s’en trouve faussée. C’est encore ce que Molière, étant Molière, n’a pas pu ne pas voir. « Comparaison n’est pas raison, » dit un commun proverbe, et précisément c’est cela qu’il veut dire. Une comparaison ou une métaphore ne nous rendent compte de rien. Elles ornent le discours, mais elles n’en sauraient faire le fond. Nous les indiquerons donc, et nous ne les développerons pas. Mais surtout nous ne les suivrons point ! Si l’imitation de la nature est l’objet ou l’un des objets de l’art, nous comprendrons que l’application que nous mettrons à suivre nos métaphores, nous détournerait de notre but. Et nous comprendrons enfin que, dans la mesure où les langues s’enrichissent par ce que l’on pourrait appeler la fructification naturelle des métaphores, c’est justement à une condition, qui est, qu’à un moment donné, elles cessent d’être des métaphores.

C’est ce que Molière a encore très bien vu. Prenons ces deux vers, souvent cités, du Misanthrope :

Le poids de sa grimace où brille l’artifice
Renverse le bon droit et tourne la justice.

Je consens qu’ils soient assez mal écrits. Mais pourquoi sont-ils mal écrits ? Précisément parce que ces expressions métaphoriques de « Poids, » de « Briller, » de « Renverser » sont encore métaphoriques ; ou, si l’on le veut, n’ont pas encore été, ne sont pas même aujourd’hui suffisamment dépouillées de leur sens premier, propre et concret. Le « poids » d’une grimace, aujourd’hui même, n’est pas tout à fait synonyme de « l’effet que produit une grimace, » ni « renverser » le bon droit, de le « violer » ou d’en « triompher. » Mais le principe est juste ; et, sous prétexte que dans pecunia on retrouve toujours pecus, il serait pédantesque de n’en vouloir user que dans les phrases où l’on pourrait faire entrer… un bœuf. C’est une erreur où tombent souvent les étymologistes, avec leur manière de voir sous tous les mots les mots dont ils dérivent. Il n’y aurait plus moyen d’écrire ni de parler si nous continuions de parler grec ou latin en français. Les comparaisons n’enrichissent vraiment les langues qu’à la condition de s’abréger d’abord en métaphores, qui sont des comparaisons dont on n’exprime que l’un des deux termes ; et de figurées ou de concrètes, ces métaphores, à leur tour, doivent devenir abstraites ; ou, si l’on le veut, et en rapprochant l’évolution de la parole de celle de l’écriture, elles doivent, de « représentatives, » devenir d’abord « hiéroglyphiques, » et d’ « hiéroglyphiques » finalement « idéographiques. »

Est-ce à dire, après cela, que le galimatias de Molière se justifie toujours par ces motifs ou s’excuse toujours par ces observations ? Non, sans doute, et nous l’avons dit nous-même assez clairement. Il n’y a pas non plus d’observation, et encore moins de théorie grammaticale, ou philologique, qui puisse excuser ou justifier ces quatre vers d’Hugo :

Quand notre âme, en rêvant, descend dans nos entrailles,
Comptant dans notre cœur qu’enfin la glace atteint,
Comme on compte les morts sur un champ de batailles,

Chaque douleur tombée et chaque songe éteint.

C’est ici la part de la faiblesse humaine ! et, dans aucune langue peut-être on n’est plus exigeant qu’en français, sinon sur la qualité, du moins sur la réalité de l’image. Mais que, pour toutes les raisons que nous avons dites, Molière ait affecté d’éviter, et, en l’évitant, de railler, par l’exemple qu’il donnait du contraire, un vice de langage qui était à ses yeux le plus caractéristique de la préciosité du discours, c’est ce que l’on peut, je crois, affirmer. Il y a certainement de l’intention, dans sa manière de ne pas suivre ses métaphores.

Mon cœur aura bâti sur ses attraits naissans,
Et cru la mitonner pour moi durant treize ans…
( École des femmes, IV, 1.)

On ne nous fera pas croire que Molière, s’il l’eût voulu, n’eût pas pu « accorder » ces métaphores entre elles. Et on pourra d’ailleurs prétendre qu’il eût donc mieux fait, en ce cas, de le faire, mais on aura du moins rapporté son « galimatias » à son principe. Quand il n’enferme pas sa pensée dans un de ces vers devenus proverbes :

Il est de faux dévots ainsi que de faux braves ;
( Tartuffe, I, 5.)

Molière tourne, pour ainsi dire, autour d’elle ; il en exprime, à la façon de Montaigne, — par des comparaisons, non pas « suivies » mais « successives, » — les différens aspects ou encore les divers degrés d’approximation. Ainsi Pascal : « Trois degrés d’élévation vers le pôle renversent la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité… le droit a ses époques… l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime… Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Et Bossuet à son tour : « Multipliez vos jours, comme les cerfs… Durez autant que ces grands chênes… entassez dans cet espace, honneurs, richesses, plaisirs, que vous profitera cet amas… que vous servira d’avoir tant écrit dans ce livre… puisque enfin une seule rature doit tout effacer. » Encore Pascal n’est-il qu’un écrivain, et Bossuet un orateur ; mais Molière, de plus, est auteur dramatique, et ces sautes inattendues de métaphores, si je puis ainsi parler, qui lui servent, d’une manière générale, à nous donner l’impression du naturel même, lui servent donc, de plus, par une conséquence nécessaire, à produire des effets parfois très comiques ; elles lui servent à caractériser des personnages qui ne sauraient tous parler la même langue ; et elles lui servent enfin à nous procurer ce sentiment de vie qui est la grande marque de son style.

Alexandre Dumas fils, dans une de ses Préfaces, discutant cette question de la langue de Molière, s’est demandé si quelques-unes de ces incorrections ne seraient peut-être pas en littérature la condition même de la vie ? Et, au fond, toute la controverse du naturalisme et de l’idéalisme dans l’art ne roule que sur ce point. L’idéal ne s’atteint qu’au prix de quelques sacrifices, ou de quelques partis pris, et ce qu’on sacrifie pour l’atteindre, il semble bien que ce soit un peu de la vie, quand surtout cet idéal ne s’élève pas au-dessus de la simple correction. On lit dans une lettre de Mme de Sévigné : « Mme de Brissac avait aujourd’hui la colique ; elle était au lit, belle et coiffée à coiffer tout le monde : je voudrais que vous eussiez vu ce qu’elle faisait de ses douleurs, et l’usage qu’elle faisait de ses yeux, et des cris, et des bras, et des mains qui traînaient sur sa couverture, et les situations, et la compassion qu’elle voulait qu’on en eût (21 mai 1676). » Qui ne voit ici ce que la vérité, la vivacité, la vie de ce petit tableau perdraient à la froideur d’une exacte correction ?

Mais disons quelque chose de plus. Il y a deux ou trois écrivains, dans l’histoire de notre littérature, qui ont eu ce don de la vie et qui l’ont eu, comme l’on dit, éminemment. C’est Balzac, en notre temps, Honoré de Balzac, le romancier de la Comédie humaine, dont l’œuvre nous apparaît tous les jours plus vivante, en dépit ou peut-être à cause de ses défauts, qui furent ceux de toute une époque, et ainsi qui donnent à ses romans cette valeur documentaire dont nous sommes aujourd’hui si curieux ; — c’est Saint-Simon, au siècle précédent, qui a réalisé, lui, ce miracle d’animer, de faire vivre ce qu’il y a de moins intéressant au monde, les intrigues de cour, et de communiquer à tout ce qu’il touche l’espèce de lièvre dont il est constamment agité ; — et c’est Molière enfin au XVIIe siècle. On en convient, on le reconnaît : Arnolphe et Tartuffe, Agnès et Célimène, Alceste, Orgon, Chrysale, nous n’avons point à la scène de personnages plus vivans, de même que nous n’avons point de récit ou de tableau, j’ose dire plus « grouillant, » que celui de la mort du grand Dauphin, si ce n’est telle ou telle description de Balzac. Mais, justement, chose assez singulière ! il n’y a point de grands écrivains dont on ait critiqué plus continûment ni plus sévèrement le style et, il faut le dire, avec plus de raison ou d’apparence de raison. Quel est donc ce mystère, ou plutôt ce problème ? J’avoue que je n’en saurais donner l’explication. La grammaire, « qui sait régenter jusqu’aux rois, » serait-elle incompatible avec la vérité de l’observation de la vie ? Voilà qui ferait trop de plaisir aux mauvais écrivains. Mais, quelle que soit la cause, tel est le fait : ni Balzac, ni Saint-Simon, ni Molière ne sont toujours corrects, mais ils sont toujours vivans. Il se pourrait qu’entre l’irrégularité de leur style et l’intensité de vie que nous aimons dans leur œuvre, il y eût quelque relation mystérieuse. Et je laisse à de plus heureux d’en trouver la formule, mais de cette relation, quand il s’agit de juger du style de Molière, il serait difficile de ne pas tenir quelque compte.

Il le serait également d’oublier que tous ses personnages ne sauraient parler la même langue, Alceste ou Célimène s’exprimer comme Martine ou George Dandin ; et que, si cela est assez évident quand ce sont ses « valets » ou ses « paysans » que l’on entend, cela l’est moins, mais n’est pas moins vrai, quand ce sont ses « femmes savantes, » ou ses « bourgeois, » ou ses « gentilshommes ». Lui reprocherons-nous d’avoir parlé quelque part d’un « vin à sève veloutée, armé d’un vert qui n’est point trop commandant ? » Évidemment, c’était le jargon des gourmets de l’époque. Nous avons rappelé quelques phrases du maître de musique dans le Bourgeois gentilhomme : « Les applaudissemens me touchent, et je tiens que dans tous les beaux-arts c’est un supplice assez fâcheux que de se produire à des sots et d’essuyer sur des compositions la barbarie d’un stupide… » Il est clair ici que le maître de musique s’écoute et prend plaisir à s’écouter parler. Son galimatias fait un trait de son caractère. Pareillement Trissotin dans les Femmes savantes, et Bélise, et Philaminte, et Armande. Caractérisés comme le sont les personnages de Molière, c’est à eux, c’est à leur caractère, à leur condition, à leur situation qu’il faut demander la raison d’une bizarrerie de langage qui est quelquefois la leur. Il y a dans Arnolphe un mélange de sottise naturelle et de contentement de soi-même, il y a de la finesse et de la prétention, et il y a dans Tartuffe du calcul et de la maladresse, il y a de l’hypocrisie et de la grossièreté. Si de toutes ces nuances on retrouve, et on doit retrouver quelque chose dans la manière dont ils parlent, imputerons-nous au « style de Molière » ce qui est caractéristique des personnages ? « Et comment voulez-vous qu’ils traînent votre carrosse, dit Maître Jacques dans l’Avare, qu’ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes ? » Supposé que ce soit une incorrection, nous voyons aisément qu’elle est voulue : Maître Jacques est « peuple » et parle donc comme le « peuple. » Et c’est ainsi qu’il pourrait y avoir quelque ironie — par fidélité de ressemblance — jusque dans le langage que Molière prête à ses Valère et à ses Clitandre.

Encore une fois, c’est qu’il écoute parler ses personnages au lieu de leur imposer, comme feront ses successeurs, sa manière, à lui, de parler : sa gaité légère et cynique de viveur, comme Regnard ; sa froideur d’ironiste, comme Lesage ; ou sa subtilité de psychologue et ses recherches de précieux comme Marivaux. Il n’intervient pas en auteur dans leurs discours, et, pour me servir d’une expression qu’il aime, son Alceste ou son Philinte ne sont point les « truchemens » de ses opinions, mais des leurs. C’est une condition du genre. La fidélité de l’imitation est le premier mérite, le mérite essentiel de la représentation de la vie ; et, sans doute, on peut se proposer de faire entrer autre chose dans une comédie, mais à peine la gloriole d’avoir « bien écrit ». Le Distrait, Turcaret, le Glorieux, le Méchant, sont des comédies assez bien écrites, qui font honneur à leurs auteurs, mais qui peut-être en font moins à la scène française, et dont la froideur pourrait venir d’être précisément trop bien écrites.

En tout cas, on ne saurait nier qu’elles en soient moins comiques, — sinon moins « satiriques, » — et précisément encore, Molière n’est pas un satirique, mais un comique. Si la différence est difficile à définir, elle n’en est pas moins considérable, et Voltaire, par exemple, en est une preuve, qui a si bien manié la satire, mais dont les comédies, l’Enfant prodigue ou Nanine, sont médiocres. Est-ce aussi parce qu’elles sont bien écrites ? On n’oserait le dire, et cependant, expérience faite, on y relèverait moins de prétendues incorrections, d’apparent embarras du discours, de « lourdeur, » et moins de métaphores hasardées que dans celles de Molière. C’est qu’il y a justement des « embarras » et aube-soin des « incorrections, » il y a même un « galimatias » où se peignent les caractères ; et j’entends ici non les caractères généraux, l’hypocrite ou l’avare, mais Harpagon ou Tartuffe en personne, tels que leur vice, mais aussi tels que leur condition, leur origine, leur manière de vivre et tout ce qui constitue leur individualité les a faits. Eux aussi, c’est de tout cela qu’ils sont comiques, de la naïveté même avec laquelle ils le laissent voir, de la façon dont ils se trahissent eux-mêmes dans leurs discours. N’est-ce pas peut-être ce qui a échappé à quelques critiques du style de Molière ? et, jusque dans sa manière d’écrire, si la vie qui est, comme on l’a dit, « une comédie pour ceux qui pensent » est au contraire « une tragédie pour ceux qui sentent, » ne serait-ce pas, à vrai dire, le comique et la comédie même qui leur déplairait ? La distinction des « genres » n’est pas arbitraire dans l’histoire de la littérature ou de l’art, et elle se fonde sur d’autres caractères, qu’on pourrait énumérer, mais sur aucun plus profondément ni, pour ainsi parler, plus éternellement que sur la diversité des familles d’esprit.


III

Que penserons-nous donc de la langue et du style de Molière ? de sa langue d’abord, et de son style ensuite ; car ce sont deux choses, qu’on a tort de confondre, ou du moins d’envelopper dans le même jugement. Sa langue est celle de son temps, — un peu archaïque peut-être, — mais la langue bourgeoise, non pas la langue aristocratique ni la langue philosophique ou théologique ; la langue de Paris, celle des Halles et du Palais, non de Port-Royal ou de la Cour ; la langue de Boileau, non celle de Voiture, ni même de Malherbe ou de Corneille, et encore moins la langue de Pascal ou de Bossuet, qui sont de « robe » ou même d’Eglise. Molière, né bourgeois, est avant tout de sa condition, et il l’est demeuré jusqu’au bout. Aussi les caractères de cette langue sont-ils les caractères du genre d’esprit et de la façon de vivre, de sentir ou de penser qu’elle traduit. Les mots en sont pleins, énergiques, un peu lourds ; l’allure en est habituellement ironique ou moqueuse ; la métaphore y rapetisse, elle y rabaisse, elle y ridiculise volontiers ce qu’elle exprime. On a le droit, aussi, de la trouver vulgaire, et en effet, du fond de ces existences médiocres, où ne s’agitent généralement que des préoccupations assez bourgeoises, comment ramènerait-elle rien de très noble ou de très généreux ? Mais, en revanche, elle a les qualités de ses défauts, la santé, la franchise, le naturel, et, — dans les choses qui sont de son domaine, — le poids, l’autorité, la force.

Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
Montre d’obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
A son supérieur le moindre petit frère,
N’approche point encor de la docilité,
Et de l’obéissance, et de l’humilité,
Et du profond respect où la femme doit être,
Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.
( École des femmes, III, 2.)

Voilà vraiment du Molière, du bon Molière, du meilleur Molière, du vrai fils de Jean Poquelin. Prenons encore le « couplet » de la Flèche, dans l’Avare : « Le seigneur Harpagon est, de tous les humains, l’humain le moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus serré ;… » ou relisons George Dandin. On ne saurait parler plus « bourgeois », et tout ce qui manque ou tout ce qu’on voudrait à Molière quand il écrit son Garcie de Navarre, il l’a dans ces peintures de la réalité moyenne. Ainsi Boileau n’a rien écrit de mieux que certains vers de son Lutrin, où les sentimens qu’il prête à ses personnages, n’ayant rien que d’assez vulgaire, trouvent leur expression accomplie dans sa langue de tous les jours, au vocabulaire, au timbre, à l’accent de laquelle il est fait dès l’enfance.

Etant un peu vulgaire, il n’est pas étonnant que cette langue soit un peu « prosaïque ; » et, sans doute, c’est pourquoi Fénelon, qui était un bel esprit, préférait la prose de Molière à ses vers. Il la trouvait plus naturelle. C’était avoir le nez bien fin, eût-on pu lui répondre. Mais ce qui est certain, c’est qu’on aimerait mieux que des vers prosaïques ne fussent point des vers ; et notons-le, en passant, c’est pour cette raison qu’à mesure que la comédie se rapprochait d’une imitation plus fidèle de la vie commune, on l’a écrite plus rarement en vers. On en pourrait donner d’autres raisons, mais celle-ci est la principale. Si dans ce vers de l’École des femmes :

Vos chemises de nuit et vos coiffes sont faites,

ou dans ces deux vers de Tartuffe :

Et fort dévotement il mangea deux perdrix
Avec une moitié de gigot en hachis,

l’intention comique n’était pas marquée fortement, et le trait de caractère accusé, tout le monde voit bien que ce seraient à peine des vers. On ne peut pas tout dire en vers ; le vers ne se plie pas à l’expression de certains détails ; ce qu’il y a de chantant et de lyrique en lui proteste contre leur prosaïsme. C’est pourquoi, dans la prose de Molière, notre admiration se trouve plus au large, et comme celle de Fénelon, elle n’est pas plus vive, mais elle est plus libre. Ou encore, et en d’autres termes, quand une langue est déjà prosaïque de nature, le vers en accuse la lourdeur, et c’est ce qui arrive fréquemment à Molière. C’est ce qu’on verra bien si l’on compare sa langue à celle de La Fontaine, qui est poète, qui l’est dans ses Fables, qui l’est même dans ses Contes, où pourtant on ne dira point qu’il soit préoccupé de sentimens bien nobles. Mais le fond de sa langue n’est point « prosaïque ; » il l’a épurée, raffinée à l’école des précieuses ; et, pour ce seul motif, on ne croirait pas qu’il enseigne, ou à peu près, la même philosophie que Molière. On remarquera d’ailleurs qu’aux yeux des grammairiens, la langue de La Fontaine, plus poétique, n’est pas plus « pure » que celle de Molière et qu’elle est pleine de ces irrégularités, ou de ces singularités notées d’incorrection par la logique un peu pédantesque du XVIIIe siècle.

Et le prosaïsme ou la vulgarité « bourgeoise » de la langue de Molière, s’ils ne sont pas aggravés, sont du moins empêchés de s’élever au-dessus d’eux-mêmes par les exigences de la comédie. Car la vraie comédie, celle qui se propose, non pas précisément de corriger les mœurs, mais d’en ridiculiser les excès, et je ne veux pas dire d'instruire, ni d'agir, mais pourtant d'obliger les spectateurs à quelque réflexion, cette comédie, qui est celle de Molière, et dont le caractère confine souvent à celui du drame, ne saurait être une école de beaux sentimens. Est-ce peut-être pour cela que Molière, qui a su faire admirablement parler Dorine ou Madame Jourdain, — sans rien dire de Bélise ou de Philaminte, qui sont des ridicules, — n'a su au contraire faire parler ni ses amoureux ni ses jeunes filles ? On souffre d'entendre l'Angélique du Malade imaginaire s'exprimer en ces termes : « Est-il rien de plus fâcheux que la contrainte où on me tient, qui bouche tout commerce aux doux empressemens que notre mutuelle ardeur nous inspire ? » Cette enfant-là parle comme son père, et ce serait bien fait qu'elle épousât Thomas Diafoirus ! On n'aime pas beaucoup non plus entendre Henriette dire à sa sœur, dans les Femmes savantes :

De grâce, souffrez-moi, par un peu de bonté,
Des bassesses à qui vous devez la clarté ;
Et ne supprimez point, voulant qu'on vous seconde.
Quelque petit savant qui veut venir au monde.
Femmes savantes, I, 1.)

Une jeune fille fait-elle de ces plaisanteries ? N'est-elle pas trop raisonnable aussi, d'une raison qui n'est pas de son âge, quand elle dit à Clitandre, qu'elle aime :

Rien n'use tant l'ardeur de ce nœud qui nous lie
Que les fâcheux besoins des choses de la vie.
Et l'on en vient souvent à s'accuser tous deux
De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux.
Femmes savantes, V, 5.)

Et voilà ce que c'est que d'avoir entendu répéter trop souvent :

Qu'on vit de bonne soupe…

Mais ce qui excuse ici Molière, c'est qu'après tout la délicatesse des sentimens, ou la grâce, n'ont guère de place dans la comédie, et encore bien moins l'élévation, la tendresse, la générosité, l'héroïsme ou le sacrifice. La comédie, telle que l'a conçue Molière, est généralement, nécessairement dure à ses personnages, qui sont l'incarnation de nos ridicules ou de nos vices, et elle ne l'est au nom d'aucun principe supérieur de morale, mais des exigences de la vie commune. Ce qui condamne Arnolphe, c'est qu'il faut des « époux assortis, » et il ne convient pas que nous épousions celle dont nous pourrions être le père. Ce qui condamne Alceste, c'est la continuité de sa mauvaise humeur, et la vie ne serait pas « tenable » si nous n'avions parmi nous quelques Philinte ou quelques Célimène. Et ce qui condamne Harpagon, c'est la laideur de son avarice, l'argent n'ayant de prix qu'autant qu'on en use et qu'on l'applique à se rendre la vie plus facile ou plus douce. Mais rien de tout cela ne prête beaucoup à l'éloquence, ni n'achemine l'esprit vers les hauteurs. Nous sommes ici vraiment dans ce qu'on appelle, par métaphore, la prose de l'existence. La comédie qui nous en dégagerait sortirait elle-même de la réalité, deviendrait romanesque ou sentimentale, ne serait plus la représentation de la vie. Nous y demeurons donc. Il faut qu'à cette réalité la langue s'accommode et s'accorde. Et ainsi, à toutes les raisons qui s'unissaient pour imposer à la langue de Molière les caractères qui sont les siens, cette autre raison s'ajoute qu'il n'eût pu s'en émanciper qu'au grand dommage du caractère même de son œuvre.

C’est pourquoi nous dirons maintenant de son « style « qu'il n'est pas sans défauts, mais ces défauts ne l'empêchent point d'être unique en son genre, et dans notre histoire littéraire, pour des qualités qui tiennent étroitement à ces défauts mêmes. Je ne parle pas de la gaîté, qui en jaillit, à la rencontre, comme d'une source inépuisable ! « Cet homme-là ferait rire des pierres ; » et voilà tantôt deux cent cinquante ans que nous nous amusons, comme d'un carnaval, de son Malade imaginaire, qui est à vrai dire la plus navrante des bouffonneries. Mais son style a le naturel, il a l'ampleur, il a la force, il a la fantaisie, la fantaisie caricaturale, énorme, inattendue ; et il manque de grâce ou de délicatesse, mais il a la profondeur. Et je n'ai pas besoin de relever, de commenter et de justifier tous ces mots l'un après l'autre. Mais plutôt je noterai que, s'ils sont justes, Molière aura toujours des critiques de son style, parce qu'il y aura toujours plusieurs sortes de gens pour concevoir l'art d'écrire autrement que lui.

Des grammairiens d'abord, et j'entends ici par ce mot non point les philologues, mais je pourrais dire, au contraire ! tous ceux qui pensent, mondains d'ailleurs ou pédans, que l'art d'écrire et de bien écrire se réduit à des règles certaines. Je ne répondrais pas que ce n'eût pas été, de notre temps, le cas d'Edmond Scherer, ou celui de Bayle au XVIIe siècle. Qu'ont-ils en effet voulu dire, Bayle avec ses « nouveaux termes » et ses « barbarismes, » et Scherer quand il n’a pas craint d’appeler Molière un « aussi mauvais écrivain qu’on le puisse être, avec des qualités de fond qui dominent tout ? » Tout bonnement que le style de Molière n’était pas conforme aux règles de leur rhétorique. Je crains seulement qu’ils n’aient pas songé que ces règles n’affectaient que le dehors du style, si je puis ainsi dire, l’observation de quelques usages, les fantaisies de la mode, et nullement le fond. A moins encore qu’ils n’aient cru que le style s’appliquait du dehors sur la pensée, comme une sorte de vêtement qui ne ferait pas corps avec elle, et qu’ainsi, de même qu’un Antinoüs ou une Vénus peuvent être fort mal habillés, de même, en parlant mal, on peut cependant bien penser. Il n’y a pas d’erreur plus fâcheuse, et finalement, dans l’histoire de notre littérature nationale, il n’y en a pas qui ait contribué davantage à énerver la prose elle-même du XVIIIe siècle finissant. Tout le monde « écrivant bien, » personne alors n’écrit bien ; et ni les vers de l’abbé Delille ne se distinguent de ceux de Lebrun, ni les mots de Rivarol de ceux de Chamfort, ni une page de Marmontel d’une page de Laharpe. C’est que l’art d’écrire et l’art de penser n’en font qu’un ; et on le sait bien ; et en le redisant je n’ai pas la prétention de rien apprendre à personne ! mais, en fait, on juge du style comme si l’on ne le savait point, et aussi longtemps qu’on en jugera de la sorte, il se trouvera des critiques pour redire du style de Molière ce que Bayle et Scherer en ont dit.

Il se trouvera aussi des « délicats » ou des « dédaigneux, » comme Vauvenargues et comme Fénelon, qui, sans toujours s’en rendre compte, n’aimeront pas dans le style de Molière la qualité même d’esprit, la nature de génie, et la philosophie dont ce style est l’expression. Telle était déjà l’opinion de l’auteur des Satires devenu celui de l’Art poétique, et, d’hommes de lettres ou de basochien, homme de cour. Et en effet, il n’y a presque point une plaisanterie de Molière, au moins dans ses grandes pièces, qui n’insinue toute sa philosophie. Nous la retrouvons jusque dans ses farces ; et son Malade imaginaire ou son Médecin malgré lui ne sont que des apologies de la nature. Il est permis de ne pas aimer cette philosophie, et plus d’une fois, pour notre part, nous avons usé largement de la permission. Mais alors, au lieu de dire, comme Fénelon, « qu’en pensant bien il parle souvent mal, » on dirait peut-être, avec plus de justice et d’impartialité, qu’en parlant comme il pense, Molière pense souvent mal. C’est sa pensée qu’en ce cas nous n’aimons point ; mais étant ce qu’elle est, il faut bien convenir qu’on ne saurait l’exprimer plus clairement que lui, ni surtout d’une manière qui s’enfonce ou se grave plus profondément dans la mémoire. Il y avait, après cela, dans le style de Molière, nous l’avons vu, quelque chose de populaire ou de bourgeois, qui ne pouvait manquer de déplaire à l’esprit très distingué, hautain, et souverainement aristocratique de Fénelon. C’est encore une des raisons de sa sévérité. Il le trouvait, — et c’était aussi l’opinion de Boileau, —

… trop ami du peuple en ses doctes peintures ;

non sans motif d’ailleurs, au sens où l’un et l’autre entendaient ce mot de « peuple ; » et puisque, sans doute, il y aura toujours de tels esprits, et que même il sera bon qu’il y en ait, — parce qu’il faut aimer « le peuple » mais non pas toujours le suivre, ni le croire toujours infaillible, — il y aura donc toujours aussi d’excellens juges pour adresser au style de Molière les critiques de Fénelon.

Et enfin il y en aura pour renouveler contre lui les critiques de La Bruyère, s’il y aura toujours parmi nous des stylistes, on veut dire de curieux artisans de mots, qui ne se contenteront pas de traiter le langage comme une œuvre d’art, mais qui attacheront moins de prix au fond des choses qu’à la manière de les dire. Évidemment, si Molière nous donne une leçon, ce n’est pas celle-là ! Nulle préoccupation ne lui a été plus étrangère, ou plutôt, quand il a paru quelquefois s’en laisser toucher, comme dans son Garcie de Navarre, c’est justement alors qu’il a peut-être le moins bien écrit. Je ne pense pas qu’il y en ait non plus de moins familière à Pascal ou à Bossuet. Quand on croit avoir quelque chose d’essentiel à dire, on ne demande aux mots que de nous aider à le dire ; on ne joue pas d’eux comme d’un instrument ; on ne les fait pas uniquement ou principalement servir à la manifestation de sa propre virtuosité. Pour tous ceux qui conçoivent le style de cette manière, — et ils sont nombreux, depuis Ronsard, en passant par Voiture et par nos romantiques, jusqu’à nos Parnassiens, — le style de Molière en sa rudesse, on serait tenté de dire avec un de ses personnages, en sa beauté rudanière, semblera toujours manquer d’un dernier degré d’achèvement ou d’art. Ils n’y trouveront aucune de ces recherches qui constituent pour eux le travail même et le triomphe du style. Et comme il nous faut pourtant de ces « stylistes » ; comme ce sont eux qui peut-être empêchent les langues humaines de dégénérer en une pure algèbre ; comme il est vrai enfin qu’une langue est une œuvre d’art et qu’on a donc toujours le droit de la traiter comme telle ; il y aura donc toujours des juges, et de bons juges, pour critiquer dans le style de Molière, je ne veux pas dire son « jargon » et ses « barbarismes, » ni même ses « négligences, » mais la liberté de son allure, et je ne sais quelle insouciance bourgeoise, ou même utilitaire, de tout ce qui n’a pour objet que de caresser agréablement l’oreille, d’amuser l’esprit, ou de surprendre la curiosité.

En revanche, il aura pour lui, non seulement les Moliéristes, — les « Moliéristes » sont des dévots ou des « maçons », des francs-maçons dans l’admiration desquels il n’entre pas un atome de critique, — mais tout ce qu’il y aura toujours en France de Gaulois. Et peut-être ceux-ci n’admireront-ils pas toujours en lui ce qu’il a de meilleur. Ils feront, eux aussi, la confusion que nous disions des idées ou de la philosophie de Molière avec son style. Ils n’admettront pas qu’il y ait rien à reprendre ou à critiquer dans des pièces qui, comme Tartuffe ou les Femmes savantes, font si bien les affaires de leurs préjugés ou de leurs passions : passions héréditaires, ou du moins héritées des conteurs de nos vieux fabliaux, et préjugés passés dans le sang de la race. Mais de plus libéraux, qui sauront distinguer et choisir, tout en refusant d’accepter la philosophie de Molière, et en la combattant au besoin, reconnaîtront que, si jamais une manière d’écrire fut analogue, adéquate, adhérente à une manière de penser, c’est celle de Molière. Et si par hasard quelque Moliériste trouvait cet éloge un peu mince, je le prierai de considérer qu’entre toutes les qualités qui font le grand écrivain, il n’y en a pas de plus rare, ni, dans quelque genre que ce soit, qui en fasse un représentant plus éminent de ce genre, que celle qui consiste : — à dire constamment tout ce que l’on veut dire ; — à ne dire que ce que l’on veut dire ; — et à le dire précisément avec l’exacte portée, la résonance, pour ainsi parler, et dans les termes qu’on l’a voulu dire. On écrit déjà fort bien quand on en dit à peu près la moitié.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Cf. cependant Voltaire : Siècle de Louis XIV.
  2. Il n’est pas d’ailleurs douteux que Quinault ait manié ce style de la galanterie d’alors avec une habileté rare :
    Vous juriez autrefois que cette onde rebelle
    Se ferait vers sa source une route nouvelle
    Plutôt qu’on ne verrait votre cœur dégagé :
    Voyez couler ces flots dans cette vaste plaine,
    C’est le même penchant qui toujours les entraîne
    Leur cours ne change point et vous avez changé.
    Il n’y a guère de style plus « coulant » que celui de Quinault, dans les bons endroits ; et, par une affinité qui mérite qu’on la signale, peu de poètes ont tiré plus volontiers leurs comparaisons de ce qu’il y a dans la nature de mouvant et de fluide.
    Mais cela ne veut pas dire qu’il écrive « mieux » que Molière.