La Lanterne magique/05

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 13-14).
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Première douzaine


V. — LE ROI

Au mur de la salle où le jeune roi Michel préside son conseil, sont encastrés les portraits de ses aïeux, tous vêtus de la robe triomphale, laissant flotter derrière eux le long manteau de pourpre, tenant en main le sceptre, et portant sur leurs longues chevelures la couronne ornée d’énormes pierreries. C’est ainsi qu’ils marchaient jadis à travers les villes, afin qu’on pût dire, en les voyant : « Celui-ci est le Roi ! » mais, pour se conformer aux idées modernes, Michel est vêtu d’un simple veston et, en les autorisant à faire comme lui, il a pris avec ses ministres la liberté grande de fumer une cigarette.

— « Sire, dit l’un des vieillards, toute la question est de savoir si le ministère Polonius, assemblé ici devant vous, sera ou ne sera pas remplacé par le ministère Guildenstern, qui ne saurait obtenir une majorité sérieuse dans la Chambre. Pour moi, je n’hésite pas à représenter humblement à Votre Majesté que le ministère Polonius est le salut de l’État, comme le ministère Guildenstern en serait la perte.

— Mon cher duc, dit le roi Michel, je veux que mon peuple ne soit pas comme une bête de somme ployant sous le fardeau et déchirée à coups de fouet. Je veux que les ouvriers, avec le prix de leur travail, mangent de la vraie viande non corrompue, et boivent du vin fait avec du raisin mûri au soleil. Je veux qu’ils habitent avec leurs femmes et leurs enfants, des logements salubres où passe l’air parfumé, et que les foyers d’infection disparaissent, et que la Fièvre hideuse s’envole de ces masures détruites, et que dans toute la ville rajeunie des fontaines pareilles à celles de l’antique Rome versent une eau pure et limpide. Je veux enfin que le citoyen — fût-il prince ! — accablé par des circonstances surhumaines, abandonné de tous et même, hélas ! de la Loi, trouve le secours de la suprême Justice en s’adressant à son Roi, qui alors doit décider et parler au nom de Dieu même. Et Guildenstern ou Polonius, le ministère qui voudra ce que je veux sera conservé, et celui qui n’y consentira pas sera brisé comme verre ! »

Ainsi se termine le conseil, et en descendant lentement l’escalier de marbre rose, le vieux ministre Léonato dit à un de ses collègues :

— « Dans la dernière guerre, cet homme non seulement a su conduire les corps d’armée et les cohortes ; mais il s’est battu l’épée à la main, comme un soldat, et nous avons vu que de son front troué le sang coulait par une large blessure.

— Oui, répond l’autre, il peut être un Roi, et il le serait, s’il consentait à s’occuper de choses utiles, c’est-à-dire de politique, au lieu de rêver de chimériques progrès, et de vouloir naïvement donner à ses sujets — le bonheur ! »