La Lanterne magique/118

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 181-182).
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CXVIII. — LE JUIF-ERRANT

Sous la pluie, sous les ouragans, sous les fureurs du ciel en délire, sans arrêt, sans repos, sans trêve, le Juif est toujours emporté à travers les champs, les forêts, les châteaux, les cités, les capitales, les plaines désertes ; non plus à pied, comme autrefois, mais au galop des chevaux noirs attelés à sa berline de voyage. Il n’est plus vêtu de la blouse rouge et du tablier de cuir, et on ne voit plus tourbillonner autour de son front, sous le souffle de la tempête, une longue chevelure épouvantée, comme lorsqu’il fut rencontré par des bourgeois de Bruxelles en Brabant. Aujourd’hui le baron Isaac de Laquedem est devenu complètement chauve, comme un rocher poli, et sa barbe grise, un peu longue au menton mais tout à fait courte sur les joues, est taillée à la dernière mode.

Bien qu’il ne doive s’arrêter à aucun bal, puisqu’il ne s’arrête nulle part, le baron Isaac est, sous son élégant pardessus garni de fourrure, en grande tenue officielle, ganté, cravaté de blanc, et sa chemise bien empesée et son habit noir disparaissent sous les rubans, les crachats, les grands cordons, les colliers, les croix, les plaques et les étoiles de tous les ordres de l’univers. La foule ébahie le regarde passer, comme un dieu, et même quelques imbéciles se font écraser sous les roues de sa voiture. Les femmes lui envoient leurs meilleurs sourires, et au bout de leurs doigts roses de jolis baisers, et à toutes, sans préférence, le baron jette un chèque ! Un chèque, un chèque, un chèque, exactement semblable au précédent, et toujours de cinquante millions ; car lui qui autrefois n’avait que cinq sous, maintenant il n’a que cinquante millions ; seulement, il les a toujours.

Lorsqu’il passe devant leurs palais, bien vite les Rois, espérant qu’il mettra pied à terre, font déployer des tapis de pourpre ; même la reine de Saba l’interpelle, et toute brillante dans son habit de pierreries, lui dit de sa fenêtre : « Veux-tu monter, joli garçon ? » je serai bien aimable ! » Peine perdue ; toujours les chevaux galopent furieusement, et sur le pavé que leurs pieds brûlent, font jaillir des gerbes d’étincelles.

Cependant le Juif-Errant meurt de soif, et souvent demande à boire. Si quelque gamin ou quelque fille de ferme sont assez agiles pour lui tendre à point un verre d’eau ou un verre de piquette, il le saisit au vol et se désaltère, et à Gothon et à la reine de Saba, comme aux ducs et aux princes, il jette en passant son chèque de cinquante millions, n’ayant pas sur lui d’autre monnaie.

Et, de minute en minute, dans sa course vertigineuse, il regarde son chronomètre à calendrier, pour voir si les mille ans sont bientôt finis ; et parfois aussi, il allume et fume impatiemment un blond cigare très sec, en attendant — le Jugement dernier !