La Lanterne magique/78

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 121-122).
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LXXVIII. — LA BOUTIQUE BLEUE

Attiré sans doute inconsciemment par la couleur du ciel, le célèbre mathématicien et astronome Jacques Nisolle est entré, pour se faire raser, chez un barbier de la rue de Vaugirard, dont la boutique est peinte en bleu. Tandis qu’on l’asseoit comme un criminel, qu’on l’emprisonne dans la serviette, et qu’après l’avoir masquée d’une écume savonneuse, on commence à racler sa vieille peau fauve, le savant poursuit ses problèmes transcendants et continue ses profonds calculs, poussant les X de ses algèbres jusqu’à l’azur des empyrées et jusque dans les cavernes d’or où dorment les Dieux.

Mais à un certain moment, il lui semble que quelque chose comme un grand oiseau voltige autour de lui, et le glace avec le vent de ses ailes. Il lève sa grande tête et regarde. Ce n’est pas un oiseau, c’est le barbier en personne qui voltige, absolument envolé, fouettant l’air de sa chevelure. Il s’élance, il bondit, saute comme un clown, toujours armé de son rasoir ouvert, et toutes ces voltiges, il les exécute autour de la tête du savant. Le vieux Nisolle comprend que s’il bouge, s’il fait un geste, son nez et ses lèvres, menacés par le terrible rasoir, vont être fauchés comme des coquelicots dans les blés jaunes. Sans sortir de son immobilité, il lève doucement ses yeux aux énormes cils vers la dame assise au comptoir.

C’est une beauté de keepsake, une barbière élégante et sentimentale, qui roule des yeux de gazelle et fait la bouche en cœur. Elle voit la légitime curiosité du mathématicien, et, montrant son mari d’un geste aimable et gracieusement arrondi :

— « Ne faites pas attention, dit-elle, c’est qu’il est fou ! »

Et le fou recommence à sauter, à voltiger, à s’élancer comme d’un tremplin. C’est un fou méridional, au visage bleu et aux prunelles de phosphore. Parfois, il s’enlève comme un aérostat, sa tignasse noire touche le plafond ; puis il redescend, et toujours son rasoir exécute autour de la tête médusée un formidable moulinet de tranchants et d’éclairs. Mais sans transition, il se calme, achève la barbe avec une agilité de singe, et s’inclinant devant le vieillard avec une telle ardeur que cette fois ses noirs cheveux balayent le carreau :

— « Si vous êtes content (contagne,) dit-il, vous reviendrez ! »

Mais Nisolle n’entend pas. Il pose sur le comptoir une pièce d’argent, et s’en va sans attendre sa monnaie. Il a déjà oublié cette scène de massacre, et replongé ses profonds yeux dans les Infinis, parmi les Nombres vertigineux et le tas fourmillant des Astres !