La Leçon d’amour dans un parc (1920)/3

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Calmann-Lévy (p. 10-18).
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III

faites attention : voilà une statuette de l’amour tel qu’il est ; elle a un rôle très important dans la suite du récit.


Ninon confia l’exécution de son projet à un M. François Gillet, de Paris, dont elle avait entendu vanter le talent par feu son père adoptif. M. Gillet accepta moyennant un bon prix, fit la statuette et vint la poser lui-même.

Ce fut l’occasion d’inviter plusieurs parents et quelques personnes des environs, qui vinrent en équipage ou en chaise, selon leur goût ou leurs moyens. Madame de Matefelon vint de Rochecotte avec son petit-neveu le chevalier Dieutegard. Madame de Châteaubedeau vint avec son jeune fils. Deux cousins du marquis, MM. de la Vallée-Chourie et de la Vallée-Malitourne, amenèrent chacun leur femme. Un vieil ami, M. le baron de Chemillé, habitant Montsoreau, tout près, vint à pied, remuant les cailloux avec sa canne et parlant haut avec lui-même.

Il y avait dans le parc une salle de verdure, environnée des arbres les plus anciens. Elle était ornée d’une colonnade en hémicycle que M. Lemeunier de Fontevrault avait apportée fût à fût de Rome et laissée inachevée à sa mort. L’aspect incomplet de ce cirque de ruines doublement vénérables donnait à l’endroit plus de charme. Un bassin y dormait, ayant au centre un caillou d’un demi-pied environ, avec un petit trou fermé d’une cheville de bois. Quand vous ôtiez autrefois la cheville, il en sortait un beau jet d’eau de la hauteur de trois toises ; mais les conduites étant demeurées longtemps mal entretenues, cela vous chassait toutes les minutes une malheureuse pluie d’un effet comparable à l’éternuement. La marquise décida que l’on étoufferait la mécanique enrhumée et que l’on placerait à cet endroit même, sur un piédestal, le Fils de Vénus.

La caisse qui le contenait fut menée à bras jusqu’à la rotonde, et le sculpteur, homme vigoureux, armé d’un coin de fer, d’un marteau, cogna dessus avec prudence et pendant longtemps, forçant les planchettes à bâiller une à une, comme font les écaillères avec leur petit couteau solide et ébréché.

Il eut chaud, transpira ; sa mâle odeur taquinait les narines des personnes qui le regardaient, toutes rangées en rond, dans l’attitude de gens qui assistent à un baptême.

Ninon, la plus impatiente, ne craignait pas de se pencher au-dessus des minces copeaux frisés qui matelassaient le Cupidon. Qu’un chef-d’œuvre allât sortir de là dedans, elle n’en doutait plus.

M. Gillet s’arrêta un moment ; il fit, des yeux, le tour de l’assistance, en s’épongeant le front avec sa manche de chemise, et avertit que, s’il se trouvait là de la jeunesse, il convenait de la renvoyer, parce qu’il avait profité de son éloignement de l’Académie pour tailler dans le marbre une figure libre. Dès lors, chacun eut peur de voir apparaître une horreur, et l’on piétina d’impatience.

Enfin l’artiste s’enfonça à mi-corps, palpa, tira à lui, et accoucha la caisse. Il se redressa et présenta son ouvrage.

Pris dans l’âge incertain où l’être pourvu de l’attribut viril semble encore l’ignorer et hésiter entre un geste d’enfant et celui d’une femme, Cupidon décochait une flèche au hasard. Et l’exquise particularité de cette figure était que, au lieu de fixer le but où va voler la pointe mortelle, l’adolescent, les paupières basses, regardait avec une surprise ingénue cette autre menue flèche suspendue au bas de son ventre, et qui, pour la première fois, révélait son usage.

Je vous laisse à penser s’il y eut des exclamations et des « oh ! » et des « ah ! » à croire que tout ce monde, prévenu qu’il allait voir l’Amour, était à cent lieues de se douter qu’il pût être ainsi fait. Au bruit, les domestiques eux-mêmes accoururent, et l’on voyait des servantes craintives s’arrêter en rougissant derrière les fûts de la colonnade. Madame de Matefelon les chassait comme des mouches, avec son éventail d’une main, son mouchoir de l’autre, et elle faisait de grandes enjambées, criant au scandale, menaçant d’aller chercher le curé.

Ninon semblait la moins courroucée, et, comme elle était d’une grande sincérité, elle dit fort heureusement qu’elle ne voyait point de mal à représenter les hommes tels qu’ils sont. Et elle se mit à rire de bon cœur avec tout le monde. La glace fut rompue. On s’accoutumait déjà à l’image inacadémique ; et la grosse belle madame de Châteaubedeau lui trouvait de la ressemblance avec son petit garçon.

Là-dessus, M. de Chemillé, qui avait envie de parler depuis longtemps, s’offrit une prise et abattit les voix du bout de sa canne :

« — Quant à moi, dit-il, je loue hautement l’artiste d’avoir marqué cette statuette de l’Amour d’un signe éclatant, — jusqu’à choquer même, — qui montre bien qu’il ne s’agit pas là d’une amusette, mais d’un dieu redoutable. Et, loin de faire sortir la jeunesse, je l’amènerais là et lui dirais : « — Voilà en vérité celui que les menteurs ont partout figuré sous l’aspect d’un bébé joufflu, ou de colombes avec des rubans à la patte. Or vous détournez la tête : sa première vue vous épouvante. Que fût-il advenu si vous l’eussiez rencontré par surprise, au bord d’un chemin, à la brune ? Voyez-le : il a le front borné et têtu, la bouche vulgaire d’un portefaix, le nez au vent d’une catin, le doigt court et spatuleux de la brute, l’œil oblique et le prompt jarret du lâche. C’est un coquin, un hypocrite, un impudique, un sanguinaire… — c’est le chérubin secret à qui tout homme ouvre plus volontiers qu’au plus éprouvé et au meilleur de ses amis, à qui toute femme est exposée à sacrifier son honneur, son mari, l’avenir de ses enfants… »

« — Monsieur, objecta madame de Matefelon, il se peut que les choses soient telles que vous le dites, encore qu’il y ait parmi nous, grâce à Dieu, bon nombre de femmes qui ont trouvé à l’amour une autre figure que celle-là, et qui l’ont pu toucher sans se salir ni se déshonorer. Mais si c’est vous qui avez raison, que ne laissez-vous caché dans l’ombre ce vilain démon, au lieu d’en étaler la crudité au grand jour, comme un objet propre à frapper d’horreur ? Exposer la jeunesse à l’émotion de la rencontre brutale, au bord d’un chemin, à la brune, me paraît moins cruel que de l’avertir, dès sa fleur, de cette fatale destinée. Pourquoi assombrir de jeunes fronts ? Je serais plutôt portée à croire, monsieur, que nous leur devons d’innocents mensonges et qu’en leur voilant les yeux le plus longtemps possible nous leur faisons la vie moins pénible… »

M. le baron de Chemillé et madame de Matefelon continuèrent à parler au moins dix bonnes minutes sur ce ton ; mais j’arrêterai là leur discours, car les dissertations morales m’ennuient énormément.

Vous ai-je dit que, pendant que les deux vieillards péroraient, Foulques avait demandé à boire, et que le saumur pétait à rendre jalouse la mousqueterie française ?

Après quoi, des hommes entrés dans l’eau, les jambes nues, étranglèrent les conduites de plomb de l’appareil ancien, hissèrent la statuette et l’assujettirent solidement sur un socle, en plaquant la chaux vive qu’ils étalaient à la truelle. M. Gillet lui-même, ayant retroussé sa culotte, avait aux cuisses deux bourrelets verdâtres, quand il eut achevé sa besogne, et plus d’une dame les lui eût essuyés, si elle eût osé.