La Liberté d’Association

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La Liberté d’Association
Revue des Deux Mondes3e période, tome 107 (p. 817-834).
LA
LIBERTE D’ASSOCIATION

La liberté d’association a toujours eu, en France, — et ailleurs encore, mais surtout en France, — cette fortune singulière de mettre, contre elle, tout le monde d’accord. A travers toutes les révolutions, la crainte des associations s’est maintenue et transmise comme un dogme. Sur ce point, la république a constamment pensé et agi comme l’empire, et le gouvernement de juillet comme celui de Louis XV. Le moment de changer ne serait-il pas venu? On commence à l’entrevoir et à en parler. Il n’est peut-être pas hors de propos d’indiquer l’état d’une question encore trop mal connue, sauf à dire et à répéter beaucoup de choses qui seraient banales si la vérité et le droit n’avaient à surmonter, pour triompher, une accumulation invraisemblable de défiances et de préjugés.


I.

Voici, d’abord, ce qui existe. Il faut le rappeler, car on s’imaginerait difficilement le réseau de prohibitions, de pénalités, d’empêchemens et d’entraves de toute espèce tendu autour des associations par la loi française. C’est, d’abord, une interdiction générale, pour toutes celles qui dépassent vingt personnes, quel qu’en soit l’objet, religieux, économique, scientifique, littéraire, ou même électoral. Toutes les associations qui ne sont pas des sociétés civiles ou de commerce, c’est-à-dire qui ont un autre but que de réaliser des bénéfices, alors même qu’elles n’ont ni organisation ni statuts, et qu’elles se réduisent à des réunions périodiques, sont soumises, par l’article 291 du code pénal, à l’autorisation, toujours révocable, du gouvernement. Sans cette autorisation, l’association est un délit, et encourt la dissolution immédiate. Peu importe qu’elle se divise en sections de moins de vingt personnes, et que les réunions de chaque section n’atteignent pas ce nombre : la loi du 10 avril 1834 a prévu le cas et l’a fait rentrer dans la prohibition du code. Cette même loi a aggravé la peine : les chefs, directeurs, ou administrateurs n’étaient punis que d’une amende : ils le sont de la prison, qui peut aller jusqu’à un an; l’amende est aggravée, et l’une et l’autre peine peut être portée au double en cas de récidive. C’est, dans ce dernier cas, la peine de l’abus de confiance ou de la banqueroute. L’autorisation a-t-elle été donnée? il en faut encore une autre, pour adopter un lieu de réunion. Celui qui, sans la permission de l’autorité, prête sa maison pour la réunion d’une association, même autorisée, est puni d’amende. Voilà pour le droit commun. S’il s’agit de congrégations religieuses, le droit devient exceptionnel. Toutes sont obligées de se faire autoriser, quel que soit le nombre des associés : et l’autorisation ne s’accorde pas aisément : il en est même à qui on la refuse d’avance, et par décret. La disposition est si exorbitante, qu’on a pu se demander où elle était écrite : des décrets célèbres, du 29 mars 1880, et les arrêts du tribunal des conflits qui les ont suivis, se sont chargés de dissiper ce doute et de rappeler à l’application des « lois existantes. »

Est-ce tout? Il s’en faut, et de beaucoup. Ce que le code pénal a commencé, le code civil le poursuit. L’autorisation réservée par l’article 291 du code pénal n’est qu’une autorisation de police : elle ne couvre et ne légitime que le fait matériel de la réunion périodique, à certains jours déterminés. Mais pour constituer à l’association une caisse et un patrimoine, pour lui permettre de se perpétuer, de posséder, de contracter et d’agir en justice, pour créer, suivant le terme technique, une personne morale, il faut que le gouvernement intervienne une seconde fois, par une reconnaissance d’utilité publique; et cette reconnaissance est prononcée par décret en conseil d’État. Faute de cette consécration, l’association, même autorisée, est incapable ; et cette incapacité est une règle d’ordre public qu’il n’est permis ni d’enfreindre ni de tourner. Non-seulement elle n’aura pas de droits, et ne pourra ni contracter, ni plaider, mais les actes passés en son nom seront nuls, et les libéralités qui lui seront faites n’iront pas à leur adresse. Mieux encore : il surgira, dans bien des cas, un établissement public, création de l’État, qui réclamera et recueillera, contrairement au vœu du donateur ou du testateur, la libéralité mal faite. On ne pourra pas, comme cela se fait en Angleterre, quand une « incorporation » paraît difficile, constituer des fidéicommissaires, des trustees, chargés d’administrer un fonds et d’en faire servir les revenus à un but déterminé. Pour la loi française, c’est une fraude, et les fidéicommisaires sont des personnes interposées, qu’il faut écarter pour reconnaître le véritable destinataire, cet incapable qui n’a pas le droit d’exister. Même dans le silence des actes, le juge est autorisé, invité, à rechercher et à déclarer les interpositions de personnes, et à annuler, de ce chef, les conventions ou les dispositions en apparence les plus régulières. La prohibition s’étend ainsi plus loin que les associations proprement dites : les fondations, les institutions, les établissemens, les œuvres, toute affectation d’un fonds à un objet déterminé., en sont également frappés. Sans l’autorisation du gouvernement, il ne peut y avoir que des fortunes privées, entre les mains de particuliers.

Supposons l’autorisation donnée. Elle aura toujours le même sens et la même portée. Elle créera une « personne morale, » c’est-à-dire une personne fictive, distincte des personnalités réelles qui composent l’association, et traitée comme une personne vivante, ayant les mêmes droits et les mêmes obligations. Des formes si variées que l’association peut revêtir, des droits et des obligations réciproques des associés entre eux et envers la généralité, de la possibilité de s’unir et de former un corps sans cesser de participer activement à la vie commune, le droit civil ne sait rien. Il n’a, pour tous les besoins, qu’une seule forme, toujours la même.

S’est-on plié à cette forme ? A-t-on passé par toutes les formalités légales et obtenu la reconnaissance de l’administration ? Il faudra encore, à chaque instant, recourir à une autorisation nouvelle. Il le faudra d’abord, et de par la loi, pour recevoir un don ou un legs ; et ici encore, l’interposition de personnes ne pourra servir à tourner la règle. Il le faudra, de plus, et le plus souvent, en vertu des statuts approuvés, qui réserveront l’autorisation pour les acquisitions, pour les ventes, pour tous les actes les plus importans de la vie civile. En consentant à faire vivre l’association, l’administration prend le soin de la maintenir en tutelle. Pour les congrégations, le principe est écrit dans les lois et ordonnances qui les concernent. Pour bien assurer l’application de la loi, on décidera que les associations sont soustraites aux principes ordinaires du droit, et ne sont pas obligées par les actes de mandataires officieux ou de gérans d’affaires.

Ainsi surveillée, refrénée, emprisonnée dans la rigueur des lois civiles et administratives, l’association relève directement du gouvernement, qui la crée, la suit, la fait vivre, et la dissout à volonté. Le principe est si ancré dans la législation française, qu’on l’a placé, et qu’on le place couramment, au premier rang des règles du droit public. À ce titre, il est au-dessus du droit commun, et il autorise tous les arbitraires. La loi a été prodigue de peines contre les associations illicites : ce n’est pas assez. Quand il s’agit de les poursuivre, le gouvernement peut se passer de juges, les disperser violemment et par acte d’autorité. La liberté personnelle, la propriété, l’inviolabilité du domicile, doivent plier devant le principe d’ordre public, qui défend qu’on s’associe. Les tribunaux, gardiens nécessaires et constitutionnels du droit des personnes, doivent s’abstenir : les réclamations, s’il y en a, seront jugées administrativement et par la seule voie du recours pour excès de pouvoirs devant le conseil d’État.

Il semble que ce soit suffisant : il faut plus encore. Après le droit civil et le droit administratif, c’est le tour du droit fiscal. Il ne faut pas que les associations, même celles qui sont en règle avec la loi, puissent vivre et prospérer : il faut atteindre celles qui ont passé à côté de la loi, désarmée par l’excès même de sa sévérité. L’impôt les met en coupe réglée, et les frappe à l’endroit sensible.

La loi fiscale est dure pour toutes les sociétés, même les sociétés de commerce ou d’industrie. Outre les impôts ordinaires, qu’elles paient comme tous les particuliers, elles en supportent de spéciaux, et de fort lourds : le droit de timbre des titres, le droit de transmission, l’impôt, — récemment aggravé, — sur le revenu des valeurs mobilières, la taxe des biens de mainmorte. Mais quand il s’agit d’association, la fiscalité n’a plus de bornes. Le principe fondamental de la loi fiscale, établi par les législateurs de l’an VII, veut que l’impôt, ou tout au moins le droit proportionnel, ne frappe que les obligations, les libérations, les transmissions de propriété, en d’autres termes que le fisc ne vienne prendre sa part que d’un avantage acquis et réel, comme prix de la protection que l’État accorde à tous les droits et conventions privées. Religieusement respecté en toute autre matière, ce principe est mis délibérément de côté. On applique d’abord à toutes les associations la taxe sur le revenu des valeurs mobilières. Elles ne distribuent pas de bénéfices : il n’importe! Elles seront traitées comme si elles en distribuaient, et la taxe sera établie sur une fiction. Cela est encore insuffisant, et on a trouvé mieux, en inventant le droit d’accroissement.

Beaucoup d’associations, qui n’ont pas la personnalité civile, s’assurent néanmoins une certaine continuité en établissant par leurs statuts que la part de chacun de ceux qui viennent à mourir est recueillie par les autres. On avait discuté la question de savoir quel droit était dû sur cette réversion, et la jurisprudence avait reconnu que c’était le droit de mutation à titre onéreux. La loi du 28 décembre 1880 a décidé que ce serait le droit, beaucoup plus élevé, de donation ou de mutation par décès. Par dérogation au droit commun, elle a établi que ce droit serait le même sur les meubles et sur les immeubles, et elle a considéré comme nulles toutes cessions antérieures faites entre vifs au profit d’un ou de plusieurs membres de l’association. Cette loi n’atteignait que les sociétés ou associations qui stipulaient des clauses de réversion. En 1884, on prétendit les atteindre toutes. Une loi nouvelle a frappé du droit d’accroissement toutes les sociétés ou associations, sans distinction, alors même qu’elles ne stipulent aucune clause de réversion; chose plus grave encore, alors même qu’il s’agit de congrégations autorisées ou d’associations investies de la personnalité morale, où l’accroissement ne peut pas se produire, par la force même des choses, puisque les associés n’ont aucune part de propriété, et que le patrimoine social appartient à l’association. Ainsi, chose inouïe, l’impôt frappe une fiction : le fisc réclame sa part sur un droit qui n’existe pas, que la loi dénie, et que les tribunaux refuseraient de reconnaître s’il était prétendu devant eux.

L’application aggrave encore le principe et le rend intolérable. Une doctrine qui n’est encore qu’à l’état de prétention, bien que plusieurs tribunaux l’aient consacrée, veut que ce droit exceptionnel et exorbitant soit régi, en pratique, par les règles ordinaires de perception, et particulièrement par celle qui exige une déclaration particulière dans chaque ressort de perception, avec un minimum de 2 fr. 25. Le fisc peut arriver ainsi à percevoir vingt-cinq fois la valeur de l’accroissement que l’impôt frappe. C’est la confiscation dans ce qu’elle a de moins voilé. On a calculé que, par le seul fonctionnement de cet impôt, toutes les associations qui ont de nombreux membres et beaucoup d’établissemens distincts seront ruinées en cinq ou six ans.

Pour atténuer les effets de cette désastreuse législation, il a été expliqué, dans la discussion des lois, qu’elles ne seraient appliquées, en fait, qu’aux congrégations religieuses. Mais le texte est tout à fait général et ne comporte aucune distinction. Celle qu’on y introduit après coup est une inconséquence et une injustice de plus.

Telle est la loi, si extraordinairement prohibitive qu’elle en devient, en fait, inapplicable. Depuis qu’elle existe, elle est violée journellement et perpétuellement. Innombrables sont les associations qui existent et fonctionnent sans autorisation de police : s’il fallait les poursuivre et les dissoudre, la moitié de la France serait condamnée. Non-seulement elles existent, mais elles ont des biens et des propriétés. Tant bien que mal, elles se servent des formes légales et se les adaptent : tantôt en se constituant en sociétés civiles, — reconnues aujourd’hui par la jurisprudence comme des personnes morales, — Tantôt en établissant une simple indivision entre les membres qui la composent ; tantôt même en se bornant à une simple existence de fait qui entraîne, quoi qu’on fasse, une certaine existence de droit. Nous n’en sommes plus au temps où on soutenait ingénument que le voleur d’une congrégation non autorisée ne commettait aucun délit, parce que la congrégation n’existant pas n’avait pas pu être volée. Le même cas, ou un analogue, s’est représenté à propos des Pères du Saint-Sacrement, pour une question de mur mitoyen. Il s’était trouvé des juges pour leur refuser la justice, sous le prétexte que leur prétendue propriété commune était en réalité celle d’une association non reconnue. L’arrêt a été cassé, et il devait l’être. Plus récemment, une société de courses, composée de plusieurs milliers de personnes, avait à répondre d’un accident survenu par la faute d’un de ses agens. Elle soutenait qu’elle n’avait pas d’existence légale et que les victimes de l’accident devaient s’adresser à chacun des deux ou trois mille associés, chacun pour sa part. Sa prétention a été repoussée, et la cour de cassation a décidé que la société avait pu être traduite en justice et condamnée en la personne de ses directeurs. Tant il est vrai que le bon sens est plus fort que tous les textes ! Le fisc lui-même, malgré son âpreté traditionnelle, n’a pu ni osé exercer encore toutes ses rigueurs ; il attend, hésite et distingue.

Comme toutes les lois qui prétendent restreindre une liberté essentielle, la loi française sur les associations est restée, en bien des cas, lettre morte. Mais elle est toujours, à l’occasion, un des instrumens de vexation les plus perfectionnés qui existent, et l’apparente inertie de l’administration a eu plus d’une fois des réveils inattendus. Dans l’ensemble, la législation apporte au développement des associations des entraves qui ne les empêchent pas complètement, mais qui en compriment et en arrêtent les progrès.


II.

Comment s’explique cette législation ? Il faut, bien entendu, faire la part des tendances ou des passions du moment ; mais ce n’est que le côté accessoire, éphémère, de la question. En réalité, la défiance dont les associations sont l’objet a une cause plus durable et plus profonde. Ce que la loi poursuit, ce n’est pas telle association particulière : c’est l’association en général et en principe. Et le législateur a obéi en cela à une tradition très ancienne et à un sentiment très répandu, tradition et sentiment intimement liés à la conception même que nous sommes habitués à nous faire du droit. Pour le droit public, d’abord, la démonstration en est presque superflue. C’est un lieu-commun que de faire ressortir à quel point le principe de la souveraineté de l’État domine et pénètre tout. S’il y a querelle entre les partis et les systèmes, c’est seulement pour déplacer cette souveraineté : mais ce n’est jamais pour la discuter ou la restreindre ; il suffit de regarder autour de soi pour s’assurer que la tendance de l’État moderne à s’imposer partout et à absorber tout est, plus que jamais, en belle voie de progrès. La première victime de cette tendance, c’est nécessairement l’association. Pour exercer la souveraineté absolue, il faut avoir affaire à des individus : l’association, qui se tient mieux et offre une résistance, est une gêne, par suite un ennemi. De plus, l’État ne veut pas supporter près de lui et en lui une organisation, une hiérarchie, qui lui fait concurrence et qui se sent capable de se mêler d’entreprises dont il prétend avoir le monopole. Le spectre de « l’État dans l’État » n’a jamais été agité en vain. Aujourd’hui encore il effraie nombre de bons esprits, il a motivé et il légitime, aux yeux de beaucoup de gens, la plupart des persécutions[1]. Aussi le droit public français n’a peut-être pas de principe mieux reconnu et plus universellement enseigné que celui de l’interdiction des associations. Quand la cour de cassation, dans un arrêt de 1866, proclamait « qu’il est de droit public, en France, qu’aucune communauté, association ou corps moral ne peut exister qu’en vertu d’un acte de l’autorité publique, » elle exprimait une idée reçue et presque banale. Entre les théoriciens, l’unanimité est presque complète. Les philosophes du siècle dernier pensaient là-dessus comme le gouvernement. Hobbes et Rousseau sont d’accord avec Kant. « Imprudent et malheureux, » écrivait André Chénier dans une des notes de son Hermès « l’État où il se fait différentes associations, différens corps dont les membres, en y entrant, prennent un esprit et des intérêts différens de l’esprit et de l’intérêt général. Heureux le pays où il n’y a d’autre association que l’État, d’autre corps que la patrie, d’autre intérêt que le bien commun[2]. »

Si la liberté d’association est étrangère à notre conception du droit public, celle du droit privé ne lui est pas moins réfractaire. Le type du droit privé, c’est la propriété telle que la définit le code civil, c’est-à-dire le droit de jouir et de disposer d’une chose de la façon la plus absolue. Ainsi c’est encore une sorte de souveraineté illimitée qui appartient à chaque individu, dans sa sphère, comme à l’État sur les individus qui le composent. Le droit est absolu et n’admet, par suite, ni contrôle, ni condition, ni ingérence d’autrui sous aucune forme. Par une conséquence nécessaire, il est individuel, car là où il y a plus d’une volonté, aucune n’est souveraine. Droit absolu, droit individuel : voilà le type du code civil. Tout le système du droit repose sur cette base. Non-seulement ce droit ne connaît aucun groupement, aucune organisation, aucune hiérarchie, mais il y répugne. Les individus n’ont point d’obligations réciproques qui les rattachent les uns aux autres, ni rien qui ressemble à une solidarité. S’ils contractent et s’obligent les uns envers les autres, c’est pour établir leurs relations d’affaires; s’ils forment des sociétés, c’est pour réaliser et partager des bénéfices. L’association n’a pas de place dans un pareil système : c’est à peine si les sociétés de commerce y ont trouvé la leur. La conception du droit individuel s’impose à ce point que, pour donner la vie aux sociétés, aux établissemens publics ou privés, on n’a trouvé d’autre expédient que de les constituer à l’état de personne morale, c’est-à-dire de personnalité fictive, agissant et se comportant comme un individu, et exerçant les mêmes droits dans les mêmes conditions d’indépendance et de souveraineté. Cette conception du droit privé est un dogme, au même titre que celle du droit public : c’est elle qui contribue, dans la plus large mesure, à empêcher le développement des associations. « Ce que vous voulez reconnaître, » disait M. Tolain en 1883, dans une péroraison couverte d’applaudissemens, en combattant le projet de loi de M. Waldeck-Rousseau sur la liberté d’association, qu’il a fait échouer, « ce sont les principes de la révolution française, dont la base est la liberté individuelle se développant complètement et affranchissant l’individu. » Ce droit individuel, c’est, à vrai dire, ce qu’on appelle couramment le droit commun, à ce point que, pour bien des gens, soumettre les associations au droit commun, c’est simplement les supprimer.

En invoquant, à ce propos, les principes de la révolution française, M. Tolain ne se trompait pas complètement. Il est incontestable que la révolution française n’a rien fait pour la liberté d’association, qu’elle l’a même poursuivie de ses défiances et de ses prohibitions. Mais, en cela, elle était parfaitement d’accord avec l’ancien régime. Robespierre, sur ce point, pensait comme Richelieu. Il faut même remonter beaucoup plus haut: en réalité, la conception prétendue moderne du droit public, comme celle du droit privé, est romaine, et les conclusions qu’on en tire, le droit romain les avait déjà tirées dans toute leur rigueur. Non qu’il en ait eu le monopole : et on pourrait discuter sérieusement si c’en était le lieu, la question de savoir si l’esprit germanique n’a pas produit, lui aussi, un développement d’individualisme à outrance, voire de démocratie intransigeante, qui ne le cède en rien aux produits de l’idée romaine : mais sans entrer dans cet examen, il est certain que la souveraineté romaine et la propriété romaine pénètrent et dominent la pensée moderne, et qu’elles constituent un système de droit d’où la liberté d’association est logiquement et nécessairement exclue[3].

Or, ce sont précisément ces principes fondamentaux qui sont aujourd’hui mis en question.

Ils l’ont été, à vrai dire, de tout temps: mais à aucune époque peut-être les idées reçues n’ont été plus révoquées en doute, plus obligées, pour se justifier, de montrer leurs titres et de faire valoir leurs raisons.

Que la souveraineté de l’État ait cessé d’être un dogme, c’est ce qu’il est à peine besoin d’établir : il est même vrai de dire qu’elle n’a jamais, en théorie pure, été universellement acceptée sans contestation. Quoi qu’il en soit, le besoin est aujourd’hui senti plus que jamais de trouver un contrepoids à l’autorité sans limites, de la réduire à de justes proportions, et de l’obliger à respecter le droit. L’organisation des démocraties modernes dans le sens de la balance et de la pondération des pouvoirs, des garanties du droit et de la liberté et de l’efficacité de la justice, est un des problèmes à l’ordre du jour. L’envahissement progressif de toutes choses par l’État a fait pousser plus d’un cri d’alarme : le danger est présent et senti. Si le vieux principe gouverne encore la loi et la tradition, il est, en théorie, de ceux auxquels on a cessé de croire.

En droit privé, l’évolution est plus récente; mais le résultat n’est-il pas le même? Le code civil et la propriété ont-ils aujourd’hui cette apparence de solidité inébranlable qu’on leur supposait encore, il y a trente ans? Eux aussi sont réduits à produire leurs titres, et ces titres sont discutés, non plus seulement par des extravagans et des énergumènes, mais au nom de la science et par l’application de ses procédés. Qui donc partage aujourd’hui la foi de M. Thiers, quand il écrivait son livre sur la propriété? Qui répéterait encore le mot célèbre qu’il n’y a pas de question sociale? Et n’est-ce pas une étrange illusion de publier, comme un homme politique connu le faisait encore récemment, que les progrès de la science et la diffusion de l’instruction suffiront à la résoudre? S’il est quelqu’une des chimères socialistes qui soit en voie de devenir un principe accepté, scientifiquement établi et destiné à s’imposer demain, c’est celui de la solidarité. L’indépendance absolue des individus prend de plus en plus l’aspect d’une grande injustice. Il répugne que le droit n’ait pas de corrélatif, que la propriété ne doive rien à personne, que l’on vive chacun pour soi, sans se pénétrer, même sans se connaître. La comparaison classique avec les cyclopes d’Homère, souvent répétée dans l’antiquité, serait aujourd’hui encore tout à fait à sa place. On a dit que le code civil était écrit pour de riches célibataires. Il est certain qu’il convient admirablement à d’heureux égoïstes. Par l’isolement qu’il impose, il oblige au succès ou condamne à l’écrasement.

On le sent de tous côtés, et les systèmes se multiplient pour modifier et pour bouleverser la société. Mais tel est l’empire des idées reçues et la difficulté de s’en dégager que la plupart ne trouvent au mal d’autre remède que de l’exagérer. Les socialistes qui, pour échapper aux inconvéniens et aux injustices du droit individuel, n’imaginent rien de mieux que d’achever l’absorption des individus par l’État; les individualistes qui, par crainte des envahissemens de l’État, cherchent à développer et à fortifier le droit privé et l’indépendance des personnes, sont tous esclaves de la même idée, pénétrés de la forme souveraine et absolue du droit.

Les uns comme les autres ont parfaitement raison dans leurs critiques, et tout à fait tort dans leurs systèmes. Il est certain que l’individualisme à outrance est une injustice, et il est vraisemblable qu’il a fait son temps. Il n’est pas moins vrai que la solidarité imposée, le socialisme légal et l’absorption de l’individu par l’État serait une effroyable tyrannie. Il est également assuré que c’est une chimère. Pour qui a vu de près fonctionner la lourde machine de l’administration publique, la seule pensée en fait sourire. Tant que le débat se poursuivra sur ce terrain, on tournera dans un cercle.

La seule solution, c’est la liberté d’association.

C’est, d’abord, l’association, c’est-à-dire le groupement des individus, l’établissement d’une organisation, d’un lien social, de droits et d’obligations réciproques. L’association, c’est la réalisation du principe de solidarité, et les avantages en sont incalculables. Grâce à cette solidarité, elle peut assurer à ses membres, à l’extérieur, la protection et la sécurité, ce bienfait dont une bonne part de l’humanité est aujourd’hui privée; elle les unit, à l’intérieur et entre eux, en définissant et en précisant ce que chacun doit à tous, et ce que tous doivent à chacun, en subordonnant leurs droits à leurs obligations. Par les formes si variées qu’elle sait donner à la propriété collective, elle peut faire participer tous les associés à la jouissance de biens communs, et imposer à la propriété individuelle des conditions qui en atténuent la rigueur et en justifient le principe. En développant l’esprit de corps, et mieux encore, la vie corporative, elle relie les hommes par la plus puissante des attaches, le sentiment d’appartenir au même groupe, et d’être les membres de la même famille. Seule, elle peut ôter au droit individuel son caractère absolu et souverain, et faire passer dans la réalité et dans la sphère du droit positif des obligations qui, sans elle, ne sortiraient pas du domaine de la morale. Enfin, grâce à la force inhérente à tout groupement et à toute organisation, elle peut, dans une large mesure, suppléer l’Etat et lui venir en aide, pour tout ce qui n’est pas de ses attributions essentielles, contribuer à la garantie des droits privés, et ôter tout prétexte à la souveraineté illimitée.

C’est ensuite la liberté, c’est-à-dire le droit de s’unir à qui l’on veut, et comme l’on veut, entre gens qui pensent de même, et se tiennent, d’avance, par leurs idées et leurs sentimens. La liberté, c’est la diversité; et les formes que l’association peut revêtir sont d’une variété incalculable. En imposer une est la plus injustifiée des violences : et c’est précisément ce qui s’oppose et s’opposera toujours à l’intervention de l’État; mais interdire l’association libre est un autre arbitraire. C’est un droit essentiel de n’être pas contraint de s’associer avec qui l’on ne veut pas; c’en est un autre, de pouvoir s’associer avec qui l’on veut. Il faut l’affirmer et le répéter, car il n’est pas de droit plus contesté et plus combattu, et chose remarquable, au nom même de la liberté. C’est un vieux sophisme. Il n’y a pas de liberté là où il y a contrainte. Ce n’est pas la liberté qui s’oppose au droit d’association, c’est une conception particulière et individualiste de la liberté. De quel droit prétend-on l’imposera ceux qui la croient fausse? Celui-là seul est libre qui peut faire de sa liberté l’usage qui lui convient.

Il va de soi, d’ailleurs, et cela répond d’avance à toutes les critiques, que la liberté implique nécessairement le droit de ne subir aucune contrainte de la part de l’association elle-même. Liberté d’entrer, liberté de sortir, d’autant plus complète et assurée que les obligations sociales sont plus rigoureuses : c’est là un principe essentiel, commandé à la fois par le respect du droit et l’intérêt des associations.

III.

La liberté d’association est la plus nécessaire des libertés. C’est la plus féconde, et le complément indispensable de toutes les autres. A quoi sert la liberté de conscience s’il n’est pas permis à ceux qui professent les mêmes opinions de se réunir pour propager leur doctrine et célébrer leur culte? A quoi bon la liberté d’enseignement si l’enseignement doit rester privé? La charité est libre, mais comment l’exercer seul et avec ses propres ressources? La liberté de réunion, si elle se réduit à des réunions accidentelles, est paralysée et sans valeur. La liberté personnelle elle-même n’est pas complète s’il est défendu d’habiter ensemble et de s’associer pour vivre. Il n’est pas jusqu’à la liberté de la presse qui ne soit insuffisante s’il n’est permis que de parler et défendu d’agir : et la première condition pour agir, c’est de se réunir et de se grouper : l’homme isolé ne peut rien.

Il faut ajouter que la liberté d’association est la garantie nécessaire de toutes les autres. Pour l’atteindre et la frapper, il faut, — on l’a vu plus haut, — poursuivre et violenter les personnes, violer le domicile, froisser les convictions et les croyances, attenter à la propriété. Il n’est presque pas un principe de droit public dont le maintien et la garantie ne soient liés au respect de cette liberté fondamentale.

N’eût-elle pas ces avantages incontestables, elle serait encore le premier des droits : car la liberté n’est pas faite pour vivre isolé, et si les hommes sont essentiellement sociables, l’usage le plus normal qu’ils puissent et doivent faire de la liberté n’est-il pas de s’associer? Puisque les doctrines et les systèmes sur l’organisation des sociétés sont prodigieusement divers, puisqu’il est tout à fait assuré qu’en ce point les hommes ne s’entendront jamais, et que l’uniformité est la plus ridicule et la plus dangereuse des chimères, pourquoi ne pas laisser ceux qui pensent de même se grouper et s’organiser comme ils l’entendent? Ceux qui ne veulent d’autre association que l’État se condamnent à l’oppression continuelle et systématique des minorités, c’est-à-dire à la plus criante des injustices, à celle même dont le développement est le plus à craindre dans un prochain avenir. Les ingénieux systèmes de représentation proportionnelle, imaginés pour y porter remède, ne sont que des palliatifs. Que la minorité soit plus ou moins largement représentée dans une assemblée, l’avantage est mince si elle reste la minorité et si elle est écrasée. Ce qui importe, c’est qu’elle ait le droit de se constituer et de s’organiser en se passant de la majorité qui l’opprime. Pour ceux qui ne pensent pas comme la majorité du moment, le droit d’association, c’est le droit d’exister.

Précisément parce que la liberté d’association est un droit, elle est la condition indispensable de la solution de quantité de questions plus que jamais à l’ordre du jour, car ces questions sont, en réalité, des problèmes de droit. Sont-elles solubles ? C’est un point qu’il y aurait, à toucher ici, de l’impertinence et de la naïveté. Mais ce que l’on peut affirmer, c’est que toutes les solutions qui se passeraient de la liberté d’association seraient illusoires. Sans la liberté d’association, la question des relations de l’État et de l’Église restera toujours à l’état de difficulté pendante, car toute Église est une association, et il est également contraire au droit de l’absorber et de la supprimer. Sans la liberté d’association, la formule exacte du contrat de travail et de louage de services sera éternellement à trouver, car le problème consiste à unir les contractans autrement que par les liens de leurs intérêts, toujours et nécessairement contraires. L’évolution même du droit privé, la transformation et la modification de ce qu’il a, dans sa forme actuelle, de trop absolu, d’exclusif et d’individualiste, c’est de l’association seule qu’il faut l’attendre. Si l’on ne croit plus aujourd’hui au développement spontané des institutions, comme l’enseignait l’école de Savigny, il est toujours vrai de dire que la coutume précède la loi et que les meilleures lois sont celles qui ne font qu’enregistrer la coutume. La réalisation du principe de solidarité, sa traduction en règles de droit, ne s’imposera jamais à coups de décrets et ne peut résulter que de l’effort continu d’associations fibres. Enfin, sans la liberté d’association, c’est le droit public lui-même qui est en péril : car la liberté des individus est toujours précaire, et, comme on l’a souvent dit et rappelé, la conséquence prévue et nécessaire des systèmes individualistes, c’est le césarisme.

Faut-il réfuter des objections surannées et qui ne reposent, à vrai dire, que sur des malentendus? Est-ce sérieusement, quand il s’agit de donner la liberté d’association, qu’on parle d’États dans l’État, de résurrection de la féodalité? Il n’est question pourtant ni de renverser les gouvernemens ni de rappeler un passé détruit. Les droits de l’État sont garantis, et nul ne songe à y porter atteinte. La loi militaire consacre son privilège exclusif de former des troupes armées : le code de procédure lui assure celui de rendre la justice. Il en est de même de tous ses droits essentiels. Aucune association n’y peut prétendre. Quant au système féodal, on oublie peut-être que les associations ont puissamment contribué à le dissoudre et que si, par la suite, elles ont dégénéré, les abus dont elles ont profité ont disparu sans retour. Les monopoles et les privilèges ont fait leur temps. L’ancien régime avait des associations : il ne connaissait pas la liberté d’association. C’est chose toute différente : c’est même tout le contraire.

La liberté d’association peut, assurément, engendrer beaucoup d’abus, et il peut en être fait le plus détestable usage. Contre ceux qui voient là un motif suffisant de la prohiber, il est inutile de raisonner : c’est la vieille querelle de la liberté, qui se discutera tant qu’il y aura des hommes. A ceux pour qui la liberté n’est pas un vain mot, il suffit d’indiquer qu’elle a ses limites marquées, non pas par la distinction un peu naïve et prodigieusement vague de la liberté d’avec la licence, mais par l’application de ce principe de droit, que la liberté entraîne nécessairement, comme conséquence et comme correctif, la responsabilité. Il en est, à cet égard, de l’association comme de la presse. Si elle sert à commettre des délits, il est juste et naturel qu’elle en soit une circonstance aggravante et qu’elle soit punie, non comme association, mais parce qu’elle a été employée à mal taire. Non-seulement ce n’est pas là une atteinte à la liberté, mais c’en est la condition même.


IV.

Telle est la force du droit et de la vérité que, malgré tous les préjugés et les répugnances, le sentiment de la liberté est incontestablement en voie de progrès. Il a inspiré la jurisprudence, qui, sous peine de tomber dans l’absurde, a été obligée de reconnaître aux associations une existence de fait et a fini par attribuer aux sociétés civiles la personnalité qui leur a été longtemps contestée. Il s’impose au gouvernement, qui tolère et laisse croître une multitude d’associations que, rigoureusement, il pourrait défendre. Il se traduit même dans la législation, qui, çà et là, sans grande méthode, a fait cesser, pour certaines associations, les prohibitions et les peines. Il y a trente ans à peine que le régime de l’autorisation s’étendait à toutes les sociétés anonymes. Qui s’en souvient aujourd’hui? Les lois de 1863 et de 1867 les ont affranchies, et, malgré toutes les critiques qu’on a pu leur faire, elles ont réalisé un grand progrès et puissamment servi les intérêts du commerce. Pour les associations, il s’en faut que la loi ait marché du même pas. Pourtant il en est qu’elle a déjà dégagées de ses prohibitions : par exemple, les associations syndicales pour l’endiguement ou l’irrigation des propriétés, les associations pour l’enseignement supérieur et quelques autres. L’innovation la plus hardie a été à coup sûr la loi du 21 mars J881 sur les syndicats professionnels, loi si insuffisante, dont la critique a été faite tant de fois et s’est vue si bien justifiée par de récens événemens. En bornant l’action des syndicats à « l’étude ou à la défense des intérêts » communs, en réservant toutes ses faveurs aux groupes d’ouvriers qui s’associent pour faire la loi aux patrons ou aux unions de patrons, syndiqués pour la résistance, en négligeant de poursuivre et de réprimer, comme on l’avait demandé, des actes qui devraient être des délits, elle a souvent pris le contre-pied de la vérité. Elle permet et encourage l’association pour faire la guerre et continue à prohiber celle qui servirait à conclure la paix. Pourtant, telle qu’elle est et malgré ses imperfections, cette loi est encore un progrès, ne serait-ce que par l’autorisation donnée en passant, et peut-être inconsciemment, aux syndicats agricoles, dont le développement a été si soudain et si fécond.

On a même, à plusieurs reprises, fait un louable effort pour aller plus loin. En 1871, une proposition, signée de MM. Tolain, Lockroy et autres, tendant à l’abrogation des articles 291 à 294 du code pénal et de la loi du 10 avril 1834, c’est-à-dire des textes rappelés au début, qui font de l’association un délit, fut soumise à l’assemblée nationale et donna lieu à un rapport très étudié de M. Bertauld, concluant à l’adoption. En 1880, M. Dufaure soumettait aux chambres un projet de loi en quelques articles, rédigé comme il savait le faire, et heureusement inspiré de la législation anglaise. N’était-ce pas lui qui répétait souvent qu’il manquait à notre pays une loi bien faite sur les associations? Le jour où cette loi existera, il sera juste que l’honneur en revienne à sa mémoire : car il en a été le promoteur le plus convaincu, et s’il ne lui a pas été donné de voir la réalisation d’un de ses vœux les plus chers, il l’a pressentie et annoncée. Après lui, un long projet de loi de M. Waldeck-Rousseau, plein de restrictions et de réserves, n’accordant guère que pour reprendre, et ne faisant à la liberté qu’une part strictement mesurée, a encore eu, en 1883, les honneurs de la discussion. Est-il besoin de dire que tous ces projets ont échoué devant une hostilité marquée, le réveil de vieux préjugés, et aussi, il faut bien l’ajouter, de mesquines rancunes de l’esprit de parti? La discussion qui a eu lieu à leur occasion, aux tribunes du parlement, est à lire. Sans les éloquens discours des rares partisans du droit d’association, de celui surtout dont la voix s’élève partout où il y a une liberté à défendre, M. Jules Simon, ils donneraient aux générations du XXe siècle une singulière idée de notre esprit public. Tout récemment, un dernier projet paraît avoir été préparé à la chancellerie: la presse en a parlé un jour ou deux: depuis, il est rentré dans les cartons d’où il ne semble pas devoir sortir de si tôt.

Proche ou lointaine, cette loi se fera, nécessairement, par la force même des choses et le besoin qui en deviendra irrésistible. Il est donc tout à fait à propos de rechercher, dès maintenant, à quelles exigences elle devra répondre, et ce qu’elle devra porter pour atteindre son but.

Avant tout, il faut en finir avec les prohibitions, avec les pénalités, avec cet ensemble de dispositions surannées dont un criminaliste a pu dire qu’elles étaient « une honte pour la législation française. » Les articles 291 à 294 du code pénal et la loi du 10 avril 1834 devraient disparaître sans retour. Liberté complète devrait être laissée d’abord aux simples réunions périodiques, sans organisation et sans charte, puis aussi aux associations proprement dites, c’est-à-dire à celles qui ont des statuts, et dont les membres contractent des obligations. Liberté même de déterminer ces obligations comme l’entendront ceux qui s’y soumettent, pourvu que, si elles impliquent en quelque mesure une aliénation de la liberté individuelle, la loi leur refuse toute sanction, et pourvu aussi que le droit d’entrer et de sortir librement soit complètement garanti. Comme contre-partie, il ne serait que juste d’imposer à toutes les associations organisées l’obligation absolue de la publicité de leurs statuts. Les sociétés secrètes n’ont, dans aucun système et sous aucun régime, droit à la sympathie et à la protection. La liberté, il faut le répéter, implique la responsabilité, et par suite exige le contrôle. C’est pourquoi elle a pour condition d’agir au grand jour : elle n’est pas faite pour ceux qui se cachent.

Il faut, en second lieu, permettre aux associations de vivre et de se développer. Laisser faire ne suffit pas : il faut encore élargir pour elles les cadres de la loi civile et administrative, et leur faire la place qui leur est due. La personnalité morale devrait leur être facilement reconnue, soit qu’elle leur fût accordée par un acte spécial, soit même qu’elle fût attribuée de plein droit, par la loi, à toutes celles qui se conformeraient à certaines conditions déterminées, et qui, par leur objet, paraîtraient plus spécialement dignes d’intérêt. C’est le régime des sociétés de commerce : pourquoi ne le leur emprunterait-on pas? Il serait même souhaitable que la création de personnes morales, par dispositions de dernière volonté, fût rendue un peu plus facile, et cassât d’être soumise à de vieilles règles de droit romain, qui, sous le prétexte d’une logique douteuse, empêchent la réalisation des volontés les plus respectables.

Nous irions plus loin encore. La personnalité civile n’est pas la seule forme du droit collectif. L’association peut en prendre beaucoup d’autres. Il n’est pas nécessaire, pour la faire vivre, d’imaginer une personne fictive qui agisse par l’organe de représentans. La collectivité peut avoir en elle-même une existence propre, et les droits qui appartiennent à l’ensemble des associés peuvent se concevoir et se formuler sans qu’il soit nécessaire de les faire reposer sur la tête d’un être de raison. Les formes que l’association est susceptible de revêtir sont infiniment variées ; rien n’empêcherait les con tiens particulières de modifier et de combiner de toutes les manières les relations des associés entre eux et avec la collectivité, la copropriété et le droit de jouissance des biens communs, le droit d’accroissement et les autres règles destinées à les gouverner. Les catégories de droit qui nous ont été léguées par le droit romain offrent plus d’un vide : le chapitre des associations, qui aurait sa place marquée à côté de celui de la vente, du louage et du mandat, fait tout à fait défaut, et celui même de la société est incomplet. Ce chapitre est tout entier à écrire : il serait prématuré de le faire dès aujourd’hui ; mais il est possible de préparer le terrain, et de laisser à l’expérience, qui en trouvera et fixera les principes, le temps de se former et de s’asseoir.

Enfin, la plus grande latitude devrait être laissée aux associations, et même, d’une manière générale, à tous les établissemens, instituts ou fondations, pour acquérir des biens ou pour recevoir des donations ou des legs, et en général pour se constituer et pour augmenter le patrimoine nécessaire à leur existence. À la seule exception des immeubles, qui doivent, par la nature des choses, suivre des règles particulières et dont l’accaparement doit être empêché, il est utile que les associations puissent s’enrichir. Des associations ou des établissemens riches sont le seul moyen, pour l’initiative privée, d’atteindre des résultats qui exigent de grandes dépenses, sans recourir à des sacrifices incessans et à des cotisations sans cesse renouvelées et toujours insuffisantes.

Est-il nécessaire d’ajouter que la législation fiscale, loin d’être un instrument de persécution, devrait, comme c’est son véritable esprit, se modeler sur le droit civil, se plier à ses différentes formes, et prendre pour base, non des fictions, mais la réalité du droit ? Si jamais, comme nous venons de le dire, le chapitre des associations vient à s’écrire, ce n’est pas seulement dans le droit civil, c’est aussi dans le droit fiscal qu’il devra trouver sa place.

Il va de soi que toute loi sur les associations implique une partie répressive. L’association peut servir à des délits qu’il convient de définir, ou dont la pénalité doit être aggravée lorsqu’elle s’emploie à les commettre. Ils sont de toute espèce. Non-seulement l’association peut faciliter des actes délictueux, mais elle peut en être le prétexte. Depuis la loi de 1867 sur les sociétés de commerce ;, les escroqueries commises sous le couvert d’opérations sociales ou de fondations de sociétés se sont multipliées dans une proportion inquiétante. Il est vraisemblable que, si les associations étaient libres, l’escroquerie « à l’association » prendrait un rapide essor. Il faudrait y parer. Toute loi sur les associations appelle donc des pénalités nombreuses et diverses : mais l’essentiel, c’est qu’elles ne s’attaquent jamais qu’au délit, et non un principe même de l’association. Il ne devrait pas être nécessaire d’ajouter que toute infraction aux dispositions légales ne saurait être réprimée que par des peines de droit commun, prononcées par les tribunaux, à l’exclusion de toute ingérence administrative, de toute mesure de rigueur, de toute dissolution par voie d’autorité, toutes choses incompatibles avec la liberté et avec le droit.


V.

Cette loi sera-t-elle jamais faite? Et si elle se fait, que produira-t-elle? Il serait aussi naïf qu’oiseux de se livrer, sur ce point, à des considérations prophétiques. C’est, d’ailleurs, un fait d’expérience que les résultats de la liberté se produisent rarement du côté où ils étaient le plus attendus. Le développement des syndicats agricoles, à la suite de la loi de 1881, en est un exemple récent, et de nature à rendre très circonspect.

Ce que l’on peut affirmer sans trop de crainte, sous peine de désespérer de l’esprit français, c’est que la liberté d’association serait mise à profit dans une large mesure. Sur ce point, il règne beaucoup de doute et d’incrédulité. On a souvent répété que les Français étaient rebelles à l’association. Ce reproche ressemble à celui qu’on leur adresse non moins souvent de n’être pas colonisateurs. Ils ne sont pas colonisateurs parce qu’ils n’ont pas de colonies : ils l’ont été, quand ils en avaient. Ils ne s’associent pas, parce qu’il leur en est fait défense et qu’ils ont à compter avec la législation que nous avons rappelée, qui suffit amplement à leur en ôter le goût. Que se passerait-il le jour où la loi changerait? N’est-ce pas un singulier préjugé que de nous croire à ce point insociables? Et ne serait-il pas plus vrai de dire, au contraire, que s’il est une race où l’instinct social soit inné, qui soit essentiellement rebelle à l’individualisme et à l’égoïsme que d’autres ont érigé en dogme et en règle de conduite, c’est la nôtre ? S’il en était ainsi, la loi française, qui contrarie à ce point les mœurs, serait étrangement choquante, et il serait urgent de la modifier. Sans considérer tant de choses, il suffit peut-être qu’il y ait là une grave question de liberté et de justice. La liberté d’association dût-elle être suivie de peu d’effet, il faudrait encore l’établir et la garantir, parce que c’est un droit, et que le droit a dans tout État sa place marquée, d’où il n’est jamais exclu impunément.


PIERRE DARESTE.

  1. On sait que les persécutions des chrétiens sous l’empire romain et celles des protestans par Louis XIV ont trouvé des apologistes qui ont fait valoir que les persécuteurs n’ont jamais entendu violenter la conscience, mais seulement punir des rebelles qui cherchaient à se soustraire aux lois de l’État, en s’organisant en société particulière, sans lui et hors de lui. La conduite du gouvernement chinois envers les missionnaires a été expliquée de la même manière. La justification est extraordinaire. On ne voit pas que c’est précisément en cela que consistait la persécution.
  2. Édit. Lemerre, t. II. p. 42.
  3. L’incompatibilité du droit romain avec le principe de l’association a été curieusement mis en lumière par Gierke, dans son ouvrage intitulé: Das deutsche Genosenschaftsrecht, dont les trois volumes sont malheureusement d’une lecture pénible.