La Linguistique/02

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CHAPITRE II.

LA FACULTE DU LANGAGE ARTICULÉ
SA LOCALISATION
SON IMPORTANCE DANS L’HISTOIRE NATURELLE

L’homme n’est homme que parce qu’il possède la faculté du langage articulé. C’était là jadis une proposition malsonnante. Elle est passée aujourd’hui à l’état de vérité banale, aux yeux du moins des personnes qui tiennent pour liquidé, et bien liquidé le compte de la métaphysique.

Sans doute, c’est un raisonnement peu convaincant que d’en appeler aux autorités, même les plus reconnues ; pourtant il ne nous sera pas interdit de citer, à propos du sujet qui nous occupe, l’opinion de quelques auteurs dont la science s’honore à bon droit ; celle, par exemple, de M. Charles Martins : « Le langage articulé est le caractère distinctif de l’homme [1] » ; celle de M. Darwin : « Le langage articulé est spécial à l’homme, bien que, comme les autres animaux, il puisse exprimer ses intentions par des cris inarticulés, par des gestes et par les mouvements des muscles de son visage[2] » ; celle de M. Hunfalvy : « L’origine de l’homme doit être placée à l’origine du langage[3] ; » celle de M. Hæckel : « Rien n’a dû ennoblir et transformer les facultés et le cerveau de l’homme autant que l’acquisition du langage. La différenciation plus complète du cerveau, son perfectionnement et celui de ses plus nobles fonctions, c’est-à-dire des facultés intellectuelles, marchèrent de pair, et en s’influençant réciproquement, avec leur manifestation parlée. C’est donc à bon droit que les représentants les plus distingués de la philologie comparée (c’est la linguistique que l’auteur a voulu dire) considèrent le langage humain comme le pas le plus décisif qu’ait fait l’homme pour se séparer de ses ancêtres animaux. C’est un point que Schleicher a mis en relief dans son travail Sur l’importance du langage dans l’histoire naturelle de l’homme. Là se trouve le trait d’union de la zoologie et de la philologie comparée ; la doctrine de l’évolution met chacune de ces sciences en état de suivre pas à pas l’origine du langage ». Et plus loin : « Il n’y avait point encore chez cet homme-singe de vrai langage, de langue articulée exprimant des idées[4]. »

En temps et lieu nous reviendrons sur la corrélation de la naissance de l’homme et de celle de la faculté du langage articulé. Nous nous en tenons pour l’instant à ce point capital, que la faculté dont il s’agit constitue la caractéristique unique de l’humanité.

C’est en vain que l’on a cherché dans la comparaison de la constitution anatomique de l’homme et de celle des animaux inférieurs une divergence quelconque, un autre écart que celui du plus au moins. Et cet écart a-t-il encore été diminué d’une façon considérable, à tous les yeux désintéressés, depuis la découverte des anthropoïdes africains. On peut dire que la théorie sentimentale du règne humain se trouve définitivement à bas et que son discrédit est parachevé. Ni l’évolution dentaire, ainsi que l’a démontré M. Broca, ni les caractères de l’os intermaxillaire, ni la structure des mains et des pieds, ni la constitution et les fonctions de la colonne vertébrale, ni la conformation du bassin et du sternum, ni le système musculaire, ni les faits relatifs aux appareils sensoriaux externes, ni l’appareil digestif, ni les caractères anatomiques ou morphologiques du cerveau ne détachent l’homme des anthropoïdes[5]. Bien plus, il existe sous ce rapport un intervalle tout autrement considérable entre les singes inférieurs et les anthropoïdes qu’entre ces derniers et l’homme[6].

L’on s’est rejeté alors sur des caractères soi-disant non physiques. Mais il s’est trouvé que les animaux inférieurs possédaient la prévoyance, la mémoire, l’imagination, le raisonnement, la pudicité, la dose de volonté compatible avec le déterminisme organique, et qu’ils donnaient les témoignages les moins équivoques de sentiments de pitié, d’admiration, d’ambition, d’affection, d’amour de la domination, d’initiative dans le travail.

En fin de compte, il fallut produire les deux arguments que l’on tenait en réserve : l’argument de la religiosité, l’argument de la moralité. Leur succès fut malheureux.

Il est aisé, en effet, de soumettre la religiosité à la même critique dont relèvent toutes les manifestations intellectuelles et de démontrer que son origine n’est que la terreur, la crainte d’un inconnu : Primus in orbe deos fecit timor. L’enfant ne vient jamais au monde doué d’une faculté religieuse : « Il sait là-dessus ce qu’on lui enseigne, mais il ne devine rien ; il n’en a pas la connaissance intuitive[7]. » C’est ce que M. Broca a exposé en termes excellents : « L’auteur d’une conception religieuse met en jeu des facultés actives, parmi lesquelles l’imagination joue le principal rôle. Voilà une première espèce de religiosité active ; mais elle ne se manifeste que chez un très-petit nombre d’individus. La plupart, l’immense majorité des hommes, n’ont qu’une religiosité passive, qui consiste purement et simplement à croire ce qu’on leur dit sans avoir besoin de le comprendre, et cette religiosité n’est le plus souvent qu’un résultat de l’éducation. Dès l’âge le plus tendre, l’enfant est élevé au milieu de certaines croyances ; on y façonne son esprit sans qu’il soit en état de discuter et de raisonner. Aucune intelligence ne peut se soustraire à l’action de cet enseignement, combiné et perfectionné depuis des siècles. L’enfant s’y soumet toujours, et souvent d’une manière définitive. Il croit sans examen, parce qu’il n’est pas encore capable d’examiner, et parce que, pour toutes les notions, religieuses ou autres, il s’en rapporte aveuglément à l’autorité de ses instituteurs. Il n’y a rien dans tout cela qui puisse nous révéler l’existence d’une faculté, d’une aptitude ou d’une aspiration particulière. Mais avec l’âge, avec l’expérience, avec l’étude surtout, cet état passif de l’esprit fait place presque toujours à un certain degré de scepticisme. On apprend à se méfier plus ou moins de la parole d’autrui. Il ne suffit plus d’entendre dire une chose pour y croire ; on demande des preuves, et lorsqu’un individu accepte sans examen tout ce qu’on lui raconte, on dit de lui qu’il est crédule comme un enfant. Cet esprit de critique, dont le développement marche de front avec celui de l’intelligence elle-même, s’applique d’abord aux notions matérielles, aux faits de la vie ordinaire, et souvent il ne s’étend pas au-delà de cet ordre de phénomènes ; mais, souvent aussi, et sans changer de nature, il s’étend aux conceptions métaphysiques et religieuses ; de sorte que, dans tous les pays, surtout dans ceux où l’homme cultive son intelligence, on voit un grand nombre d’individus abandonner peu à peu une partie ou la totalité de leurs croyances. Ce prétendu caractère humain, que vous appelez la religiosité, a donc disparu chez eux ? Les mettrez-vous au rang des brutes, ces hommes qui souvent se font remarquer par l’étendue de leur savoir, par la puissance de leur esprit ? Ainsi, de quelque manière qu’on envisage la religiosité, il est impossible de la considérer comme un fait général et inséparable de la nature de l’homme. La religiosité active, créatrice des conceptions religieuses, n’existe que chez de rares individus. La religiosité passive, qui n’est qu’une forme de la soumission à l’autorité, de l’appropriation d’une intelligence au milieu dans lequel elle se développe, est incomparablement plus répandue ; mais elle est bien loin d’être universelle ; si elle l’était, les adeptes de toutes les religions ne tonneraient pas tant contre les incrédules. »

Il importe de bien le remarquer, non-seulement cette prétendue caractéristique arrive à faire défaut chez une grande part des hommes de science, mais encore elle manque absolument chez nombre de peuplades réputées sauvages. Nous n’avons que faire de reproduire ici les assertions fort catégoriques, et que l’on a vainement révoquées en doute, d’une foule d’observateurs désintéressés. L’on a prétendu que les peuples vivant sans dogmes et sans culte croyaient au moins à des forces et à des manifestations surnaturelles. Mais il est certain, il est évident que l’infériorité même de ces peuples leur rend impossible toute distinction du naturel et du soi-disant surnaturel. Il en faut toujours revenir à cette terreur très-explicable dont nous parlions tout à l’heure, à la crainte d’un inconnu, ou, pour mieux dire, de l’inconnu. S’il convient de voir là une croyance, il n’est point alors d’animal, même très-inférieur, à qui l’on puisse contester la religiosité.

Nous ne voulons pas nous appesantir sur la dernière objection, la prétendue caractéristique tirée de la moralité. C’est un fait avéré qu’elle manque tout aussi bien chez beaucoup de peuples sauvages, comme nous l’enseigne l’ethnographie, et qu’on la rencontre évidente, éclatante, dans les actes d’un grand nombre d’animaux, au moins d’animaux sociables.

C’est la faculté du langage articulé qu’il faut invoquer, en définitive, pour distinguer l’homme de ses frères inférieurs. Chez aucun de ces derniers, en effet, l’on n’a pu rencontrer cette faculté. On n’a que faire d’arguer ici des paroles du perroquet, paroles articulées sans doute, mais dont l’émission est essentiellement distincte d’une conception corrélative ; il s’entend de soi que cette corrélation, cette connexité, est précisément la caractéristique du langage articulé humain : le perroquet n’est qu’un écho inconscient.

Par contre, cette caractéristique du langage articulé est commune à toutes les races humaines. C’est là un fait concluant. Si baroques que nous puissent sembler les idiomes des dernières couches de l’humanité, elles n’en ont pas moins droit au nom de véritables langues, et leur plus ou moins d’harmonie et de charme n’a que faire en cette question. Notons que le plus souvent c’est leur matériel phonétique qui doit nous paraître étrange et non leur structure.

Mais, a t-on dit, les individus qui ne donnent aucun signe de cette prétendue caractéristique humaine, les sourds-muets de naissance, par exemple, ou les gens atteints d’aphasie par suite d’une lésion cérébrale, ne devraient pas, à ce compte, recevoir le nom d’hommes, et pourtant il est manifeste, il est incontestable que l’on ne peut point ne pas les tenir pour tels.

Cette double objection est à peine spécieuse. Il n’est pas inutile cependant de la réfuter.

Ce qui manque au sourd-muet de naissance, ce n’est en aucune façon la faculté dont il est ici question, c’est la liberté de mettre en action ladite faculté. Le sourd-muet n’est muet que parce qu’il est sourd ; c’est sa surdité qui entrave seule l’usage de la faculté du langage. Au surplus, un enseignement spécial peut rompre cette entrave, et le sourd-muet de naissance apprend à parler, apprend à se servir de la faculté native du langage articulé. Il existe des écoles particulières où on lui enseigne expérimentalement à proférer, au moyen du jeu de son appareil vocal, les sons que ses oreilles ne lui ont pas appris à connaître. « Le sourd-muet, en effet, étant l’individu qui n’est muet que par cela qu’il est sourd, l’individu qui ne parle pas, uniquement parce qu’il n’a pas entendu parler, l’organe qui fait défaut chez lui est celui de l’audition, et non celui du langage. Le sourd-muet proprement dit n’est pas plus atteint, dans les organes cérébraux de la parole, comme dans ses organes vocaux, que ne l’est, dans les organes de la locomotion, un individu auquel on a lié les jambes. Pas plus à l’un qu’à l’autre, la faculté native ne manque. Il ne leur manque à tous deux que la liberté de faire usage de cette faculté, et cela par suite d’un événement étranger à la faculté même[8]. »

Nous nous arrêterons un peu plus longtemps sur le cas de l’abolition de la faculté du langage articulé, résultant d’une lésion cérébrale. Certes, il n’y a point de doute que les individus victimes d’une telle lésion ne conservent leur caractéristique naturelle, c’est-à-dire leur qualité d’homme, quand bien même l’aphasie, chez eux, se trouve complète ; mais le résultat des études importantes faites en France sur ce sujet ne nous semble pas assez connu, et il est bon, il est nécessaire de le répandre davantage. Cela, d’ailleurs, peut contribuer à bien mettre en relief la véritable nature des recherches linguistiques.

Les tentatives de localisation cérébrale entreprises au dernier siècle partaient d’un principe sensé, mais le défaut de procédés d’expérience devait les faire avorter. Elles avortèrent en effet. De nos jours, l’anatomie pathologique a repris la question, et il est difficile de méconnaître la grande importance des résultats auxquels est arrivé M. Broca. Nous le suivrons d’une façon rapide.

L’exercice de la faculté du langage articulé est subordonné « à l’intégrité d’une partie très-circonscrite des hémisphères cérébraux et plus spécialement de l’hémisphère gauche. Cette partie est située sur le bord supérieur de la scissure de Sylvius, vis-à-vis l’insula de Reil, et occupe la moitié postérieure, probablement même le tiers postérieur seulement de la troisième circonvolution frontale ».

C’est l’autopsie des aphasiques qui a démontré cette localisation. Dans cette autopsie, en effet, on découvre constamment « une lésion très-évidente de la moitié postérieure de la troisième circonvolution frontale gauche ou droite, » presque toujours, dix-neuf fois sur vingt, de la circonvolution du côté gauche. Une lésion grave de la circonvolution droite a souvent laissé persister l’usage de la parole, mais « l’on n’a jamais vu persister la faculté du langage articulé chez les individus qui ont présenté à l’autopsie une lésion profonde des deux circonvolutions en question » [9]. Nous ne relaterons pas ici la série des observations, très-convaincantes à notre sens, recueillies à ce sujet par nombre d’anatomistes ; les lecteurs curieux de détails précis peuvent en chercher dans les ouvrages indiqués à la note précédente. Toutefois une question intéressante à soulever, c’est celle de savoir pour quel motif l’exercice de la faculté du langage articulé dépend d’une façon beaucoup plus particulière d’une circonvolution de l’hémisphère cérébral gauche, plutôt que de la circonvolution parallèle de l’hémisphère droit, bien que les fonctions de l’un et de l’autre hémisphère ne semblent point être fondamentalement différentes. Ce fait curieux tient à ce que les circonvolutions de l’hémisphère gauche ont un développement en général plus rapide que celui des circonvolutions de l’hémisphère droit[10]. Les premières se trouvent déjà dessinées, comme le dit M. Broca}[11], à un moment où les autres ne sont pas encore apparentes. Il ajoute : « L’hémisphère gauche, qui tient sous sa dépendance le mouvement des membres droits, est donc plus précoce dans son développement que l’hémisphère opposé. On comprend ainsi pourquoi, dès les premiers temps de la vie, le jeune enfant se sert de préférence des membres dont l’innervation est alors la plus parfaite, pourquoi, en d’autres termes, il devient droitier. Le membre supérieur droit, étant dès l’origine plus fort et plus adroit que le gauche, est appelé, par cela même, à fonctionner plus souvent, et il acquiert dès lors une supériorité de force et d’adresse qui ne fait que s’accroître avec l’âge. Jusqu’ici j’ai appelé droitiers ceux qui se servent de préférence de la main droite, et gauchers ceux qui se servent de préférence de la main gauche. Ces expressions sont tirées de la manifestation extérieure du phénomène ; mais si nous considérons le phénomène par rapport au cerveau et non par rapport à ses agents mécaniques, nous dirons que la plupart des hommes sont naturellement gauchers du cerveau et que, par exception, quelques-uns d’entre eux, ceux qu’on appelle gauchers sont au contraire droitiers du cerveau… Ce n’est ni dans les muscles, ni dans les nerfs moteurs, ni dans les organes cérébraux moteurs, tels que les couches optiques ou les corps striés, que gît le phénomène essentiel du langage articulé. Si l’on n’avait rien de plus que ces organes, on ne parlerait pas. Ils existent quelquefois, parfaitement sains et parfaitement conformés, chez des individus devenus complètement aphémiques ou chez des idiots qui n’ont jamais pu ni apprendre ni comprendre aucun langage. Le langage articulé dépend donc de la partie de l’encéphale qui est affectée aux phénomènes intellectuels, et dont les organes cérébraux moteurs ne sont en quelque sorte que les ministres. Or, cette fonction de l’ordre intellectuel, qui domine la partie dynamique aussi bien que la partie mécanique de l’articulation, paraît être l’apanage à peu près constant des circonvolutions de l’hémisphère gauche, puisque les lésions qui produisent l’aphémie occupent à peu près constamment cet hémisphère. Cela revient à dire que, ponr le langage… nous sommes gauchers du cerveau… nous parlons avec l’hémisphère gauche. C’est une habitude que nous prenons dès notre première enfance. De toutes les choses que nous sommes obligés d’apprendre, le langage articulé est peut-être la plus difficile. Nos autres facultés, nos autres actions existent au moins à l’état rudimentaire chez les animaux ; mais quoique ceux-ci aient certainement des idées, et quoiqu’ils sachent se les communiquer par un véritable langage, le langage articulé est au-dessus de leur portée. C’est cette chose complexe et difficile que l’enfant doit apprendre à l’âge le plus tendre, et il y parvient à la suite de longs tâtonnements et d’un travail cérébral de l’ordre le plus compliqué. Eh bien, ce travail cérébral, on le lui impose à une époque très-rapprochée de ces périodes embryonnaires où le développement de l’hémisphère gauche est en avance sur celui de l’hémisphère droit. Dès lors, il ne répugne pas d’admettre que l’hémisphère cérébral le plus développé et le plus précoce soit, plus tôt que l’autre, en état de diriger l’exécution et la coordination des actes à la fois intellectuels et musculaires qui constituent le langage articulé. Ainsi naît l’habitude de parler avec l’hémisphère gauche, et cette habitude finit par faire si bien partie de notre nature, que, lorsque nous sommes privés des fonctions de cet hémisphère, nous perdons la faculté de nous faire comprendre par la parole. Cela ne veut pas dire que l’hémisphère gauche soit le siège exclusif de la faculté générale du langage, qui consiste à établir une relation déterminée entre une idée et un signe, ni même de la faculté spéciale du langage articulé, qui consiste à établir une relation entre une idée et un mot articulé ; l’hémisphère droit n’est pas plus étranger que le gauche à cette faculté spéciale, et ce qui le prouve, c’est que l’individu rendu aphémique par une lésion profonde et étendue de l’hémisphère gauche, n’est privé en général que de la faculté de reproduire lui-même les sons articulés du langage ; il continue à comprendre ce qu’on lui dit et, par conséquent, il connaît parfaitement les rapports des idées avec les mots. En d’autres termes, la faculté de concevoir ces rapports appartient à la fois aux deux hémisphères, qui peuvent, en cas de maladie, se suppléer réciproquement ; mais la faculté de les exprimer par des mouvements coordonnés dont la pratique ne s’acquiert qu’à la suite d’une très-longue habitude, parait n’appartenir qu’à un seul hémisphère, qui est presque toujours l’hémisphère gauche. Maintenant, de même qu’il y a des individus gauchers, chez lesquels la prééminence native des forces motrices de l’hémisphère droit donne une prééminence naturelle et incorrigible aux fonctions de la main gauche, de même on conçoit qu’il puisse y avoir un certain nombre d’individus chez lesquels la prééminence native des circonvolutions de l’hémisphère droit renversera l’ordre des phénomènes que je viens d’indiquer ; chez lesquels, dès lors, la faculté de coordonner les mouvements du langage articulé deviendra, par suite d’une habitude contractée dès la première enfance, l’apanage définitif de l’hémisphère droit. Ces individus exceptionnels seront, par rapport au langage, comparables à ce que sont les gauchers par rapport aux fonctions de la main. Les uns et les autres seront droitiers du cerveau… L’existence d’un petit nombre d’individus qui, par exception, parleraient avec l’hémisphère droit expliquerait très-bien les cas exceptionnels où l’aphémie est la conséquence d’une lésion de cet hémisphère. Il suit de ce qui précède qu’un sujet chez lequel la troisième circonvolution frontale gauche, siège ordinaire du langage articulé, serait atrophiée depuis la naissance, apprendrait à parler et parlerait avec la troisième circonvolution frontale droite, comme l’enfant venu au monde sans la main droite devient aussi habile avec la main gauche qu’on l’est ordinairement avec l’autre main[12]. »

Nous n’avons qu’un mot à ajouter à cette citation, c’est que les observations recueillies jusqu’à ce jour et dont le nombre est maintenant considérable, viennent toutes confirmer la doctrine de cette localisation de la faculté du langage articulé.

C’est là un fait capital et qui en dit à lui seul plus que tous les autres, lorsqu’il s’agit de démontrer que l’étude du langage articulé est du domaine de l’histoire naturelle, ainsi que nous avons déjà cherché à l’établir dans le chapitre précédent.

La possession de la faculté du langage articulé ne présage rien d’ailleurs de ce que sera, chez l’individu qui s’en trouve doué, l’exercice de cette faculté. Cet exercice en effet est un art, un art difficile : l’enfant bégaye et bégaye longtemps, jusqu’au jour où, grâce à un certain développement intellectuel, grâce également à l’habitude acquise, il parvient à user comme ceux qui l’entourent de sa faculté native. En d’autres termes, la faculté est naturelle, mais l’usage de cette faculté est un art : la première a été assez heureusement qualifiée, en grec, de ἐνέργεια ; le second, de ἔργον.

De là les actes purement automatiques qui se révèlent en si grand nombre dans l’exercice de la fonction dont il s’agit, tant dans ses manifestations normales qu’à l’état pathologique[13].

Cette distinction est importante, et l’on risquerait, en la négligeant, de se former sur l’origine du langage les conceptions les plus bizarres elles moins scientifiques.

Hérodote raconte, au livre second de ses Histoires, que Psammétique, roi d’Égypte, voulant connaître quel était le plus ancien des peuples, confia à un pâtre deux enfants nouveau-nés ; ceux-ci devaient vivre dans l’isolement et n’entendre aucune voix humaine. Des chèvres pourvoyaient à leur allaitement. Au bout de deux ans, le pâtre fut reçu par ces enfants au cri répété de βέκος. Psammétique, après enquête, découvrit que ce mot de βέκος appartenait à la langue phrygienne et qu’il voulait dire « pain ». Les Égyptiens durent reconnaître alors que leur origine était moins ancienne que celle des Phrygiens.

Dans ce conte ridicule nous voyons deux enfants inventer, sans connaître aucun autre mot, un nom incontestablement dérivé, et selon toute vraisemblance, décliné. C’est bien là un exemple de la critique des anciens. Admettons que l’expérience dont il s’agit ait eu lieu réellement, est-ce bien le mot βέκος que ces enfants ont prononcé ? N’ont-ils pas imité plutôt, et tout simplement, la voix de leur nourrice ?

En tous cas, l’idée de Psammétique dénote la complète ignorance de ce fait capital et hors de toute discussion que l’exercice du langage articulé est un art difficile, un art acquis et que les générations se sont transmis les unes aux autres. Comment attendre d’un individu en présence duquel on n’aura jamais ouvert la bouche, qu’il connaisse et parle une langue quelconque ? Une langue ne s’invente pas ; une langue toute faite, le phrygien comme toutes les autres, a déjà parcouru plusieurs périodes de sa vie. Ici, comme en toutes choses, le présent est la résultante du passé. Comment un individu isolé pourrait-il à lui tout seul créer à nouveau cette longue série de phases diverses qu’ont connues toutes les langues ? L’on ne fabrique pas un système linguistique ; il se forme et se développe de lui-même, par degrés, petit à petit, mais il est né en même temps qu’est né l’homme : non pas l’homme individu, mais l’homme pris dans le sens général, le groupe humain, si l’on veut. C’est ce que nous avons dit plus haut : l’apparition de la faculté du langage articulé détermine le point d’évolution où un primate a droit au nom d’homme.

Schleicher, dans sa rapide mais si substantielle notice sur l’importance du langage pour l’histoire naturelle de l’homme et dans son écrit non moins remarquable sur la théorie darwinienne et la science du langage, a traité de cette corrélation de la naissance de l’homme et de l’apparition du langage articulé. « Si c’est le langage qui fait l’homme, dit-il, nos premiers pères n’ont pas été réellement hommes : ils ne le sont devenus qu’au moment où se forma le langage, et cela grâce au développement du cerveau, grâce au développement des organes de la parole. » La linguistique, comme toutes les autres sciences naturelles, nous force à admettre que l’homme s’est développé de formes inférieures ; qu’il est devenu homme, mais qu’il n’est pas homme par un coup de baguette quelconque.

Nous avons à notre tour repris ce sujet, lors de l’excellente communication sur le Précurseur de l’homme, faite par M. de Mortillet à l’Association française pour l’avancement des sciences[14], au sujet des silex taillés trouvés dans les couches marneuses de l’étage des calcaires de Beauce. D’après les lois de la paléontologie, l’homme actuel ne devait pas exister à cette époque ; la succession des faunes dans les divers étages géologiques est en effet reconnue et acquise : d’étage en étage les animaux se modifient, et leurs variations se précipitent d’autant plus que leur organisation est plus compliquée. Trois fois au moins la faune s’est renouvelée depuis l’époque de formation du calcaire de Beauce, et les mammifères du niveau des marnes à silex dont il est question appartiennent à des genres éteints, à des genres prédécesseurs mais distincts des genres aujourd’hui vivants. On ne peut admettre avec quelque raison que l’homme seul ait échappé à cette variation, l’homme, précisément, dont l’organisation est des plus compliquées : la taille des silex de l’époque tertiaire moyenne serait donc due à un genre précurseur de l’homme. Cette opinion revêt, à nos yeux, les caractères de la plus haute vraisemblance, et elle répond de tous points à la doctrine exposée par Schleicher dans les opuscules dont nous parlions ci-dessus.

Si nous ne pouvons admettre, sans tomber dans des conceptions métaphysiques et sans fondement, que la faculté du langage articulé ait été un beau jour acquise à l’homme sans cause, sans origine, ex nihilo, il nous faut bien accepter alors qu’elle est le fruit d’un développement progressif des organes. Cela suppose avant l’homme, avant l’être caractérisé par la faculté du langage articulé, un autre être en train d’acquérir cette faculté, c’est-à-dire en voie de devenir homme. Ainsi que l’enseigna Schleicher, il faut admettre qu’un certain nombre seulement de ces êtres encore dépourvus de la faculté du langage articulé mais bien près de l’acquérir la gagnèrent en réalité, sous l’influence de conditions heureuses, et dès lors eurent réellement droit à la dénomination d’hommes ; mais que, par contre, un certain nombre d’entre eux, moins favorisés par les circonstances, échouèrent dans leur développement et tombèrent dans la métamorphose régressive : nous aurions à reconnaître leurs restes dans les anthropomorphes, gorilles, chimpanzés, orangs, gibbons. Nous verrons plus loin, lorsqu’il s’agira de passer l’examen des différentes couches du langage, que ces couches diverses témoignent de la façon la moins équivoque d’un progrès constant, d’un développement naturel, d’un perfectionnement régulier.

D’ailleurs, en présence de ce perpétuel spectacle d’évolution qui se déroule sous nos yeux dans la nature entière, nous ne pouvons pas ne pas admettre que la faculté du langage articulé ne se soit acquise petit à petit, grâce à un développement progressif des organes. Et peu importe que ce développement soit dû aux différentes sortes de sélection ou qu’il provienne d’autres causes, inconnues encore à ce jour. C’est un sujet sur lequel nous ne pouvons nous étendre ; il appartient à l’étude générale de la variabilité et de la transformation des espèces, et nous devons nous contenter de l’indiquer. Ici, sans doute, comme partout ailleurs, la fonction a été pour beaucoup dans les progrès de l’organe lui-même, mais ici également, comme partout, l’organe tel qu’il est, l’organe sous sa forme actuelle, n’a pu que procéder d’une forme inférieure.

Il faut donc reconnaître, en définitive, que cette caractéristique de l’homme, la faculté du langage articulé, est purement relative. Nous découvrons son origine et ses rudiments[15] ; nous comprenons que nos pères ne l’ont acquise que par degrés, dans le combat pour le progrès d’où ils devaient sortir victorieux.

Mais, pour être relative, cette faculté n’en est pas moins particulière, spéciale à l’homme, et, au demeurant, c’est grâce à elle seule que le premier des primates peut porter ce nom d’homme qu’il a gagné, à travers des milliers de siècles, au prix de luttes incessantes.

  1. La création du monde organisé, Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1871, p. 778.
  2. La descendance de l’homme et la sélection sexuelle, trad. franc. de E. Barbier, t. I, p. 53.
  3. Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques ; cinquième session, p. 436.
  4. Histoire de la création des êtres organisés, d’après les lois naturelles trad. franc. de Ch. Letourneau, p. 592 et 614.
  5. Broca. Discours sur l’homme et les animaux, Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 1866, p. 53. L’ordre des primates. Parallèle anatomique de l’homme et des singes, ibid., 1869, p. 228. Études sur la constitution des vertèbres caudales chez les primates sans queue, Revue d’anthropologie, t. II, p. 577. Consultez encore sur cet important sujet : Vogt. Leçons sur l’homme, huitième leçon. Schaaffhausen. Les questions anthropologiques de notre temps Revue scientifique, 1868, p. 769. Paul Bert, Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 1862, p. 473. Bertillon. Ibid., 1865, p. 605. Magitot. Ibid., 1869, p. 113.
  6. Broca. L’ordre des primates, etc., op. cit., passim.Dally. L’ordre des primates et le transformisme, Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 1868, p. 673.
  7. Letourneau. De la religiosité et des religions au point de vue anthropologique, Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 1865, p. 581. Sur la méthode qui a conduit à établir un règne humain, ibid., 1866, p. 269. Lagneau. Sur la religiosité, ibid., 1865, p. 648. Coudereau. Sur la religiosité comme caractéristique, ibid., 1866, p. 329. Broca. Discours sur l’homme et les animaux, ibid., 1866, p. 59 et 74. Dally. Du règne humain et de la religiosité, ibid., 1866, p. 121.
  8. Vaïsse. Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 1866, p. 346.
  9. Bulletins de la Société anatomique, 1861, 1863. Bulletins de la Société de chirurgie, 1864. Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 1861, 1863, 1865, 1866. Exposé des titres et travaux scientifiques, 1868.
  10. Gratiolet, MM. Bertillon, Baillarger.
  11. Du siège de la faculté du langage articulé. Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 1865, p. 383.
  12. Consultez également Adr. Proust, Altérations de la parole, Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 1873, p. 786. Du même auteur : De l’aphasie, Archives générales de médecine. Paris, 1872.
  13. Onimus, Du langage, Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 1873, p. 759 et suiv.
  14. Seconde session, tenue à Lyon, août 1873.
  15. Lamarck, Philosophie zoologique, édition Ch. Martins, t. I, p. 346. Paris, 1873. — Darwin, la Descendance de l’homme, traduct.  franc., t. I, p. 59. — Hæckel, Histoire de la création des êtres organisés, traduct. franc., p. 591,