La Littérature et l’instruction en Danemark avant le XVIe siècle

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DE L’ÉTAT
DE
LA LITTÉRATURE ET DE L’INSTRUCTION
EN DANEMARK,

AVANT LE SEIZIÈME SIÈCLE.


À M. le Ministre de l’Instruction publique.

La poésie islandaise est la source de toute la poésie du Nord. La langue islandaise a régné en Danemark, en Suède, en Norvége. C’est la langue des scaldes, des conteurs de sagas et des inscriptions runiques. Mais un temps vient où cette sœur de l’idiome germanique, cette reine des contrées scandinaves, abandonne peu à peu le sol où elle gouvernait sans rivale, et se retire, comme une recluse avec ses fictions poétiques et ses souvenirs de jeunesse, dans ses presbytères rustiques, dans son école de Skalholt. Par son voisinage de l’Allemagne, par son contact avec les autres peuples, le Danemark altère un idiome scandinave, et la langue danoise est encore de tous ces rameaux sortis d’une même souche, celui qui s’en écarte le plus. Il se forma dans les diverses parties de ce royaume, en Fionie, en Séelande, en Jutlande, selon la différence de position et la différence de relations extérieures, des dialectes particuliers qui, plus tard, ont été dominés par le dialecte séelandais, comme les dialectes des diverses provinces de l’Allemagne l’ont été par le haut allemand. Du jour où cette scission avec l’Islande se manifeste, où les sujets des rois de Roeskilde, les habitans de Ribe et d’Odensée commencent à parler une langue que leurs frères d’Islande ne comprennent plus, de ce jour-là commence l’histoire de la littérature danoise.

Cette littérature est faible et lente à se développer. Pendant plusieurs siècles, il faut la suivre de bien près pour distinguer son léger souffle de vie, et entendre bourdonner sa voix tremblante. Tandis que la jeune muse du moyen âge s’éveille sous les orangers de la Provence et sous les forêts de chêne de la Normandie ; tandis que sur les deux rives de la Loire on entend tour à tour les moralités du fabliau et les plaintes du sirvente ; tandis que l’amour de la poésie passe d’une contrée à l’autre et pénètre dans la demeure du guerrier comme dans celle du prêtre ; que de toutes parts on écoute le minstrel, le minnesinger, et les poètes castillans aux rimes sonores, et les poètes italiens aux douces effusions d’ame ; en Danemark, tout est sombre et silencieux. Pas un chant poétique ne s’élève dans ce sommeil de la pensée, si ce n’est celui des scaldes, composé dans une autre langue et appartenant à une autre époque. Le christianisme venait de proscrire les fictions de la théogonie païenne, l’idiome moderne ne faisait encore que balbutier. Le peuple danois se trouva ainsi entre les débris de son ancienne religion et l’édifice inachevé de la nouvelle, entre une langue toute faite dont il s’écartait et une langue informe qu’il ne pouvait employer. Il était trop faible pour choisir un élément poétique et se créer aussitôt un instrument. L’intérêt matériel le préoccupait d’ailleurs beaucoup plus que toute idée de développement intellectuel ; ses luttes à main armée, ses courses de pirate ou de marchand vers des côtes lointaines, c’était là son poème, c’était là sa gloire et sa vie. Il oublia facilement tout ce qui eût pu le distraire de son existence aventureuse, et s’assoupit avec un calme de cœur parfait dans son ignorance et sa barbarie.

Quand on étudie l’histoire d’une littérature, l’esprit se laisse naturellement attirer par l’éclat des époques saillantes et l’auréole des grands noms. Mais il y a un charme particulier à descendre de ces sommités, visibles aux yeux de tous, pour parcourir les espaces intermédiaires, et s’en aller à l’écart chercher l’humble sentier qui se rejoint à la grande route, et la source d’eau oubliée qui s’échappe goutte à goutte de son bassin de granit et devient un fleuve. Il y a toujours une corrélation étroite entre les travaux de l’homme arrivé à l’âge mûr et la direction qu’il a prise dans son enfance. Il en est de même en littérature. Pour connaître le génie de l’humanité, il ne faut pas le chercher seulement dans ses époques de gloire, mais dans ses époques d’enfantement et d’effort. Les premières nous révèlent sa force, les secondes sa persévérance ; les premières sont comme le soleil de midi dans toute sa splendeur, les secondes comme le rayon du matin que les nuages voilent, que les brouillards obscurcissent, mais qui grandit peu à peu et projette ses rayons à travers les brouillards et les nuages.

Essayons donc de remonter à l’origine des études en Danemark, et ne nous effrayons pas de leurs commencemens grossiers, de leur marche incertaine, de leurs longs retards. Elles doivent nous amener à la vraie science et à la vraie poésie.

Au ixe, au xe et même au xie siècle, le Danemark était encore païen. Charlemagne, après avoir converti, par la puissance du glaive plus que par la persuasion, les fières tribus saxonnes, avait pensé, dit-on, à porter ses conquêtes évangéliques au-delà de l’Elbe. La mort l’empêcha de suivre ce projet ; mais Louis-le-Débonnaire l’exécuta. Au congrès qui eut lieu à Thionville, en 821, il fut résolu que le christianisme serait prêché dans le Nord. Ebbo, archevêque de Reims, s’offrit à remplir cette mission et alla demander à Rome les instructions du pape. La bulle qui lui fut donnée par Paschal Ier, est le plus ancien document qui existe sur cette question[1]. Une circonstance inattendue servit le zèle des nouveaux missionnaires. Un de ces petits rois qui se partageaient les états de Danemark, Harald Klak, prince de Jutlande, vaincu dans une bataille, chassé par ses ennemis, était allé chercher un refuge auprès du successeur de Charlemagne. Le pieux empereur saisit avec empressement cette occasion de faire un nouveau prosélyte. Il prêcha le roi païen, le convertit, le baptisa et le renvoya dans son royaume. Quand Ebbo arriva dans le Nord, il trouva un appui auprès du disciple de Louis. Malheureusement, le pauvre prince de Jutlande n’était pas assez fort pour soutenir, comme il l’aurait voulu, la croyance qu’il avait adoptée, et après avoir fait quelques prédications et baptisé quelques personnes, Ebbo retourna en France.

Il fut remplacé dans ses travaux apostoliques par Ansgard, moine de Corbeil. C’était un homme de vingt-cinq ans, fort et hardi, doué de toutes les vertus d’un vrai chrétien et de tout le zèle d’un missionnaire. Il partit avec un de ses amis, nommé Authbert, qui avait la même ardeur de prosélytisme, et après un long et difficile voyage à travers l’Allemagne, tous deux débarquèrent en Jutlande. Là Ansgard poursuivit avec énergie l’œuvre de ses prédécesseurs. Là il fut aussi soutenu par Harald. Il fit renverser des temples païens et détruire des idoles. Mais deux jeunes princes, irrités de voir ces attentats contre leur religion, attaquèrent Harald et le chassèrent encore une fois de son royaume. Ansgard, n’ayant plus d’appui en Danemark, partit pour la Suède, où un vieux roi, descendant de Regnor Lodbrok, avait manifesté quelques intentions favorables au christianisme. Le long du chemin, il fut attaqué par des voleurs qui lui prirent les présens qu’il portait au roi, et environ quarante volumes, ce qui était alors un trésor d’une rare valeur. Ansgard resta en Suède un an et demi, et eut la joie de voir s’élever sur la terre païenne une église consacrée au vrai Dieu.

On a de lui une vie de saint Villehad, qui ressemble à toutes les légendes de saints écrites à cette époque. Il avait écrit un autre livre qui serait maintenant d’une grande importance pour l’histoire du Nord. C’était le journal de son voyage à travers l’Allemagne, le Danemark et la Suède. On sait que ce journal a été renfermé dans la bibliothèque du Vatican, mais toutes les recherches faites jusqu’à présent pour le découvrir ont été inutiles.

Les germes d’instruction religieuse répandus dans le Nord par Ebbo et Ansgard ne grandirent que dans certains endroits isolés, et portèrent peu de fruits. Dès l’année 972, Harald Blaatand, attaqué dans ses états par Othon-le-Grand, obtint la paix en se faisant baptiser. Mais son exemple n’entraîna pas la nation. Ce peuple de soldats, toujours occupé de batailles et de navigations lointaines, n’avait guère le temps d’écouter les sermons des missionnaires, et encore moins celui d’y réfléchir. La religion nouvelle qu’on lui prêchait, la religion humble et pacifique du Christ n’était d’ailleurs pas de nature à le séduire. Comment faire comprendre la loi de réconciliation à des hommes pour qui la vengeance était une joie et un devoir, la loi de justice à des tribus de corsaires qui passaient leur vie à s’en aller piller les côtes étrangères, et la loi d’humanité à ces guerriers farouches qui, pour détourner un malheur, pour conjurer le sort, faisaient couler le sang humain sur leurs autels ? Odin, avec sa lance meurtrière, Thor, avec son marteau, emblême de la force, c’étaient là des dieux qui devaient leur plaire, et quand on leur parlait de Valhalla, de ses combats éternels, de ses banquets enivrans présidés par les Valkyries, c’était là leur avenir, c’était là leur ciel.

Une autre difficulté s’opposait encore à l’enseignement du christianisme dans le Nord, c’était la langue. Les missionnaires français, anglais, allemands, qui se succédèrent dans ces contrées, ignoraient également et la langue islandaise et les nouveaux idiomes scandinaves. En l’an 1078, le pape Grégoire se plaignait encore à Harald Svendsson de cette difficulté, et l’invitait à envoyer quelques jeunes Danois à Rome, pour y apprendre les dogmes de la religion chrétienne, et retourner ensuite les enseigner dans leur pays.

Svend Treskiœg, le successeur de Harald, renia, comme Julien, la foi chrétienne, et voulut rétablir le culte des idoles ; mais, malgré l’indifférence ou l’aversion du peuple pour la loi de l’Évangile, malgré les entraves opposées au zèle des missionnaires, leur voix avait pourtant pénétré peu à peu dans la nation, et leurs leçons avaient trouvé des partisans. Lorsque, en l’année 1014, Canut-le-Grand monta sur le trône, on peut dire que la religion chrétienne était établie en Danemark. Il n’eut qu’à la soutenir, et il avait assez de force pour le faire. Jamais on n’avait vu dans le Nord un monarque aussi puissant. Il régnait à la fois sur le Danemark, sur la Scanie, sur l’Angleterre, sur l’Écosse, et à la mort d’Olaf-le-Saint, il fut le maître de la Norvége. Ses courtisans l’appelaient le premier des rois, et un poète composa un chant où il disait : « Canut gouverne la terre comme Dieu gouverne le ciel. » Mais toutes ces flatteries n’altérèrent point le sentiment religieux qu’il portait au fond du cœur. Après sa première expédition en Angleterre, il s’en alla à Rome, comme pour faire sanctionner par le chef de l’église la victoire qu’il venait de remporter. Dans l’église de Winchester, il posa sa couronne sur la tête du Christ, et depuis ce temps il ne la porta plus. On connaît cette autre anecdote qui a été souvent citée comme un exemple d’humilité chrétienne. Un jour que ses flatteurs le poursuivaient plus que jamais de leurs louanges, il les conduisit au bord de la mer, se fit apporter son trône, et s’assit sur la grève à l’heure de la marée. Quand la vague écumante s’avança contre lui, il s’écria d’une voix impérieuse : « Je suis le plus puissant des monarques, le maître absolu de ces rivages ; je te commande de respecter la place que j’ai choisie, le sable où j’ai posé mon trône. » Mais la mer n’avait pas tant de respect pour le roi, et comme le flot opiniâtre continuait sa marche habituelle, Canut se leva, et se tournant vers ses courtisans : « Vous le voyez, dit-il, la puissance des rois de ce monde n’est rien ; il n’y a qu’un être vraiment puissant, c’est Dieu. »

Canut bâtit des églises et fonda des couvens. Ses successeurs soutinrent avec le même zèle les intérêts du christianisme. La religion d’Odin fut oubliée. Les prêtres devinrent ici, comme dans les autres contrées de l’Europe, les instituteurs du peuple. La science mondaine trouva un premier refuge dans la demeure de Dieu ; la civilisation sortit des cloîtres et des églises.

Pendant le temps de son épiscopat, saint Ansgard établit une école à Hambourg et y fit entrer douze jeunes Danois. C’est la plus ancienne école dont il soit question dans le Nord. Au xiie siècle, il y en avait une à Lund, au xiiie une à Odensée, une à Ribe, une à Roeskilde. C’étaient là les écoles des chapitres, placées sous la surveillance de l’évêque, et régies par les chanoines. Mais il y en avait encore d’autres dans les cloîtres, à Esrum, à Sorœ. Toutes ces écoles avaient des dotations particulières. Presque toutes devaient recevoir un certain nombre d’élèves gratuitement. À Odensée, deux évêques augmentèrent le traitement du maître et lui défendirent de rien recevoir des enfans pauvres. Éric Menved construisit pour eux une large maison[2], et l’évêque Navne en fonda plus tard une seconde. À Roeskilde, douze étudians pauvres étaient nourris, logés gratuitement à l’école et apprenaient la grammaire et la musique. Mais ces dotations ne pouvaient suffire aux besoins d’un grand nombre d’étudians, et ceux qui ne pouvaient obtenir un stipende avaient le privilége de mendier.

Les mêmes hommes qui avaient fondé dans les cloîtres ces établissemens d’instruction fondèrent aussi des bibliothèques. Ces bibliothèques se composaient de cinq à six volumes ; deux ou trois livres de prières et des traités de théologie étaient à cette époque une collection rare et précieuse. Cependant, dès le xiie siècle, il y avait quelques livres classiques dans le Nord. L’évêque Absalon donna un exemplaire de Justin au cloître de Sorœ. Saxo Grammaticus avait étudié Valère. Mais il arriva ici ce qui est arrivé dans le reste de l’Europe. Le papier n’était pas encore inventé ; le parchemin était rare et cher. Les religieux grattèrent les manuscrits classiques qu’ils avaient entre les mains pour y écrire leur rituel. On leur a si souvent et si amèrement reproché ce fait, que je ne veux pas les placer encore une fois sur la sellette pour les faire condamner par l’aréopage philosophique. J’essaierai plutôt de les justifier. Quand on les taxe aussi durement de vandalisme, on oublie trop, ce me semble, dans quel siècle ils vivaient, et quelles leçons ils avaient reçues. Comment auraient-ils pu comprendre les richesses de l’antiquité grecque, l’élégance des écrivains de Rome, ces pauvres prêtres qui, dans leurs écoles de couvent, n’avaient appris qu’un latin barbare Comment auraient-ils pu avoir tant de respect pour les fictions du paganisme, ou l’histoire d’Athènes, eux qui vivaient dans une croyance si austère, eux qui dataient leur histoire d’une crèche ? Ils enseignaient volontiers au peuple ce qu’ils savaient, mais ils ne pouvaient enseigner plus. Le vandalisme dont on les accuse n’était pas leur faute. C’était celle de leur temps, et au risque de me faire aussi passer pour vandale, j’ajouterai qu’à l’époque où le christianisme fut introduit dans le Nord, où le prêtre avait à lutter contre les mœurs grossières et le caractère impétueux, vindicatif, d’un peuple de soldats, un livre de prières était beaucoup plus utile aux progrès de la civilisation que les Épigrammes de Martial, ou les Métamorphoses d’Ovide.

La plus ancienne bibliothèque de Danemark est celle de Lund. Le chanoine Bernard, qui mourut en 1176, lui donna, disent les Scriptores, plusieurs bons livres[3]. Le chanoine Amund lui légua un missel, un capitulaire, un psautier. Mais l’archevêque Anders Suneson surpassa par sa magnificence tous ses prédécesseurs. Il donna à la cathédrale la plus belle bibliothèque que l’on eût jamais vue. Langebek nous en a conservé le catalogue : c’était une Bible en trois parties, les évangélistes, le Pentateuque bien glosé et bien corrigé, des sentences, des allégories et moralités, des gloses sur le cantique des cantiques, sept livres de lois, le corps des canons, etc.

Des bibliothèques furent fondées aussi dans les autres villes de Danemark, et au XVe siècle, on vit s’élever quelques bibliothèques particulières.

Ainsi la science avait trouvé dès le XIIe siècle ses deux points d’appui : les écoles et les bibliothèques. Le nombre des élèves admis dans ces premières institutions augmenta d’année en année. Les écrivains du temps disent qu’à l’époque de la réformation, il n’y avait pas moins de sept cents étudians à Ribe et huit cents à Roeskilde. Les enfans de la noblesse, comme ceux du peuple, assistaient à cet enseignement des cloîtres. Chrétien II fut élevé avec les fils de la bourgeoisie et apprit, comme eux, à chanter au lutrin.

Mais à quel fastidieux travail les enfans admis à ces écoles n’étaient-ils pas condamnés ? Et quels fruits pouvaient-ils retirer des longues années qu’ils consacraient à leurs études ? On n’enseignait là qu’un latin grossier, mêlé de solécismes. Dans le commencement, un homme pouvait se croire très instruit quand il avait appris à lire, à expliquer quelques passages de la bible, à chanter les psaumes de David. Il y eut une lueur d’intelligence au xiie siècle. Alors Absalon était évêque de Roeskilde, ministre de Valdemar, et Saxo Grammaticus était son secrétaire. Mais cette lueur fugitive s’évanouit et les rayons trompeurs d’une fausse science éblouirent le Danemark.

« Vers la fin du xiiie siècle, dit Gram, toutes les traces d’érudition qu’on avait pu remarquer sous Valdemar Ier et Canut VI disparurent. On ne s’occupa plus ni de philologie ni d’auteurs classiques. Les poètes, les rhéteurs, les anciens historiens et philosophes furent bannis des écoles. Les auteurs chéris de Saxo : Valère Maxime, Lucain, Juvénal, Stace, furent ensevelis dans la poussière et remplacés par des compilations de Summulæ, Sententiæ, Cursus logicales, Quodlibeticæ. Toutes les études furent dirigées vers le droit canonique, vers la dialectique, ou plutôt, comme Luther l’appelait vers la sophistique, car on ne s’occupait que de subtilités et de niaiseries[4]. »

La liste des livres employés à cette époque par les élèves des écoles de Danemark donne une idée de la nature de leurs études. C’était :

1o  Le Doctrinale, grammaire latine en vers hexamètres du docteur Alexander Villadeus ;

2o  Le Græcismus, autre grammaire latine en vers hexamètres d’Éberhard de Béthune ;

3o  Le Labyrinthus, du même écrivain, espèce de rhétorique et de poétique ;

4o  Œquivoca ;

5o  Synonima Britonis ;

6o  Composita Verborum, trois petits traités de Jean de Garlande, poète et grammairien anglais, qui vivait au xie siècle. Voici un exemple des Œquivoca. L’auteur donne à la terre les noms de vierge, enfer, dieu, chair, élément, etc., et il justifie ensuite toutes ces dénominations par des passages de la bible. La terre est appelée enfer, parce qu’on trouve dans Job : Antequam vadam ad terram tenebrosam. Elle est appelée vierge, parce qu’il est écrit dans un psaume : Veritas de terra orta est, de virgine. Elle est appelée dieu, parce que l’Écriture a dit : Dic tibi terra levem cæli supereminet opem. Elle est appelée vie éternelle, parce qu’on lit dans les psaumes : Portio mea Domino, in terra viventium. Elle est appelée chair humaine, parce qu’il est dit dans Job : Terra data est in manus impii.

C’étaient des subtilités de ce genre qui occupaient en Danemark les esprits forts du moyen-âge. — On étudiait encore en Danemark :

7o  Les écrits de Donat le grammairien. Le livre de octo partibus orationis n’a cessé d’être en usage que vers le milieu du siècle dernier ;

8o  Les proverbes danois de Pierre Lolle, accompagnés d’une traduction latine en vers léonins ;

9o  Facetus, espèce d’enseignement proverbial, de civilité puérile, sans esprit et sans portée, écrit en vers latins.

À cette série de livres, dont l’usage fut interdit au XVe siècle par Chrétien II, succéda :

1o  Fundamentum in Grammatica, composé par Pierre Albertsen, vice-chancelier, qui s’empara avec habileté de ce qu’il y avait de meilleur dans le Doctrinale, le Græcismus et le Labyrinthus ;

2o  Epistolæ magni Curci, lettres fictives mêlées de quelques notices éparses d’histoire et de géographie. Aux XVe et XVIe siècles, elles furent employées dans toute l’Allemagne comme modèle de style ;

3o  Fasciculus Morum, de Henri Boort, imprimé à Cologne en 1517 ;

4o  Horticulus Synonimorum, de Henri Faber, imprimé à Copenhague en 1520.

5o  Vocabulorium ad usum, ducorum ordine litterario, cum eorum vulgaria interpretatione, imprimé à Paris en 1510.

Tels étaient les livres que la jeunesse de Danemark devait étudier ; et Worm dit que le temps des études durait quinze à vingt ans. Au sortir de là, les élèves qui avaient vieilli dans cette laborieuse recherche des subtilités scholastiques pouvaient entrer dans le clergé ou dans la magistrature ; mais les progrès qu’ils avaient faits dans le Doctrinale n’étaient plus alors qu’un titre de recommandation secondaire. Les nobles l’emportaient toujours sur les hommes du peuple. Les nobles possédaient les meilleures prébendes, et pour obtenir un de ces heureux bénéfices, sur lesquels toute une école avait les yeux fixés, il n’était pas besoin pour eux d’apprendre tant d’hexamètres, ni d’approfondir les mystères philologiques du Labyrinthe, ou les ingénieuses combinaisons de la synonymie ; ils étaient nobles, et cela seul équivalait presque à un diplôme de bachelier. On cite dans l’histoire littéraire de Danemark un chanoine si ignorant, qu’il ne pouvait pas même signer son nom.

Mais au XIIe, au XIIIe siècle, l’université de Paris était célèbre dans le monde entier ; la réputation d’un Pierre Lombard, d’un Champeaux, d’un Abélard, y attiraient sans cesse une foule d’étrangers. L’université de Paris était, comme les savans du moyen-âge l’ont dit dans leur langage emphatique, le plus beau bijou de la fiancée du Christ, l’arsenal où l’on forgeait l’armure de la foi et le glaive de l’esprit ; c’était la clef du christianisme, le paradis de l’église universelle, le temple de Salomon, la sainte Jérusalem, l’arbre de vie dans le jardin terrestre, la lampe resplendissante dans la maison de Dieu[5]. Le recteur de cette université, dit un écrivain allemand, était au-dessus de tous les ministres, comtes, barons, cardinaux ; il marchait immédiatement après le pape et le roi. Celui qui avait étudié à Paris était à jamais réputé pour savant. Celui qui y prenait le grade de magister pouvait aspirer aux plus hautes dignités ; on lui donnait le titre de magistratus excellentia, quelquefois celui de venerabilis magistrorurn majestas, et parfois même, dans l’hyperbole poétique, on l’appela deitas. Un grand nombre de Danois fréquentaient aussi cette université, et quatre d’entre eux furent nommés recteurs[6] ; ils faisaient partie de la nation anglicana, et habitaient une maison qui leur avait été donnée, non loin de la Sorbonne. Au XVe siècle, tous les chapitres de Danemark étaient obligés d’entretenir un ou deux étudians à Paris ; au XVe siècle, il est dit de l’évêque de Ribe, Stangberg : « Cet homme savant, qui aima les savans, décida et statua, avec le consentement du chapitre, que personne ne serait admis dans l’assemblée des chanoines sans avoir étudié diligemment trois années dans quelque académie célèbre. »

Mais ces voyages ne furent pas aussi utiles à la science qu’on aurait pu l’espérer. La science universitaire de Paris avait pris une fausse voie ; au lieu de s’appliquer aux recherches érudites, aux discussions sérieuses, elle était tombée dans toutes les controverses étroites, dans toutes les subtilités d’une scholastique puérile. Il fut un temps où l’homme qui voulait passer pour docte et habile n’avait pas besoin de comprendre les philosophes grecs et les historiens latins ; il fallait qu’il étudiât les entitates, les nominalitates, et autres sublimes conceptions du même genre. On proposait alors et on discutait sérieusement des questions comme celles-ci : si quelque chose est Dieu, ou si Dieu est quelque chose ; si Dieu peut savoir ce qu’il ne sait pas, ou ne pas savoir ce qu’il sait ; si c’est un plus grand péché de massacrer mille hommes que de voler une paire de souliers à un pauvre, le dimanche ; si le pape peut abolir la doctrine des apôtres, s’il peut commander aux anges, si, lorsque Lazare ressuscita, ses héritiers étaient obligés de lui rendre son héritage. C’était à qui ergoterait le plus sur ces prétendues idées philosophiques ; c’était à qui saurait le mieux attaquer son adversaire par un dilemme, l’embarrasser par un sophisme, ou lui échapper par un faux-fuyant ; et quand les pauvres Danois s’en allaient chercher si loin ces merveilles de la science, en vérité on ne peut pas croire que leurs voyages pussent contribuer beaucoup aux progrès de l’intelligence dans leur pays. D’ailleurs un grand nombre d’entre eux étaient attirés à Paris bien moins par le besoin de s’instruire, que par l’envie de voir une ville où, dès le XIIe siècle, la mode trônait comme aujourd’hui. Ainsi, au lieu d’assister aux cours de la Sorbonne, ils fréquentaient les lieux publics, les tavernes, les réunions, et s’en revenaient dans leur famille, comme le Jean de Paris de Holberg, avec un engouement ridicule pour tout ce qu’ils avaient vu ailleurs, et un dédain profond pour tout ce qu’ils retrouvaient autour d’eux.

Le XVe siècle semblait promettre au Danemark des jours meilleurs. En 1474, Chrétien Ier, qui avait fait un voyage à Rome, obtint une bulle du pape pour fonder l’université de Copenhague ; il écrivit à tous les évêques de son royaume afin de leur recommander la nouvelle école ; lui-même la prit sous son patronage, et lui donna pour vice-chancelier un des hommes les plus instruits de son temps, Pierre Albertsen. En 1478, Albertsen partit pour l’Allemagne, et ramena de Cologne plusieurs professeurs. L’université fut inaugurée le 16 mai 1479. Pour augmenter le nombre des élèves, le roi Jean défendit à tout Danois d’entrer dans une université étrangère avant d’avoir passé trois ans à celle de Copenhague : Chrétien II renouvela cette ordonnance. Mais toutes ces mesures furent inutiles ; l’université était mal pourvue de maîtres et mal dotée ; elle déclina peu à peu, et les troubles civils qui éclatèrent en Danemark au XVIe siècle la paralysèrent entièrement. De 1530 à 1537, on n’élut point de recteur. L’étudiant renonça à ses études, le professeur abandonna sa chaire, l’école fut déserte : elle ne se releva de son anéantissement qu’à l’époque de la réformation.

Tout ce qui se faisait en Europe pour le progrès de la science n’arrivait en Danemark que très lentement. Gutemberg avait découvert l’imprimerie depuis un demi-siècle ; à Copenhague on n’avait encore que des manuscrits, et Pierre Albertsen donnait à l’université, comme une collection d’un grand prix, une bibliothèque de vingt volumes. Ce fut lui pourtant qui fit venir à Copenhague un imprimeur : Gottfried de Ghemen, dont la première publication date de 1493 ; c’est une grammaire latine. La seconde, est la Chronique rimée ; elle parut en 1495. Une imprimerie fut établie aussi à Odensée, une autre à Ribe. Mais pendant une grande partie du XVIe siècle, la plupart des livres danois furent imprimés en pays étranger, à Paris, à Cologne, Anvers, Leipzig, Lubec ; c’étaient des rituels, des livres de messe, et quelques romans de chevalerie.

Dans ce mouvement d’études scholastiques, la langue danoise n’avait pas fait de grands progrès. Dès le XIe ou le XIIe siècle, elle commença à se séparer de la langue islandaise. Gram a même fait remonter cette séparation beaucoup plus haut ; il prétend qu’il y a toujours eu quelque différence entre les trois idiomes scandinaves réunis sous le nom générique de Torrœna Tungu, ou de Danska Tungu, et son opinion paraît assez probable.

Les plus anciens monumens de la langue danoise remontent jusqu’au XIIe siècle ; c’est la loi ecclésiastique de Scanie de 1141, la loi de Séelande de 1170. Mais le manuscrit de ces deux lois ne date que du XIIIe siècle. À la fin du même siècle, Henri Harpestreng écrivit un livre sur la médecine. Dans ces premiers essais de la jeune langue, l’élément islandais domine encore à un haut degré. Ce sont les mêmes terminaisons de mots, les mêmes formes de style ; c’est presque de l’islandais pur, quant à l’essence même de la langue, mais l’orthographe a subi un grand changement. Ainsi la langue moderne du Danemark marchait pas à pas, appuyée sur des règles traditionnelles ; et quand elle voulut s’en écarter, elle se soumit à l’influence de l’Allemagne, car elle n’était pas encore assez forte pour marcher d’elle-même. Elle emprunta à l’allemand, et surtout au plat allemand, de nouvelles formes, de nouveaux mots, et c’est là ce qui la distingue particulièrement aujourd’hui de l’islandais.

Quatre siècles se passèrent avant qu’elle prît un caractère assez déterminé pour devenir une langue littéraire. Le peuple, toujours occupé de guerres et de courses aventureuses, ne faisait rien pour la développer. Les anciens rois n’avaient à leur cour que des scaldes et des voyageurs qui leur chantaient des vers islandais ou leur récitaient des sagas. Les prêtres, les religieux n’entendaient que le latin, ne s’occupaient que de latin. Plus tard les rois oublièrent l’islandais et adoptèrent l’allemand. Dès le XIVe siècle, l’influence de l’Allemagne alla toujours en augmentant. Éric de Poméranie, qui succéda à Marguerite, et Christophe de Bavière, étaient Allemands. Chrétien Ier, chef de la dynastie actuelle d’Oldembourg, était aussi Allemand. Les premiers professeurs de l’université de Copenhague, les premiers imprimeurs, étaient Allemands. La langue allemande se répandit dans toutes les classes de la société, et les savans conservèrent l’usage du latin. Saxo le grammairien composa l’histoire de Danemark en latin, et comme les hautes fonctions de l’état furent souvent confiées à des ecclésiastiques, au XIIIe siècle les lois étaient encore rédigées en latin.

Les premières lettres royales, écrites dans la langue du pays, datent du XIVe siècle. On commença seulement au XVe à employer dans les couvens des calendriers et des livres de prières danois.

C’est de cette époque que datent deux des plus anciens monumens de la poésie danoise : les Proverbes de Pierre Lolle et la Chronique rimée de Niel. L’histoire littéraire de ce temps-là a été tellement négligée, qu’on ignore même qui était Pierre Lolle. Deux savans danois ont tâché d’indiquer où il avait été enterré, faute de pouvoir indiquer où il avait vécu. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il vivait au XVe siècle. Il recueillit autour de lui, dans les lois[7], dans les traditions du peuple, ces sentences morales, ces maximes de la vie pratique, ces leçons proverbiales, que l’Arabe enseigne à ses fils, que le dieu Odin chanta dans le Havamal, et qui vivent encore aux deux extrémités du monde, sous les toits de feuillage de l’Orient, sous le dôme sombre des forêts du Nord.

Il y a dans ces proverbes un grand mérite de naïveté et de concision. C’est quelquefois un seul vers qui renferme toute une idée de morale, quelquefois deux vers rimés, rarement plus. Pierre Lolle les traduisit dans un latin grossier et souvent fort peu intelligible, et les disposa par ordre alphabétique. Ce livre obtint dès son apparition une grande popularité ; il fut admis dans toutes les écoles et devint l’objet d’un cours régulier[8]. Chrétien Pedersen, qui vivait au XVIe siècle, se plaint beaucoup d’avoir dû employer les plus belles heures de sa jeunesse à étudier ce mauvais latin.

L’auteur de la Chronique rimée (Den danske Riimkrœnike) était un moine de Sorœ, qui vivait à la fin du XVe siècle. Il voulait faire une histoire de Danemark plus populaire que celles qui existaient de son temps. Il s’empara d’abord de celle de Saxo Grammaticus, et la suivit sans hésiter depuis le commencement jusqu’à la fin. Quand celle-ci lui manqua, il emprunta ses récits aux annales latines : mais au lieu de traduire l’œuvre de ses devanciers ou de raconter comme eux les évènemens, il voulut donner à son livre une forme plus dramatique : il amena tour à tour chaque roi comme un acteur sur la scène, et lui fit raconter sa vie, ses projets, ses exploits Il y a dans cette sorte de monologue un certain mouvement qui plaît au premier abord, mais qui devient ensuite monotone. Du reste ce livre n’a aucune valeur historique et aucune valeur poétique ; il ne mérite d’être étudié que sous le rapport de la langue, comme une œuvre d’essai, comme un point de comparaison pour les œuvres à venir[9].

Un prêtre d’Odensée, nommé Mikkel, obtint quelque célébrité par ses compositions religieuses. Il a composé plusieurs poèmes, dont l’un assez long sur le rosaire[10]. Il a chanté le rosaire avec toute l’ardente croyance d’un vrai catholique ; il a vanté les bienfaits de la dîme avec une rare naïveté, et il a loué la Vierge avec un sentiment de vénération et d’amour qui rappelle parfois les adorations mystiques des minnesinger. Dans ce poème, la Vierge parle à un religieux, et elle lui dit : « Si par tes péchés tu t’étais fermé le ciel, si Dieu avait juré de ne pas t’y admettre, je peux encore te sauver, mais il faut me servir fidèlement. Je peux me placer entre lui et les coupables avant qu’il les condamne. Je peux le prier de créer pour eux un nouveau ciel. »

Un peu après elle ajoute : « Si quelqu’un a commis une si grande faute qu’il soit banni de la face de Dieu, il doit lire avec dévotion mes psaumes ; je viendrai à son secours, et je lui rendrai l’amitié de Dieu. »

Le passage sur les dîmes n’est pas moins remarquable. « Acquitte fidèlement la dîme que tu dois au prêtre et à l’église. Si tu manques à ce devoir, la sentence de Dieu te condamne et sa colère s’abaissera sur toi. Tu verras mourir tes porcs, tes bœufs, tes brebis. Le sol que tu laboures sera frappé de stérilité, et de ton travail il ne naîtra que des chardons et des épines. Si tu n’acquittes pas fidèlement la dîme, tous les fléaux tomberont sur toi ; tes amis t’abandonneront, tes enfans prendront le chemin du vice, ton fils sera pendu, toutes les joies de ce monde te fuiront, et tu descendras en enfer. »

Mikkel avait, pour son époque, un talent assez remarquable de composition. Ses vers sont nets et coulans ; sa langue est plus correcte que celle de ses prédécesseurs. Sous le rapport de la pensée et de l’imagination, il n’occupera jamais qu’une place très secondaire ; mais sous le rapport du style, il mérite d’être placé en tête des poètes danois du XVe siècle.

Une vingtaine d’années plus tard, la même ville d’Odensée vit apparaître un autre poète, dont le nom mérite d’être cité parmi ceux qui ont frayé une nouvelle voie et indiqué un nouveau genre : c’est le maître d’école Chrétien Hansen, le premier qui tenta de fonder en Danemark un théâtre[11]. Il écrivit trois pièces dramatiques, moitié plaisantes, moitié sérieuses, dont le sujet est vraisemblablement emprunté à l’ancien théâtre allemand, et toute la composition accuse, par sa naïveté, l’enfance de l’art. La première a pour titre : Histoire d’un homme qui, au moyen d’un chien, séduit une femme. Les personnages sont : Maritus, Uxor, Vir Rusticus, Bastuemand (baigneur), Mulier, Monachus, Aulicus, Vetula, Diabolus, Prœco. Le Prœco est le prologue qui ouvre la pièce par une harangue destinée à appeler l’attention du public, et la termine par une sentence morale. Immédiatement après le prologue, arrive un bon bourgeois, nouvellement marié, qui part pour un pélerinage et dit adieu à sa femme. À peine est-il loin que les galans se présentent à la porte. C’est d’abord un voisin assez rustique, qui va droit au but et fait sa déclaration d’amour, sans y mettre beaucoup de phrases de rhétorique. La jeune femme le renvoie très sèchement. Il est remplacé par un moine aux paroles élégantes et doucereuses. Puis vient un homme de cour, qui fait les plus magnifiques promesses. Mais les phrases poétiques de l’un, les protestations de l’autre, sont également inutiles. Le moine, désespéré, se retire. L’homme de cour va trouver une magicienne et la paie pour qu’elle séduise, par quelque philtre, le cœur de celle qu’il aime. La magicienne appelle à son secours les esprits infernaux ; mais, comme elle n’est arrivée probablement qu’au premier échelon de la sorcellerie, les diables se moquent d’elle. L’homme de cour se fâche et menace. La vieille femme, ne pouvant plus compter sur le secours de son ami Belzébuth, s’avise d’un autre expédient. Elle prend avec elle un chien noir, laid et crotté, et entre en pleurant chez l’inflexible épouse du pèlerin. — Qu’avez-vous donc, ma bonne femme ? dit celle-ci. — Hélas madame, il m’est arrivé un grand malheur. Imaginez que j’avais une fille charmante, la plus belle, la plus tendre, la plus délicieuse jeune fille que l’on puisse voir. Un homme vient lui faire la cour ; elle refuse de l’écouter. Il persiste, elle est impitoyable ; et cet homme, pour se venger, l’a changée en chien. Voilà ma pauvre fille, ajouta-t-elle en se tournant vers le hideux animal qu’elle avait amené. — Oh ciel ! est-il possible ? s’écrie la jeune femme ; si l’on refuse d’écouter une proposition d’amour, court-on risque d’être ainsi changée en bête ? — N’en doutez pas, madame, c’est ce qui se voit tous les jours. — Et moi, malheureuse ! qui ai renvoyé si cruellement ce matin un homme de cour d’une grace et d’une amabilité parfaite ! — Faites-le revenir, je vous en conjure, dit la sorcière, on ne sait ce qui peut arriver. — L’homme de cour revient, la pièce est finie, et le spectateur doit s’en aller très édifié de cette nouvelle manière de séduire une femme.

La seconde pièce est le Jugement de Pâris. Ce n’est pas autre chose qu’un combat de coquetterie entre les trois déesses qui cherchent à gagner les suffrages de leurs juges. Junon lui promet le pouvoir, Minerve la sagesse, Vénus l’amour. Pâris, qui est jeune, ne se soucie ni du pouvoir ni de la sagesse ; il accepte l’amour, et Junon se retire en proférant des cris de vengeance.

La troisième pièce est la Vie et la Mort de sainte Dorothée. C’est un mystère calqué sur une pièce qu’on jouait, au xvie siècle, en France et en Allemagne.

Dans ces œuvres dramatiques, le bon maître d’école d’Odensée n’a pas un grand mérite d’invention ; mais il jette çà et là quelques traits de mœurs intéressans et quelques réflexions assez piquantes. Ses vers sont, du reste, généralement bien tournés, et son style indique un progrès dans le développement de la langue.

Tandis que Chrétien Hansen essayait de fonder l’art dramatique en Danemark, un auteur, dont nous ignorons le nom, traduisait des romans de chevalerie et des contes plaisans, l’histoire de Ruus, et l’histoire galante de Flores et Blantzeflor.

Ruus est une de ces satires amères que le moyen-âge lançait, de temps à autre, contre les moines, comme pour protester de son indépendance, au moment même où il agissait en disciple. L’auteur de Ruus raconte qu’un jour le désordre s’était mis dans un couvent. La désobéissance avait levé le front devant l’autel, le vice avait franchi la porte des cellules. Le diable, qui tenait depuis long-temps l’œil ouvert sur cette communauté, pensa qu’il y avait là une bonne récolte d’ames à faire, et que ce serait une honte à lui de la laisser échapper. Le voilà donc qui revêt la livrée, se donne une figure hypocrite et vient se présenter comme domestique. L’abbé qui l’interroge lui reconnaît des dispositions et le prend pour cuisinier. Merveilleuse idée de l’abbé ! Dès le jour où le diable posa la main sur les fourneaux, tout le couvent s’épanouit comme une maison de village dans un jour de noces. Dès ce jour-là, adieu les jeûnes et le carême ; adieu les longues veillés et les maigres collations. Le savant cuisinier déclara indigne de son art et proscrivit sans rémission la fade nourriture ordonnée par les réglemens. Il employa les épices, il inventa de nouveaux raffinemens pour éveiller l’appétit blasé de ses maîtres et prolonger l’heure des repas. Dès le matin, le feu de l’enfer pétillait dans la cuisine, la table ployait sous le poids des lourds jambons et des quartiers de chevreuil, et pendant toute la journée la cave était ouverte. Les moines s’asseyaient là, entonnant une chanson bachique, et le diable, qui les traitait si bien, remarquait à leur rotondité croissante que ses efforts n’étaient pas perdus. Quelques mois se passèrent ainsi dans une douce indolence, et celui qui avait si bien installé la joie et la paresse dans le couvent, se crut en droit de demander une récompense. Il voulait être moine ; on le fit moine. Il prit le froc entre deux tonneaux et s’appela frère Ruus. Cette fois le malheureux cloître fut tout-à-fait au pouvoir de l’enfer. Le chœur fut abandonné ; l’église n’entendit plus ni chants religieux, ni prières : frère Ruus était le maître : il commandait à l’abbé, il commandait aux moines ; il buvait le jour, il courait la nuit, et il éprouvait un singulier plaisir à faire voir distinctement l’habit de religieux dans des lieux où jamais il n’eût dû apparaître. Quand il commençait ses excursions à travers champs, c’était un grand malheur pour toutes les maisons où il passait et tous les paysans avec lesquels il s’arrêtait à causer le long de la route. Son souffle envenimé répandait autour de lui la contagion, et rarement il entrait dans un village sans y susciter une querelle, ou sans y commettre quelque vol honteux. Mais un jour il devint lui-même victime de sa méchanceté. Il avait enlevé une vache à un pauvre paysan qui ne possédait rien de plus au monde. Pendant tout le jour et toute la soirée, le malheureux chercha sa vache dans la plaine et sur la colline. Quand la nuit vint, il se trouva égaré au milieu d’une forêt et se réfugia dans un tronc d’arbre. À ses pieds, il aperçut un passage souterrain ; il y descendit, et, après avoir marché long-temps, long-temps à travers des détours obscurs, il arriva à la porte de l’enfer. C’était un jour d’audience solennelle. Satan était assis sur son trône, et les émissaires qu’il avait envoyés de par le monde, venaient lui rendre compte de leurs voyages. Les uns avaient allumé la guerre civile, d’autres avaient semé la discorde entre les familles, d’autres avaient propagé l’habitude du vol, soufflé le blasphème, profané le sanctuaire, et le roi des enfers était là qui écoutait ces bulletins de crime, tantôt riant d’un rire horrible, tantôt encourageant ses ministres par un signe de tête. Tout à coup on vit s’avancer un démon portant le froc et la sandale. C’était frère Ruus. Il vint se prosterner aux pieds de son maître, et lui raconta sa vie de couvent ; tous les diables lui enviaient une telle œuvre, et Satan applaudit. Ce récit de Ruus termina la séance. Les diables retournèrent à leur chaudière ; Satan se retira dans les profondeurs de l’abîme, et le paysan, l’ame toute troublée, remonta dans son tronc de chêne. Le lendemain il alla trouver l’abbé et lui raconta ce qu’il avait vu. Les yeux de l’abbé se dessillèrent ; il reconnut ses fautes, assembla les moines et les prêtres. Tous se jetèrent à genoux, implorèrent le pardon du ciel. Ruus fut chassé honteusement, et le cloître reprit sa vie austère.

J’ai analysé ce conte grotesque, parce qu’il est du nombre de ces œuvres d’imagination qui caractérisent le moyen-âge. Il apparaît à travers les compositions religieuses de l’époque, comme les figures bizarres des voûtes gothiques à travers les rameaux d’arbres et les bouquets de fleurs. C’est une épigramme au milieu d’une prière, un cri d’incrédulité au milieu d’une pensée de foi. Ce conte a été répandu en Allemagne[12] et en Angleterre. J’ignore à quelle époque le Danemark s’en est emparé.

Le roman de Flores et Blantzeflor fut imprimé à Copenhague en 1509. Cette œuvre galante de chevalerie a été lue du nord au midi, dans tous les castels. L’écrivain danois n’a fait que la reproduire dans une traduction rimée assez plate[13].

Tel était l’état de la littérature en Danemark au xvie siècle, mais à côté de cette poésie écrite si chétive et si pauvre, il y avait une poésie traditionnelle, une poésie mâle, riche, féconde, qui grandit au milieu du moyen-âge danois comme une forêt de chênes au milieu d’une terre aride. C’est la poésie des Kœmpeviser. Pendant long-temps les beaux-esprits la méconnurent, les savans la dédaignèrent ; mais le jour où une main intelligente arracha de l’oubli cette harpe sonore, le jour où cette voix des anciens temps retentit de nouveau sur la terre des scaldes, la foule l’écouta avec surprise, les savans furent émus, les poètes applaudirent, et le Danemark n’eut plus rien à envier aux chants héroïques d’Espagne, aux ballades d’Écosse. Il avait son Cancionnero ; il avait sa Minstrelsy[14].


X. Marmier.
Copenhague, janvier 1838.
  1. Elle a été imprimée dans les Annales ecclésiastiques de Pontoppidan.
  2. Erik Menved construxit domum divitem pro pauperibus scholaribus. (Langebek, Scriptores, rerum Danic., tom. iv, pag. 61.)
  3. Multos bonos libros ecclesioe dedit. Tom. iii, pag. 452.
  4. Oratio de origine et statu rei litterariæ in Dania et Norvegia.
  5. Bulœi, Hist. univ. Paris.
  6. 1312. Henningus de Dania.
    1326. Petrus de Dania.
    1348. Magister Johannes Nicolai.
    1365. Manaritus Magni.
  7. Le premier et le second de ces proverbes sont pris textuellement dans la loi de Jutlande.
  8. Ces proverbes ont été publiés pour la première fois en 1506. Nycrup en a donné une nouvelle édition, avec commentaires, en 1828.
  9. La première édition de cette chronique date de 1495. M. Molbech l’a publiée, en 1825, avec une introduction et un glossaire.
  10. Le titre de ce poème est écrit en latin et en danois : Expositio pulcherrima super rosario beatæ Mariæ Virginis. — Her begynder en meghet nytthelig bog om Jomfru Marie Rosenkranz, imprimée en 1515.
  11. Nous ne parlons ici que des œuvres de théâtre écrites selon quelques principes d’art et d’esthétique. Si l’on veut prendre le mot de théâtre dans toute son extension, il est certain que les Danois, les Suédois et les Norvégiens connaissaient depuis long-temps cette espèce de jeux scéniques, dont on retrouve les traces dans l’histoire de tous les peuples. L’Edda parle du jongleur que Gylfe rencontre à la porte des dieux ; Snore Sturleson raconte que le roi Hugleik avait à sa cour des harpistes, des magiciens, des ménestrels. Plusieurs chants de Kœmpeviser peuvent être regardés comme des compositions dramatiques qui se récitaient avec une sorte d’appareil théâtral, et les Lakare suédois, dont nous aurons occasion de parler plus tard, étaient accompagnés de musique et de pantomimes.
  12. On lit dans les Parœmiæ ethicæ de Seidelin, imprimées à Francfort en 1589 : « Quis non legit quæ frater Rauschius agit ? »
  13. L’idée première de ce roman a été faussement attribuée à Boccace. Il fut introduit dans le Nord par Euphémie, comtesse de La Marche de Brandebourg, reine de Norvége. Euphémie mourut en 1312, et Boccace naquit en 1313.
  14. Nous avons publié il y a deux ans, dans la Revue des Deux Mondes, un essai sur les Kœmpeviser. Nous y reviendrons avec de nouveaux documens.