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La Littérature française dans ses rapports avec les littératures étrangères au Moyen Âge

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DE
LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
DANS SES RAPPORTS
AVEC LES LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES
AU MOYEN AGE.[1].

DISCOURS D'OUVERTURE.

Messieurs,


Quand le choix bienveillant d’un écrivain célèbre m’a désigné pour occuper passagèrement cette chaire, illustrée long-temps par l’éclat de son esprit et de sa parole, je n’ai pu songer à vous rendre quelque chose des improvisations pour moi inimitables, auxquelles il vous avait accoutumés. Heureux s’il m’était donné de continuer, par un enseignement plus modeste, l’enseignement solide et ingénieux tout ensemble du collègue distingué que l’éloquence latine vient de ravir aux lettres françaises ! J’ai cru qu’il n’était permis d’aborder cette chaire qu’en y apportant, à défaut d’un talent digne des brillans souvenirs qu’elle rappelle, les fruits d’une étude sérieuse. Occupé, par devoir, depuis plusieurs années, de travaux sur les littératures étrangères, j’ai craint, si je me renfermais trop exclusivement dans le champ de la nôtre, de rester au-dessous de la tâche nouvelle et imprévue qui m’était imposée ; j’ai craint de ressembler à ces voyageurs qui, dans les courses d’une vie errante, ont désappris la douceur de l’accent natal, et sont comme dépaysés en rentrant dans leur patrie. Pour échapper à ce péril, j’ai dû chercher un sujet qui ne fût point étranger à la destination de cette chaire, et auquel cependant des études antérieures m’eussent suffisamment préparé. Un seul se présentait naturellement ; la littérature française n’a pas été sans rapport avec les autres littératures. Vous le savez, messieurs, notre langue n’a pas exercé une moindre influence en Europe que nos mœurs, nos idées et nos armes. De leur côté, les lettres étrangères ont agi sur nous à plusieurs reprises : faire l’histoire de cette mutuelle influence, en déterminer les causes, en apprécier les résultats, tel est le sujet de recherches qui m’a semblé concilier le mieux et la nature de ce cours et la direction de mes études.

En effet, messieurs, il est impossible de s’occuper de l’Europe moderne et de ne pas être ramené sans cesse à la France ; dans mes plus lointaines excursions littéraires au nord et au midi, j’ai rencontré partout son génie voyageur et conquérant. Non moins souple et mobile que dominateur et communicatif, il n’est pas un peuple dont il n’ait, pour un jour, accueilli la langue ou adopté la fantaisie ! Ainsi, messieurs, nous toucherons à toutes les grandes littératures, car toutes ont été en contact avec nous ; tantôt nous verrons la nôtre, instrument glorieux de la civilisation du monde, subjuguer l’Europe charmée ; tantôt nous assisterons aux luttes soutenues contre elle par les littératures nationales, et notre sympathie, sans injustice, sera pour leur cause, car toute insurrection contre l’étranger est sainte ! Quelquefois, enfin, quoique trop rarement, nous applaudirons à d’utiles échanges, enrichissant par un heureux commerce notre trésor littéraire. Ainsi nous irons à travers l’Europe de siècle en siècle et de pays en pays, suivant partout l’étoile et la bannière de la France.

Mais, messieurs, dans la situation particulière où je me trouve, incertain du temps qui m’est accordé, je dois borner ce genre de considération à une époque déterminée de notre littérature ; j’ai choisi celle qui précède et ouvre toutes les autres : le moyen âge.

Nous aurons premièrement à examiner quelles circonstances ont préparé les commencemens de la littérature française, quels peuples ont mis la main à cet ouvrage naissant. Nous rechercherons ensuite quelle action cette littérature elle-même a exercée sur les autres littératures de l’Europe moderne ; nous ferons le compte, pour ainsi parler, de ce qu’elle a donné et de ce qu’elle a reçu ; nous établirons la balance des richesses qu’elle a recueillies dans son sein et des trésors qu’elle a répandus sur le monde.

Nous étudierons d’abord l’influence de l’antiquité.

Comme la langue latine a été la source de notre langue, comme les ruines de la civilisation romaine ont été le berceau de notre civilisation, ainsi les littératures de la Grèce et de Rome ont été les premières nourrices des lettres françaises. Même dans les âges d’ignorance, la lumière de l’antiquité ne s’est jamais complètement éteinte au milieu de nous ; elle y brille parmi les ténèbres des temps les plus reculés. Massalie répand sur quelques-uns de nos rivages, avec le langage de la Grèce, la politesse de ses mœurs et l’élégance de son génie. Rome envahit la Gaule, rapidement soumise à ses armes, et bientôt romaine par la langue et les coutumes. Après que les barbares sont venus et ont mis tout en confusion, Charlemagne paraît qui, voulant relever de terre la civilisation romaine tombée, ouvre les écoles, appelle les savans, fonde notre université de Paris ; et le mouvement qu’il a imprimé n’est jamais entièrement suspendu, jusqu’à ce qu’au seizième siècle s’accomplisse, par le concours de Constantinople qui meurt, et de l’Italie qui ressuscite, cette rénovation des lettres françaises, que l’empereur germain avait tenté d’accomplir à lui seul. — Dans cet intervalle, on aime à suivre les effets de cette étude qui ne cesse point, à observer quels auteurs de l’antiquité sont copiés de préférence dans les cloîtres, quels sont les plus goûtés, les plus répandus, les plus imités ; chose frappante et pourtant naturelle ! ce sont souvent les moins parfaits, ceux de l’époque du Bas-Empire ou de la latinité corrompue ; c’est Prudence pour Virgile, c’est Orose au lieu de Tite-Live, c’est Marcianus Capella qui tient la place de Cicéron.

En outre, partout s’élève une littérature latine, contemporaine et rivale des littératures vulgaires. L’idiome qu’elle emploie est celui de l’église, de la science, des affaires ; et l’on peut dire que la littérature latine, au moyen âge, est une littérature morte dans une langue vivante.

Passant aux impressions que notre langue et notre littérature ont pu garder de l’ancien état des peuples germains, nous trouverons qu’elles se bornent à de faibles vestiges, d’autant plus importans à recueillir qu’ils sont plus rares. D’où nous viennent donc, messieurs, les matériaux de notre littérature, et principalement de la poésie chevaleresque qui en forme, au moyen âge, la partie la plus considérable ? Doit-elle quelque chose aux traditions celtiques de la vieille Gaule, ou à des légendes originaires du pays de Galles et de la Bretagne ? Serait-il vrai que le chant des trouvères fût un dernier écho de la harpe des bardes ? Et si ces origines de la muse française sont trouvées mensongères, qu’a-t-elle emprunté de la muse provençale, sa sœur aînée, qu’elle a trop fait oublier ? Depuis le cours que M. Fauriel a professé dans cette faculté[2], on ne peut plus douter que les poètes de la France méridionale n’aient raconté, avant leurs frères d’Artois ou de Normandie, dans des épopées en partie perdues, toutes ces aventures de chevalerie qui ont fourni aux poètes de la France du nord le sujet d’intarissables récits. Quand vous verrez, messieurs, à quel point l’Europe entière s’est empressée d’adopter ces récits et de les reproduire, vous sentirez mieux avec quelle gravité se présentait la question de leur origine, et de quelle importance est la solution si neuve et si satisfaisante que M. Fauriel en a donnée.

Jusqu’ici nous n’avons parlé que de l’Occident : il faut présentement tourner notre vue d’un autre côté. Tandis que la langue française se formait laborieusement des débris de la langue latine, tandis que la chevalerie naissante mêlait quelque générosité et quelque enthousiasme aux violences de la féodalité, et que la littérature tentait d’associer aux souvenirs altérés de la civilisation antique les sentimens incomplets de la société nouvelle, l’Orient, qui avait eu aussi ses révolutions, et que Mahomet avait renouvelé ; l’Orient, ce vieux monde, berceau du nôtre, continuait de rouler dans son lointain orbite, avec ses traditions, ses apologues, ses contes sans nombre, et toutes les éblouissantes merveilles de son ciel et de sa poésie. Le temps venu où il devait donner la main à l’Occident, la littérature française, jeune encore et naïve, avide d’émotions, curieuse de récits, s’avança au-devant de lui, et le rencontra par plus d’un endroit : le génie arabe atteignit la Provence à travers l’Espagne. Les Juifs, qui étaient entre les peuples les courtiers des idées aussi bien que des richesses, importèrent dans le midi de la France, avec l’étude de la médecine, une foule de notions orientales ; vinrent les croisades, où les Français parurent aux premiers rangs, car ce n’est pas sans motif que le nom de Franc fut donné à tous ces guerriers aventureux qui allaient combattre pour la cause de la civilisation, en croyant ne suivre que l’étendard de la foi. Le but des hommes dans ces guerres leur échappa ; il fallut abandonner aux infidèles le saint tombeau, et Jérusalem fut perdue. Mais Dieu n’avait pas en vain rapproché l’Europe et l’Asie dans les longues étreintes de cette lutte de deux siècles. Je parlerai seulement de notre poésie, que semble alors illuminer un rayon du soleil d’Orient. Souvenons-nous aussi, messieurs, que nos croisés s’étaient laissé distraire, en passant, par la fantaisie de s’asseoir tout éperonnés sur le trône impérial de Constantinople. Vous savez en quelle admiration les jeta la rencontre qu’ils firent, aux extrémités de l’Europe, d’une ville si supérieure à tout ce qu’ils connaissaient par les restes de ses arts et la majesté de ses monumens. Constantinople était alors comme la porte magnifique de l’Orient. Par là durent encore nous être apportés de nombreux alimens pour notre poésie. — Mais avant ces pélerins armés, empereurs de Bysance, ducs d’Athènes, princes d’Antioche ou de Galilée, d’autres plus obscurs et aussi hardis, cheminant dans l’ombre, se glissant à travers les obstacles et les périls d’un monde presque inconnu, avaient traversé la Syrie et salué la Palestine. Une foule de Français entreprirent ces pieux voyages et les racontèrent au retour dans leurs itinéraires ; nom qu’on ne peut rencontrer à cette époque de la littérature française, sans penser involontairement à sa plus grande gloire dans le siècle où nous vivons ! Le commerce, l’esprit d’aventures, les ambassades des papes, des rois de France auprès des princes mahométans et surtout des chefs tartares, toutes ces causes et mille autres poussèrent vers l’Asie une foule d’hommes de toute condition, des moines, des artisans, des prêtres, des soldats. — Que d’histoires, de légendes orientales durent voyager alors avec cette foule vagabonde ! Combien durent être rapportées sous le toit natal et redites au foyer rustique ou sous la cheminée du manoir, qui avaient été contées la première fois au désert, sous les tentes, près des fontaines ! — Et nous, messieurs, dans ce cours, nous remonterons à la source de ces traditions venues de si loin ; nous irons, jusqu’aux bords du Gange, chercher la patrie de ces fables que se sont passées de main en main l’Inde, la Perse, l’Arabie ; que des Juifs ont traduites en hébreu, en grec et en latin ; qui, tombées enfin dans le domaine de la littérature vulgaire, sont devenues le patrimoine commun des diverses nations de l’Europe, et dont la France, une des premières, a recueilli l’héritage.

Nous terminerons cette partie de nos recherches par l’histoire des traditions orientales sur Alexandre ; il est beau de suivre ce grand nom à travers les siècles, et de voir comment, dans l’ignorance de la vérité, l’imagination des peuples se travaille pour égarer par des inventions gigantesques la grandeur que l’histoire lui a faite. — Quand ce conquérant eut disparu du monde, que sa puissance remplissait, comme chacun de ses capitaines prit un morceau de son empire, chaque peuple qu’il avait soumis voulut hériter d’une portion de sa gloire : l’Égypte lui donna pour père un de ses rois ; la Perse le fit naître de Darius, cherchant à couvrir par cette fiction hardie la honte de ses défaites ; les Arabes se plurent à broder de fables la destinée de l’élève d’Aristote. Quand la figure d’Alexandre, ainsi dénaturée par les étranges ornemens que lui avait prêtés l’imagination orientale, vint à se montrer en cet état aux peuples de l’Occident, ils augmentèrent encore la confusion, en affublant le roi de Macédoine, devenu monarque asiatique et magicien, d’un costume de chevalier. C’est ainsi qu’Alexandre entra dans notre poésie, devenu, pour ainsi parler, le héros de la terre entière, portant confondus les insignes de l’admiration de tous les peuples, comme s’ils les eussent réunis à plaisir pour en faire un magnifique et bizarre trophée à la plus vaste gloire qui fut jamais.

Après avoir recherché les origines, et, pour ainsi dire, la matière de la littérature française au moyen âge, il reste à en suivre les effets sur les autres littératures.

La poésie chevaleresque se répand presque en même temps par toute l’Europe : l’Italie est la plus prompte à la recevoir de nous. Dès le treizième siècle, les paladins de France, les héros de Charlemagne, fournissent le sujet de récits et de chants qui ont cours au-delà des Alpes. Bientôt toutes ces aventures qu’avaient racontées nos troubadours et nos trouvères, sont célébrées dans une foule d’épopées qui perpétuent en Italie la tradition chevaleresque née en France, jusqu’à ce que deux hommes lui impriment un caractère nouveau. Pulci ose donner place à la plaisanterie entre les récits incroyables et les réflexions dévotes de la légende ; Boyardo y introduit l’intérêt romanesque, et c’est ainsi métamorphosés que les héros de Turpin arrivent aux mains de l’Arioste. Tout en se jouant de ses personnages et de ses récits avec une grâce que Pulci n’avait point connue, tout en laissant bien loin derrière lui les plus aimables inventions du Boyardo, l’Arioste ne s’en rattache pas moins, par ces deux hommes et par leurs prédécesseurs, à notre vieille poésie chevaleresque, dont son imagination ingénieusement naïve a plus conservé ou mieux retrouvé qu’on ne croit d’ordinaire, l’allure naturelle et facile, et ce mouvement à-la-fois continu et varié d’un récit qui s’interrompt sans cesse et ne s’arrête jamais. Dès ce moment, la poésie chevaleresque ne peut plus être qu’une poésie badine ; l’Arioste, qui lui a prêté tant de rians prestiges, l’a dépouillée sans retour de tout prestige sérieux. Cependant, avant de s’éteindre, cette noble poésie chevaleresque, ranimée au nom des croisades françaises, qui lui rappelait son origine un peu oubliée, jettera encore un dernier rayon, le plus brillant peut-être, sur la classique épopée du Tasse.

L’Italie avait également reçu de la Provence ses premières inspirations lyriques. En partant de nos troubadours, nous arriverons à Pétrarque, comme nous avons été conduits à l’Arioste et au Tasse. Il n’est pas jusqu’au Dante dont l’œuvre colossale n’ait quelques fondemens parmi nous : ce triple univers qu’a bâti si fortement sa puissante main, il ne l’a pas tiré du néant ; ces espaces du monde invisible que peuplèrent de tant de créations sublimes sa foi, son génie et sa haine ; ces espaces, alors qu’il y entra, d’autres les avaient parcourus. Il y avait des voyages dans la voye d’enfer et dans le purgatoire de saint Patrice, avant le mystérieux voyage du grand poète ; Dante, qui a fait des vers en provençal et qui connaissait notre langue, a pu prendre dans quelques-unes de ces légendes qui furent répandues de si bonne heure dans le midi et peu après dans le nord de la France, l’idée de sa vision. On voit bien un poète islandais du onzième siècle rencontrer par avance les plus sombres imaginations du Dante, ou plutôt les emprunter de même à la France, où il était venu les chercher pour les mêler bizarrement aux traditions du Nord, comme Dante, deux siècles plus tard, à ses croyances théologiques et à ses passions républicaines.

Un genre de littérature dont l’origine nous appartient plus complètement, ce sont ces contes et fabliaux, peinture familière et railleuse de la vie privée, où n’ont pas dédaigné de puiser largement nos génies les plus originaux, Rabelais, Molière et La Fontaine. Avant eux, les conteurs italiens ont sans cesse emprunté aux nôtres les sujets de leurs nouvelles, et ainsi ils nous doivent en partie le genre peut-être le plus national de leur littérature. — Bocace surtout, Jean Bocace, ce joyeux enfant de Paris, qui respira dès le berceau un air imprégné de malice et de vieille gaîté gauloise, garda toujours quelque chose de l’humeur joviale et moqueuse de ceux qu’un caprice prophétique du hasard avait faits ses compatriotes. Ni le goût des inventions romanesques, où, docile à son temps, il exerça sa jeunesse, ni l’admiration de la gravité latine trop empreinte en son langage cicéronien, ni un vif sentiment de la poésie grecque dont il fut un restaurateur passionné, n’effacèrent complètement son baptême français. Qui sait combien de ses meilleures nouvelles il apprit enfant, peut-être, dans les rues de Paris avec de jeunes compagnons, au bout de la table où les compères du marchand florentin oubliaient son jeune fils pour se régaler de bons contes dont il a fait des récits immortels !

Notre littérature chevaleresque, messieurs, a franchi les Pyrénées aussi bien que les Alpes. Sans parler du poème d’Alexandre, un des plus anciens monumens de la poésie castillane, et que lui a prêté la nôtre ; sans agiter ici la question de l’origine tant disputée du douteux Amadis, quelques-unes des plus vieilles et des plus belles romances espagnoles sont là pour témoigner que la mémoire fabuleuse de Charlemagne a été populaire dans le pays où s’était conservé le souvenir d’une expédition historique, terminée par un illustre désastre. Il est curieux de voir la vaillance française célébrée par ceux qui luttèrent contre elle, et les héros de Roncevaux chantés par les vainqueurs des Maures. L’orgueil espagnol cependant ne perd pas ses droits ; il se trahit tantôt par des invectives, tantôt par des fictions également intéressées : en effet, des romances accusent le courage de Roland, et une chronique donne à son illustre adversaire, D. Bernard de Carpio, Charlemagne pour père. C’est ainsi que les Persans faisaient naître Alexandre de Darius. Quand la gloire d’un peuple contraint ses ennemis de la célébrer, il est naturel qu’ils s’efforcent d’en amoindrir l’éclat ou de s’en couvrir eux-mêmes. Mais soit qu’ils veuillent altérer les titres de cette gloire, ou qu’ils prétendent les usurper, ils la rehaussent également.

D’autres parties de l’Espagne furent dans une liaison politique et littéraire fort étroite avec certaines parties de la France actuelle. Il y eut une époque où la Provence, le Roussillon, et d’autres états du Midi appartinrent à des comtes de Catalogne, qui plus tard devinrent rois d’Aragon et conquirent le royaume de Valence et les Baléares. Ces divers pays parlaient à-peu-près la même langue, appelée indifféremment provençale, limousine ou catalane ; leur poésie était celle des troubadours ; ce nom fut porté avec honneur par plusieurs rois de l’illustre maison d’Aragon : à cette maison appartenait D. Enrique de Villena, qui s’efforça de transporter dans la Péninsule la jurisprudence galante des cours d’amour et les préceptes de la gaie science.

Le Portugal eut aussi ses troubadours, qui s’essayèrent à reproduire les chants gracieux des Provençaux, leurs modèles. Il n’est pas étrange, messieurs, de rencontrer une poésie venue de France, dans un pays qui n’existe que pour avoir été arraché aux Maures par une main française !

C’étaient des Français aussi, car ils l’étaient devenus par l’adoption rapide de nos mœurs et de notre langue, ces Normands qui mirent un jour à la voile pour prendre l’île d’Angleterre, et se la partagèrent comme un grand fief. Là notre langue fut imposée par le droit de la guerre, et les ménestrels prirent possession du sol avec les conquérans. Mais il y eut des résistances : de même que quelques chefs nationaux tenaient dans les bois et les marécages, et refoulaient momentanément les vainqueurs ; de même au fond d’un cloître écarté, sous le toit ruiné d’un Franklin saxon, la langue du pays retentissait encore dans quelques chants et dans quelques chroniques, tandis que tout ce qui avait pouvoir ou richesse la méprisait. Les deux idiomes ont fini par se fondre comme les deux peuples. Mais l’Angleterre conserve à cette heure une foule de mots inscrits dans son vocabulaire par notre épée.

Il n’est pas surprenant, d’après cela, messieurs, que notre littérature chevaleresque forme une portion si étendue de la vieille littérature anglaise. La poésie anglo-normande est réclamée par les deux pays, et c’est ainsi que les bibliothèques d’Angleterre contiennent parmi leurs archives un si grand nombre de monumens français. Bien après qu’on eut commencé d’écrire l’anglais, on s’en servit surtout pour redire ce qu’avaient raconté nos trouvères ; l’emploi du français dans la poésie se continua si long-temps, qu’au quatorzième siècle, sous Édouard iii, qui le premier le bannit de la jurisprudence, l’ami de Chaucer, Gower, écrivit en français un poème entier et des chansons pleines de grâce. Chaucer enfin, le Bocace de l’Angleterre, le père de sa littérature et de sa langue, fut le traducteur du roman de la Rose, et, dans le Temple de la Renommée, l’imitateur d’allégories provençales et françaises ; enfin, dans le conte où il a excellé, il se montra l’élève de Bocace, et, comme lui, des fabliers français dont il suit de plus près encore l’allure et le génie. La France pourrait pousser plus loin ses prétentions et réclamer sa part des créations symboliques de Spenser ; elle pourrait revendiquer l’honneur d’avoir donné à Shakespeare, non des modèles, elle n’en avait point alors à lui offrir et son génie n’en comportait pas, mais du moins les sujets d’un certain nombre de ses drames ; elle pourrait se vanter d’avoir fourni les sources obscures où s’est alimenté ce fleuve immense qui roule la fange et réfléchit l’univers, dont l’œil suit tour à tour avec une admiration mêlée d’incertitude, le cours limpide, les cataractes étourdissantes et les majestueux débordemens.

L’empire de la littérature française s’étendit au nord encore plus loin qu’au midi. On sait que les minnesingers furent les troubadours de l’Allemagne, dont la poésie chevaleresque, soit dans l’épopée, soit dans le genre lyrique, présente presque toujours un calque de la nôtre ; il n’en sera que plus curieux de démêler ce qui s’est pu glisser d’originalité nationale dans cette poésie d’emprunt. D’autre part, nous verrons dans les Niebelungs et le livre des héros, les mœurs et les sentimens de la chevalerie aller chercher, pour ainsi dire, et rencontrer sur leur terrain les traditions barbares. Là nous assisterons aux luttes et aux alliances des deux génies qui se disputent l’Europe moderne.

Le génie chevaleresque, dont le midi de la France semble être la patrie, atteignit le vieux génie du nord au milieu de ses glaces, et envahit jusqu’à son lointain berceau. Les compagnons fabuleux de Charlemagne, les courtois chevaliers de la Table ronde prirent place dans la littérature islandaise à côté de Sigurd, de Théodoric et d’Attila, et les sagas s’étonnèrent de mêler des récits de tournois et d’aventures aux lugubres tragédies qui les ensanglantaient.

Je n’ai pas parlé du théâtre, il sera traité à part, et je montrerai que la France au moyen âge ne le cède ni pour l’antiquité, ni pour le nombre de ses mystères et de ses moralités à aucun pays de l’Europe. Peut-être même nous convaincrons-nous que c’est dans sa partie méridionale qu’ont dû avoir lieu d’abord ces représentations théâtrales dont l’origine se rattache à des divertissemens païens, et que l’église imagina pour les remplacer. Vous savez que ce genre de compositions a couvert l’Europe depuis le douzième siècle jusqu’au quinzième. Pour trouver cette forme dramatique élevée à la dignité de l’art, il faut aller en Espagne, et, chose étrange ! descendre jusqu’au dix-septième siècle ! Un poète de génie, Caldéron, qui écrivait en même temps que Racine, composa, sous le nom d’Actes sacramentaux, de véritables mystères. Ce sont, pour la plupart, des prodiges d’imagination et de subtilité. Nous parlerons de ces drames allégoriques trop peu connus, et qui, malgré leur date, sont une continuation, ou, si l’on veut, une tardive et brillante résurrection de notre scène du moyen âge.

Messieurs, je viens de vous tracer la route que nous ferons ensemble. Elle part de l’antiquité grecque et latine, coudoie les antiquités germaines et celtiques, va chercher l’Orient, et, traversant la Provence, rentre dans notre pays ; puis en sort, parcourt l’Italie, l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre, l’Allemagne. Voyage immense, que nous achèverons pourtant sans poser le pied hors de la terre de France, car ce chemin, tel que je viens de le tracer sur la carte du monde, que l’on parle poésie ou guerre, c’est le chemin de nos conquêtes.

Vous le voyez, messieurs, bien que les littératures étrangères jouent un grand rôle dans ce cours, l’intérêt de nationalité, à défaut d’autres, ne lui manquera pas, et je ne serai pas infidèle à l’objet de cette chaire, tout en demeurant fidèle à mes études.

Ce n’est pas tout, messieurs, j’ai tracé la route que nous suivrons, mais je n’ai pu vous indiquer tout ce que nous rencontrerons des deux côtés du chemin. Mille excursions nécessaires nous attendent ; nous aurons, tout en marchant, mille questions à poser et à résoudre : car nous voulons pleinement connaître le rôle que la littérature française a joué en Europe au moyen âge. Pour cela, il ne suffit pas d’étudier ses rapports de filiation, de génération pour ainsi dire, les seuls dont j’aie parlé aujourd’hui ; il faudra la comparer avec ses rivales sous tous ses aspects et dans toutes ses parties.

Nous la ferons, messieurs, cette étude comparative sans laquelle l’histoire littéraire n’est pas complète ; et si, dans la suite des rapprochemens où elle nous engagera, nous trouvons qu’une littérature étrangère l’emporte sur nous en quelque point, nous reconnaîtrons, nous proclamerons équitablement cet avantage ; nous sommes trop riches en gloire pour être tentés de celle de personne, nous sommes trop fiers pour ne pas être justes.

Messieurs, notre part est assez belle ; trois fois la civilisation française s’est placée à la tête de l’Europe : au moyen âge, par notre littérature, par nos croisades et notre chevalerie ; au dix-septième siècle, par le génie de nos écrivains et le règne de Louis xiv ; au dix-huitième, par l’ascendant de notre philosophie et les triomphes de notre glorieuse révolution. Et aujourd’hui nous arrêterions-nous dans la voie du progrès, qui est la voie de l’humanité ? Non, messieurs, il n’en sera pas ainsi. — Le dix-neuvième siècle, qui a déjà porté de si grandes choses, semble par momens indécis et fatigué dans sa marche. Soutenons le pas, Messieurs, et pour la quatrième fois reprenons notre poste en tête du mouvement européen. L’Europe nous regarde et nous attend.


J. J. Ampère.
  1. M. J.-J. Ampère a ouvert ce cours de littérature comparée, le 17 décembre, à la Sorbonne ; nous ne manquerons pas de suivre notre jeune professeur dans ses brillantes et ingénieuses expositions, et lui-même nous fournira sans doute les moyens de reproduire dans la Revue quelques-unes de ses leçons.
    (N. du D.)
  2. Voyez la première série de la Revue des deux mondes, dernier trimestre de 1832, où se trouve imprimé le cours de M. Fauriel.