La Littérature jaune/02

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La Littérature jaune
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LA


LITTÉRATURE JAUNE.





II.




I. — LITTÉRATURE DE MOEURS ET MŒURS LITTÉRAIRES.

Les comédies patriotiques et satiriques de Dupré et l’opéra de Juste Chanlatte[1] ne nous ont fait connaître qu’un des moindres aspects du mouvement intellectuel d’Haïti; il nous reste à l’étudier dans ses trois autres manifestations, à commencer par la littérature de mœurs proprement dite. Cette littérature a de nombreux obstacles à vaincre pour se faire jour en Haïti, et le principal de tous, c’est la proximité et l’abondance même des matériaux qui lui sont offerts. Dans ce pénible travail de fusion qui met, depuis un demi- siècle, aux prises la minorité presque française des sang-mélés avec la prépondérance numérique des Africains, et les réminiscences nègres de ceux-ci avec d’incessantes et naïves contrefaçons de la civilisation européenne, tout doit être excentrique et fortement accentué; mais, par cela seul que l’excentricité est ici la règle, le fait normal, elle frappe difficilement l’attention des écrivains qui vivent dans ce milieu, et surtout d’un public qui ne comprend pas de manière d’être différente de la sienne. Les perspectives morales, aussi bien que les autres, ne peuvent être embrassées que dans un certain lointain, et encore, pour bien saisir chaque détail en particulier, faut-il que les détails ne soient pas trop nombreux. Un arbre arrête mieux le regard dans une lande que dans une forêt : les individualités typiques ne se détachent jamais mieux non plus que sur le fond terne et nivelé des sociétés vieillies. Si Dupré a nettement dessiné dans ses comédies certains ridicules nationaux, c’est que, contemporain de la domination française, il trouvait dans sa mémoire les oppositions morales propres à les faire ressortir. Soit instinct, soit calcul, le comique haïtien a même presque toujours soin de placer ces contrastes révélateurs sous les yeux de son public. Il y a quinze ou seize ans, quand le feuilleton essaya de reprendre le crayon satirique de Dupré, c’est encore aux mœurs européennes qu’il voulut demander des ombres. Malheureusement la plupart des écrivains de la nouvelle génération ne connaissaient la France que par ouï-dire, d’autres n’avaient pu en rapporter que quelques souvenirs de collège, de sorte que l’ombre manquait souvent de vérité. Exemple : dans un feuilleton, d’ailleurs très passablement écrit, où l’auteur a voulu mettre en présence la fashion française et la fashion haïtienne, une jeune fille du plus beau monde parisien arrive à Port-au-Prince, et cette belle demoiselle, non contente de débarquer en magnifique toilette de douairière, s’écrie à tout propos : « Ah! dame! oh! c’te idée!» absolument comme dans le monde des étudians et des grisettes. « Foi de gentilhomme! » riposte à certain endroit son interlocuteur haïtien, qui veut, lui aussi, se mettre à la hauteur des belles manières françaises.

Dans le champ si fécond et si accidenté des croyances africaines, la moisson semble, au premier abord, beaucoup plus facile; la minorité lettrée, qui ne les partage que peu ou point, se trouve en effet placée, pour les observer, dans les mêmes conditions de perspective que le serait un voyageur d’Europe; mais ici autre empêchement. Bienveillant, l’écrivain craindrait d’encourir le soupçon de crédulité et par suite les railleries de ses lecteurs; car les lettrés du pays se croient tenus d’afficher entre eux des allures d’esprit fort. Sceptique, l’écrivain s’exposerait à un danger beaucoup plus sérieux, celui d’être tôt ou tard dénoncé aux susceptibilités des vaudoux, des ghions et des saints. Aussi les rares attaques que le feuilleton s’est permises de ce côté se sont-elles presque toujours limitées aux superstitions bourgeoises, à celles qui ne se lient pas intimement aux rites africains, et encore fait-il patte de velours. Tel journal, le plus hardi cependant des journaux haïtiens, devra recourir, par exemple, aux précautions oratoires de l’apologue pour insinuer que le vieux fer à cheval cloué à la porte de presque toutes les boutiques de Port-au-Prince n’est pas un talisman infaillible. Un autre consacrera plusieurs colonnes à établir, avec le sérieux et la timide obstination qu’aurait mise un élève de Galilée à nier devant le saint-office l’immobilité de la terre, qu’une lorgnette est un inoffensif instrument d’optique, et que les dames de Port-au-Prince ont tort de se croire déshabillées par le simple regard du curieux qui les lorgne au spectacle, à l’église ou dans la rue. — Il n’y a pas jusqu’au terrain neutre de l’amour qui ne soit hérissé de casse-cous pour le feuilleton. Si la classe lettrée, comme on l’a vu ailleurs, condamne déjà en principe les placemens, elle les autorise encore en fait et par son propre exemple, — d’où il suit que l’écrivain de mœurs qui oserait aborder librement la question serait placé dans l’alternative de violer de deux choses l’une : ou la bienséance théorique, ou la bienséance pratique ; de manquer soit à lui-même, soit à son public.

Eh bien ! ces obstacles (et j’en passe) ont été plus ou moins habilement surmontés. Il s’est trouvé çà et là quelques écrivains tout à la fois assez observateurs pour ne pas être offusqués par la multiplicité et par l’extrême voisinage des points de vue, — assez courageux pour braver le respect humain qui leur interdisait toute excursion amicale dans le domaine des idées nègres proprement dites, — assez adroits enfin pour ne pas éveiller les susceptibilités ou les scrupules qu’ils coudoyaient chemin faisant. C’est à deux anciens journaux de Port-au-Prince, le Républicain et l’Union, qui lui succéda, que revient principalement l’honneur de cette tentative. Les esquisses de mœurs qu’ils publiaient de loin en loin offriraient à une plume exercée, sinon des modèles, du moins des données d’une vérité précieuse. Dans leur préoccupation affichée de frayer les voies à une littérature exclusivement haïtienne (et sauf certaine iinexpérience qui, faute de savoir trouver des équivalens français aux idiotismes et au fantasque décousu de l’expression créole, lui substitue trop souvent la phrase compassée des manuels de rhétorique), les auteurs de ces esquisses se sont bornés à copier, avec la froide exactitude d’un daguerréotype, les caractères et les incidens locaux qu’ils étudiaient. Si ce procédé est peu favorable à l’effet pittoresque, s’il laisse parfois au premier plan d’insignifians détails qu’un crayon artiste dédaignerait ou reléguerait dans l’ombre, il a l’incontestable mérite de n’en négliger aucun d’essentiel et surtout de n’admettre aucun trait d’emprunt. Ajoutons qu’en se condamnant systématiquement au rôle de copiste ou d’écho, en laissant ses personnages penser, parler et agir pour leur propre compte, l’auteur était dispensé de se prononcer sur les points scabreux et échappait ainsi aux alternatives embarrassantes dont nous venons de parler. Il ne fallait, par exemple, rien moins que ce parti-pris de vérité passive pour faire accepter dans les colonnes d’un journal[2], entre la reproduction d’un discours de M. de Lamartine et une annonce légale de notaire, les hardiesses de cette pastorale haïtienne ; c’est une conversation que tiennent à la fontaine de jeunes villageoises des environs de Port-au-Prince :


« .... On prétend que Marie est sur le point de se placer avec Alexandre.

« Un rire général accueillit d’abord ces derniers mots.

« — Vous riez ? répliqua la nouvelliste ; certainement on rappelle Alexandre, qu’on avait éloigné ; il arrive incessamment. Qu’en pensez-vous, Adèle ?

« — Sur cette question, j’aurais, ce me semble, les mêmes réserves que nos mères. Cependant, s’il s’agissait de ma fille à moi ; si, après mes remontrances et mes conseils, elle s’obstinait dans la même voie, si la passion la dominait, comme dans ce cas, par exemple, eh bien ! je n’hésiterais pas entre les devoirs d’un chrétien et l’amour d’une mère, car certainement mes entrailles me feraient mal à voir mon enfant souffrir, à la voir malheureuse et triste à mourir. »


Donc (et ceci n’est que le commencement) ces ingénues de village se prononcent net pour le concubinage public. — Du moment, direz-vous, où Alexandre est aimé de Marie et où la famille de celle-ci consent à rappeler Alexandre, pourquoi, au lieu de les placer, ne pas les marier purement et simplement à l’église ? À force de feuilleter[3] et le hasard aidant, j’ai trouvé plus haut (dans l’Union du 12 octobre 1837) le mot de l’énigme : Marie est la propre sœur d’Alexandre. Ces innocentes demoiselles philosophent tout bonnement sur l’inceste. Faites-en donc encore des tragédies !

La mère des deux amoureux éprouve bien quelques scrupules, mais juste ce qu’il en faut pour tenir l’intérêt suspendu et parce qu’il est de règle que les grands parens contrarient toujours un peu l’inclination des jeunes cœurs. Les scrupules maternels servent d’ailleurs à amener l’intervention du personnage traditionnel de tout roman villageois, du « bon curé » de la paroisse, et voici ce qu’en pense ce respectable curé. On va comprendre qu’ici encore je suis forcé de citer textuellement ; c’est une conversation entre la mère et le frère des deux amans :


«… — Enfin, qu’en penses-tu ? Cet amour est par trop illégitime.

« — Pour vous répondre, ma mère, je rapporterai ici les paroles de l’excellent prêtre de notre commune : « Il faut, disait-il à une femme qui était venue solliciter son intervention dans une pareille situation, il faut tolérer le moins possible ces penchans, qui quelquefois peuvent être heureusement combattus ; mais généralement leur progrès est si rapide, que, de leur naissance au plus haut degré de passion, il n’y a guère d’espace. Or, lorsque ces inclinations naturelles ont pris de profondes racines dans le cœur et qu’on ne peut les extirper qu’au préjudice de la vie de l’individu, la mère qui hésiterait encore, la mère qui, aveuglée par sa religion, ne reculerait point devant le sacrifice de la vie de son enfant à un précepte religieux, précepte auquel l’on peut remédier par des dispenses et force pénitences, cette mère, dis-je, est cruelle, elle n’a point d’entrailles. Dieu, dans sa colère, fera descendre sur elle une longue suite de maux qui couvrira sa maison de deuil et de gémissemens ! » Oui, voilà ce qu’a dit un bon prêtre dont l’autorité sacrée était heureusement intervenue entre le fanatisme d’une femme et l’amour d’une fille.

« — Et qu’a-t-elle fait, cette femme ? demanda Bonite attendrie.

« — Elle s’est soumise, parce qu’elle avait senti toute la sagesse d’un pareil langage.

« — Quel que soit le prix, dit la mère, qu’on exigera de moi pour le bonheur de ma fille, Je ne saurais trop chèrement l’acheter. Tu iras demain à la Croix-des-Bouquets, tu diras à ce prêtre que je vouerai toute ma vie à la pénitence, tu lui diras que j’accomplirai à la lettre sa volonté, qui est celle de Dieu, et que je paierai la dispense de toute ma fortune ; mais j’exige de toi une chose : c’est de n’en rien dire à Marie jusqu’à l’expiration de quarante-huit heures.

« — Ma pauvre sœur ! repartit Jean avec une joie mêlée de pleurs, et vous, ma mère…. ah ! vous êtes bien digne ! Maudit soit l’enfant qui n’aime point sa mère ! Alexandre et Marie sont exemplaires par leur travail et l’aménité de leur caractère ; aussi le bonheur les accompagnera-t-il partout. »

On pourrait soupçonner l’auteur d’avoir voulu accumuler ici, comme par gageure, les monstruosités et les invraisemblances ; mais nous sommes encore une fois dans un monde à part, et, pour qui voudra bien se rappeler comment se recrute le clergé haïtien, la casuistique du « bon curé » ne pêche nullement contre la couleur locale. Le soin que prend l’auteur de préciser sans nécessité visible chaque date, chaque nom de personne et de lieu, prouve même, avec quelques autres indices, que son récit est plus que vraisemblable, et qu’il est rigoureusement, prosaïquement vrai. La vérité y règne si tyranniquement, qu’elle vient changer fort mal à propos le dénoûment naturel de ces excentriques amours. Dans les quarante-huit heures que la mère s’est réservées pour marchander d’avance auprès du vertueux curé le rachat de l’inceste, Marie, qui ne soupçonne pas ce complot de l’amour maternel, Marie est allée promener son désespoir dans les bois, et un vagabond qui la rencontre par hasard la viole et la tue. À l’idée que son enfant a quitté ce monde en emportant un mauvais souvenir d’elle, la mère se reproche en sanglotant sa résistance momentanée à un amour « légitime peut-être, » et demande pardon à la morte des angoisses que sa « misérable intolérance » lui a fait souffrir. Désespéré de n’avoir pu devenir le père de ses neveux, l’amant ne survit pas à l’amante ; Paul va retrouver Virginie, et, dans ce nouveau deuil qui la frappe, la mère voit encore un châtiment providentiel de sa dureté. La morale vulgaire reprend d’ailleurs un moment ses droits par la bouche d’un curé du voisinage, « M. Paul Lory, » qui est venu assister aux funérailles, et qui adresse aux pères de famille, entre deux exorcismes du papa vaudoux, d’excellens conseils, dont voici malheureusement la conclusion : «Cette mort violente, cet assassinat imprévu, le doit-on au pur hasard, au désespoir ? ou plutôt ne serait-ce point la récompense du crime ? car si c’était là le prix de la vertu, mes frères, j’y renoncerais, et vous y renonceriez tous, etc. » — Dieu merci, ce brave curé ne vient pas, comme son confrère, prôner l’inceste et la simonie : il n’est que matérialiste.

Dans un autre récit du même journal et sous ce titre emprunté à la phrase favorite du principal personnage : Comment peut-on être meilleur fils ? apparaît un type d’un réalisme plus brutal encore. Un paysan nègre néglige depuis long-temps, pour sa vieille mère infirme, ses ignames et ses bananes. Il ne se préoccupe pas, à la vérité, de pourvoir à la guérison de celle-ci ; mais en revanche voilà un an qu’il a fait coudre son suaire, voilà un an qu’il s’est procuré « les cabris, les porcs, les poulets, les dindes » destinés au repas des funérailles, un an que (suivant l’usage du pays) il amasse une collecte pour les frais de l’enterrement, et, se jugeant surabondamment en règle avec ses devoirs de fils, il insinue, avec une jovialité mêlée d’humeur, à la pauvre vieille, qu’elle ne pourrait pas mieux reconnaître de si tendres soins qu’en quittant au plus tôt ce bas monde. La malheureuse mère le maudit. Prières et récriminations du fils, à qui cette malédiction ne cause pas moins d’étonnement que de terreur, car enfin « comment peut-on être meilleur fils ? » Quel autre se mettrait plus soigneusement en mesure d’enterrer sa mère ? « J’ai supporté, » ajoute-t-il dans l’amertume de son cœur filial aigri par tant d’ingratitude, «j’ai supporté bien des privations à cause de vous ; tout autre, ma mère, moins religieux, vous eût laissée tranquillement couchée sur votre natte à crier miséricorde à Dieu, à tourner et retourner sans cesse vos jambes emmaillottées. Il eût peut-être mieux fait : en guise d’aller vous nicher comme une madone dans un bord de sac à paille[4] et mettre des pierres dans l’autre, il se serait muni d’une charge assortie d’ignames, de mirlitons, de bois-pin et d’huile. Au fait, qu’est-ce que je gagne à vous mener ainsi par les grands chemins ? Tout le monde se prend à rire à vous voir assise avec peine dans votre voiture. Sur ma foi, on me tient pour un étrange marchand qui s’en va vendre la vieillesse en plein marché ! » Dans le tumulte de la cavalcade qui revient du marché, la vieille est atteinte d’un vigoureux coup de bâton, et, au cri de douleur qu’elle jette, le fils se réveille dans la brute ; — mais, s’apercevant que l’involontaire agresseur est une jolie fille, il prend presque parti contre sa mère, qu’il engage à dissimuler ses souffrances pour ne pas chagriner « la pauvre enfant. » Ce n’est qu’au cabaret, où il a mené le compagnon de la jeune fille pour cimenter la réconciliation, qu’il pense de nouveau aux souffrances de la « pauvre maman. » Sous l’influence croissante du tafia, il déploie à ce sujet, devant son compère, des trésors de tendresse filiale, pendant que l’infirme, abandonnée à la grâce de Dieu sur les chemins, fait une chute mortelle. Le cri lointain de l’agonie qui arrive distinctement jusqu’au cabaret vient jeter son glaçon dans la béate chaleur de l’ivresse. — «Oh ! pour cette fois, » dit le fils, qui, se trouvant bien à table, cherche à se démontrer à lui-même l’inutilité d’un dérangement, « pour cette fois, ce cri-là nous vient de trop loin. Je gage ma tête que ce n’est pas ma pauvre maman qui crie de la sorte… Ce cri-là annonce une poitrine autrement ferme que la sienne. » Et il s’endort sur ce raisonnement. Au réveil, ce même cri retentit cependant comme un glas de mort au fond de sa conscience, et passant, avec cette mobilité d’impressions qui caractérise le nègre, de l’indifférence bestiale à la tendresse, il se met à la recherche de sa mère, suppliant la Vierge et les saints de la lui faire retrouver saine et sauve. Comme il approche de sa maison, le bruit des chants et des danses funèbres lui annonce la vérité, et ses appréhensions filiales cèdent aussitôt à une autre crainte : c’est que le festin mortuaire commence sans lui. Il y prend place sans s’émouvoir des imprécations que soulève sa négligence parricide, et, pour se disculper vis-à-vis des assistans, pour prouver de nouveau à sa manière qu’on ne peut être meilleur fils, il célèbre, huit heures durant, la larme à l’œil, le verre et la fourchette en main, les vertus de la défunte. — On pourrait trouver chez nous un type approchant : celui du paysan qui plaint plus les remèdes à son père mourant qu’à son bœuf malade ; mais le cumul sérieux et si sincèrement naïf de cette sordide dureté avec toutes les prodigalités que comporte aux coloniesla religion de la famille, le contraste de ces impatiences parricides avec de sincères prétentions au sentiment filial, voilà qui est essentiellement nègre.

Les récits dont nous venons de parler sont anonymes. Deux contes[5] signés Ignace Nau nous font entrevoir ce monde étrange par des côtés moins pénibles et, disons-le, beaucoup moins exceptionnels. L’intervention constante du merveilleux dans la vie nègre, les pratiques tour à tour bienfaisantes et malfaisantes de la sorcellerie africaine, les baroques mélanges du rituel chrétien et du rituel congo, le tableau si animé de l’atelier colonial, la sournoise impassibilité du samba au milieu des bruyans transports d’hilarité et d’enthousiasme que provoquent ses improvisations, sont rendus par M. Ignace Nau avec un certain sentiment littéraire qui manque, il est vrai, d’initiative, qui ne sait pas pressentir et amener le trait pittoresque, mais qui le saisit assez bien au passage. Dans ses récits de sorcellerie nègre, l’auteur a de plus trouvé le diapason véritable, une bienveillance contenue qui sait constamment se tenir à égale distance des deux ridicules entre lesquels gravite l’écrivain de mœurs haïtien : l’affectation de scepticisme et l’affectation d’engouement. Il faut aussi lui savoir gré des efforts parfois heureux qu’il a faits pour conserver au dialogue sa physionomie créole.

Dans les scènes de mœurs bourgeoises, cette dernière condition est moins difficile à remplir, car ici les idiotismes locaux se rapprochent beaucoup plus, comme forme et comme fond, du langage écrit. Le feuilleton haïtien a même poussé assez loin sous ce rapport les hardiesses de la couleur locale. Telle élégante demoiselle y appelle, par exemple, son chapeau « mon bibi, » et répond à son élégant interlocuteur : « Par Dieu ! » ou « que diable ! » tout en rougissant par excès de timidité. Un galant marivaudage de salon, où l’auteur met fort spirituellement en scène ce mélange de laisser-aller virginal et de coquetterie audacieusement savante qui caractérise les très jeunes filles créoles, aboutit à ce dicton de cuisine : « Allons, la paix, monsieur ! Quoique ce soit un jour gras, faisons maigre de paroles. » De son côté, la fashion masculine jure et sacre à l’occasion en toutes lettres.

Le feuilleton s’égayait volontiers, il y a douze ou quinze ans, sur les contrefaçons européennes de ces demoiselles, dont la noire beauté, si piquante sous le madras, s’était malencontreusement affublée du bibi, c’est-à-dire du chapeau, sous ce prétexte assez déplacé que le chapeau protège mieux le teint contre les ardeurs du soleil. Il ne faisait pas non plus grâce au dandysme peu éclairé de ces messieurs, qui, si j’en juge par quelques traits épars çà et là, croyaient sincèrement se mettre au dernier goût parisien de 1838 en cumulant, avec la passion échevelée de 1830, les oreilles de chien de 1810 et les grâces sautillantes de 1780. …A côté du camp français, c’était le camp anglais, où l’on ne se saluait que de la main en écorchant how do you do, et où d’économes sportmen affectaient de reporter sur leurs chevaux (un des luxes les moins dispendieux du pays) la part de préoccupation que la dureté des temps ne leur permettait pas d’accorder à leur chaussure. Il est un point où les deux dandysmes rivaux faisaient cause commune : c’est celui des prétentions gentilhommières, et la page d’annonces, cet irrécusable miroir de la manie régnante, nous l’apprendrait à défaut du feuilleton. Un industriel de Port-au-Prince, épicier et confiseur a sous la sanction, approbation et appui de toutes les hautes autorités, ambassadeurs, jurisconsultes, etc., » y recommande, par exemple, « à l’attention particulière des gentilshommes, » son « tabac à chiquer. » Un autre s’adresse spécialement aux gentlemen pour leur offrir de remettre les vieux habits à neuf, « sans que l’ami le plus intime puisse reconnaître que ce sont des habits restaurés. » Voilà un épicier qui savait prendre les chalands par leur faible, et voilà un dégraisseur qui devrait écrire le roman de mœurs haïtien. — Les orgueilleux ou pudiques raffinemens de cette jeunesse dédorée s’alliaient du reste parfois avec des façons de galanterie qui sentaient moins la cour que la basse-cour. Aux jours de messe solennelle, son divertissement favori consistait, par exemple, à se ranger en haie épaisse sur le passage des dames de la ville de façon à les forcer de défiler une à une sous le feu croisé de ces agaceries rustiques :


« …… Quels seins ! disait-on à voix basse, mais assez élevée pour être entendue d’elle ; quelle gorge ronde et ciselée ! — Regardez ces pieds, ils sont souples et potelets comme la main d’un nouveau-né ! — Ah ! oui, c’est dommage qu’elle ait la bouche fendue d’une oreille à l’autre. — La bouche n’est pas mal, camarade ; mais ce sont ces dents qui sont taillées et disposées comme les marchepieds d’un escalier disloqué par la vieillesse. Elle a des yeux de singe, etc.[6]. »


Les diverses nuances d’orgueil, de joie rougissante, de colère, de bouderie qui se succèdent en pareil cas sur le visage de ces dames, leurs invisibles efforts pour garder l’aplomb d’une allure qu’elles étudient depuis quinze jours, les muettes luttes de préséance que se livrent à l’église les parures inédites ; les livres de messe lus à rebours, les larmes de dépit qui percent des cils abaissés par une apparente dévotion ; les évanouissemens et les crises de nerfs provoqués çà et là par le succès des rivales, combiné avec la pression excessive des corsets et l’abus des parfums irritans ; la féroce sublimité d’égoïsme féminin avec laquelle les voisines forment le vide autour de la malade, plus préoccupées de mettre leur toilette à l’abri de ses convulsions que de la secourir, — tous ces microscopiques détails dont la vanité créole a fait de véritables drames entremêlés de triomphes et de sanglots sont reproduits, dans le feuilleton anonyme que je cite, par un pinceau peu expérimenté, mais dont l’incorrection ne manque pas de finesse et de grâce. J’y découpe au hasard une silhouette où plus d’un colon septuagénaire reconnaîtrait encore, j’imagine, ces jaunes sirènes dont l’effrayante et large prunelle incendia jadis tant de sucreries :

«… Pourtant ces avides spectateurs trouvent quelquefois certaines jeunes commères dont le front et l’insouciance inconcevables font baisser leurs regards hardis et effrontés. Celles-ci, une fois jetées dans ce défilé vivant, où des milliers de regards plus ardens que des boulets rouges sont dirigés contre elles, s’arrêtent un instant, croisent leurs deux mains sur le poignet de l’ombrelle que leur marche lente et mesurée fait balancer comme qui dirait le poids d’une pendule ; puis, pinçant leurs lèvres et fronçant leurs sourcils, elles serrent le pas et se dandinent lentement comme un vieux tambour-major rompu au métier. Leurs mantelets garnis et transparens flottent librement comme pour narguer les spectateurs ; leurs ailes fines et dentelées passent légèrement sur leurs visages ou s’accrochent parfois à quelques jabots plissés et raidis d’amidon… Alors le sein se découvre tout entier, — il est bondissant comme la gorge d’un pigeon ; le cou étale des colliers de perles précieuses dont l’agrafe est un cœur percé d’une flèche empoisonnée. À travers les fines mailles des gants blancs, on peut compter jusqu’à dix ou douze bagues, conquêtes de l’amour. Leurs anneaux à cheveux, à part l’idée affligeante que chaque brin appartient à des têtes différentes, sont d’un travail exquis et tranchent délicieusement avec des oreilles fines et veloutées. Rompus par des études soutenues, les nerfs de ces habiles praticiennes sont devenus plus élastiques que la gomme elle-même, et le corps par conséquent obéit merveilleusement à leur impulsion. Leurs regards fixes ne se reposent sur nul objet. À ces ondulations de corps et de hanches, les spectateurs ébahis reculent, baissent les yeux ou toisent obliquement les belles dédaigneuses, dont les mille contorsions clouent la langue des médisans à leurs palais amers. »


À l’heure qu’il est, la politesse est mieux comprise dans le beau monde de Port-au-Prince. Outre que les emprisonnemens, les bannissemens, les fusillades, ont singulièrement éclairci cette impertinente haie de curieux, — les grandes dames du jour trouveraient dans la considération dont jouissent leurs dangereux époux, et au besoin dans leur propre poignet fortifié par les salutaires exercices de la vie des champs et des halles, un porte-respect suffisant. Quant aux nouveaux gentilshommes, — des gentilshommes pour tout de bon cette fois, — ils se prennent assez au sérieux[7] pour donner l’exemple du savoir-vivre à ceux des bourgeois qu’ils ont bien voulu laisser vivre. Tels ivrognes du Morne-à-Tuf[8], qui poussaient naguère le culte de l’égalité démocratique jusqu’à forcer à coups de poing l’entrée des salons mulâtres, n’ont plus maintenant à la bouche que les cérémonieuses appellations de baron et de baronne, soit qu’ils daignent promener leur affabilité plus ou moins désintéressée dans les boutiques et les cabarets de la ville, soit que, négligemment accroupis sur leur porte, ils échangent les nouvelles de la cour en se grattant la plante des pieds. Il y a tel dignitaire qui, pour mieux constater son droit au respect des autres, pousse la précaution jusqu’à s’accorder à lui-même les marques du plus profond respect. L’un d’eux, par exemple, Hilaire Cayemitte, duc de la Grande-Anse, dans son rapport officiel[9] sur la cérémonie de la proclamation de l’empire à Jérémie, où il commandait, ne parle qu’à la troisième personne de son propre individu, qu’il a soin d’appeler à chaque ligne : « Sa grâce monseigneur le duc, » et à qui il prodigue ces sincères coups d’encensoir : « … Sa grâce monseigneur le duc, par une voix haute et éclatante, a ensuite prononcé une courte et sublime allocution qui a fait tressaillir d’enthousiasme tous les assistans, en terminant par ces paroles pleines de véhémence : « Je jure de mourir l’épée à la main pour maintenir les droits de l’empire !… Vive la liberté ! vive l’égalité ! vive l’impératrice, et vive à jamais l’empereur[10] ! » — Ce n’est pas mal pour un début, surtout si l’on songe que le peuple du sud-ouest avait été élevé dans une sainte horreur des formes courtisanesques, et que la tradition du fastueux cérémonial de Christophe était perdue jusque dans le nord. Au retour de l’empire, il en restait si peu de traces, même parmi les dignitaires survivans de l’aristocratie du Cap, que, pour recomposer un code d’étiquette, il fallut faire appel aux souvenirs d’un nommé Jean-Baptiste Fauresse, jadis garçon de peine chez l’orfèvre du roi, et qui, en cette qualité, avait eu souvent l’occasion de porter des paquets à la cour. Fauresse retrouva et se borna à copier, sauf quelques indispensables variantes, le règlement de Christophe, mélange assez compliqué du cérémonial de la cour de Versailles et de celui de la cour de Saint-James. À Saint-James comme à Versailles, on n’avait naturellement pas jugé nécessaire de consigner qu’un duc doit éviter de sortir pieds nus, ou qu’un baron déroge en montrant certaine partie de sa personne au public, et c’est ce qui explique, soit dit en passant, pourquoi tant de dignité dans les sentimens s’allie encore ici à tant de sans-façon dans la tenue. Le Dangeau de la nouvelle cour, devenu à cette occasion M. le baron de Jean-Baptiste Fauresse, donne tout le premier l’exemple d’un regrettable laisser-aller. Les personnes qui ont affaire à l’auguste Adelina, à laquelle il est attaché comme secrétaire des commandemens, le trouvent, aux heures les plus solennelles, couché sur le ventre, négligemment coiffé d’un madras, en manches de chemise et sans souliers. — La littérature de mœurs trouverait en somme là autant et plus à récolter que dans le beau monde du régime mulâtre ; mais elle n’abordera pas de long temps, et pour cause, ce périlleux chapitre. On aurait mauvaise grâce à rire en sachant d’avance qu’on ne rira pas le dernier.

Un autre terrain, beaucoup moins dangereux parce qu’il n’est pas le domaine exclusif de la nouvelle aristocratie nègre, s’offre, à défaut de celui-là, à l’observation comique : nous voulons parler de la manie oratoire. L’Union s’en est encore emparée dans une boutade où est crayonné avec assez d’humour le type essentiellement local de l’ami spéculant sur la maladie de ses amis pour placer une oraison funèbre inédite. Souvent le contraire a lieu, et c’est le mort qui prend au dépourvu l’orateur ; mais celui-ci n’en a pas le démenti, car, plusieurs mois et même des années après, apparaît dans les journaux le « discours qui aurait dû être prononcé par le citoyen N. sur la tombe de N. » Si la grammaire et le sens commun ont beaucoup à souffrir de ces débordemens d’éloquence sépulcrale, où le vocabulaire chrétien, le vocabulaire maçonnique et le vocabulaire mythologique s’enchevêtrent dans des phrases d’une lieue, — l’humanité y trouve en revanche son compte. Les morts ont sauvé plus d’un vivant ; lors des massacres de 1848, plus d’un mulâtre dut principalement la vie à ce que les puissans du jour avaient eu ou comptaient avoir l’occasion d’utiliser ses connaissances calligraphiques pour donner à leurs oraisons funèbres l’orgueilleux accompagnement du « papier-parlé. » L’orateur nègre met en effet son point d’honneur à simuler la lecture, comme l’orateur blanc à simuler l’improvisation. Les plus raffinés ajoutent au luxe du « papier-parlé » celui des citations latines dont leur auditoire est grand amateur. Voici un échantillon du genre ; c’est le début d’un discours prononcé en chaire par un nommé Louis Daphnet lors du service solennel célébré, en 1831, à Jérémie, à l’occasion de la mort de l’abbé Grégoire :

« Quidquid disait : l’abbé Grégoire mortuus est ?… Non, frères et amis, l’abbé Grégoire n’est pas mort, non mortuus est. Il s’est seulement envolé sur les ailes séraphiques des chérubins vers l’Élysée où les philanthropes reposent dans le sein du grand architecte, etc. »

Ce quidquid et ce mortuus est avaient laissé de si profondes traces dans l’admiration populaire, qu’après les événemens d’avril 1848 Soulouque, qui la partageait, s’empressa d’appeler l’orateur à la rédaction en chef du Moniteur haïtien. À peine installé, Louis Daphnet alla mystérieusement annoncer de porte en porte qu’il était temps de réformer le journalisme jusque-là dévoyé par ces « petits mulâtres, » et, pour première réforme, il suspendit le Moniteur pendant trois mois, au bout desquels il mit au jour cette monstruosité caractéristique[11]. « Le pays ayant fait époque, nous avions cru devoir innover dans le journalisme officiel et faire entendre au monde l’expression sacramentale d’un nouvel organe du peuple.

« Nous avons donc présenté en manuscrit le prospectus d’une feuille qui emprunte de nos jours les élémens de sa force, le principe de son existence à venir et le relief de son caractère moral et politique.

« Ce programme, qui fut en son genre honoré de quelques accueils, nous laissait la perspective d’une masse homogène qui comprend déjà sa position dans les intérêts généraux du pays; mais voilà qu’une observation nous arrête par rapport à la matière et nous conseille de reprendre pur et simplement le Moniteur dans ses anciens erremens, jusqu’à de nouvelles approbations sur des idées qu’ont émises les circonstances... Cet avis n’étant que dilatoire au projet et les actes du gouvernement devant être en effet publiés, nous nous y déférons avec d’autant plus d’espérances, que nous ne renoncerons pas à ce tableau vivant et perpétuel des vérités qu’il faudra bien gravir pour rassurer à chacun le sentiment de son devoir, la conscience de ses actes et les avantages qui en dérivent. »


C’était pour le coup trop fort, et Soulouque, qui, dans le fond de son cœur, tenait encore énormément à la considération de la classe lettrée, et qui ne venait même de la fusiller que par excès d’estime, parce qu’il croyait avoir à redouter ses dédains, Soulouque se débarrassa au plus vite de son rédacteur en chef en l’envoyant à la cour de cassation, dont il est aujourd’hui le plus bel ornement. Le Moniteur haïtien est resté confié depuis à un simple idéologue, M. Thomas Madiou, écrivain de talent déjà connu de nos lecteurs et dont la pruderie grammaticale doit être d’ailleurs son mise à d’assez rudes épreuves. Vu la pénurie de journaux qu’ont occasionnée les bannissemens et les fusillades[12], le Moniteur est, en effet, devenu le principal réservoir de l’éloquence funèbre des comtes et des ducs de la nouvelle cour, et comme il serait plus qu’imprudent à M. Madiou de vouloir imposer des corrections à ces formidables collaborateurs[13], certaines colonnes du journal officiel semblent encore rédigées par le panégyriste de l’abbé Grégoire. Les cinq ou six fêtes civiques que chôme annuellement Haïti, et notamment la fête de l’agriculture[14], sont, après les enterremens, la principale source de ce flux de rhétorique nègre[15] et des tribulations du journaliste officiel. Les curés plus ou moins authentiques du pays prennent eux-mêmes part à cet assaut de publicité, et la comparaison ne nuit pas autant qu’on pourrait le croire à leurs nobles et prolixes concurrens. Je lis entre autres tel sermon dont l’auteur consacre à l’éternité deux ou trois phrases qui en sont la trop sensible image, car elles n’ont ni commencement ni fin. Le panégyrique de « l’illustrissime empereur » et de son « excellente épouse » est le mot de passe par lequel ces excentriques curés forcent l’entrée du Moniteur. Ils y épuisent dans l’espace de quelques lignes les formules les plus disparates du cérémonial, depuis l’honorable Faustin jusqu’à l’auguste Faustin en passant par le glorieux et invincible Faustin. Ils parlent aussi quelquefois de Dieu, qu’ils appellent par bienséance l’Etre suprême ou le sublime architecte[16]. — Encore une bonne page qu’offrent là les mœurs littéraires à la littérature de mœurs!

Naguère florissait une autre variété d’éloquence officielle, celle des pompeux bulletins dont les quelques centaines de généraux chargés de traquer les quelques douzaines de communistes du parti Acaau se croyaient en conscience obligés de doter l’histoire. Vu le nombre des concurrens, les victoires et conquêtes de ces bulletins se réduisent d’ordinaire à un homme blessé, à une vache enlevée, à « la prise des papiers et du gilet de Petit-Jean (un des chefs d’insurgés);» mais la modestie du sujet y est rachetée par la pittoresque exactitude des détails. Ces généraux ne font grâce d’aucune de leurs impressions de voyage. Voici ce qu’écrit, par exemple, l’adjudant-général Jeanbart, tout en s’excusant sur l’excès de ses occupations de ne pas envoyer un rapport plus détaillé. Qu’on nous pardonne encore cette citation qui, comme échantillon de prolixité guerrière et comme physiologie de cette guerre, rentre doublement dans la littérature de mœurs[17] :


« Je suis parti d’ici avant-hier, à quatre heures du matin, passant par Lamonge, pour me rendre au camp Preux par un chemin impraticable. Je fus forcé de faire trois lieues à pied; aussi j’ai les cuisses meurtries... Là étant, nous avons pris un repos de deux heures, pendant lesquelles l’ennemi n’a cessé de manœuvrer et de nous invectiver de sottises en dénonçant tous les personnages ; ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que les officiers du 15e ont été personnifiés comme moi. Après quoi, j’ai marché sur le rempart fait avec embrasure; arrivé à une distance qui laissait entre nous quarante pas environ, je n’avais aucun moyen d’attaquer qu’un défilé. J’ai fait tout ce qui avait dépendu de moi pour trouver un autre issus pour placer le 17e afin de donner dans deux endroits; mais, vains efforts! c’est alors que M. John Boulard m’a compté mon chapelet en sottises. (Ne voulant pas se commettre plus long-temps avec des gens si mal appris, le valeureux adjudant-général se décide à battre en retraite sans coup férir.) Cette manœuvre, ajoute-t-il fièrement, cette manœuvre, pratiquée pour le salut de ma colonne, faisait la terreur de l’ennemi... J’ai été me coucher à Boutellier, et dès-lors j’ai commencé à organiser les choses, et je suis venu me coucher ici, etc. »


Suivent de longs détails tout aussi héroïques. Un dédaigneux post-scriptum nous apprend enfin que, tandis que l’adjudant Jeanbart oubliait dans les bras du sommeil la meurtrissure de ses cuisses et « le chapelet de sottises » qu’on lui avait « compté, » le poste qu’il était chargé de défendre a été pris, sans tirer un coup de fusil, par l’irrévérencieux John Boulard.

Cette époque si féconde en graine d’épinard et dont les créations surchargent tellement encore les cadres de l’état-major, que Soulouque, pourtant bien accommodant sur l’article, s’écriait naguère en apprenant qu’une épidémie survenue dans je ne sais quelle garnison du sud sévissait particulièrement sur les officiers : « C’est bon Dieu qui a pitié de nous ! » — cette époque, dis-je, a eu son écrivain satirique dans l’avocat Mullery, l’auteur du pamphlet rimé[18] qui contribua à la chute d’Hérard. L’effroyable curée d’emplois où se rua le puritanisme vainqueur, la levée en masse servant de conclusion au programme de la réduction de l’armée, la dictature, premier et dernier mot de ces mêmes hommes qui venaient de renverser le gouvernement personnel, toutes ces mille palinodies, ces perpétuelles oppositions de principes et de faits qui sont en quelque sorte la fatalité des révolutions démocratiques, ont été relevées par M. Mullery dans une série de dialogues où le bon sel ne se fait pas trop chercher. Je n’y pourrais malheureusement faire saisir le demi-mot et l’allusion qu’en les expliquant, c’est-à-dire en les alourdissant. Ce n’est là que la moindre spécialité satirique de M. Mullery : son journal, la Revue des Tribunaux, a pour thème de prédilection les âneries judiciaires et les lapsus de dignité où tombe de temps à autre la «Thémis famélique» d’Haïti. Thémis envoie assez souvent en prison M. Mullery, qui, à peine relâché, se hâte de rattraper le temps perdu, et qui n’attend même pas toujours sa mise en liberté pour recommencer de plus belle, car on lui passe beaucoup. Le secret de cette tolérance, c’est que le journal de M. Mullery est presque exclusivement consacré aux procès de M. Mullery, procès qu’il perd neuf fois sur dix, ce qui a l’avantage de prolonger indéfiniment pour lui le privilège de mauvaise humeur accordé par l’usage au plaideur malheureux. Quoiqu’elle ne se gêne pas avec les mots, la Revue des Tribunaux recourt aussi parfois à l’allusion hiéroglyphique. Un œil grand ouvert, placé en vignette au-dessous de l’exposé de telle affaire non encore jugée, y avertit, par exemple, les juges qu’ils n’ont qu’à marcher droit. D’autres vignettes, figurant une balance, y commentent les jugemens rendus. Si par hasard M. Mullery n’a pas à se plaindre de l’arrêt, la balance est en parfait équilibre; s’il n’est qu’à demi satisfait, le fléau dévie plus ou moins de l’horizontale, et si enfin M. Mullery ou ses cliens sont condamnés en dernier ressort, les plateaux apparaissent sens dessus dessous: Cette constante préoccupation de l’intérêt ou des rancunes de son rédacteur donne aux plus sérieux comptes rendus de la Revue des Tribunaux une verve de commérage fort amusante, et qui sème çà et là par douzaines, sans chercher ni trier, sans la moindre préoccupation d’effet, les croquis et les pochades grotesques. Nous sommes, par exemple, à l’épisode le plus solennel, au moment décisif d’un procès en conspiration :


« ….. Ici des juges dorment sur leur siège, là des défenseurs dorment au barreau; d’un côté, des accusés dorment sur la sellette; de l’autre côté, les greffiers, exténués de fatigue, s’assoupissent sur leur bureau; partout les factionnaires dorment l’arme au bras; mais le président fait preuve d’une force extraordinaire; lui seul, toujours agissant, avait pu maîtriser le sommeil; il avait un surcroit d’attributions, c’était de réveiller de temps en temps les juges dormans. Le vice-président et l’accusateur militaire ne font que céder parfois à un faible assoupissement ; des officiers de service, faisant la ronde à tour de rôle, surprennent et réveillent à coups de plat de sabre les sentinelles dormantes »


Une autre fois ce n’est plus le sommeil, c’est le tambourin d’une procession vaudoux qui vient suspendre l’audience en retenant le président du jury dans la rue et en attirant précipitamment la cour aux fenêtres. Les adversaires, ainsi que les avocats, les avoués, les huissiers des adversaires de M. Mullery, ne sont pas, bien entendu, plus ménagés par la Revue des Tribunaux que les juges qui condamnent M. Mullery, et ils ont d’autant plus à redouter la lutte, que celui-ci a bec et ongles dans l’acception la plus littérale du mot, témoin ce fait divers d’un autre journal haïtien[19]; c’est bien encore là, si je ne me trompe, de la littérature de mœurs :


« ….. Le citoyen Mullery se croyant en foire, quand bien certainement il était dans l’enceinte du palais de justice, sans avoir égard au respect qu’on doit à ce local et à un officier ministériel dans l’exercice de ses fonctions, pénétra dans le banc même de son adversaire, écartant, par une poussée, M, Saint-Amand, qui se trouvait sur son passage, et jusque sous le nez de l’officier ministériel, lui cracha à la face le mot polisson, qui lui valut un coup de code à la figure.

« Il y eut alors quelque chose de vraiment féroce.

« Le citoyen Mullery saisit son adversaire au collet, l’attira à lui, et, faisant usage des armes du tigre et autres carnivores, le happa avidement au visage, le traîna à la remorque dans cette douloureuse position tout autour du banc, tint furieusement bon, et ne lâcha sa proie que quand la chair, enlevée par ses dents, ne leur opposait plus la moindre résistance.

« A voir, d’un côté, Me Richet blême, malade, baigné de sang, ayant un lambeau de chair de la largeur d’une gourde pantelante sur la joue, et, de l’autre, le citoyen Mullery la bouche écumante de boue et de sang, l’on affirme qu’ils faisaient l’effet, l’un d’un homme échappé à la fureur de quelque bête féroce, l’autre d’un cannibal, d’un anthropophage, d’un chien enragé. Jusqu’à ce moment, on voit empreint sur le banc où était M, Richet un morceau de chair humaine au milieu de nombreuses taches de sang.

« Malgré la double atteinte que ce fait portait au respect dû au tribunal et à un officier ministériel dans l’exercice de ses fonctions, doyen, juges, ont froidement assisté au dénoûment de ce massacre sans faire la plus légère réquisition contre le délinquant, etc. »


A la fin cependant, le soldat de garde est requis d’arrêter M. Mullery; mais ce militaire juge prudent d’imiter la réserve des magistrats et livre respectueusement passage au vainqueur de Me Richet.

En résumé ce ne sont pas les élémens, on le voit, qui manquent au futur roman de mœurs haïtien. Ce qui lui manque, c’est le public. Un livre de cette nature ne trouverait certainement pas à s’adresser, dans notre ancienne colonie, à plus de trois ou quatre cents lecteurs, et, roman pour roman, ceux-ci préféreraient acheter les nôtres, qui joignent à une supériorité de forme bien explicable la recommandation capitale pour le pays d’une consécration européenne. Les quelques essais de ce genre qu’ont faits les écrivains de Port-au-Prince n’ont donc eu jusqu’ici pour refuge que les journaux de l’endroit, et l’insuffisante périodicité de ces feuilles, la courte existence de la plupart[20], interdisaient toute œuvre de longue haleine. Le théâtre, qui substitue aux lecteurs la catégorie beaucoup plus nombreuse des auditeurs, le théâtre est, encore une fois, le véritable débouché local de la littérature de mœurs haïtienne. On verra cependant plus loin par quelle autre transformation elle pourrait s’ouvrir, dès à présent, la publicité moins éphémère du livre et redemander sous cette nouvelle forme à la France elle-même l’appoint de lecteurs que lui enlève la concurrence des livres français.


II. — LES POÈTES.

Toutes les prétentions et tous les instincts littéraires sans débouché ont une tendance bien naturelle à se réfugier dans la poésie, qui les condense sous la forme à la fois la plus attrayante pour la vanité de l’écrivain et la plus commode pour la publicité soit écrite, soit orale. Aussi Haïti fourmille-t-il de poètes que lit et qu’applaudit, — à charge de revanche, — un public de poètes; car, parmi les Haïtiens lettrés, il en est bien peu qui n’aient fait quelque excursion plus ou moins audacieuse dans le champ de la prosodie. Cette société d’admiration mutuelle est venue remplacer fort à propos pour les rimeurs du crû un genre de stimulant qui fait complètement défaut ici : je veux parler des lectrices, dont tout poète avouera, en s’interrogeant bien, qu’il se préoccupe un peu plus que des lecteurs. L’instruction des Haïtiennes est si généralement et si complètement négligée, que tout ce qui s’élève au-dessus du terre-à-terre des commérages créoles est pour elles lettre close. Ajoutons que le commerce de détail, qui est, en Haïti, l’unique moyen d’existence de la bourgeoisie, y roule exclusivement sur les femmes, de sorte que le beau sexe, qui accapare souvent ailleurs toute la poésie du ménage, n’y représente ici que le côté aride et affairé. Pour ces dames trop positives, — bien que littéraires à leur façon, car elles cultivent le carabinier[21], — le plus enthousiaste imitateur des Méditations ou des Orientales n’est, en un mot, qu’une manière de grand fainéant, que l’abus du « papier parlé » et le manque de gaieté, la rareté du mot pour rire, distinguent seuls, non à son avantage, du samba vagabond qui fait la joie et l’orgueil des tonnelles[22]. L’un d’eux (M. Ignace Nau) se lève une nuit, en sursaut, du lit conjugal en s’écriant : « Je le tiens! — Qui donc? demande avec inquiétude sa moitié. — Ce vers qui me manquait! — Ver là ba-nous bananes. — Ce vers-là nous donnera-t-il des bananes[23]? » dit la plaintive épouse en se rendormant. Les bananes, et rien que les bananes (car l’universelle stagnation des affaires ne permet guère ici de viser au-delà), voilà, en effet, le cri de l’esclave qui vient relancer au milieu de leurs triomphes rêvés les vocations poétiques du pays. Il y en a peu qui tiennent ferme jusqu’au bout. Usés et ennuyés par cette inféconde lutte de tous les jours avec les préoccupations d’une vie besoigneuse, auxquelles ne font contre-poids ni ces jouissances intellectuelles que tout centre de civilisation offre au pauvre comme au riche, ni les encouragemens de la renommée qui se distribuent trop loin d’eux, la plupart des poètes haïtiens finissent par abandonner la bouteille à l’encre pour la bouteille de tafia, et ils y trouvent souvent, hélas! leurs meilleurs poèmes, — séduisans poèmes, où les casse-cous de la raison et de la rime ne viennent plus gêner le galop de l’imagination :

Imagination, mon agile cavale.
Quel beau soleil à l’horizon !
Viens, mon amour, partons pour nos kiosques d’opale :
Il fait si triste à la maison !

Vers la fraîche oasis de mes jeunes années
Dirige ton rapide essor :
Quoi! plus d’arbres ni d’eau! rien que des fleurs fanées!
Mais leur parfum m’enivre encor.

Et voilà, par parenthèse, un poète qui n’en est certainement pas encore à la période du tafia. Puisse-t-il, quel qu’il soit (la pièce est simplement signée un Haïtien), puisse-t-il en éloigner long-temps son verre! Il boit l’inspiration à la bonne source. Je ne sais, en effet, si je me fais illusion et si, au sortir de ce champ d’orties et de citrouilles où j’ai pris la liberté de promener le lecteur, la moindre fleur s’embellit à mes yeux du contraste; mais il y a dans cette poésie, à défaut de véritable originalité, je ne sais quelle grâce à la fois pimpante et rêveuse qui ne me semble pas d’un imitateur vulgaire, et nous ne croyons pas nous réfuter en citant encore les dernières stances de la pièce :

Rêves de ma jeunesse, adieu !

Adieu, ciel où brillaient tant d’étoiles aimées.
Mer bleue où tremblaient leurs rayons;

Brises aux doux soupirs, fraîches et parfumées
D’espérance et d’illusions.

Enchantemens divins qui d’une aile légère
Fuyez pour ne plus revenir.
Ah! ceux que vous quittez devraient dans leur misère
Perdre au moins votre souvenir.

Imagination, mon agile cavale,
Ce beau soleil à l’horizon
Éclaire les débris de nos kiosques d’opale :
Allons gémir à la maison.

Il y a certes loin de ces vers aux bucoliques jeannoteries du librettiste de Christophe; il y a juste la distance qui sépare, chez nous, la poésie de 1840 de la poésie de 1800. Toutes les évolutions accomplies dans cette période par l’école française ont été en effet rigoureusement suivies par les poètes haïtiens, — à bien des pas en arrière, s’entend, mais point si en arrière qu’on pourrait le supposer. Si l’opéra de Chanlatte n’est presque partout que la sérieuse et confiante parodie des plus célèbres naïvetés de nos livrets, on y rencontre pourtant çà et là un ou deux morceaux qui ne valent ni plus ni moins, en somme, que les nombreux couplets taillés chez nous sur le patron de Partant pour la Syrie ou de Vive Henri IV. J’ai eu l’occasion de citer une épigramme de Dupré que des littératures arrêtées ne désavoueraient pas; — ôtez encore à ses hymnes patriotiques certaines chevilles, certains lieux communs qui s’en seraient détachés d’eux-mêmes au premier frottement de la critique, et vous aurez aussi bien, souvent mieux, qu’aucune des chansons contemporaines qui aient jamais engraissé « les champs » du sang des « tyrans. » La première classe de l’Institut a avancé le fauteuil à des fabulistes qui auraient assurément signé quelques-unes des trop nombreuses productions que Milscent confiait à son recueil — l’Abeille haïtienne. Ce qu’on remarque surtout dans ses fables, c’est une certaine élégance sobre, aisée et correcte qu’on ne s’attendrait guère à trouver au milieu des pousses enchevêtrées et désordonnées de cette littérature en friche. Milscent était vraisemblablement moins poète que tels de ses collaborateurs dont les arborescentes métaphores bravent le plus naïvement du monde la serpe et le cordeau de la grammaire; mais il eût très bien fait sa partie dans ces salons du dernier siècle où le talent de rimer agréablement le petit vers était en quelque sorte un accessoire de toilette[24]. Veut-on de la poésie didactique ? Elle s’essaie d’abord par petite fragmens coupés de prose dans les « réflexions sur le chef-d’œuvre de la création, par le citoyen Alexandre, notaire haïlien, » et, quelques numéros plus loin, elle inaugure, sous forme d’épître, le début littéraire de M. Lhérisson. M. Lhérisson se pose en vers cette question : Suis-je poète? Tout en se tuant de dire non, il fait de son mieux pour qu’on lui réponde oui, et passe à cette occasion en revue les divers genres de poésie en imitant successivement, d’après un procédé plus ou moins heureusement renouvelé de Boileau, le style propre de chacun. L’humour du futur chansonnier créole commence d’ailleurs à percer dans ce trait final :

Porterai-je mes pas loin du sacré vallon.
Et, las de fatiguer la lyre d’Apollon,
Pourrai-je enfin me taire?... Hélas ! peut-être non.

Le culte de la périphrase, la pudique horreur du mot propre étaient, bien entendu, rigoureusement observés par les poètes de cette école. Ainsi, l’un d’eux dit de je ne sais plus quel héros de la révolution mort pendu, qu’il meurt dans l’atmosphère. — Veut-on de la poésie légère? voici venir dans toute sa grâce vieillotte, non loin d’une « thèse en faveur de l’existence du Grand-être par Louvet, professeur au lycée de Port-au-Prince et citoyen du monde, » voici venir, dis-je, le mythe favori du directoire et de l’empire, l’amour qui place et puis qui cueille un équivoque boulon de rose sur le jeune sein d’une éternelle Iris :

C’était Iris qui reposait
Sur la tendre verdure;
Un blanc jupon, un bleu corset.
Telle était sa parure.
L’amour lui mit (bis) pour ornement
Un bouton sur son sein charmant, etc.

Après l’Abeille haïtienne, c’est le Voyage dans le nord d’Haïti[25], de M. Hérard-Dumeste, qui nous fournit les plus nombreux spécimens de la poésie du temps. Ce voyage n’est, à proprement parler, que l’histoire des horreurs commises depuis la première révolution jusqu’à et y compris Christophe, et cette histoire a pour patron les Lettres à Emilie sur la Mythologie. Le récit d’un égorgement y est agréablement coupé par un madrigal à Rose-Estelle (l’Émilie.de M. Dumeste), par une ode à la nature, un quatrain à la raison ou une tirade sur l’égalité, qui,

Proscrite à son berceau par l’ambitieux Christophe,
Eut le sort des vaincus aux champs d’Ismaïlofe,
Quand le Scythe guerrier, infestant ses remparts.
Des sujets du croissant offrit les corps épars
A la Sémiramis que vit naître l’Ukraine, etc.

Et tout cela, bon Dieu ! parce que M. Dumeste n’avait trouvé qu’Ismaïlofe pour rimer à Christophe. M. Dumeste s’essaie aussi à l’épopée nationale dans une centaine de vers qu’il consacre au nocturne conciliabule d’où sortit l’insurrection noire de 1791 :

A travers les sillons par la foudre tracés.
Où brille la lueur de cent feux éclipsés.
Des groupes d’opprimés s’assemblent en silence ;
Ils prosternent leurs fronts, invoquant l’assistance
Du Dieu qui réveilla, chez un peuple vaillant.
L’illustre Spartacus, etc.

Et une fois dans la donnée latine, il oublie le Morne-Rouge pour « l’Attique » et « l’Ausonie, » transformant impitoyablement le papa vaudoux en sacrificateur antique, les sorcières en pythies, et l’ouragan, ce fatidique ouragan qui vint couvrir de ses fureurs complices les mugissemens précurseurs de cette tempête humaine, en jeux de Borée que gronde la nymphe épouvantée. De toute la fantasque et lugubre mise en scène des mystères vaudoux, — longue plainte des lambis, rondes magiques, chants incompris, brusques et mornes silences qu’interrompaient seuls de leur cabalistique dialogue le glas espacé des tambours, le cri aigre des coqs blancs et le miaulement des chats noirs, — de tout ce qui est enfin le sujet même, pas un mot ; cela ne rentrait pas évidemment dans le genre noble. — injuste et mauvaise chicane que je fais là pourtant ! En voudrions-nous au ménétrier de village, dont l’initiation s’est bornée à la routine lentement et péniblement acquise de la contredanse classique, de ne pas deviner d’emblée le Freischütz ? Dans la mesure des talens, il faut tenir compte du point de départ aussi bien que du point d’arrivée, et si l’on songe que M. Dumeste appartient à cette période d’isolement intellectuel absolu dont j’ai raconté déjà les misères et les expédiens, si l’on songe qu’il a dû se former tout seul, sans autre guide que sa confiante vénération pour les quelques tomes dépareillés de littérature tragique, philosophique et mythologique échappés à l’auto-da-fé de 1804, ce n’est pas de ses baroques pastiches, c’est de ses rares velléités d’originalité et d’inspiration personnelle qu’on aura droit de s’étonner. Ici même, le poète tente un moment de s’insurger contre l’imitateur. Par un naïf compromis entre la tradition classique et le sens commun, il refait sous forme de note, en vers créoles, le discours en vers français qu’il vient de mettre dans la bouche du chef Boukman, et réduit là, bon gré mal gré et faute de modèles, à s’inspirer du sujet seul, il trouve des couleurs pleines de vérité et d’énergie. Une remarque analogue pourrait s’appliquer à son contemporain M. Lhérisson, charmant poète créole, qui devient flaspue et commun dès qu’il aborde l’alexandrin français. Un moment, au début de la présidence de Boyer, la politique essaya d’infiltrer un sang nouveau dans les métaphores décrépites qui défrayaient la poésie du temps. L’honneur (très périlleux comme on va voir) de cette tentative revient à un jeune Darfôrien amené en France par un des officiers de l’expédition d’Egypte, et qui imagina un beau jour d’aller utiliser dans la presse haïtienne le peu de lecture et d’écriture qu’il avait appris. Parfaitement accueilli par Pétion et Boyer, qui lui fournirent les moyens d’imprimer un journal, Darfour, c’était le nom du publiciste nègre, n’employa le papier du gouvernement qu’à démontrer en vers et en prose la nécessité de renverser ce gouvernement. L’abus du pouvoir était le thème favori de ses articles, qu’il résumait, dans le même numéro, en couplets comme celui-ci :

Il faut de l’abus du pouvoir
Abhorrer, saper l’arbitraire;
Il faut écraser l’encensoir
Sur la tête du mercenaire.

On ne cassa que sa propre tête. Un matin qu’il avait lancé un appel aux noirs contre la classe de couleur, Boyer le fit juger et fusiller sommairement. La chanson politique se le tint pour dit, et les « fils d’Apollon » revinrent prudemment jouer aux bouts-rimés dans le « sacré vallon, » n’en sortant que de temps à autre, quand leur « philosophie,

…… Éprise du théisme
Que cultiva Géblin, qu’embellit l’Écossisme, »


éprouvait le besoin d’aller « au temple où règne la Raison, » c’est-à-dire dans la salle à manger des loges maçonniques, contempler face à face

…… La céleste lumière
Que Voltaire Invoqua vers son heure dernière!

L’ordonnance de Charles X, qui allait chasser de la poésie haïtienne ces rances miasmes du directoire et de l’empire en l’ouvrant au souffle matinal de la nouvelle école, valut par compensation aux poètes de cette première période un redoublement momentané de verve. Quoi qu’on ait dit depuis, ce coup de théâtre d’une escadre de guerre apportant subitement la paix provoqua à Haïti un véritable délire d’enthousiasme qui éclatait, quarante-huit heures après, en d’innombrables couplets où l’indépendance sert de prétexte au refrain : « Vive Haïti ! vite la France! » Je remarque entre autres une chanson du général Chanlatte sur l’air de Soldats français, chantez Roland :

Quel est ce roi dont la bonté
Tarit les pleurs de l’Amérique?
Quel est ce roi dont l’équité
Reluit sous le brûlant tropique?

Veut-il, sur ces Lords, désormais.
Enchantant une république,
Par le doux lien des bienfaits,
Tout fixer à son sceptre unique? etc.


et un hymne de M. Romane sur l’air : Peuple français, peuple vaillant :

Le monde a salué tes fils.
Soleil, c’est aujourd’hui ta fête.
Vois Haïti mêler les lis
Aux palmes qui couvrent sa tête, etc.

La poésie latine se mit elle-même de la partie dans une pièce en distiques où abondent, ma foi! les bons vers, — les premiers vers latins, selon toute apparence, qui aient célébré la valse allemande :

Teutonicos gyros... vacua atria circum,


ou la chaîne anglaise, anglica vincla, ou la garde nationale défilant par deux l’arme au bras :

Urbanæ pubis ferreus ordo duplex,


sans compter la danse mimique du carabinier (numéros haïtiacos), dont les différens épisodes sont minutieusement et gracieusement décrits, et qui plaisait beaucoup, paraît-il, à nos jeunes enseignes :

Alipedes stupuit Francus vidisse puellas...

L’éruption se termina par une Épître à Charles X de M. Romane, épître qui débute avec une certaine largeur :

D’augustes souverains chaîne immense et sacrée,
O Bourbons, etc…


et où d’assez beaux vers se heurtent malencontreusement aux chevilles et aux lieux communs de l’écolier. — M. Romane était un écolier au pied de la lettre, « un jeune aiglon du Pinde » âgé « de trois lustres à peine, » bien qu’il n’en fût pas à son début poétique, et qu’avant de se laisser désarmer par la générosité de Charles X il se fût diverti à épouvanter les rois :

Mon vers armé d’un foudre épouvantait ces rois
Qui jamais aux sujets n’allégèrent leur chaîne :
Tu tonnais sous mes doigts, lyre républicaine
Qui rends des sons de mort pour l’effroi des tyrans
Et leur lances ta haine en accords foudroyans;
Mais un roi, de nos jours, digne du nom de sage,
A peine sur le trône, a forcé mon hommage...

Je n’ai pas découvert que le « jeune aiglon » fût devenu aigle; l’Epitre à Charles X ne fait pas moins époque dans l’histoire littéraire du pays. Suivant les us de l’école, M. Romane nous introduit dans les conseils d’en haut, où il fait décider en séance solennelle la chute de Napoléon et le retour des Bourbons, qui doivent donner la paix à Haïti; mais, par une innovation souverainement hardie pour le pays et pour l’époque, l’olympe de la fiction ne tressaille qu’à la voix du Dieu chrétien. Les dieux s’en vont; le souffle nouveau commence à pénétrer là. — À ce souffle avait éclos, moins de dix ans après, tout un volume de poésies dont se ferait honneur la librairie parisienne, un volume qui est encore à éditer, et dont la première page m’offre cette fraîche et délicate vignette :


A UNE ENFANT.

Sur sa natte de jonc qu’aucun souci ne ronge.
Ses petits bras croisés sur un cœur de cinq ans,
Alaïda sommeille — heureuse! et pas un songe
Qui tourmente ses jeunes sens!

Ce cœur sans souvenirs, cette ame que ne ride
Nulle pensée humaine, et ce tendre souris
Que Fange eût envié, cet air pur et candide.
Ces douces, ces paisibles nuits

Sont aux enfans! L’enfance est l’on de bleue et claire
Qui dort au pied d’un roc dans son bassin d’argent.
Que font à l’humble flot les vents et le tonnerre.
Et les soupirs de l’Océan?

La même inspiration douce, facile et sereine, se retrouve dans la pièce suivante. Si je multiplie les citations, c’est qu’il s’agit, encore une fois, du premier véritable poète que je rencontre ici, et d’un poète entièrement imprévu ; car son nom, — rare bonheur pour lui, — n’a pas même été défloré par l’écrasante admiration des négrophiles :

<poem>Le vent frais de la nuit fait palpiter les voiles. Le marin sur les mers t’appelle, Amélia! Vois comme ton esquif est couronné d’étoiles. Dieu te ramènera.

O vague! ne soyez qu’une mourante lame A la nef qu’embellit la brune qui s’en va; La nef l’emporte en vain : ame, sœur de mon ame, Dieu te ramènera.

Hélas! adieu! Saint Marc, étonné de ses charmes, La prendra pour un ange et se prosternera! Moi, je reste et je pleure. Oh ! pourquoi tant de larmes? Dieu la ramènera.

Après les amoureuses sérénades, la tristesse, — cette vague tristesse de poète qui, comme le demi-brouillard d’automne, amplifie et idéalise chaque objet à l’horizon. La mélancolique figure de Pétion, que le poète évoque en passant, se détache avec une certaine grandeur de ce cadre de rêverie :

Quand le ciel se dorait d’un beau soleil couchant.
Quand il voyait le soir aux brises d’Orient
Jeter les premiers plis de son écharpe noire.
Et qu’au pied du palmier quelques soldats assis.
Quelques vieux compagnons d’infortune et de gloire
Contaient leurs peines, leurs soucis ;

Il s’approchait alors, toujours pensif et sombre.
Recueillait leurs aveux, se mêlait à leur nombre.
Et parlait à chacun comme à son propre enfant.
Puis il s’en retournait triste et mélancolique;
Puis, quand la nuit venait, il la passait rêvant
Aux destins de la république.

Comme un astre pâli se plonge à l’horizon,
Il abîma son cœur en des flots d’amertume!
Et lorsqu’après sa mort on écarta l’écume.
On vit le désespoir au fond.

Rien de factice et de maniéré d’ailleurs dans ces tendances élégiaques de mon inconnu. On lui avait conté, m’a-t-on dit, que le jour même de sa naissance la mort visitait sa maison, et qu’un papillon noir s’était posé sur son berceau, double présage qu’avait soigneusement noté la crédulité créole, et qui, dans cette ame ouverte à toutes les poésies, à toutes les superstitions, était devenu un tenace pressentiment. — En effet, à vingt ans, il perdait successivement son premier né et sa jeune femme. Entre ces deux morts et la sienne, survenue peu après (1835), se placent ces vers, les derniers qu’il ait écrits :

………. Oui, l’existence humaine
Est bien nue à mes yeux.
Pas une lie de fleurs dans cette mer immense!
Pas une étoile d’or qui la nuit se balance
Au dôme de mes cieux!

Le démon tend mes nuits d’un voile de ténèbres.
Si je rêve, en rêvant j’entends des glas funèbres
Ou les soupirs d’un mort;
Un ange ne vient point me bercer et me dire
Ces paroles du ciel qui me feraient sourire
Comme l’enfant qui dort.

Non, de tout cela rien ! Vivre ou mourir, qu’importe?

Vivre jusques au jour où la tombe remporte,
Jusqu’à ce que le cœur
Plonge sans remonter et se noie et s’abîme;
Alors c’est le repos éternel et sublime,
Alors c’est le bonheur.

Il s’appelait Coriolan Ardouin. Dans ces échos perdus de Millevoye et de Lamartine, où est, dira-t-on, l’originalité? où est le cachet local? — En vérité, je ne les y ai même pas cherchés. Coriolan Ardouin n’avait pas encore eu le temps de demander des impressions à la nature extérieure; sa poésie est restée jusqu’à la fin essentiellement intime, et si elle ne trouve que des notes déjà entendues, c’est qu’apparemment le cœur bat à peu près de même à Port-au-Prince et à Paris. J’avais, en un mot, la prétention de montrer ici un poète haïtien et non pas la poésie haïtienne.

Patience cependant : la voici chez Ignace Nau, un poète de la même époque, à peu près du même âge, mort prématurément comme Coriolan Ardouin, mais qui a eu dix ans de plus que lui pour interroger les filons inexplorés de la littérature locale. En vers comme en prose<ref> Outre ses essais de littérature de mœurs, M. Ignace Nau a, publié dans son journal l’Union de remarquables articles où il prêche en théorie les tentatives littéraires qu’il prêchait ailleurs d’exemple. <<ref>, c’est aux paysages, aux mœurs, aux passions, aux rêves, aux rugissemens, aux silences, aux murmures, aux ombres crues et aux ruisselans soleils de la zone torride qu’il demande des inspirations; car, si sa poésie franchit parfois la mer des Antilles, c’est pour aller guetter sur les grèves africaines quelqu’une de ces sombres ou gracieuses silhouettes qui passent et repassent dans les Orientales. J’ai nommé le péché d’Ignace Nau; mais ici du moins l’imitation n’est plus ni gratuite ni à contre-sens : elle est en quelque sorte amenée par le sujet même. Tant pis pour le poète des Orientales s’il a si admirablement deviné ce que voit, ce qu’entend, ce que touche le poète de l’Union, qui, après tout, est bien chez lui, et qui s’y comporte, du reste, en maître de maison fort respectueux. Ignace Nau fait réellement son possible pour ne pas coudoyer ce dangereux hôte, cherchant dans les mille combinaisons du rhythme et de l’image un petit coin où se garer. Ce n’est pas toujours sans succès. Il y a, par exemple, une certaine hardiesse d’imprévu à faire passer dans la froide et rigide sculpture du sonnet ce chaud frisson des nuits tropicales :

O ma belle de nuit, ferme, ferme ta robe.
Car la lune est bien pâle à l’horizon du soir;
Retiens les doux parfums de ton pur encensoir.
Le matin est éclos dans les regards de l’aube.

Le rayon du soleil est pour toi trop brûlant ;
Humble fleur, cache-toi sous l’épaisse ramée
Jusqu’à ce que la nuit et sa brise embaumée
Ramènent dans le ciel le timide croissant.

Alors tu reprendras ta pourpre nuancée.
Tu reverras briller entre tous tes amans
La mouche voyageuse aux yeux de diamans.

Quels baisers, quels soupirs, heureuse fiancée,
Lorsqu’en ton lit d’amour tes charmes disputés
Rassembleront ce soir l’essaim des voluptés !

Je pourrais citer d’Ignace Nau des vers meilleurs absolument parlant, et surtout plus colorés ; mais il n’a pas, comme Coriolan Ardouin, le privilège de l’inédit[26]. Ignace Nau et Coriolan Ardouin ont eu des imitateurs plus ou moins heureux, entre autres M. Émile Nau, que ses articles de critique et d’intéressantes recherches d’antiquités locales classent beaucoup plus honorablement que ses vers, M. Saint-Rémy, que j’aime moins à trouver dans la poésie que dans l’histoire, sa véritable vocation, et M. Ogé Longuefosse, dont le vers déclamatoire et incorrect s’éclaire cependant çà et là de certaines lueurs grandissantes. C’est, je crois, M. Ogé Longuefosse qui a le premier rompu ce silence que, par un tacite accord, mulâtres et noirs faisaient depuis vingt ans autour du nom de Dessalines :

Pourquoi sur ton astre voilé
Un sombre reflet de vengeance ?…

Le poète donne le parce que de son pourquoi, et, par une naïveté caractéristique, ce qu’il reproche au premier empereur des nègres, ce n’est pas tant d’avoir proscrit, spolié et égorgé, c’est d’avoir osé détruire la forme républicaine, ce qui, après le reste, n’était cependant, on l’avouera, qu’un fort mince détail :

Qui releva ton front rampant dans la poussière ?
Qui dit : Sois, et tu fus ?… C’était la liberté !…
Tu voulus étouffer sa céleste lumière.
Et la foudre t’a dévoré.

Espoir de ton pays, riche de son amour.
Maître de l’avenir dont l’hommage pudique
Aurait tressé pour toi la couronne civique.
Tu sacrifias tout à l’orgueil d’un seul jour.

Mais, en place des lois, s’il voit l’omnipotence,
Le peuple sur l’airain sait graver sa douleur.

Et lègue à ses neveux le problème vengeur
De son horreur et du silence, etc.

Bref, et pour concilier ses convictions républicaines avec ses admirations patriotiques, le poète conclut : 1° que le peuple doit faire tomber la tête des despotes; 2° qu’après cette opération préliminaire, il doit leur dresser des statues.

Le vœu implicite de M. Ogé Longuefosse a été plus tard repris et réalisé. Depuis 1848, Haïti compte une fête nationale de plus, la fête de Dessalines, et, par un châtiment providentiel de ce crime de lèse-humanité, la barbarie, qu’on croyait morte, est venue inopinément revendiquer le bénéfice de sa réhabilitation. Cette même année qui inaugurait le souvenir de Dessalines dans le calendrier civique a vu inaugurer sa politique dans le gouvernement. Les mulâtres, qui avaient les premiers r’ouvert cette tombe maudite, s’y sont les premiers engloutis. La muse nouvelle, qui avait jeté ce nom comme une avance à la faction ultra-noire, n’a pas même eu le temps de le chanter : la faction ultra-noire, comme si elle craignait que la muse s’en dédît, s’était empressé de lui l’ordre le cou. Elle est en effet bien morte. De toutes les fraîches fleurs de poésie, roses sauvages ou camélias de serre, qu’elle sema, de 1834 à 1848, dans ce coin des Antilles, rien, plus rien; le chou colossal du dithyrambe s’étale seul à la place sur le champ d’azur de l’empire. Par une fatalité comique, le second empereur d’Haïti est exactement chanté dans le même style que le premier :

De l’illustre Faustin voilà le jour du sacre :
Qu’Apollon dans ses vers le chante et le consacre.

Il rappelle à la fois César et Marc-Aurèle;
Il est grand à la guerre, à la vertu fidèle.
Achève, grand Faustin, tes glorieux travaux :
lis te voient, nos aïeux, du fond de leurs tombeaux.
Patrie et liberté, grandeurs nationales.
Étoile de l’honneur, aigles impériales.
Civilisation, triomphe au champ de Mars, etc.

Toute la pièce est à l’avenant, et à l’avenant sont toutes les autres pièces que chaque solennité officielle fait surgir. Pierrot, le bonhomme Pierrot, le vieux nègre stupide que mulâtres et noirs chassèrent en riant de la présidence, et dont Soulouque a fait « son altesse monseigneur le prince impérial de Pierrot, » est lui-même exposé aux rudes accolades de la poésie officielle :

O toi qu’Athène et Rome eût mis au rang des dieux.
Reçois le pur encens que t’offrent tes neveux...

... Aux yeux de l’univers Pierrot est un grand homme;
Jadis il eût pris part au Panthéon de Rome, etc.

On conviendra qu’il est tout-à-fait temps que je tire l’échelle.


III. — LES HISTORIENS ET LES PUBLICISTES.

Nous voici à la principale branche de la littérature haïtienne, à celle qui, tout à la fois, a le plus produit et promet le plus : — l’histoire. Un livre purement littéraire ne pourrait s’adresser ici qu’à la classe instruite, qui, déjà trop peu nombreuse pour couvrir les dépenses d’impression, donnerait presque toujours, je l’ai dit, la préférence aux produits analogues de notre librairie. Une histoire au contraire, une histoire locale s’entend, a des conditions spéciales d’intérêt qui, non-seulement lui assurent sans partage la clientelle de la minorité lettrée, mais qui lui recrutent encore de nombreux acheteurs dans la majorité illettrée. Le flot social a été tellement agité par les tourmentes qui se succédèrent de la première insurrection noire à la chute de Christophe, tant de noms ont successivement paru à la surface, que dix familles sur cent retrouveraient leurs archives domestiques dans les archives nationales, et peu d’entre elles, même et surtout dans la classe ignorante, résistent, le cas échéant, à l’envie de posséder dans leur armoire le « papier parlé » qui témoigne de leur passé historique. C’est en usant et en abusant du nom propre qu’un des plus récens historiens d’Haïti, M. Thomas Madiou, est parvenu à placer dans ce public, qui n’a jamais pu couvrir les frais d’impression d’une nouvelle, d’un journal ou d’un recueil de poésies, trois énormes volumes in-4°, et son succès aurait pu ne pas se borner là. Si l’histoire de M. Madiou et celles qui l’ont précédée étaient moins détestablement imprimées (et il est aisé d’y parvenir), nul doute que ce même intérêt de spécialité qui les recommande au public haïtien[27] ne leur eût encore ouvert l’accès de la librairie européenne.

Par une coïncidence heureuse, l’histoire, qui est pour le moment le seul véhicule possible de la littérature haïtienne, pourrait en devenir aussi la plus complète concentration. Vers les dernières années de la présidence de Boyer, le journalisme avait fait çà et là surgir de réels talens, aujourd’hui condamnés au silence : n’ont-ils pas un débouché tout ouvert dans l’étude du passé national, d’un passé dont presque tout, hommes et choses, intérêts de nation et intérêts de classe, est encore actuel, vivant, saignant, et où les nécessités reçues du cadre historique garantissent jusqu’à un certain point l’irresponsabilité, le franc-parler de l’écrivain? Les vocations poétiques qui survivent ou qui peuvent surgir dans le pays n’ont-elles pas encore là une perspective plus séduisante que les tortures inédites de la rime et de l’alexandrin? Où trouver, en effet, plus de sombre, fantasque et terrible poésie que dans cette exceptionnelle histoire qui, à ne parler que de la première période, débute comme le sabbat de Faust pour finir comme une nuit de Tibère? Quant à la littérature de mœurs, je n’ai pas besoin d’expliquer qu’elle y serait tout-à-fait chez elle. — Oh! les curieuses pages de Cooper et les bons proverbes de Cervantes que nous ont gâtés là, par parenthèse, la plupart des dix ou douze historiens d’Haïti! Toute cette histoire qui pourrait être faite en dictons et en images, on nous l’a délayée en discours à la façon de Tite-Live et en systèmes à la façon de l’abbé Raynal.

Ce n’est point, par exemple, la faute des chroniqueurs de la première période (celle qui finit au livre de M. Dumeste), si nous ne prenons pas les chefs de l’insurrection noire de 1791 pour autant de Spartacus développant en style humanitaire, à quelque cent mille nègres imbus des principes de l’Encyclopédie, la théorie des droits de l’homme. Substituez à la théorie les dictons de l’atelier, remplacez Spartacus par le premier samba gouailleur qui, au bruit des coups de fouet, chantonna sournoisement ce refrain : Bâton qu’a batte chien noir batte chien blanc[28], ou par le premier esclave mécontent qui entonna au bruit des haches, dans quelque coupe d’acajou, cet autre refrain : Pitit hache coupé grand bois, et vous aurez, avec la vérité de plus, une version qui vaut bien l’autre. Les deux refrains devinrent proverbes, et l’imprudence de la population blanche, qui, en faisant intervenir les esclaves comme auxiliaires dans ses sanglans démêlés, leur permit de vérifier ces deux proverbes avec les armes et dans le sang même des blancs, — fit le reste. Après le brusque revirement qui livra l’autorité coloniale aux influences abolitionistes, qu’est-ce qui retint la plupart des insurgés, malgré les offres d’amnistie qui leur étaient faites, dans le camp espagnol, c’est-à-dire sous le drapeau de l’esclavage? Encore un proverbe, par lequel le chef Biassou entretenait habilement leur défiance du pardon : Quand ous mangé pitit tige, pas droumi dur[29]. Leur objectait-on que la discipline du camp de Biassou (lequel ne procédait guère avec ses subordonnés qu’à coups de pistolet et de sabre) était bien autrement dure que celle de l’atelier, — ils opposaient à cela l’inappréciable avantage de n’être battus et estropiés que par des esclaves comme eux, c’est-à-dire en famille : Chien pas jamais mode petite li jouque dans zios[30]. La sagesse nègre, qui, plus tard, avait si bien jugé les scrupules libéraux dont s’était inspiré le commissaire de la convention Polverel dans son règlement du travail libre (commissai Polverel, li bête trop), caractérisait d’une façon plus pittoresque encore la candide et enthousiaste sécurité de négrophile avec laquelle l’autre commissaire, Sonlhonax, livrait peu à peu à Toussaint-Louverture tous les fils de l’autorité coloniale : Cé chate ous mettez pour garder zavocats[31].

Encore un type bien défiguré par la plupart des historiens locaux que ce Toussaint. Dans presque tous les récits qui le concernent, les harangues désordonnées qu’il débitait en chaire ou des fenêtres du palais du gouvernement contre la caste jaune deviennent des discours en quatre points, que rien ne distingue de la flasque et irréprochable éloquence du Moniteur de l’époque. C’est un parfait contre-sens. L’unique recherche classique de Toussaint consistait à semer çà et là quelques bouts de phrases latines, ou soi-disant telles, pour commander le respect à ses auditeurs : à part cet innocent artifice, c’est aux boutades imagées et décousues des proverbes créoles qu’il demandait ses plus perfides insinuations, sans oublier surtout celui-ci, qu’accueillait invariablement un sourd et universel frémissement de haine : Quand mulâte gagné youn viou chouval, yo dit négresse pas maman yo[32]. — Universel n’est pas le mot : la compassion ou le bon sens des nègres protestait parfois et dans le même style contre ces appels de mort. Un jour (je tiens la scène d’un témoin oculaire), un vieux jardinier sortant de la foule demande et obtient, par un privilège que les noirs de tout rang ne refusent jamais à l’âge, la permission d’interrompre le gouverneur : « Je suis jardinier, dit-il, et, comme je suis vieux, j’ai semé beaucoup de pois. (Tirant une poignée de graines de sa macoute :) Justement en voici; est-ce qu’ils ne se ressemblent pas tous? (Marques d’assentiment.) S’ils se ressemblent tous, c’est qu’ils sont de la même famille. Eh bien! gouverneur, quand je les sème, les uns deviennent des pois blancs, les autres des pois noirs, les autres des pois rouges, et les pois rouges sont aussi bons que les pois noirs et les pois blancs... » — «Bien, bien, vieux père,» dit vivement Toussaint, qui devinait la conclusion de cet apologue et tenait à la prévenir, » je vous écouterais avec bien du plaisir, si vous vouliez venir causer ce soir au palais du gouvernement; n’y manquez pas, vieux père. » — «Je n’y manquerai pas, car je sais comment on entre au palais du gouvernement. On y entre par deux portes : l’une, petite et cachée, par où passent ceux qui ont de mauvaises choses à dire; l’autre, grande et en vue, par où passent ceux qui n’ont que de bonnes choses à dire; moi je passerai par la porte d’honneur, parce que je veux que tout le monde sache ce que je vais vous dire. » — Toussaint dépité s’empressa de lever la séance. Ne dirait-on pas d’une scène des prairies, sauf que le cadre est ici à la fois plus sombre et plus vivant?

Pour être plus courtes, les métaphores de Dessalines valent bien celles de Toussaint. C’est Dessalines qui disait, avec accompagnement de coups de cravache, à un comptable accusé de tondre de trop près le troupeau de cet étrange pasteur des peuples : « Plumez la poule, mais gare qu’elle crie! » C’est lui qui résumait en ces deux mots la science politique : « Boulé caye. coupé tête (brûler les maisons, couper les tètes). » C’est encore lui qui, voulant désarmer par une plaisanterie le mécontentement de son armée, à qui l’on promettait en vain, depuis deux ou trois ans, des pantalons, lui décochait cette harangue : « Vous êtes nus comme des bouteilles. » Dans un autre ordre d’idées, il eut un beau mot de despote certain jour que ses favoris lui conseillaient de créer une noblesse impériale : « Moi seul je suis noble, » dit-il sèchement.

Sous Boyer, l’application du code rural fît surgir un dicton qui nous en apprend plus qu’un gros livre sur la force d’inertie qu’opposera le paysan noir à tout essai d’organisation du travail volontaire. Les cultivateurs s’empressaient bien, à la vérité, de contracter des engagemens pour profiter des exemptions qui y étaient attachées; mais au beau milieu des travaux ils décampaient sans prétexte et sans mot dire, et, quand l’autorité locale les faisait comparaître pour les rappeler à l’observation du contrat, ils se bornaient obstinément à répondre, en montrant le bas du papier : « Ou signé nom moue, ou pas signé pié moué (vous avez signé mon nom, vous n’avez pas signé mes pieds). » — Je multiplierais à l’infini ces sortes de traits; mais c’est assez pour faire un peu comprendre quels élémens nouveaux d’intérêt offre à l’historien qui saura en profiter cette perpétuelle juxtà-position du pittoresque et du positif. Après avoir essayé de dire ce que pourrait être l’histoire haïtienne, voyons brièvement ce qu’elle est.

Elle débute, à l’avènement même de Dessalines, par les Mémoires pour servir à l’Histoire d’Haïti de Boisrond-Tonnerre[33], mémoires qui embrassent la période comprise entre l’arrivée de Leclerc et l’évacuation de l’île, a sanctifiée, dit l’auteur, par le sacrifice de tout ce qui y portait le nom français, » c’est-à-dire par le massacre des soldats malades laissés dans les hôpitaux sur la foi de la capitulation et des malheureux colons, hommes, femmes et enfans, qui étaient rentrés dans leurs propriétés sur la foi des pressantes invitations de Dessalines. L’historien était en tout point digne de l’histoire. C’est lui qui, assistant à la lecture du projet de manifeste que Dessalines, après la retraite des Français, avait chargé l’adjudant-général Charairon de rédiger, et qui était conçu, dit-on, en termes fort dignes, s’écria au milieu des hoquets de l’ivresse : « Tout ce qui a été fait n’est pas en harmonie avec nos dispositions actuelles; pour dresser l’acte de l’indépendance, il nous faut la peau d’un blanc pour parchemin, son crâne pour écritoire, son sang pour encre, et une baïonnette pour plume ! » — « Dessalines, dit M. Saint-Rémy, Dessalines, frappé de ces odieuses paroles, qui répondaient parfaitement aux sentimens de vengeance sauvage qui lui gonflaient le cœur, chargea Boisrond-Tonnerre de la besogne de Charairon, en lui disant : C’est ça, mouqué, c’est ça même mon vlè! C’est sang blanc mon besoin[34]. » Le lendemain matin, au moment de la cérémonie, il fallait enfoncer la porte de Boisrond-Tonnerre, cette fois ivre mort, et l’on trouvait sur sa table, à côté d’une chandelle encore allumée, cette proclamation qui fut le signal de six semaines de massacres, proclamation qui faisait dire entre autres choses à Dessalines : « Ces généraux qui ont guidé vos efforts contre la tyrannie n’ont point encore assez fait... Le nom français lugubre encore nos contrées! » — C’est de la même inspiration et probablement du même baril de tafia que sont sortis les Mémoires. « Avant de retracer le tableau des scènes d’horreur exécutées à Saint-Domingue par cet amas d’immondices connus sous les dénominations de capitaine-général, de préfets, de sous-préfets, d’ordonnateurs, de vice-amiraux français, je dois prévenir, etc.. » Voilà l’arma virumque cano de cette Enéide de l’assassinat, qui, la donnée et le personnage admis, se recommande d’ailleurs, littérairement parlant, pour la rapidité et la verve brutale du récit. Le néologisme y a presque toujours pour prétexte, je n’ose dire pour excuse, un calcul de concision.

La haine des blancs, le parti pris cyniquement niais d’ensevelir sous les fleurs du sentiment et de l’idylle les abominations commises par les noirs, les violentes accusations qu’échangeaient les deux gouvernemens de Port-au-Prince et du Cap, la théorie de l’égalité des blancs et des noirs, voire celle de la prééminence physiologique et civilisatrice du noir sur le blanc, ont fourni aux écrivains de la cour de Christophe la matière d’assez nombreux écrits de forme et de fond plus ou moins historiques. Je ne connais le Cri de la Nature de Juste Chanlatte (le librettiste et le journaliste de la cour) que par les éloges un peu suspects de l’abbé Grégoire, qui le compare à Tacite ni plus ni moins. Je devrais encore m’en rapporter à M. Hérard-Dumeste pour dire que le général Prévost, dans son Histoire du Couronnement, est un narrateur agréable, et que « des réflexions fines dont Christophe offre en tout l’application, alors même que l’écrivain a l’air de lui adresser la louange, annoncent que son cœur ne guidait pas sa plume. » Quant aux nombreux écrits du baron de Vastay (baron de la fabrique de Christophe), le peu que j’en ai retrouvé[35] allie avec les défauts et les ridicules de l’époque (l’abus de l’invocation, de la prosopopée et de la ritournelle philosophique) des qualités de style qui seraient appréciées de tout temps. Si elle manque souvent de nerf, sa phrase est claire et correcte, et, mérite capital pour l’époque, elle s’arrête à point, ne perdant jamais haleine. Ajoutons que Vastay émet des idées politiques et économiques fort saines dans les rares occasions où il peut oublier son double mot d’ordre de caste et de parti.

Après la mort de Christophe, Juste Chanlatte s’empressa de racheter, par la violence de ses diatribes républicaines, les robustes hyperboles qu’il avait mises, dix années durant, au service de celui-ci, et, par un tour de force au moins égal aux licences poétiques de son parallèle d’Henri Ier et d’Henri IV, il réussit presque, Dieu me pardonne, à calomnier le tyran nègre du Cap. A Chanlatte finit la génération des historiens et des publicistes qui s’étaient formés dans le milieu français, et c’est à M. Hérard-Dumeste que commence la seconde, celle qui dut tout apprendre d’elle-même. Dans sa pénurie de livres français, M. Hérard-Dumeste a dû plus d’une fois chercher des modèles parmi ses devanciers haïtiens; aussi le culte de la prosopopée s’allie-t-il chez lui à une véritable passion de néologisme. Il s’extasie sur le verbe lugubrer, inventé par Boisrond-Tonnerre, dénonce, pour son propre compte, les reptilités du général Leclerc, appelle les blancs des cocytides, et se pose la question de savoir si « la religion bénite qui s’est élevée sur les ruines des superstitions américaines a rendu plus humains et plus justes les peuples théophages. » Les anecdotes, souvent très curieuses, dont fourmille le Voyage au nord d’Haïti n’ont entre elles d’autre lien que l’itinéraire de l’auteur, lequel rencontre toujours et à point nommé « un guerrier » ou un « sage vieillard » empressés à le renseigner sur les souvenirs historiques des lieux qu’il traverse. Malgré l’irresponsabilité que ce procédé implique, la bienséance cause, chemin faisant, à M. Hérard-Dumeste d’assez cruels embarras. Se souvenant, par exemple, au milieu du récit des horreurs de 1792, qu’il parle à une dame (j’ai dit que ce livre était fait sur le patron des Lettres à Emilie sur la Mythologie), il s’interrompt pudiquement par cette parenthèse : « Hélas! mon amie, que n’avons-nous pour exprimer la mort les périphrases dont se servaient ces instituteurs de l’univers, ces Grecs si polis! Elles eussent adouci les termes qui se rencontrent si souvent sous ma plume et diminué les sensations pénibles que produit en nous l’idée de l’anéantissement de tant d’êtres créés pour le bonheur; mais que votre sensibilité, cédant à la force de votre raison, m’entende jusqu’à la fin : je poursuis. » — Et il poursuit, pour ouvrir, quelques paragraphes plus loin, une seconde parenthèse, cette fois en vers. A travers ces naïvetés caractéristiques apparaissent çà et là des demi-pages et des pages entières très vigoureusement frappées, et qui font regretter que le Voyage au nord d’Haïti n’ait pas paru une douzaine d’années plus tard, quand le souffle littéraire de la France avait déjà épuré et mûri le talent de l’auteur[36].

Il faut arriver jusqu’à M. Beaubrun Ardouin pour trouver le seul travail véritablement irréprochable qu’ait produit en ce genre la seconde génération littéraire. La Géographie de l’île d’Haïti[37], titre beaucoup trop modeste pour le cadre, résume en moins de deux cents pages, dans un style dont l’aisance et la sobriété tranchent de la façon la plus imprévue sur la pénible emphase des écrivains antérieurs, tout ce qu’offrent de plus saillant le passé et le présent de la nationalité haïtienne. M. Beaubrun Ardouin est plus qu’un écrivain élégant et plus qu’un esprit lucide : c’est à sa façon un penseur hardi qui, vers la fin de la présidence de Boyer, alors que, dans la presse et dans les chambres du pays, on ne jurait que par les plus excentriques théories de l’extrême gauche française, sut trouver dans son seul bon sens, fortifié d’ailleurs par une expérience personnelle des affaires, deux vérités bien nouvelles et bien audacieuses pour le moment, à savoir qu’Haïti n’est pas la France, et qu’un gouvernement ne paie pas ses employés pour conspirer contre lui. J’aurais à relever, dans plusieurs écrits de M. Beaubrun Ardouin, les exagérations d’un nationalisme violent; mais ne réveillons pas un débat que les écrivains du pays sont aujourd’hui les premiers à regretter. — Son frère, le général Celigny Ardouin, a aussi apporté sa pierre à l’édifice historique en publiant dans le journal le Temps (qui parut vers la fin de la présidence de Boyer) de nombreux fragmens anecdotiques, plus une remarquable série d’études sur le régime de la propriété territoriale haïtienne.

Cet édifice, est-ce M. Madiou qui l’a élevé? Voilà bien des matériaux entassés dans les trois énormes volumes de son Histoire d’Haïti[38]; mais, en y regardant bien, ce ne sont encore, hélas! que des matériaux. Il n’y a là ni proportions ni équilibre. Les plus minces détails, les noms les plus secondaires y occupent parfois le premier plan. La confusion n’est guère moindre dans l’idée que dans la forme. Pour éviter, par exemple, de paraître exclusif, M. Madiou s’est laissé souvent aller à adopter, à quelques chapitres de distance, les extrêmes les plus opposés, hommes et choses, principes et événemens. Son éclectisme devient ainsi pure contradiction, et son impartialité ressemble, à s’y méprendre, à de la belle et bonne indifférence morale. C’est là, en un mot. toute une histoire à refaire, mais que je voudrais voir refaire par M. Madiou lui-même, car le premier (et c’est de bon augure pour les tendances historiques de cette troisième génération littéraire à laquelle il appartient) il a su conserver aux types et aux épisodes des révolutions haïtiennes leur coloris local.

Il y a aussi beaucoup de ce coloris, mais mélangé d’un certain lyrisme de convention que je regrette, dans la Vie de Toussaint-Louverture de M. Saint-Rémy (des Cayes)[39]. La bonne foi de l’auteur finit du reste par le soustraire et comme à son insu à la convention. A mesure que nous avançons dans cette intéressante biographie, le Spartacus un peu guindé des premiers chapitres redevient le vrai Toussaint, le papa Toussaint, ce terrible maître en diplomatie nègre qui, avec les deux seules armes de la faiblesse, la câlinerie de l’enfant et la force d’inertie de l’esclave, sut évincer Français et Anglais et grandir sa fortune au point de pouvoir dire, un jour qu’un officier de marine le pressait (pour cause) de venir visiter la France : « Votre vaisseau n’est pas assez grand pour m’y porter. » Quelques néologismes qui sont sans excuse dans un livre écrit et imprimé à Paris, certaines incorrections évidemment calculées pour donner à la phrase un cachet créole, déparent le style clair, rapide et vibrant de M. Saint-Remy, qui s’est corrigé d’ailleurs de ces affectations puériles dans l’écrit plus récent dont il fait précéder les mémoires de Boisrond-Tonnerre. Il me reste à mentionner un écrivain qui résume assez bien en lui les progrès et les aptitudes de la littérature jaune, un écrivain qu’aucune inexpérience de forme ne rattache à ses devanciers, et qui, s’il ne signait pas Linstant (d’Haïti), se classerait honorablement parmi les bons publicistes européens. J’ai là de lui deux livres qui, sans se rattacher directement à l’histoire locale[40], pourraient lui servir, l’un de préface, l’autre de conclusion. Le premier est un Essai sur les moyens d’extirper les préjugés de couleur[41] (protestation doublement heureuse, car cet écrit a été couronné par la société française pour l’abolition de l’esclavage); le second traite de l’Émigration européenne dans ses rapports avec la prospérité future des colonies[42]. — Le préjugé de couleur, qui, après avoir rebondi de gradin en gradin du maître à l’esclave, est remonté du nègre au mulâtre, du nègre illettré au nègre lettré, voilà bien, en effet, le germe et comme le sanglant avant-propos de l’histoire haïtienne, de cette histoire qui commence aux massacres de Toussaint pour aboutir aux massacres de Soulouque. — L’immigration blanche, voilà bien encore la suprême, l’unique planche de salut à jeter sur ce torrent de barbarie qui, depuis 1848, a totalement envahi la plus belle des Antilles. Par une réticence significative, M. Linstant, dont la thèse se rapporte pour le moins autant à Saint-Domingue qu’aux îles anglaises, espagnoles et françaises, ne nomme pas une seule fois son pays. C’est M. Saint-Rémy qui aura eu le premier l’honneur de rompre cette longue conspiration du silence sous laquelle s’abrite, depuis Dessalines, l’article constitutionnel de l’exclusion des blancs. Il a à ce sujet, dans son essai historique sur Boisrond-Tonnerre, une page véritablement éloquente et devant laquelle l’hypocrisie la plus invétérée, la défiance la plus ombrageuse, seraient forcées d’avouer que le cri de la civilisation n’est ici que l’écho d’un ardent patriotisme. Ce cri sera-t-il spontanément répété à Port-au-Prince? Soulouque aimera-t-il mieux attendre qu’il soit vomi par les sabords de quelque pirate annexioniste courant des bordées entre Cuba et Puerto-Rico? Là est toute la question.


GUSTAVE D’ALAUX.

  1. Voyez sur Chanlatte et Dupré la première partie de cette étude dans la Revue du 1er septembre.
  2. Dans l’Union du 10 mai 1838.
  3. Par un dernier scrupule du journal haïtien, et comme pour détourner l’attention du lecteur chatouilleux, l’histoire des amours d’Alexandre et de Marie ne se poursuit que par fragmens publiés à de longs intervalles et enchâssés, qui plus est, dans des sujets différens.
  4. Double panier disposé sur des bêtes de somme de façon à ce que les deux parties se fassent réciproquement contre-poids. C’est le cacolet des muletières basques.
  5. Un Épisode de la Révolution, inséré dans le Républicain, et Isalina, esquisse haïtienne, publiée dans la Revue des Colonies.
  6. Ce spécimen des mœurs fashionables de 1840 était après tout un progrès sur le passé encore récent où les bals du beau monde haïtien avaient pour inévitable intermède des coups de canne ou de cravache. C’était un progrès plus marqué encore sur l’époque de Dessalines, où le colonel Germain Frère, favori de l’empereur, — voulant mettre en train de gaieté le futur président Pétion et sa « compagne, » Mlle Joute, qui, dans une des orgies officielles dont le monarque égayait deux ou trois fois par semaine les matinées de Port-au-Prince, se tenaient tous deux à l’écart, — vint répandre sur la parure de celle-ci un verre de vin.
  7. Ils tiennent beaucoup plus à leur titre nobiliaire qu’au grade qui le leur a conféré. Saluer, par exemple, un commandant nègre par son titre de commandant, c’est s’exposer presque à coup sûr à cette verte réplique : « Moi pas commandant, moi baron ! »
  8. Autrefois le faubourg Saint-Marceau de Port-au-Prince, et par conséquent le faubourg Saint-Germain d’aujourd’hui.
  9. Moniteur haïtien du 20 octobre 1849.
  10. Certains orateurs s’épargnent encore moins. L’un d’eux, faisant au corps législatif une motion contre le trafic du dimanche, débute ainsi : « pour la dignité et la sainte cause de l’empire, l’heureuse idée des vertus dont je suis inspiré m’imposait l’obligation de présenter à la chambre une proposition dont le but me fait honneur parmi les citoyens animés de patriotisme et de moralité. » (Moniteur haïtien du 11 mai 1850.)
  11. Moniteur haïtien du 8 juillet 1848.
  12. Il n’en reste plus, avec le Moniteur, que deux autres : la Revue des Tribunaux, qui parait quand elle peut, et la Feuille de Commerce, fondée par cet ex-sénateur Courtois que le sénat, sous la pression des baïonnettes de Soulouque (voir la Revue du 15 décembre 1850), condamna à trois mois de prison pour avoir blâmé les menaces de massacre et de pillage lancées contre la bourgeoisie par le favori d’alors, Similien, et dont Soulouque voulait à toute force commuer l’emprisonnement en peine de mort. L’imperturbable Feuille de Commerce n’en a pas moins conservé son épigraphe, dont la facture est aussi audacieuse que l’à-propos :

    L’arbitraire est de toute impossibilité.
    Tant qu’il existera libre publicité.

  13. Faustin Ier ne pousse pas aussi loin l’amour-propre d’auteur. M. Madiou, qui cumule, avec la direction du Moniteur, le titre de rédacteur des actes du gouvernement, est ostensiblement chargé de développer et d’embellir les nombreuses harangues que le journal officiel met dans la bouche de Soulouque, dont les tentatives oratoires sont rarement allées au-delà de ces nobles, mais courtes paroles : « Moi, trop content; vive la liberté! vive l’égalité! vive l’empire! » Dans les épanchemens semi-officiels, semi-intimes de ses jours d’audience, sa majesté trouve des formules aussi concises, mais beaucoup plus imprévues. Pour donner, par exemple, à quelqu’un un témoignage tout particulier d’estime, elle lui dira à brûle-pourpoint : « Vous êtes plus grand qu’Annibal ! »
  14. A l’occasion de cette fête, la principale autorité de l’arrondissement monte sur l’autel de la patrie pour raconter à la foule enthousiaste comme quoi un ancien empereur de Chine labourait un champ de ses propres mains; puis on couronne de fleurs artificielles les lauréats du travail, qui vont naïvement s’enivrer en l’honneur de l’empereur de Chine. La chose est, bien entendu, aussi artificielle que le symbole, et la banane, qui ne coûte au cultivateur que la peine de la laisser mûrir, continue de tenir le premier rang dans ce concours officiel de végétaux.
  15. Un général de division (je choisis presque au hasard) dit, par exemple, à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance :
    « Mes concitoyens, avant l’époque de notre position actuelle, mille opinions d’inquiétudes s’encombraient dans tous les cœurs par l’absence de garanties civiles et politiques qui sont naturellement la sûreté des sociétés; et dès que nous nous sommes trouvés dans l’état présent, ces embarras ont disparu tels que les gouffres de nuages qui enveloppent le ciel pendant un temps obscur, et qui se dissipent aux premiers éclats du feu céleste dont les rayons dorés s’étendent dans les appartemens de l’immense voûte de l’univers, etc. » Un général de brigade s’élève de son côté à ces apocalyptiques hauteurs : « Haïti, jadis courbée sous le joug de ses oppresseurs, le front abattu comme ces roseaux des marais, rêvait à cette indépendance et cette liberté qu’elle ne faisait qu’entrevoir. Relevée de son insomnie, saisissant la trame sanglante et de ses valeureux fils la triple énergie, elle rompit ses fers, etc. »
  16. La plupart des curés du pays sont francs-maçons.
  17. Moniteur haïtien du 18 juillet 1846.
  18. Voyez, dans la Revue du 15 mai dernier, la Littérature nègre.
  19. Le Manifeste du 18 juillet 1841.
  20. De 1812 à 1842, vingt journaux ont successivement paru en Haïti, les uns hebdomadaires, les autres bis-hebdomadaires, mensuels et parfois bi-mensuels. Ces journaux mouraient, non pas précisément faute d’abonnés, mais parce que les abonnés, ce qui revient à peu près au même, ne payaient que peu ou point.
  21. Voyez la Revue du 15 mai dernier.
  22. Espèces de guinguettes.
  23. Banane s’emploie aux îles dans le sens proverbial de pain. Les nègres disent de quelqu’un de connaissance dont ils apprennent ou annoncent la mort : Pauvre diable ! li quitté bananes !
  24. Milscent avait été élevé en France et a péri, il y a une douane d’années, lors du tremblement de terre qui renversa le Cap. Par une innovation qui venait suppléer fort à propos à la pénurie des moyens de publicité et au contrôle insuffisant d’un public fort peu lettré, l’Abeille faisait parfois suivre les morceaux qu’elle insérait d’une appréciation critique.
  25. Aux Cayes, de l’imprimerie du gouvernement. 1824.
  26. La plupart de ses poésies ont été publiées soit dans les journaux de Port-au-Prince, soit à Paris, dans la Revue des Colonies.
  27. Soulouque (car il n’y a qu’à savoir le prendre) favoriserait probablement lui-même ces sortes de publications. Quelque bonne ame lui ayant fait comprendre, il y a quelques mois, qu’un empereur doit protéger les lettres, il donna immédiatement l’ordre de faire venir de Paris les Classiques de Panckouke, ce qui dénoterait chez lui une violente révolution intellectuelle, s’il n’avait eu malheureusement l’idée, je tiens le fait de bonne source, de faire ajouter à la liste la Clé des Songes et le Petit Albert.
  28. « Le bâton qui bat le chien noir peut battre aussi le chien blanc. »
  29. « Quand vous avez mangé le petit du tigre, ne dormez pas dur (tenez-vous sur vos gardes).»
  30. « Le chien ne mord jamais ses petits jusqu’aux os (un père frappe toujours à côté).»
  31. « C’est à un chat que vous confiez la garde des avocats (fruit des colonies dont les chats sont très friands). »
  32. « Dès que le mulâtre possède un vieux cheval, il dit : La négresse n’est pas ma mère. »
  33. Paris, 1851, chez France, quai Malaquais, précédés, d’une étude critique fort remarquable de M. Saint-Rémy (des Cayes), et suivis de lettres fort curieuses de Paulette Bonaparte (depuis Mme Leclerc) à Stanislas Fréron et à son frère Néapoleone. M. Saint-Rémy n’a pu recomposer cette rareté bibliographique que par un patient assemblage des fragmens mutilés qui restaient de l’unique édition haïtienne.
  34. « C’est cela, monsieur, c’est cela même que je veux! C’est du sang de blanc qu’il me faut! »
  35. Vastay a publié, outre une Histoire des Guerres civiles, une Dissertation sur les noirs et les blancs, le Cri de la Conscience, des Réflexions politiques, etc. La plupart des écrits de ce temps sont introuvables. Les Haïtiens n’ont jamais poussé bien loin ni le courage civil ni la fixité politique. Après chaque réaction, les livres et les journaux du parti vaincu disparaissent comme par enchantement, soit par le fait des détenteurs, qui craignent de se compromettre, soit par le fait des écrivains eux-mêmes, qui veulent prendre leurs précautions contre l’accusation éventuelle de palinodie.
  36. Dans la lutte parlementaire qui détermina la chute de Boyer et qui le plaça lui-même, avec son cousin Rivière-Hérard, à la tête du gouvernement, M. Dumeste s’est signalé par des discours et des articles de journaux où il ne reste plus de traces de ces inexpériences littéraires.
  37. Port-au-Prince, 1832.
  38. Port-au-Prince, 1848; imprimerie de Joseph Courtois.
  39. Paris, 1850; Moquet, libraire-éditeur, rue de la Harpe.
  40. L’histoire proprement dite doit du reste à M. Linstant un travail précieux, le Recueil général des lois et actes du gouvernement d’Haïti. (Paris, 1851, chez Durand, rue des Grès.) Beaucoup de ces lois et actes n’avaient pas été classés dans les archives de l’état, et d’autres en avaient disparu par le fait même du gouvernement, désireux d’effacer la trace de certaines fausses mesures.
  41. Paris, 1842; Pagnerre, éditeur.
  42. Paris, 1850; France, éditeur.